Eglises d'Asie

“LA NOUVELLE CULTURE SOCIALISTE”et les nouvelles cultures

Publié le 18/03/2010




Introduction

L’intérêt pour la “culture” a resurgi périodiquement au cours de l’histoire récente de la Chine. Le pays a aussi fait l’expérience de “nouvelles cultures” qui ont prospéré. Le résultat en est aujourd’hui une réalité très complexe. Pour éviter tout malentendu sur le sujet, je vais d’abord mettre l’accent sur les différents aspects du terme “culture”.

Le mot chinois pour “culture”, wenhua, a été introduit en Chine par le Japon à la fin du XIXème siècle. Wenhua, comme wenming, terme qui signifie “civilisation”, sont des combinations du caractère wen, qui signifie mode, décoration, langage et littérature, éducation et écriture, les aspects non militaires du gouvernement et la vie sociale. Le caractère hua signifie un changement pour le meilleur. Le sens premier de wenhua est donc un changement effectué par des modes de comportement, la langue et l’instruction, l’éducation et le comportement socialement conforme.

Le terme occidental de “culture” peut avoir des significations variées :

La culture comprend le système de valeurs, les traditions, les coutumes, les croyances et les convictions, les modes de comportement qui identifient un groupe de gens. Ce sont les aspects statiques de l'”héritage culturel”.

Elle comprend aussi le contexte et le processus d’assimilation et de remodelage de cet ensemble de valeurs externes et internes. C’est l’aspect dynamique du

changement porté par le peuple lui-même en combinant à la fois des éléments du passé et du présent. Il s’agit toujours d’un phénomène nouveau et vivant.

Elle incorpore aussi les résultats aussi bien que les moyens de propagation de cet ensemble de valeurs culturelles par des manifestations individuelles ou collectives dans l’art, la littérature, la philosophie, l’idéologie, les communications et médias. Ce sont les aspects sociaux et commerciaux de la culture ou la “production culturelle”.

Il y a deux approches fondamentales possibles pour analyser ces significations différentes de la “culture” :

L’approche statique qui considère la “culture” comme un trésor bien défini et fixe qui doit être communiqué et reçu avec quelques adaptations;

L’approche dynamique qui considère la culture comme quelque chose de vivant et en évolution constante par l’interaction et les échanges entre personnes.

Pour essayer de donner une idée de la culture actuelle à plusieurs visages de la Chine, je traiterai le sujet en utilisant les deux approches. D’abord, j’examinerai l’approche statique utilisée par les autorités chinoises qui veulent transmettre la “culture socialiste” en la renouvelant à l’aide de “caractéristiques chinoisesEnsuite, j’explorerai l’approche dynamique en portant le regard sur différents gropupes de gens ordinaires qui créent leur propre nouvelle culture.

LA CONCEPTION OFFICIELLE DE LA CULTURE

Les cadres du Parti et les médias officiels

La Chine fait des efforts tous les jours pour promouvoir la “nouvelle culture socialiste” parmi les masses. Les médias officiels appellent régulièrement à renforcer la pensée des masses en ce qui concerne “le patriotisme, le collectivisme et le socialisme

A la suite du plan quinquennal pour construire “une civilisation spirituelle” (1991-1995), Jiang Zemin a profité du cinquième plenum du quatorzième congrès du Parti, en septembre 1995, pour critiquer vigoureusement les cadres et même des membres du politburo, “qui se cachent la tête dans le sable de la réforme économique et ignorent le travail idéologiqueIl a lancé un slogan prioritaire : “Politique d’abordL’hiver dernier, les paysans ont été réquisitionnés pour commencer une campagne politique. A la fin du printemps, 870 000 secrétaires du Parti dans les régions rurales, des cadres et des chefs de comités de village ont reçu une formation spéciale pour les problèmes d’idéologie et d’administration. 50 000 cellules rurales du Parti ont été identifiées comme ayant besoin d’une “rectification”. Dans les villes, la campagne idéologique a été portée par les médias dans une série de programmes en avril et mai destinés à élaborer le slogan : “Parlons politiqueTout en transmettant un message sur “la pureté idéologique et la culture socialistecette campagne veut aussi mobiliser le soutien populaire pour le Parti et gagner la coopération du peuple pour lutter contre la corruption économique, la diffusion de matériel pornographique et l’influence “des idées corrompues venant d’outremerLes institutions d’éducation tertiaire et les publications sont obligées d’organiser des programmes idéologiques pour resserrer le contrôle. A la mi-juin, les médias se sont lancé dans une défense vigoureuse des fondements marxistes du Parti afin de préparer son soixante-quinzième anniversaire.

