Eglises d'Asie

LA POLITIQUE FAMILIALE COMME INSTRUMENT D’UNE POLITIQUE DE PUISSANCE

Publié le 18/03/2010




Depuis le début des années 1980, la République populaire de Chine connaît un taux de croissance remarquable de plus de 10% par an en moyenne qui semble rendre irréversible, après plusieurs siècles de stagnation, la marche de la Chine vers la prospérité. Une inconnue cependant pèse sur la poursuite de cette croissance : Pékin arrivera-t-il à satisfaire les besoins fondamentaux de la population la plus importante de la planète ?

Plus de 70 millions de personnes vivent aujourd’hui en République populaire de Chine (RPC) en dessous du seuil de subsistance, près de 15 millions d’enfants ne sont pas scolarisés et la population estimée « en surnombre » à la campagne s’élèverait à plus de 200 millions de personnes. Une politique moins stricte de contrôle des naissances pourrait peser sur le décollage économique de la RPC et accroître les risques de déséquilibre et d’instabilité sociale. Le gouvernement se trouve donc le dos au mur. Il est condamné à la croissance pour tenter d’absorber la main-d’oeuvre rurale excédentaire et à appliquer strictement la politique de contrôle des naissances.

Par ailleurs, dans les régions les plus développées, la politique d’ouverture sur l’étranger et surtout une certaine forme locale de libéralisme économique ont entraîné une évolution des modes de vie traditionnels. Sur le plan social comme sur le plan économique, la RPC se trouve ainsi divisée en deux zones. Dans les régions en voie de

développement accéléré les modes de vie et les aspirations ont tendance à se rapprocher de ceux des pays nouvellement industrialisés. En revanche, les régions moins touchées par le développement restent largement à l’écart des nouveaux modèles sociaux. A la suite de la disparition des structures sociales héritées du maoïsme, on y voit même réapparaître l’accent mis traditionnellement sur les enfants et les mariages précoces.

L’évolutions sociale en oeuvre dans les régions les plus avancées inclut de nouvelles attitudes par rapport à la famille. Pékin cherche à concilier la poursuite du contrôle des naissances et la prise en considération de situations sociales diverses. Le discours officiel sur le contrôle des naissances et la politique familiale est donc, de plus en plus ouvertement lié à une réflexion sur la « qualité » de la population chinoise. L’« arriération économique » est de plus en plus directement liée à l’« arriération intellectuelle

La politique familiale de Pékin est donc condamnée au grand écart entre des exigences contradictoires. Le pouvoir souhaite encourager le développement, mais veut contrôler ses effets pervers, à savoir les dérives morales; le contrôle des naissances doit rester une priorité mais, en même temps, Pékin rêve d’une expansion de la puissance chinoise et, de ce point de vue, la « qualité » de la population est considérée aussi comme importante.

DEUX SOCIETES EN UNE

Au niveau social comme au niveau économique, la RPC comporte aujourd’hui deux types de société : d’une part, celui des zones avancées où certains phénomènes typiques des sociétés développées commencent à apparaître; d’autre part, celui de la plus grande partie du territoire où perdurent les structures sociales traditionnelles, d’autant plus vivantes aujourd’hui que l’économie libérale a remplacé la régimentation et les campagnes politiques du maoïsme.

Les deux types de société posent cependant problème au gouvernement. Le pouvoir constate avec inquiétude que les « maux » des sociétés capitalistes occidentales se conjuguent à ceux d’une renaissance des « idées féodales » pour rendre plus difficile la mise en pratique de la nouvelle « morale socialiste » (dont les fondements idéologiques apparaissent de toute façon très fragiles).

La croissance économique ainsi qu’un affaiblissement indéniable du contrôle social, ont entraîné dans les régions les plus développées, et en particulier dans les grandes villes, la multiplication d’un certain nombre de phénomènes nouveaux. Du système des « quatre générations sous un même toit » on est passé au système « 4-2-1 », juxtaposition de trois « noyaux » sans réels contacts, celui des quatre grands parents, des deux parents et de l’enfant unique.

