Eglises d'Asie

ENTRE DIEU ET MAMMON Le grand écart des Malais musulmans face au monde moderne

Publié le 18/03/2010




Le très encombré marché central de Kuala Lumpur est un aimant puissant pour les jeunes Malaisiens. L’espace, qui ressemble à un énorme hangar, abrite une multitude de boutiques de vêtements à la mode, de fausses antiquités, de chemises batik. Dans la foule des promeneurs d’un après-midi, on peut voir un petit groupe de jeunes filles malaises : elles sont habillées dans des purdah presque complets – robes noires ou bleues marines les couvrant des pieds à la tête – elles gardent les yeux baissés et murmurent à l’oreille les unes des autres, la main devant la bouche. Dans un contraste que l’on pourrait croire délibéré, un autre groupe passe : ce sont des adolescents des deux sexes, cheveux au vent, riant et parlant un peu trop fort, tous habillés de la même manière dans des jeans moulants et des T-shirts qui proclament leur préférence pour des groupes de « hard » rock comme « Fille de fer » ou « Sabbath noir ».

Les deux groupes de jeunes ont quelque chose de commun : ils sont d’ethnie malaise et donc musulmans. Pour certains Malaisiens, une scène comme celle du marché de Kuala Lumpur est symptomatique de la menace qui pèse sur l’islam dans le pays. Elle est aussi un signe des divisions qui déchirent un islam qui essaie de s’adapter aux changements ayant marqué le pays après trois décennies de croissance économique rapide. Pour d’autres, l’existence de telles contradictions de surface est la preuve que leur religion ne s’identifie pas seulement au refus du monde moderne mais qu’elle y est florissante. « La Malaisie est à l’avant-garde du changement dans le monde islamiquedit Karim Raslan, jeune avocat de Kuala Lumpur. « Nous sommes le pays musulman le plus urbanisé et le plus industrialisé du mondeajoute-t-il avec une certaine fierté en montrant du doigt les gratte-ciel de la ville qu’il qualifie de « travaux de l’islam

Dans un quartier tranquille de la banlieue, à quelques kilomètres de la capitale, on trouve le quartier général du « Parti Islam Malaysia », plus communément appelé PAS. Pour ce parti politique aussi, « Islam Bolehc’est-à-dire, ‘l’islam est capable’ : c’était le slogan principal de la campagne du PAS aux élections nationales de 1995. Pour Nik Aziz Nik Mat, principal dirigeant du parti et premier ministre de l’Etat du Kelantan au nord-est de la fédération de Malaisie, le sens du slogan est simple : l’islam peut prospérer dans le monde moderne sans s’abaisser à des compromis. Il n’hésite pas à comparer l’interprétation que fait son parti de l’islam avec celle du parti majoritaire UMNO (United Malays National Organisation) dirigé par le premier ministre fédéral, Mohamad Mahathir : « l’UMNO poursuit une politique fondée sur la laïcité. La lutte que nous menons est fondée sur l’islam. Ils font n’importe quoi et appellent cela religion. C’est juste pour amener les gens à voter pour eux. Si le PAS n’existait pas, je ne sais pas ce qu’il adviendrait de l’islam en MalaisieLe parti de Nik Aziz n’a gagné que sept sièges au parlement fédéral au cours des élections générales de l’année dernière. Il a cependant conservé sa base politique principale du Kelantan, qui est aujourd’hui le seul Etat malaisien contrôlé par l’opposition. La victoire du PAS dans cet Etat fut surtout le fruit de loyautés régionales, et la plupart des observateurs estiment que ces élections générales ont démontré la préférence des musulmans malais pour l’islam « séculier » et tolérant de Mahathir et de l’UMNO, plutôt que pour celui, plus strict, du PAS et des mollahs conservateurs.

Pour beaucoup de Malaisiens, il est important de penser que la société multi-ethnique du pays rend impossible une poussée fondamentaliste de type moyen oriental : « Nous avons toujours été un carrefour où les gens sont forcés de composer avec des non-musulmansdit un Malais appartenant à une profession libérale. « Nous ne pouvons pas nous réfugier dans des groupes exclusivement musulmansajoute-t-il. « Il n’est pas possible que le PAS puisse un jour devenir majoritaire dans ce paysdit aussi Chandra Muzaffar, intellectuel et militant social célèbre : « à moins qu’il y ait une corruption massive, et que l’UMNO devienne corrompu, mais ce n’est pas ce qui est en train de se passer, et cela n’arrivera probablement pas de sitôt

Il faut pourtant bien reconnaître qu’en dépit des bénéfices économiques amenés par la croissance, les changements quelquefois déchirants qui les accompagnent ont créé un malaise profond chez beaucoup de musulmans malaisiens. L’érosion des valeurs malaises traditionnelles du kampung ou village, par l’urbanisation rapide, la télévision et la mentalité de société de consommation, a provoqué chez les Malais un renouveau paisible mais intense d’intérêt pour l’islam. « Il y a vingt ans, j’aurais gardé ceci comme pièce de musée à montrer à mes enfantsdit Subky Abdul Latif en brandissant son kopiah, (calotte blanche tricotée que l’on porte pour aller à la mosquée). Subky Abdul Latif est membre du comité exécutif du PAS et porte-parole du parti pour Kuala Lumpur. « Aujourd’hui, 80% des musulmans possèdent un kopiah et le portent : personne n’exige qu’ils le portent, mais ils le font parce que les personnes qui ont de la moralité le font« , ajoute-t-il.