Ce ne sont là que les plus récents efforts pour la diffusion de la “culture socialisteEn 1990, Li Ruihuan s’adressait à un forum national sur l’art et la littérature en ces termes:

“Une culture spécifique comme l’idéologie reflète une politique et une économie spécifiques et, en retour, produit un certain impact sur la politique sociale et l’économie. L’économie est le fondement, et la politique est sa réflexion concentrée. Quand on discute du problème de la culture chinoise, on ne doit pas oublier le point de vue fondamental du marxisme. La construction d’une nouvelle culture socialiste aux caractéristiques chinoises combine une forme nationale et un contenu socialiste. Dans son essence, cette construction se conforme à la réalité de la Chine, reflète notre vie socialiste, révèle l’essence des relations sociales pratiques, prend en compte les développements historiques, et décrit l’esprit de notre ère socialiste. Cette nouvelle culture s’enracine dans la politique et l’économie socialistes et se met à leur service. Sans cette nouvelle culture, nous ne serons pas capables, dans le vrai sens du terme, d’accomplir la tâche historique de construction du socialisme aux caractéristiques chinoises

Les autorités chinoises semblent approcher la “culture” simplement à partir du concept d'”idéologie”. Ils estiment que le socialisme, fixé dans ses principes, est tout à fait adaptable aux conditions chinoises et montre le seul chemin possible pour tous ceux qui vivent dans la République populaire de Chine. L’accent est mis par conséquent sur l’idéologie unique officielle, sur la “culture nationale” et sur “l’essence nationaleCette idéologie est supposée répondre aux aspirations et améliorer la vie des masses. La culture doit “servir les masses et le socialismeL’accent est sur hua, c’est-à-dire qu’elle doit les influencer et les changer.

Le rôle fondamental des autorités chinoises dans la construction de la “nouvelle culture” est de diffuser les valeurs socialistes, c’est-à-dire l’éthique socialiste, les bonnes manières, la démocratie du prolétariat, le sens de la loi, l’ordre social, la discipline, l’honnêteté, une instruction avancée dans les sciences et la technologie, la promotion de l’unité nationale et la solidarité, etc. Tous les moyens, y compris des mesures sévères particulièrement contre la corruption, les crimes, les maux sociaux, le séparatisme, doivent être utilisés pour atteindre ces objectifs.

Les dirigeants chinois ont reconnu très tôt l’importance de développer les moyens de communiquer aux masses les idées et valeurs qu’ils estiment fondamentales pour leurs objectifs révolutionnaires. A cet effet, ils ont construit un système de communication très sophistiqué et étendu. De plus, ils ont adapté toutes les formes traditionnelles de médias, y compris l’art et le spectacle, à cette fin. Leur objectif est ambitieux: créer une nouvelle culture, la culture socialiste, et, pour cela, transformer fondamentalement les modes de pensée et de comportement de la population chinoise toute entière. Quelques-unes des valeurs mises en avant sont enracinées dans la tradition; d’autres sont radicalement nouvelles, mais tout est supposé dériver de l'”idéologie officielle”.

En 1983, Deng Xiaoping soulignait les tâches urgents du front idéologique et organisationnel. Mais le souci officiel va encore plus loin et veut même aider la population à “reconnaître correctement la réalité objective

“En d’autres termes, la réalité objective possède une composante de perception sociale, et c’est le rôle du Parti de fournir le contexte idéal dans lequel les éléments idéologiques sains de la réalité seront correctement reconnus. C’est seulement de cette manière que le bon type de conscience sera développé parmi les masses du peuple. Les médias populaires sont donc utilisés par le Parti comme des instruments destinés à aider le processus de reconnaissance correcte, afin que les Chinois sachent ce qu’il est souhaitable pour eux de connaître, et ce qu’il est souhaitable qu’ils voient. Dans la pensée des dirigeants du Parti, le ‘correct’ est plus important que le spontané

Cette position officielle détermine la relation entre la “nouvelle culture socialiste” et la culture chinoise traditionnelle aussi bien qu’avec la culture étrangère principalement occidentale.