Des comportements nouveaux : la question du divorce

La question de la multiplication des divorces, présentés comme une conséquence directe de ces évolutions, occupe une large place dans la presse chinoise. Les articles mettent particulièrement l’accent sur l’autonomie nouvelle des femmes, en donnant l’exemple des nombreuses jeunes filles qui constituent 50% de la main d’oeuvre dans la zone économique spéciale de Shenzhen (1).

Comme dans les pays les plus développés, ce sont en majorité les femmes qui demandent le divorce, peut-être parce que, ayant acquis une autonomie économique, elles peuvent se le permettre. Dans plus de 46% des cas, le motif invoqué est la violence du mari ou son infidélité. En 1994, une ligne de téléphone d’urgence sur les mauvais traitements conjugaux a d’ailleurs été ouverte à Pékin et on a pu constater que 90% des personnes qui y font appel sont des femmes. Les journaux notent par ailleurs que la réussite économique chez les hommes s’accompagne souvent de « l’acquisition » d’une maîtresse plus jeune et généralement non issue de la même province (2). Beaucoup de jeunes couples considèrent aujourd’hui le divorce à l’amiable comme quelque chose de naturel. Mais, dans les grandes villes, l’augmentation des divorces touche aussi les couples plus âgés qui n’hésitent pas non plus à divorcer lorsque la femme a pu atteindre une certaine autonomie économique.

Les opportunités nouvelles offertes depuis le début des années 1980 ont permis à de nombreuses femmes d’échapper à des situations insupportables. La loi sur le mariage de 1950, révisée au début des années 1980, a par ailleurs rendu plus facile le divorce pour « manque d’amourqui correspond en fait à notre divorce sans faute.

Le taux de divorce en Chine est passé de 4,74% en 1980 à 10,56% en 1995. Il reste cependant l’un des plus bas du monde, au onzième rang, loin derrière les Etats-Unis, la Russie, la Grande-Bretagne ou la France. Toutefois, les écarts sont très importants entre les grandes villes et le reste du pays : Pékin connaît un taux de divorce de 22,22%, il est de 23,7% à Shanghai, et de 16,21% à Tianjin. Ces taux se rapprochent de ceux que l’on constate dans les pays développés et sont supérieurs à ce que l’on trouve au Japon et dans les autres pays d’Asie, apparemment plus respectueux des canons de la « morale asiatique

L’absence des « valeurs asiatiques »

Selon des séries statistiques difficiles à contrôler, le taux de divorce aurait augmenté de plus de 11% par an en moyenne depuis 1987 pour toucher plus de un million de couples en 1993 (3). Les taux d’augmentation sont particulièrement impressionnants dans les villes: 96,2% de 1982 à 1990 à Pékin, 127,5% à Shanghai, mais 17,2% seulement à Canton dont la « modernisation socialedu fait de la proximité de Hong Kong, est peut-être plus ancienne (4).

En d’autres termes, les modes de comportement social que l’on trouve dans les régions les plus développées de la RPC ne reflètent guère « les valeurs de la famille asiatiquevigoureusement défendues par exemple par le premier ministre de Malaisie, le Dr Mahathir Mohammad. Peut-être faut-il voir dans ce « relâchement moralau-delà des simples conséquences du développement économique, l’un des résultats lointains de la destruction du tissu social qui a marqué la Révolution culturelle.

Le phénomène de l’augmentation du nombre des divorces n’est toutefois pas l’unique signe d’évolution que connaît la RPC dans ses régions les plus développées. La multiplication des liens hors mariage est également notée par plusieurs jounaux. Cette cohabitation non maritale serait dûe à « l’ignorance de la loiau « refus de la loidans le cas de l’interdiction de mariage entre parents proches par exemple, ou à la multiplication des « deuxièmes foyerssigne du retour aux pratiques traditionnelles des épouses multiples. La presse mentionne souvent aussi l’existence des hommes d’affaires, dont beaucoup sont des compatriotes de Hongkong et de Taiwan, qui entretiennent des maîtresses sur le continent.

