Les chiffres que nous venons de citer ne concernent que la pauvreté dans les régions rurales. Mais la pauvreté est aussi un phénomène des villes. Selon la presse, les citadins pauvres étaient au nombre de 12 millions en 1994. Leur
revenu pour les dépenses vitales était en moyenne de 1 059 yuan, ou 54.7% du revenu moyen national. Même si Outlook révèle qu’ils ne peuvent pas se débrouiller avec moins de 1 183 yuan, le gouvernement admet que la pauvreté urbaine a été laissée de côté dans le plan élaboré en septembre dernier (1). Le gouvernement ne peut sans doute pas se battre sur tous les fronts à la fois. Mais la raison principale de cette option est que les problèmes des villes sont différents de ceux des campagnes. En dehors des nombreux cas de malchance pure, l’élément essentiel de la pauvreté urbaine est la nouvelle conception de l’emploi qui a radicalement changé la vie dans les villes. Les chefs d’entreprise ont appris les règles de l’économie de marché et n’ont pas d’autre option que de restructurer le personnel, que les ouvriers soient d’accord ou non. Le chômage est devenu une réalité de la vie, particulièrement pour certaines catégories de la population. C’est une évolution qui exige une action appropriée avant que les tensions sociales dans les villes n’atteignent le point de rupture. Les syndicats et les autorités municipales sont conscients de la situation et essayent de mettre en place des systèmes de sécurité sociale qui puissent bénéficier à la fois aux entreprises et aux individus.
LES CITADINS PAUVRES
Les autorités chinoises, qui fournissent des évaluations délibérément vagues du phénomène, savent bien que l’économie de marché, selon toute probabilité, va laisser de côté un grand nombre de gens. Il est peut-être vrai qu’on peut appliquer la parole “Vous aurez toujours des pauvres au milieu de vous” à un certain nombre d’entre eux, mais beaucoup d’autres seront sans doute victimes de nouveaux types de pauvreté créés par les mécanismes économiques. Pour cette dernière catégorie, la pauvreté peut n’être qu’une expérience de courte durée, mais en même temps elle doit être prise en compte pour qu’elle reste dans des limites supportables.
Les pauvres traditionnels
Les mendiants ne sont pas rares dans les villes. Leur existence n’est pas nouvelle. Il suffit de voir les photographies qui sont publiées de temps en temps, le plus souvent dans les journaux étrangers: des mendiants aveugles jouant de la flûte, par exemple, ou encore un cliché de l’AFP montrant les enfants d’un village pauvre de l’Anhui ramassant des morceaux de métal dans une allée sombre de Wuhan. Même le China Youth Daily a publié une pleine page de photographies de destitués dans les quartiers de la capitale: un enfant de parents handicapés, qui joue d’un harmonica qui fut longtemps le seul trésor de son père; un couple de quinquagénaires qui ne peut pas récupérer son statut de résidant à Pékin, alors que le mari a été victime d’un accident du travail dans le Xinjiang et a besoin aujourd’hui d’un traitement médical. Des exemples similaires ne manquent pas. Le titre de la page du China Youth Daily est révélateur : “Les marginaux dans la capitale” (2).
Ces pauvres ne sont pas totalement laissés à eux-mêmes. Mais, malheureusement, les récits de secours se répètent et révèlent toujours les mêmes handicaps qui rendent ces personnes incapables d’assumer les aspects compétitifs de la vie normale. Il est incontestable que beaucoup trop d’enfants, même dans les villes, ne peuvent pas aller à l’école pour des raisons économiques. Leurs parents sont handicapés, physiquement ou mentalement, ou bien il n’y a qu’un seul parent. Dans d’autres cas, la famille a totalement disparu. Ceux qui s’occupent de ces enfants n’ont eux-mêmes que des revenus très modestes – moins de deux cents yuan par mois et par personne. Une école de Pékin a décidé de prendre de tels enfants gratuitement et en leur fournissant 80 yuan par mois d’argent de poche. L’éducation gratuite obligatoire est encore loin, et cette initiative est au moins une preuve de plus que la misère est aussi une réalité de la vie dans les villes (3).
Les organisations volontaires, récemment réhabilitées, et le système gouvernemental des affaires civiles s’occupent de ces cas. A travers le pays, un réseau officiel d’organisations charitables ramasse des fonds et les distribue. Les membres du parti sont aussi engagés dans cette affaire. Par exemple, à Handan, province du Hebei, le secrétaire de la section du parti d’une entreprise coordonne les efforts d’aide à une famille depuis vingt ans. Le père était en congé de maladie depuis la fin des années 70 jusqu’à sa mort en 1988. La mère, elle aussi malade, est morte en 1983 et la famille devait vivre du salaire du père dans un premier temps, puis de l’allocation qu’il recevait. A sa mort, le parti a pris en charge les quatre orphelins âgés de 9 à 17 ans. Cette admirable histoire de secours mutuel pourrait suggérer qu’aucun système, aussi bon soit-il, n’est parfait. Mais les autorités, qui sont conscientes que le système actuel a beaucoup de défauts et pourrait être plus efficace, appellent à une meilleure organisation des activités charitables, avec l’établissement de fonds ad hoc par les syndicats locaux (4).