“L’héritage criticable” est le terme officiel qui désigne la culture passée. La culture traditionnelle doit être évaluée en utilisant la théorie marxiste. “Par conséquent, il est hors de question de promouvoir l’héritagede la culture historique sans y distinguer le bon du mauvais. Nous devons au contraire la considérer de manière critique, absorber son essence et en rejeter les scories. Le but absolu de la culture nationale est de faire en sorte que le passé serve le présent, que ce qui est ancien soit trié pour permettre le neuf

Aujourd’hui, les autorités chinoises semblent avoir adopté la ligne traditionnelle de ces fonctionnaires confucéens qui, au temps de l’empire, essayèrent d’imposer le confucianisme comme “idéologie officielle” contre tous les autres courants idéologiques.

En ce qui concerne la culture occidentale, la position officielle est de s’opposer à “une occidentalisation complète” et à l’infiltration d’une “culture occidentale décadente” avec son “libéralisme bourgeoisIl faut plutôt favoriser les échanges culturels entrepris seulement dans une démarche critique :

“L’absorption des cultures étrangères n’a pas pour but de remplacer la culture nationale mais plutôt de l’enrichir et de la développer. L’utilisation des cultures étrangères doit être basée sur la situation pratique à laquelle notre pays fait face. Le contenu idéologique et la forme artistique des travaux culturels étrangers doivent être analysés avec soin et adaptés aux besoins de notre programme de modernisation socialiste et du développement de notre culture nationale. Ils doivent aussi être analysés et transformés selon la théorie et la méthodologie marxistes afin que les choses étrangères puissent servir la Chine

Les théoriciens officiels

Sous la formule officielle de “socialisme aux caractéristiques chinoisesles cadres et intellectuels qui représentent le Parti doivent articuler leur compréhension de la culture sur l’idéologie marxiste. Leur but est de légitimer les politiques officielles du Parti qui sont constamment adaptées à l’évolution des situations.

A l’heure actuelle, les efforts du Parti se concentrent sur la légitimisation du déplacement en cours d’un système économique planifié et centralisé à une économie de marché. L’accent est mis sur la relation entre économie et culture, sur la promotion de la culture au service de la stabilité nationale, de l’ordre et de l’unité. La culture est donc devenue une arme dans la bataille contre le “séparatismeRécemment par exemple, le ministre de la Culture, Liu Zhongde, a affirmé : “la Région autonome du Tibet est un lieu stratégique d’une importance particulière, elle se trouve à l’avant-garde du combat contre les activités séparatistes organisées par la clique du Dalaï-lama. Le gouvernement central adoptera une méthode pour promouvoir les activités culturelles au Tibet et resserrer les liens culturels entre le Tibet et les autres parties de la Chine

L’APPROCHE DYNAMIQUE DE LA CULTURE

PAR LA POPULATION ORDINAIRE

Artistes et intellectuels qui n’ont pas la responsabilité de représenter la position officielle, manifestent une approche et une intelligence plus créatives de la culture. Le peuple ordinaire dans les rues des villes ou à la campagne ne perd pas non plus beaucoup de temps à réfléchir à un concept spécifique de la culture. Dans leur vie quotidienne, particulièrement depuis l’appel de Deng Xiaoping pour qu’on permette “à quelques-uns, dans les villes et à la campagne, de devenir riches avant les autresles Chinois ordinaires essaient d’améliorer leurs conditions de vie et, ce faisant, ils établissent leur propre système de valeurs, des modes de comportement, des traditions et des institutions, des croyances et des convictions. Tout ceci leur donne un sentiment d’identité de groupe, de sécurité et de continuité.