Ce type de phénomène est officiellement accusé de fragiliser la situation des femmes et des enfants, les enfants nés hors des liens du mariage n’ont en effet pas droit à un certificat de résidence (hukou) (5), mais également parce qu’il témoigne du relâchement des moeurs, souvent présenté comme une conséquence de « l’occidentalisation » et de l’« ouverture » de la société chinoise.

L’enfant

Dans les grandes villes et les régions les plus développées, l’attitude vis-à-vis des enfants connaît également une évolution dramatique qui inquiète les autorités. De « bienfait en prévision des vieux jours de ses parents » qu’il était, l’enfant, même unique, semble de plus en plus considéré comme un fardeau, en particulier en cas de divorce. Ce phénomène est relié dans nombre de publications aux progrès du célibat et d’un individualisme « égoïste et asocialAinsi, si 5% seulement des citadins sont célibataires, 80% auraient déclaré toutefois « comprendre » les célibataires (6).

En cas de divorce, la loi sur le mariage prévoit un certain nombre de règles de prise en charge des enfants. Quand ils sont âgés de moins de deux ans, les enfants sont confiés à la mère si les deux parties n’arrivent pas à s’arranger. Entre 2 et 10 ans, ils sont confiés à celui des parents qui est jugé pouvoir le mieux s’occuper d’eux. Enfin, après l’âge de dix ans, on demande l’avis des enfants. Plusieurs publications ont noté que, de plus en plus souvent, aucun des deux parents, en particulier dans la perspective d’un nouveau mariage, ne souhaitait se voir confier la garde des enfants, obligeant les tribunaux à prendre des mesures autoritaires, ou à faire appel aux grands-parents (7).

Dans les grandes villes, la conception du mariage a aussi évolué et n’est plus obligatoirement liée à l’obligation d’avoir des enfants. Selon une enquête menée à Pékin auprès de 2 162 femmes mariées, âgées de 20 à 54 ans, plus de 28% d’entre elles ne souhaitaient pas avoir d’enfants (8).

C’est ce nouvel individualisme qui expliquerait le phénomène nouveau des Dinks (Double Income No Kids ou « deux salaires, pas d’enfant »), couples sur lesquels les éditorialistes de la presse du continent se penchent avec fascination. Ce phénomène, purement urbain, ne toucherait toutefois que 10% des couples nouvellement mariés des villes grandes ou moyennes. Considéré comme signe de développement, puisqu’il s’apparente à des phénomènes courants dans les sociétés occidentales très développées, ce refus d’enfant, qui toucherait tout particulièrement les jeunes filles dont le niveau d’études est le plus élevé, inquiète les autorités quant à ses conséquences sur la « qualité de la race chinoiseComme à Singapour, le gouvernement craint de voir les mieux éduquées abandonner leur devoir de reproduction au profit des catégories les plus défavorisées (9).

La presse reflète une fascination similaire pour certaines « pathologies sociales » comme les suicides d’enfants qui sont les « privilèges » des pays les plus développés. De la même manière, on parle beaucoup de la multiplication des enfants obèses, dans un pays où pour plus de 70 millions de personnes les problèmes d’alimentation n’ont pas encore été résolus, et où le revenu annuel moyen par habitant n’atteint pas 400$. Au premier rang de ces « modèles de développementles Etats-Unis et le Japon occupent une place particulière, même si Pékin aime à dire que les pays du tiers monde comprennent mieux ce qu’est le développement. Dans le même ordre d’idées, l’augmentation du nombre de divorces est rapproché de phénomènes semblables au Japon ou à Taiwan, bien que les niveaux de développement économique soient encore loin d’être identiques (10).