Pour beaucoup de Malais cependant, la véritable question est de savoir qui est moral et qu’est-ce que la morale. Pour le PAS, la question ne se pose pas. Dans le passé, le gouvernement du Kelantan a essayé de changer le code pénal de l’Etat afin d’y inclure des punitions islamiques comme la lapidation pour l’adultère et l’amputation des mains pour le vol. L’initiative, qui aurait exigé un amendement de la constitution de l’Etat fédéral, a été bloquée par le gouvernement central. Devenu moins ambitieux, le gouvernement du PAS a récemment décidé d’imposer la ségrégation des sexes dans les queues qui se forment aux caisses des supermarchés. Les tentatives d’application stricte de la loi islamique ne se limitent pas à l’Etat du Kelantan, contrôlé par le PAS. Les affaires religieuses dépendent généralement des gouvernements des Etats particuliers qui imposent les lois islamiques avec un degré d’enthousiasme qui varie d’un Etat à l’autre. Dans l’Etat méridional du Johor, voisin de Singapour et qui jouit du taux de croissance le plus élevé de la fédération, les autorités religieuses de l’Etat essaient d’instituer la flagellation publique comme sanction de l’adultère.

Tout ceci inquiète profondément les musulmans libéraux comme Noraini Osman, co-fondatrice d’une association de musulmanes des professions libérales qui s’appelle « Les soeurs de l’islamElle se lamente sur ce qu’elle considère comme des tentatives instinctives d’application de la force brute pour résoudre des problèmes créés par la collision entre l’islam et le monde moderne. « Il y a chez eux une forme de panique morale qui provient de ce qu’ils voient dans la ruedit-elle, faisant référence aux groupes traditionnalistes comme le PAS ainsi qu’aux enseignants et intellectuels islamiques qui font pression pour que l’on impose les prescriptions les plus radicales du Coran. Elle illustre son propos en donnant l’exemple de la décision prise dans le Kelantan par le PAS d’interdire aux femmes de travailler la nuit afin qu’elles ne puissent pas être agressées : « On ne peut pas résoudre le problème en essayant de contrôler les femmes, en les confinant chez elles et en les forçant à se conformer. C’est comme si, étant médecin et ne pouvant trouver de solution pour

guérir une jambe malade, vous décidiez de la couper

Le Mouvement de la jeunesse malaisienne, connu par son acronyme malais ‘Abim’ est l’un des groupes qui recherchent des voies intermédiaires. Le vice-premier ministre actuel, Anwar Ibrahim, fut l’un des fondateurs du groupe au moment de la première résurgence islamique des années 1970. Le programme du mouvement inclut des actions éducatives pour aider ceux qui – aux yeux d’Abim et de beaucoup de musulmans malaisiens – sont les plus susceptibles, sous l’impact du monde moderne, de dériver loin de leur ancrage islamique : les jeunes Malais dont beaucoup arrivent tout juste de leurs kampungs pour travailler dans les usines de la ville.

« Les ouvriers d’usine s’éloignent de leur identité à cause de la pression que leur fait subir l’industrialisationdit le président d’Abim, Mohamad Nur Manuty, « et il n’est pas facile de les y ramenerA travers ses programmes, Abim cherche à les convaincre, plutôt qu’à leur faire la leçon : « nous leur offrons l’amitié plutôt que des prédicateurs qui leur imposent des sermons et les condamnent

A l’opposé de l’aliénation de ces jeunes musulmans, on trouve certains de leurs compatriotes qui se révoltent contre le vide de la vie moderne et cherchent refuge dans quelque chose de plus fort que la piété conventionnelle de l’islam organisé. Par exemple, la secte fondamentaliste Al-Arqam, avait organisé des communes (1) pour rassembler ses membres, et se targuait d’avoir un chef qui entretenait un dialogue constant avec le prophète Mahomet. Le gouvernement a dispersé le groupe en 1995, et a arrêté son leader sous l’accusation d’avoir diffusé des enseignements « déviationnistes

Mais, seule une toute petite partie de la population musulmane se joint à des sectes de ce genre. La grande majorité explore des voies intermédiaires entre le fondamentalisme et l’apostasie, selon Chandra Muzaffar. Il estime que le développement économique rapide ne détournera pas les musulmans malaisiens de leur foi. Il pense plutôt que cette évolution les incitera en fin de compte à déterminer par eux-mêmes ce qui est islamique et moral, et ce qui ne l’est pas. « Très peu de musulmans renoncent à leur foiajoute Chandra, « mais de plus en plus d’entre eux interpréteront le Coran et diront : c’est mon droit. Ils deviendront un élément de plus en plus important