Selon leur histoire passée différente, leurs soucis actuels, leurs occupations et leurs conditions de vie, ces personnes créent leur propre culture particulière. La culture des ruraux diffère de celle

des citadins. Celle des paysans diffère de celle des pêcheurs ou des ouvriers. Les intellectuels et les étudiants créent aussi quelque chose de différent de ce que voudraient les bureaucrates officiels. Les désirs culturels des jeunes générations sont à des lieues de ceux des vieux révolutionnaires, etc. Ces “nouvelles cultures” sont souvent considérées comme des “sous-cultures” au sein d’une “culture dominanteMais il arrive souvent, particulièrement en ce qui concerne des groupes de langue commune comme les Cantonais ou les Shangaiais, ou des goupes ethniques minoritaires, ou encore des groupes qui partagent la même religion, que ces sous-cultures doivent plutôt être considérées comme des cultures différentes dans le sens plein du terme.

NOUVELLES MANIFESTATIONS CULTURELLES

Je voudrais maintenant décrire brièvement les nouvelles manifestations culturelles que l’on trouve chez les intellectuels, les citadins et les ruraux ainsi que dans la jeunesse.

Artistes et intellectuels

Après le slogan “Laissons fleurir cent fleurs et débattre cent écoles de penséeet en dépit des limites imposées à l’exercice de la liberté, intellectuels et artistes ont enrichi le champ culturel avec un tel esprit créatif que les critiques décrivent la période après la libération, de 1949 à 1989, comme une ère nouvelle. Beaucoup ont prudemment essayé de devenir “la conscience critique” de la société, en dévoilant les effets négatifs du système et des politiques officielles, le ralentissement de l’allure des réformes, les erreurs politiques majeures d’un passé récent, les traits négatifs de quelques traditions chinoises, et même le rôle traditionnel des intellectuels comme “instruments serviles du gouvernement, incapables de jouer le rôle d’une force indépendante dans la société chinoiseQuelques-uns ont même osé formuler des solutions concrètes pour un nouvel ordre socio-politique. Des philosophes, des politologues, des historiens, des sociologues, des scientifiques, des futurologues, des artistes, des défenseurs des droits de l’homme et des dissidents se sont réunis pour discuter et débattre, stimulant ainsi la naissance d’une “nouvelle cultureLeurs engagements et leurs soucis principaux ont tourné autour d’attitudes et de la réinterprétation de la culture chinoise traditionnelle, la relation entre culture chinoise et cultures étrangères, les caractéristiques de la culture chinoise actuelle et ses chances pour l’avenir.

Ces intellectuels manifestent une mentalité anti-traditionnelle qui balaie la Chine depuis le début du siècle. Ils accusent la culture traditionnelle d’être responsable du sous-développement, de l’absence de conscience individuelle, de l’obéissance aveugle à l’autorité, du dogmatisme et de la passivité etc. Quelques-uns expriment même la peur que la colonne vertébrale de leur grande civilisation, déjà atrophiée depuis le XIXème siècle et critiquée par le mouvement du 4 mai 1919, ne se désintègre pour de bon. Pourtant, ils ne rejettent pas totalement cette culture. Ils essaient de la redéfinir et de la revitaliser par des apports provenant de cultures étrangères.

Tout en suivant des chemins traditionnels, certains artistes essaient d’ouvrir des voies nouvelles dans la peinture. Des écrivains, qui jouent évidemment un rôle majeur dans la création de cette “nouvelle culture”, l’ont exprimée à travers des travaux littéraires, des reportages, des pièces de théâtre, des scénarios de film, des productions de télévision, des opéras, des chansons, des oeuvres souvent controversées. Les dramaturges et les metteurs en scène ont aussi exprimé une créativité qui s’exprime non seulement dans la variété des styles mais encore dans la profondeur et la qualité du contenu, souvent reconnues au niveau international.

Ces efforts d’innovation et de créativité sont souvent mal reçus dans les cercles officiels qui ont lancé diverses campagnes contre les artistes et les intellectuels, telle que la campagne contre la “pollution spirituelle” en 1983-1984, contre le libéralisme bourgeois et l’occidentalisation totale, en 1986-1987.