Le modèle ancien

Pourtant, si la population urbaine est passée de 11,2% en 1950 à près de 28,6% aujourd’hui (11), la population vivant dans les campagnes, où ces phénomènes sociaux sont encore loin d’être aussi répandus, reste très largement majoritaire. En dépit de progrès économiques indéniables depuis le début des années 1980, cette disparité est un autre signe des inégalités de développement que la Chine connaît aujourd’hui. Sans parler de motivations culturelles comme le respect du culte des ancêtres et la préservation du nom de famille, dans les campagnes, où l’absence de prise en charge sociale de plus de 80% de la population n’est pas compensée par une augmentation suffisante des revenus, avoir au moins un fils reste essentiel pour pouvoir être sûr d’assurer sa vieillesse (12).

Dans ce contexte, les filles ne peuvent que constituer des investissements à perte qui, en se mariant, se mettent au service exclusif de leur belle-famille. Le mariage précoce ainsi que la procréation précoce des enfants pour s’assurer d’une descendance restent ainsi difficiles à remettre en cause. Par ailleurs, les femmes des régions les plus pauvres sont aujourd’hui relativement nombreuses à gagner les régions les plus développées pour trouver un travail plus rémunérateur. Elles ne contribuent pas pour autant à l’évolution de la société rurale dans la mesure où elles sont peu nombreuses à vouloir revenir vers leur lieu de naissance.

En dépit de tentatives ponctuelles pour améliorer les droits des femmes dans les campagnes, leur situation y reste en effet bien plus difficile qu’en ville. En 1995, un centre de conseil juridique pour les femmes a été ouvert dans la province du Hebei pour « populariser » le droit des femmes à refuser un avortement ou un abandon imposés par leur belle-famille dans le cas où leur premier enfant serait une fille, leur droit à refuser d’être vendues ainsi que leurs droits en matière de divorce. La mention des thèmes choisis est significative du chemin à parcourir.

Un déséquilibre croissant entre le nombre des filles et des garçons

Le rejet des filles, encore accentué par les

exigences de la politique de l’enfant unique, reste en effet une attitude très profondément ancrée tant dans les villes que dans les campagnes. Selon un hebdomadaire, les femmes dans les villes commenceraient à préférer avoir une fille plutôt qu’un garçon, évolution qui se rapprocherait d’un phénomène courant au Japon où 76% des familles en ville préfèrent avoir une fille (13). Mais ce type de phénomène semble encore très marginal, et est plutôt cité pour ses vertus d’exemple.

Au niveau national, l’écart entre les sexes à la naissance est passé de 108,47 garçons pour 100 filles en 1986 à 111,75 garçons pour 100 filles en 1990. Selon d’autres séries statistiques, le pourcentage serait passé de 103,5 garçons pour 100 filles en 1964 à 118,5 garçons pour 100 filles en 1992 (14).

Le phénomène est plus accentué à la campagne où le célibat forcé des hommes entre 25 et 50 ans se développe. Cette disproportion explique en partie la pratique relativement commune des enlèvements de femmes vendues dans les villages reculés.

Le déséquilibre entre filles et garçons à la naissance atteint aujoud’hui, dans certaines régions, des proportions très importantes, 121 garçons pour 100 filles par exemple dans le district de Ning Wu dans la province du Shanxi. La consultation de médecins amis ou « compréhensifs » semble se développer pour permettre de sélectionner l’enfant à conserver en fonction de son sexe (15).

