Eglises d'Asie

UN PAYS EN PAIX AVEC LUI-MÊME

Publié le 18/03/2010




Il y a quelques mois, alors que le ministre émérite Lee Kuan Yew évoquait la possibilité que Singapour rejoigne la Fédération de Malaisie, si celle-ci devenait une méritocratie, un débat public surgit à Singapour. La discussion mit l’accent sur la vie à Singapour, dominée par les Chinois et où les Malais sont une minorité, par comparaison à la vie en Malaisie où les Malais sont majoritaires et les Chinois minoritaires.

En Malaisie pourtant, il n’y eut pas de débat. « La Malaisie est une société ethniquement en paix avec elle-mêmedit un diplomate occidental basé à Kuala Lumpur. Alors que Singapour s’enorgueillit du fait qu’aucune ethnie ne jouit d’un traitement de faveur, la Malaisie admet franchement une politique qui accorde un traitement privilégié aux Malais et autres bumiputras (fils de la terre). Il s’en faut encore de beaucoup qu’ils soient aussi prospères que la population chinoise du pays.

Les tensions entre Malais et Chinois remontent à plusieurs décennies. En 1950, sept ans avant que la Malaisie ne devienne indépendante, Mohamad Mahathir écrivait : « Le test de la sincérité de ceux qui veulent devenir citoyens malaisiens se trouve dans leur éventuelle coopération à un plan qui permette aux Malais de se donner des bases solides dans les domaines de l’éducation et de l’économie. Il ne faudrait qu’ils profitent de chaque occasion pour protester contre le traitement préférentiel accordé aux Malais. Une nation malaisienne ne pourra jamais être heureuse et prospère si les besoins et les aspirations des habitants indigènes sont ignorés ».

Beaucoup de ses compatriotes tombèrent d’accord avec Mahathir même si celui-ci n’arriva au pouvoir que bien des années plus tard. Ils percevaient que les Malais qui vivaient majoritairement au rythme très lent des sociétés rurales ne pouvaient pas entrer en concurrence avec les Chinois. La décision de prendre des mesures dans le sens voulu par Mahathir fut appliquée après les émeutes raciales de 1969, au cours desquelles les Chinois furent la cible des émeutiers malais.

« Si nous n’avions pas fait cela, le pays aurait été carbonisédit Nourdin Sopiee, directeur général de l’Institut malaisien des études stratégiques et internationales. « Je ne pense pas que nous aurions survécuajoute-t-il. La plupart des membres des professions libérales, médecins, avocats, architectes, ingénieurs étaient Chinois ou Indiens. Il était nécessaire de « remédier à l’héritage historiquedit encore Noordin.

En principe, il est difficile d’arguer contre l’égalité de traitement pour tous, mais en pratique, il est impossible d’ignorer la situation catastrophique des Malais qui, à cause de circonstances historiques, se sont trouvés en danger d’être réduits à une minorité ethnique sur leur propre terre, et sous le contrôle de gens qui, bien que techniquement non étrangers, étaient tout de même « extérieurs » dans le sens qu’ils étaient des immigrants ou des enfants d’immigrants.

Le gouvernement essaya d’amener les Malais au même niveau que les Chinois et les Indiens en adoptant la Nouvelle politique économique de 1970, un plan de vingt ans. L’une des mesures clés en était de réserver 55% des places dans les universités d’Etat, jusqu’ici dominées par les Chinois, aux étudiants malais. Le gouvernement espérait, qu’en retour de ce traitement privilégié, le contrôle de la bourse par les bumiputras, qui était de 1,9% en 1979, s’élèverait à 30% en 1990.

Pendant ces vingt ans, la Malaisie fit beaucoup de progrès, mais le but du gouvernement ne fut pas atteint. En 1990, les bumiputras possédaient 19% de la bourse, ce qui était tout de même dix fois plus qu’en 1970. Pourtant, le pouvoir économique reste largement entre les mains des non-bumiputras. Aujourd’hui, les Malais continuent de jouir d’un traitement privilégié, mais contrairement à ce qui se passait il y a vingt ans, il y a peu de ressentiment ouvertement exprimé chez les autres. A une époque de prospérité générale, – la croissance économique a été de 8,9% en moyenne depuis six ans – les Malais ne se plaignent pas d’être laissés de côté et les Chinois ne se plaignent pas de discrimination.

A l’heure actuelle, l’attention du pays ne se porte plus sur la Nouvelle politique économique, mais sur ce qu’on appelle la « Vision 2020 ». Elaboré par Mahathir en 1991, ce plan envisage la transformation de la Malaisie en un pays développé en trente ans. L’idée du gouvernement, tout à fait louable, est que lorsque les Malais auront atteint la parité totale, ils n’auront plus besoin de traitement de faveur.

Le plan de développement sur trente ans prévoit une croissance de 7% par an, et une production nationale doublant tous les dix ans. Selon le plan, en 2020, le niveau de vie des Malaisiens sera quatre fois supérieur à celui dont ils jouissent aujourd’hui. En termes de pouvoir d’achat, les Malaisiens auront alors atteint celui des Américains en 1990.

Le danger évidemment c’est que l’embellie économique ne dure pas trente ans. Jeffrey Sachs, économiste de Harvard, estimait récemment que chaque fois que le niveau de vie double, la croissance se réduit par 1,25%. Si l’on tient compte de ces calculs, au moment où le revenu par tête des Malaisiens sera de 12 000 US$, c’est-à-dire la moitié de celui d’une économie développée moyenne, la croissance pourrait descendre à 3,5%. Si la croissance économique de la Malaisie devait se ralentir, il se pourrait que le succès du pays comme société multiraciale soit mis à rude épreuve.