Dans le débat sur la réinterprétation de la culture chinoise traditionnelle, l’épisode le plus significatif de ces dernières années a été la controverse autour d’un documentaire télévisé en six parties, “He Shang” (élégie du fleuve), montré à la télévision en juin 1988. Ce documentaire a lancé un très vif débat sur les fondements de l’identité culturelle chinoise. Le documentaire présente le fleuve jaune comme le symbole de la culture et de l’histoire chinoises, qui a donné sa splendeur à la Chine mais qui l’a aussi embourbée sur ses rives boueuses. Le fleuve est tyrannique et imprévisible, il donne et détruit la vie en même temps, il ne change jamais et il court tout le temps. Pour beaucoup de Chinois, le message était clair : c’est seulement en rejetant le passé pour reconstruire une “nouvelle culture”, pas nécessairement socialiste, que la Chine peut espérer entrer dans le monde moderne. Les autorités officielles qualifièrent ce message de “nihilisme national et historiqueElles interdirent le documentaire, contribuant ainsi à alimenter une controverse qui n’allait être calmée que par les mesures vigoureuses prises au lendemain des événements du 4 juin 1989 sur la place Tiananmen. En août 1990, le ministère de la Propagande essaya de contrer Heshang par une série télévisée en quatre épisodes, intitulée “Sur la voie : un siècle de marxismeCe programme cherchait à mettre en valeur les quatre principes officiels de base et les quatre décennies de triomphe constant du Parti communiste.

Les événements de Tiananmen ont placé les intellectuels dans une position difficile et arrêté le développement de leur “nouvelle culture”. Les bureaucrates conservateurs et les théoriciens officiels ont rapidement pris une ligne dure contre les penseurs libéraux. Ils ont dénoncé leurs efforts comme autant “d’excès de pollution intellectuelle” causés par l’influence occidentale néfaste. Des intellectuels de premier plan ont été “purgés”, beaucoup d’autres obligés de s’exiler, ce qui a forcé la “nouvelle culture” à émigrer. Toutes les publications et maisons d’édition ont été ramenées dans le droit chemin et ont reçu l’ordre de mettre l’accent sur “politique d’abord” et la “pureté idéologique

Depuis les événements de Tiananmen, les intellectuels libéraux connaissent l’aliénation et un certain désespoir. L’accent mis sur la “nouvelle culture socialiste” officielle a pratiquement réussi à soumettre leur esprit créatif. Selon une enquête récente conduite par une commission de “Etudiants contemporains et culture traditionnelle chinoise”, “87,1% des étudiants d’université soutiennent le développement de la culture chinoise traditionnelle. Bien que la grande majorité n’approuve pas des concepts traditionnels tels que l’obéissance aveugle, le chauvinisme mâle et le conformisme, certains restent cependant convaincus que ces concepts demeurent adaptés…”

En ce qui concerne les relations entre culture chinoise et étrangère, la même enquête révèle que “parmi les étudiants qui ont complété le questionnaire, 10% seulement croient que la culture chinoise traditionnelle est supérieure à la culture occidentale. La majorité croient qu’une telle comparaison n’a aucune signification. Donc, quand on en vient à la construction culturelle, une majorité d’étudiants d’université estiment que la Chine doit s’appuyer sur l’enseignement traditionnel ou faire une synthèse des apports chinois et occidentaux…”

Il y a des faits indéniables : “Depuis 1978, date de l’ouverture de la Chine au monde extérieur, la littérature et l’art étrangers sont devenus partie intégrante de la culture chinoise, ce qui n’était pas imaginable une décennie plus tôt” (Zhao Wei). Le progrès a amené avec lui une quantité considérable de connaissances technologiques et scientifiques, de nouvelles valeurs et de nouveaux désirs, en même temps qu’une plus grande ouverture d’esprit. Personne ne peut nier les traits paradoxaux de la culture chinoise d’aujourd’hui, tels que cette relation d’amour-haine ou d’identification-rejet avec la culture traditionnelle, les relations conflictuelles entre individus autonomes et leur famille-clan, la société-Etat (une vision nouvelle des droits de l’homme, de la société et de la nation, de la manière de gouverner). Paradoxe encore entre des méthodes modernes ou scientifiques et la tradition d’un passé paternaliste et passif, le conflit entre l’approche idéologique officielle, qui ressemble à une camisole de force, et la liberté de la recherche intellectuelle et de la créativité artistique. Il y a aussi les limites fixes du socialisme et la richesse des contenus culturels. Ceci se ressent particulièrement dans les valeurs religieuses. Tous ces éléments indiquent qu’indéniablement quelque chose est nouveau dans le processus de création.