LE CONTROLE DES NAISSANCES

AU CENTRE DE LA POLITIQUE FAMILIALE

Depuis le début des années 1990, la politique de l’enfant unique, considérée comme une priorité indispensable au développement, est appliquée partout sauf, en principe, au Tibet et dans les minorités ethniques qui ne représentent pas de toute façon des populations très importantes. Le durcissement à l’égard des minorités nationales s’explique par le fait que la population des minorités non Han aurait augmenté de 35,8% de 1982 à 1990, soit deux fois et demi plus vite que la population Han, suscitant l’inquiétude d’un gouvernement soucieux « d’unité nationale

Pour tenir compte toutefois de la « spécificité culturelle » des campagnes, et surtout des résistances qui rendent irréalistes des objectifs trop ambitieux, la naissance d’un deuxième enfant était autorisée depuis le milieu des années 1980 si le premier était une fille ou s’il s’agissait d’un enfant handicapé, deux cas dans lesquels l’enfant ne peut s’occuper de ses parents quand ils deviennent vieux.

Une politique urgente

Au début des années 1980, selon une directive gouvernementale, l’objectif planifié de contrôle des naissances était de maintenir la population de la RPC dans la limite de 1,2 milliards d’habitants avant l’an 2000. L’objectif a été révisé à la hausse, et la limite à ne pas dépasser est aujourd’hui fixée à 1,3 milliards d’habitants pour l’an 2000. De toute façon, en février 1995, la limite des 1,2 milliards était déjà dépassée (16).

Selon Peng Peiyun, ministre responsable de la commission de planning familial, les résultats d’une stricte application de la politique de contrôle des naissances sont indéniables puisque le taux moyen de croissance annuel de la population ne dépasserait pas 11,21 pour mille depuis 1991, alors qu’il s’élèverait à 14 pour mille pour la période 1979-1995 (17). Le taux de natalité atteindrait aujourd’hui 17,7 pour mille. Selon d’autres sources, en 1990, le taux de natalité national se serait élevé à 20,98 pour mille (18).

Au mois d’août 1994, la publication par le « World Watch Institute » d’un article de Lester Brown intitulé « Who will feed China » a renforcé, en dépit de leur indignation de surface, la conviction des dirigeants chinois que le contrôle strict de la croissance de la population était essentiel pour que la Chine puisse devenir une grande puissance économique. Le gouvernement s’inquiète en effet de la capacité de la RPC à assumer la charge financière de l’approvisionnement de la population, au cas où la production ne suivrait plus l’accroissement de la population. Premier pas vers une dépendance coûteuse, en 1995 la RPC a importé 16 millions de tonnes de céréales.

En dépit d’une chute de 2,5% de la production en 1994 par rapport à l’année précédente, largement dûe au rétablissement par l’Etat d’un contrôle des prix plus sévère, Jiang Zemin affichait au mois de février 1996 un optimisme certain en rapprochant la croissance de la production de céréales, de 38,9% de 1980 à 1994 et celle de la population chinoise, de 21,4% dans le même temps.

La question reste toutefois de savoir si l’équilibre entre croissance de la population chinoise et croissance de l’économie pourra être maintenu. Toujours selon Jiang Zemin, le taux de croissance de l’économie chinoise doit en effet atteindre au moins 4,5 % par an pour maintenir le niveau actuel de développement (19). La RPC aujourd’hui dépasse de très loin ce taux de croissance consacré à l’alimentation de la population. Cela pourrait à terme freiner le développement et décevoir l’ambition de Pékin d’obtenir un statut de grande puissance.

Une politique plus sélective

A l’heure actuelle, la « qualité de la population » tend à devenir un thème majeur du discours officiel sur la nécessité du contrôle des naissances. Dans les villes, les succès d’une politique familiale qui a abouti à une réelle diminution des naissances, de la mortalité et du taux de croissance de la population sont notés avec satisfaction.

Les analystes constatent toutefois que l’inadéquation entre les aspirations de la population en faveur d’une descendance nombreuse et les objectifs de la politique familiale du gouvernement sont encore importantes en dehors des grands centres (20). Les campagnes et les régions les moins développées sont donc présentées comme les principales responsables de la surpopulation en Chine.