Les citadins

Les gens qui vivent en milieu urbain – 300 millions officiellement – sont aussi engagés dans la construction de leur propre système de valeurs culturelles. Ces gens sont habituellement instruits et émancipés. Ils ont des relations personnelles et sont exposés aux médias, aux courants modernes et au monde extérieur. Ces expériences ont alimenté leurs ambitions et élargi leurs intérêts.

Les réformes économiques en cours et la politique de la porte ouverte ont orienté les personnes davantage vers le capitalisme et la société de consommation. En janvier 1995, le China Broadcast News a publié un rapport officiel qui affirmait que les attitudes des citadins étaient en train de changer de manière radicale. Ils sont maintenant plus soucieux d’efficacité économique, ils reconnaissent comme positive l’idée de s’enrichir, ils en acceptent les conséquences dans le domaine de la concurrence, de la hausse des prix, des contrats de travail etc. Ils sont davantage critiques de l’idée traditionnelle selon laquelle “le mandarinat est au dessus de toutils sont plus autonomes et ne sont guère sensibles à la “crise de foi” qui était apparue à la fin des années 70, au moment où les réformes économiques étaient considérées comme en contradiction avec l’idéologie marxiste orthodoxe. Ils sont davantage intéressés par la science et la technologie comme moyens de faire de l’argent et ils n’ont plus peur des changements et des crises.

Au début de l’année 1996, les résultats des enquêtes officielles manifestent les choses suivantes :

“Seize années de socialisme aux caractéristiques chinoises on transformé les intérêts et les désirs des citadins. L’accès plus facile aux biens de consommation pour ceux qui constituent la classe moyenne montante et possèdent un pouvoir d’achat potentiellement d’importance globale, fait d’eux une population sophistiquée recherchant les produits les plus à la mode et les plus modernes. Plus de 80% des citadins chinois pensent que l’économie de marché est vitale pour la modernisation du pays, mais, selon les résultats d’une autre enquête, ils notent que la culture devrait se développer au même rythme que l’économie. Les quinze mille personnes interviewées manifestent qu’elles sont pour la plupart accoutumées aux changements opérés depuis trois ans, au cours de la transition d’une économie planifiée à une économie de marché. Bien que les personnes continuent de regarder le chomage et la pression de la concurrence dans le travail et la vie quotidienne comme des choses insupportables, leur attitude par rapport aux évolutions sociales soudaines telles que l’écart croissant entre les revenus, la hausse des prix, la nécessité de faire des sacrifices, est moins fragile qu’auparavant. Quand on leur demande ce qui est vital pour l’avenir de la Chine, la plupart de ceux qui sont interrogés disent : un système juridique élaboré, des citoyens instruits, l’égalité des droits, la politique de planning familial, la démocratie politique, une meilleure utilisation du temps, et une plus grande efficacité. En même temps, 75% affirment qu’ils hésiteraient encore à en appeler aux tribunaux dans le cas où leurs droits et leurs intérêts seraient lésés. L’agence Chine nouvelle fait référence à cette enquête quand elle affirme que des idées traditionnelles empêchent encore le développement d’une économie de marché. Le processus qui amènera le peuple chinois à accepter quelques-unes des idées nouvelles ne peut-être que graduel”.

Les villes voient le surgissement d’une classe moyenne – ou nouvelle élite – créée par les réformes économiques. Cette nouvelle classe moyenne comporte des entrepreneurs individuels, des cadres de l’Etat, des entreprises privées ou nationales, des professionnels et des experts, qui sont de plus en plus désireux de prendre en mains leur destin et sont même prêts à jouer un rôle dans le domaine politique et social. Ils ont commencé à construire une “culture citadine” de valeurs de la classe moyenne. Evidemment, cela ne va pas sans conflits.

L’accent placé par la population citadine sur l’éducation intellectuelle et scientifique comme moyen de faire de l’argent nécessaire pour leurs enfants, manifeste le conflit psychologique en cours entre une culture pré-industrielle et une mentalité post-industrielle. Des signes de survivance de la mentalité pré-industrielle se manifestent encore, par exemple dans l’absence fréquente de maintenance de l’équipement, du logement et des facilités, dans la lutte pour la survie qui rend la courtoisie archaïque et qui fait qu’on joue des coudes pour monter dans le bus, que l’on roule à moto sur les trottoirs en faisant hurler les klaxons sans souci des piétons.

Un récent phénomène culturel, évident dans les grandes villes et se propageant aussi rapidement vers les communautés rurales, est la naissance d’une “culture de masse”. Ce phénomène est créé par une “littérature de masse”, composée de tabloïdes, petits magazines, bandes dessinées, qui passionnent leurs lecteurs avec un mélange d’histoires romantiques, d’arts martiaux, de science fiction, d’espionnage, de biographies sensationnelles d’acteurs ou de personnalités, d’empereurs et de concubines. Dans la même ligne, existent aussi des manuels pour les jeux, les arts martiaux, la gymnastique, la danse, la santé etc. Plus récemment, des cassettes et des disques compact sont arrivés sur le marché et attirent une génération plus jeune.

La culture citadine s’exprime déjà dans plusieurs modes de comportement social et d’habitudes comme le fait de porter des vêtements bizarres, une coupe de cheveux à la mode, des biens de consommation de grande marque, manger dans des restaurants renommés, fréquenter les discos, les bars et les karaokés, arborer un appareil photo ultra moderne ou s’inscrire à un cours de danse.

Les autorités, soucieuses de préserver un certain niveau de moralité, ont essayé, quelquefois avec succès, de freiner toute cette “pollution spirituelle” et cette “libéralisation bourgeoiseElles considèrent que le déclin de “la grande culture” manifeste “le retard de la construction spirituelle sur la construction matérielleL’une des raisons de leur absence relative de succès est qu’une bonne partie des cadres moyens et inférieurs ne pensent pas que cette culture populaire de masse soit nécessairement inférieure ou qu’il y ait lieu de s’alarmer.

Les ruraux

Les systèmes culturels ruraux et citadins ont toujours été différents en Chine. A la suite de la politique de libéralisation rurale des années 80, cette disparité est devenue encore plus évidente. La population des campagnes (800 millions officiellement) jouissent de davantage de liberté et en profitent pour améliorer leur niveau de vie, augmenter leur pouvoir d’achat, construire de nouvelles maisons et acheter les “quatre principaux biens de consommation” (bicyclette, machine à coudre, radio et montre) en même temps que des vêtements de meilleure qualité. La conséquence en est que l’amélioration des conditions amène les ruraux non seulement à revitaliser les vieilles coutumes mais aussi à adopter des manières nouvelles et modernes amenées d’ailleurs par les mass-media. Tout ceci crée une nouvelle culture. Ils ne spéculent pas sur la culture en tant que telle, mais étant ouverts au passé comme au nouveau, ils se comportent avec la culture comme avec quelque chose de dynamique, qui peut se négocier et qui doit être re-créée par eux.

A la campagne, le courant général est conservateur, mais dans le domaine économique la population est remarquablement ouverte au changement. Les intérêts et les attitudes des gens sont généralement pragmatiques. Ils honorent les coutumes traditionnelles liées principalement aux fêtes et célébrations de village, aux rites du clan et de la famille (mariages, funérailles, visites des tombeaux, restauration des temples et pèlerinages). Avec l’augmentation des revenus, ils adoptent une manière moderne de s’habiller. Ils veulent avoir des télévisions, des frigidaires, des téléphones et même des voitures ou d’autres moyens de transport. Les moins scrupuleux apprennent rapidement les “trucs” et n’hésitent pas à utiliser des moyens illégaux et la tricherie pour faire de l’argent. Cependant, à la campagne, le nombre des escrocs reste peu élevé. Pour la majorité des gens, à l’exception de quelques extravagances, les efforts d’amélioration du mode de vie et d’établissement d’un nouveau système de valeurs et d’un nouveau comportement sont fondés sur la sagesse traditionnelle du peuple chinois ordinaire qui pratique une approche pragmatique et globale de la vie. Leurs valeurs culturelles et leurs ambitions sont donc généralement limitées à l’amélioration de leur mode de vie, à la préservation de l’harmonie (bonnes relations) avec toutes les personnes avec lesquelles on vit, comme avec la nature et le monde des esprits. Ils se soucient aussi du bien-être de la communauté et contribuent à améliorer les services publics. Ils placent beaucoup d’espoir dans la prochaine génération et font de leur mieux pour fournir à leurs enfants une éducation meilleure que celle qu’ils ont eue. Par conséquent, les jeunes ruraux expriment davantage de demandes culturelles que leurs parents. Ils lisent les romans et les magazines populaires quand ils ont des loisirs, chantent les chansons à la mode, fréquentent les centres de sports et les salles de bal. Dans leur recherche d’une vie nouvelle et meilleure, ils visitent les villes plus souvent et participent à des activités citadines, contribuant ainsi à combler l’abîme entre les mentalités rurales et urbaines.