Selon le Livre blanc sur le planning familial publié en 1995, depuis 1987, les campagnes sont considérées comme les objectifs prioritaires d’une politique de planification particulièrement sévère (21). Lors de la sixième réunion de travail de la commission centrale de planning familial qui s’est tenue à Pékin au mois de mars 1996, Li Peng a appelé avec une énergie particulière à poursuivre sans relâche la politique de contrôle de la population, en mettant l’accent, dans les campagnes, sur l’éducation et le développement des méthodes contraceptives. Mais ce souci d’une plus grande efficacité de la politique de contrôle des naissances dans des campagnes d’autant plus réticentes qu’elles se trouvent éloignées des pôles de développement, s’explique également par la volonté très souvent exprimée de voir s’améliorer la « qualité » de la population chinoise. Cette volonté rejoignant une préoccupation plus générale de la part du gouvernement, concernant le développement de la puissance de la nation chinoise.

Les régions les plus riches, où le niveau intellectuel est présenté par le pouvoir comme plus développé, voient l’accroissement de leur population diminuer fortement avec l’augmentation du niveau de vie et l’évolution de la société. En revanche, les campagnes et les régions moins touchées par le développement économique, présentées comme particulièrement arriérées sur le plan intellectuel, restent relativement imperméables aux diverses formes de contrôle des naissances. Les conséquences négatives de ce déséquilibre sur la « qualité de la population » chinoise dans son ensemble sont mises en avant par de nombreux analystes qui reflètent ainsi les orientations de la politique officielle. Autour du slogan « Moins de naissances, de meilleures naissancesPékin prône un accompagnement eugéniste de la politique de contrôle des naissances (22). La priorité de cette nouvelle politique est de limiter la croissance de la population tout en cherchant à élever la « qualité » et le niveau intellectuel de la nation chinoise. Cet objectif doit être atteint grâce à un rééquilibrage entre les régions développées, qui doivent faire preuve d’un moindre égoïsme individualiste, et les campagnes, où la politique de planning familial doit au contraire être appliquée d’une manière stricte en dépit des réticences.

Pour une nation puissante

Face aux difficultés rencontrées par la politique de contrôle des naissances dans les campagnes, plusieurs stratégies ont été mises en place. L’utilisation de la persuasion, semble avoir rencontré un certain succès mais ne dépasse que très rarement le stade expérimental. Peut-être parce que l’un de ses effets pervers est de faire fortement chuter les revenus provenant des amendes pour naissances hors quota. Dans les années 1980 au Shanxi, dans le district de Yicheng, une expérience a été tentée avec un certain succès, visant à encourager le mariage tardif et la naissance tardive du premier enfant, et autorisant en revanche la naissance d’un deuxième enfant dix ans après celle du premier. Cette expérience, très éloignée de l’application stricte mais souvent irréaliste de la politique de l’enfant unique, a en fait permis une diminution importante des naissances d’un troisième enfant. Le taux de natalité dans le district en 1990 n’a pas dépassé 20,12 pour mille alors qu’il s’élevait à 22,31 pour mille pour l’ensemble de la province. Conséquence d’un succès qui semble s’être prolongé, le montant des amendes, qui s’élevait à 240 000 yuan en 1992 n’aurait pas dépassé 9 000 yuan en 1993 (23).

Mais il semble que cette politique relativement modérée de contrôle des naissances, qui accompagne les évolutions de la société plus qu’elle ne les heurte de front, ne constitue pas aujourd’hui une priorité. Pour ralentir l’accroissement des catégories les plus « arriérées » de la population, qui restent difficiles à convaincre, au profit des catégories les plus « avancéesle respect le plus strict possible des objectifs définis par une planification rigide et le recours aux méthodes eugénistes semblent au contraire avoir les faveurs du pouvoir politique et de nombreux spécialistes des questions de population.

Les discours établissant un lien entre puissance du pays et qualité de la population, notion qui ne recouvre pas uniquement, semble t-il, le niveau d’éducation, sont de plus en plus nombreux. En ville, on déplore la « faiblesse » de l’enfant unique, gâté et de « mauvaise qualitéSelon des tests psychologiques effectués en 1994, les enfants chinois de 4 à 16 ans ne seraient que 17% à faire preuve de confiance en soi alors que, selon cette même étude, le chiffre s’élèverait à 65% pour les petits Japonais et à 44% pour les Américains. Le lien entre des hommes forts et une nation forte, est établi, accompagné de références au passé humilié de la Chine et d’appels à renforcer la qualité de la population pour mieux résister à d’éventuels envahisseurs. Le cinquantième anniverssaire de la fin de la seconde guerre mondiale a été l’occasion de nombreuses proclamations nationalistes allant dans ce sens (24).

De l’eugénisme à l’euthanasie

Ces orientations en faveur d’une politique eugéniste de sélection des naissances et de l’amélioration de la race chinoise, abondamment relayées dans la presse, ont entraîné des phénomènes qui, en dépit de leur outrance, participent au même courant de pensée. L’attitude particulièrement inhumaine des autorités face à la situation qui semble régner dans les 40 000 orphelinats chinois, où le taux de mortalité oscille entre 50 et 80 % des enfants abandonnés, s’explique en particulier par le fait que ces enfants, des filles ou des garçons « anormauxcorrespondent très exactement à ces naissances superflues qui nuisent dans le deuxième cas à la qualité d’ensemble de la population chinoise.

Au mois de mai 1995, la revue Renkou yanjiu (Population research) a publié un article très détaillé prônant la « mort heureuseou l’euthanasie des nourrissons « défectueux » dans un but eugéniste ouvertement déclaré. Pour les auteurs dont l’un, Zhou Xianzhi est professeur associé au département de droit de l’institut du Hunan pour les finances et l’économie, et l’autre, Li Xiaowei, est médecin responsable du service d’obstétrique rattaché à ce même institut, la politique destinée à favoriser l’amélioration de la qualité de la population chinoise, doit être complétée par l’euthanasie des nourrissons, afin que les familles, et surtout la société, n’aient pas à supporter le poids d’enfants défectueux qui auraient échappé aux mailles du filet eugéniste. Plusieurs mesures permettent en Chine de contrôler la qualité des naissances futures, comme l’interdiction des mariages entre parents proches, l’examen des risques de maladies héréditaires et génétiques qui peut aboutir à la stérilisation forcée ou, élément plus positif, l’amélioration de la qualité des soins apportés à la femme enceinte. Les auteurs notent toutefois que les régions les moins développées de Chine sont également celles où ces règles sont le moins bien appliquées, entraînant ainsi une « sur-représentation » dangereuse pour l’avenir de la Chine, des éléments les moins « développés » intellectuellement.

Si les auteurs semblent réserver les mesures d’euthanasie aux enfants très gravement atteints de « maladies du cerveau » comme l’hydrocéphalisme par exemple, ils déplorent par ailleurs, dans une confusion inquiétante, que sur 300 millions d’enfants en Chine, 10 millions soient d’un « niveau intellectuel inférieur4 millions « retardés mentauxet 350 000 « défectueux » terme vague qui semble désigner les enfants atteints de maladies physiques particulièrement invalidantes. L’article note également avec inquiétude, dans une projection exponentielle catastrophiste, que l’ensemble de ces enfants pourraient eux-mêmes par la suite donner naissance à des enfants dont le faible développement intellectuel ne pourrait que peser sur la qualité d’ensemble de la population.