Les jeunes générations

A travers toute la Chine, il existe une sorte de “culture universelle commune” que l’on trouve particulièrement dans les jeunes générations. Ce phénomène ne s’est jamais produit jusqu’à présent dans l’histoire. “Cette culture particulière emprunte des valeurs et des expressions dans le monde entierElle inclut la musique rock, l’art moderne, le jargon des ordinateurs et les connaissances techno-scientifiques, le karaoké, les slogans de propagande de la télévision, la familiarité avec les stars du cinéma mondial, des chanteurs, athlètes, artistes etc. Cette culture s’exprime dans des modes de comportement communs comme les T-shirts et des expressions américaines.

Cette culture fondée sur des intérêts communs, des goûts et des manières de les exprimer partagées, facilite la communication entre les jeunes du monde entier et tend à constituer un ensemble de valeurs culturelles communes.

Ces manifestations culturelles extérieures, bien qu’universelles, sont cependant strictement articulées sur le contexte dans lequel elles sont vécues. A un niveau plus profond, elles révèlent un sentiment partagé d’insécurité, d’ennui et de désespoir. Ceux-ci en retour se manifestent dans une certaine amertume, le fatalisme concernant l’existence humaine, une forme d’amoralisme,

l’esprit de rébellion et la marginalisation. Les experts parlent de cette situation comme de la “culture grise

CONCLUSION

Les autorités chinoises sont évidemment directement impliquées dans le processus créateur et le modelage d’une nouvelle culture. Elles se sentent profondément responsables pour la propagation de ce qu’elles pensent être la seule idéologie correcte pour la Chine : la nouvelle culture socialiste. Cependant, en ce qui concerne la “culture” ce qui compte le plus en dernière analyse, c’est l’acceptation et l’assimilation des formes culturelles par la population ordinaire. En Chine, il y a différents groupes de gens qui, pour exprimer leur position et leurs intérêts au sein de la société, sont en train de créer leurs propres cultures. Aucune grande société ne peut être idéologiquement ou culturellement homogène. Lénine lui-même l’admettait. Les grandes sociétés sont obligées d’accepter le pluralisme et tout effort d’imposer l’uniformité est voué à l’échec. Ceci est particulièrement vrai pour un pays aussi grand et aussi divers que la Chine.

Un pays peut sans doute s’enraciner dans une

“culture dominante”, mais il y aura toujours des sous-cultures aussi bien qu’une masse de cultures populaires. L’expérience historique démontre que l’imposition d’une culture ou idéologie unique à un peuple donne toujours naissance à une contre-culture. Par ailleurs, l’extension d’une “culture universelle” partout dans le monde, y compris en Chine, semble aujourd’hui inévitable. “Il est impossible de conserver à part un système de valeurs, une manière de penser ou un sens de la concurrence, tout en important de l’Occident, science, technologie et méthodes de gestion” (Yuan Zhiyuan).

En fin de compte, nous devons soigneusement considérer le fait que ce qui influence réellement la vie et le comportement des masses ne se trouve pas tant dans les directives gouvernementales, les mesures culturelles prises par les autorités, ou même les grands travaux littéraires de l’élite intellectuelle. Il se trouve plutôt dans la culture populaire, les cultures de groupes et les “cultures alternatives”.