Pour les auteurs, la « mort heureuse » des nourrissons défectueux correspond à une nouvelle morale sociale et humaine. Cette politique « rationnelle » d’euthanasie devrait par ailleurs avoir un effet bénéfique sur la politique de planification des naissances puisque les deuxièmes naissances, que la première naissance d’un enfant anormal autorisait, n’auraient plus lieu d’être. Une législation adaptée permettrait également, toujours selon les auteurs, d’établir une distinction nette entre l’euthanasie des nourrissons, légale, sans douleur, rationnelle, médicalisée et « moderneet le meurtre traditionnel des enfants non désirés, illégal, maladroit et souvent douloureux, irrationnel et « retardé » (25).

Quelle politique ?

En dépit de leurs outrances, les positions exprimées par les deux auteurs de l’article cité se situent en réalité dans la ligne actuelle du pouvoir politique à Pékin, qui nie le caractère universel des droits de l’homme et fonde un discours nationaliste et antioccidental de puissance sur des critères de supériorité culturelle et raciale.

En justifiant par ailleurs le droit à la vie par les devoirs qu’un être humain peut remplir dans une société donnée, les auteurs de l’article cité ci-dessus rejoignent également la position des dirigeants chinois qui considèrent que les droits de l’homme, dont le caractère universel est rejeté, sont déterminés par des conditions économiques et sociales.

Bien que les sentiments des dirigeants chinois à l’égard de la surpopulation de la Chine semblent parfois ambigüs, entre nostalgie du discours maoïste sur la puissance démographique de la Chine, et craintes malthusiennes, la notion de qualité de la population semble aujourd’hui devoir prendre le pas sur celle de quantité comme facteur de puissance.

La pratique autoritaire du contrôle des naissances se double donc de la tentation d’appliquer cette politique de manière plus sélective. Il ne s’agit plus, comme au début des années 1980, de tenir compte, par une relative souplesse, des conditions sociales dans les campagnes, mais au contraire d’encourager à une certaine reprise des naissances

dans les villes, tout en se montrant plus strict dans les régions les moins développées afin d’éviter un déséquilibre présenté comme défavorable à la qualité moyenne de la population.

Autour d’un discours de puissance plus agressif, on pourrait donc assister à la mise en place en République populaire de Chine d’une politique familiale à deux vitesses. En ville, l’encouragement à un retour aux valeurs familiales traditionnelles devrait permettre pour le régime de Pékin de lutter contre la « décadence morale » d’une société tournée vers l’extérieur, et redonner une place plus importante aux enfants issus de la partie la plus « développée » de la population. Dans les campagnes en revanche, le souci « eugéniste » du contrôle de la qualité de la population devrait accroître la sévérité des mesures de contrôle des naissances.

Conclusion

La politique familiale en Chine constitue ainsi un instrument de la politique de puissance de la RPC autour du thème de la « régénérescence de la Chine » et de la résistance aux tentatives d’endiguement attribuées aux puissances occidentales (26). Dans ce contexte, les interrogations qui sont apparues en Occident concernant l’adéquation entre la politique chinoise de contrôle des naissances et le respect des droits de l’homme sont présentés par Pékin comme une ingérence insupportable dans les affaires intérieures de la Chine (27).

Si Pékin tente de jouer, contre l’Occident, de la notion discutable de « valeurs asiatiquesles distinctions établies, au sein même de la population chinoise, entre éléments supérieurs et éléments inférieurs ne peuvent en revanche qu’inquiéter les voisins d’une RPC qui, en dépit des discours sur la « civilisation spirituellesemble traverser une très grave crise éthique.

Les pays d’Asie du sud-est, tout comme le Japon, souhaitent pouvoir intégrer la RPC, tant au niveau économique qu’au niveau politique et stratégique. C’est l’un des atouts de Pékin face aux Etats-Unis, parfois moins soucieux d’apaisement. L’application brutale d’une politique familiale fondée sur des critères de « qualité de la race » ne pourrait que contribuer à isoler Pékin sur la scène internationale, y compris dans une Asie où 80% des responsables considèrent encore qu’il n’y a pas de « valeurs asiatiques » mais, tout simplement, des « valeurs » (28).