Les nouveaux pauvres
En dehors des cas de pure malchance, la pauvreté peut être reliée à deux évolutions essentielles : la réduction du nombre des travailleurs dans beaucoup d’entreprises d’Etat, et les difficultés rencontrées par les retraités dont les pensions n’ont pas augmenté, loin s’en faut, au même rythme que le coût de la vie. Selon les statistiques, 50% des foyers urbains ont atteint le seuil du xiaokang. Une étude sur la province du Heilongjiang arrive à la conclusion que les villes sont passées par trois stades : des grandes difficultés à la satisfaction des besoins fondamentaux (1980-1984); des besoins fondamentaux au seuil du xiaokang (1985-1989); la généralisation du xiaokang (1989-1995). L’étude révèle que les dépenses de nourriture représentent moins de 50% des budgets familiaux et que les salaires augmentent de manière significative. Mais, les différences de revenus s’aggravent : une moyenne de 6 802 yuan pour les 10% du haut de l’échelle et 1 593 yuan pour les 10% au bas de l’échelle. Ces informations très optimistes du Bureau national des statistiques ont souvent provoqué des commentaires positifs. Si quelques familles vivent en effet dans des conditions d’extrême pauvreté, elles ne constituent que 3,8% de l’ensemble des familles urbaines (5).
A première vue, l’image qui émerge du résultat d’une enquête conduite par un centre spécialisé de l’université du peuple n’est pas tout à fait semblable. Au contraire de l’étude du bureau des statistiques qui se base sur le revenu annuel des familles, cette enquête, apparemment sérieuse, considère les revenus par tête et par mois. De plus, elle fait un classement plus affiné de la population par catégories plus diversifiées. Le revenu mensuel par tête est de 460 yuan, révèle l’enquête, qui souligne aussi le fait que tous les types de revenus ont été pris en compte. 80% environ des citadins se trouvent ainsi dans la catégorie des revenus situés entre deux cents et huit cents yuan. 10% se trouvent au-dessus et 10% en dessous de cette catégorie. 63% environ se situent dans la catégorie moyenne-basse. En fait, ces chiffres sont assez proches de ceux du bureau des statistiques, mais leur présentation les éclaire différemment et révèle que beaucoup reste à faire pour amener le revenu moyen vers le centre (6).
L’optimisme serait de rigueur si tous les citadins pouvaient espérer que leurs revenus augmenteront. Mais ce n’est pas le cas, et le processus d’une pauvreté en augmentation dans les villes est une cause sérieuse d’inquiétude. En 1995, 41% des citadins ont connu une baisse de leurs revenus. Ceci était particulièrement le cas dans les 20% de la population jouissant des revenus les plus faibles : dans ces cas, la baisse des revenus était de 29,4%, alors qu’il n’était que de 13,7 pour les familles à revenus supérieurs. D’après les estimations du journal Population research, la population en voie d’appauvrissement dans les villes a augmenté de 1% au milieu des années 80 à 3,6% en 1995. De la même façon, le journal conclut que les citadins pauvres sont au nombre de 28 millions sans compter plus de dix millions de paysans-ouvriers qui vivent encore dans des conditions précaires dans les concentrations urbaines. Cette somme totale de près de quarante millions de personnes est très éloignée du chiffre officiel de douze millions. Beaucoup d’autres exemples de conflits de chiffres pourraient être cités, et les experts comme l’administration ont demandé des enquêtes plus systématiques. Il est probable que de telles études sont en train de se faire, mais leurs résultats ne seront pleinement connus que quand les dirigeants seront prêts à présenter un nouvel ensemble de mesures contre la pauvreté (7).
Les villes constituent un sujet difficile à maitriser pour l’esprit, et, apparemment, il n’existe aucun consensus politique en ce qui concerne leur avenir. Objets de prédilection des économistes au début de l’époque des réformes, les villes souffrent aujourd’hui d’une population en augmentation rapide, et l’administration se trouve désemparée à mesure qu’elle prend conscience qu’il pourrait ne pas y avoir de travail pour tout le monde. De plus, l’inflation sévère qui a accompagné le boom économique des villes explique la diminution des revenus. En même temps, la réforme en cours de l’économie urbaine exige la restructuration de beaucoup d’entreprises qui ont totalement, ou en partie, arrêté la production. Enfin, le développement des villes a
occupé beaucoup de terres cultivables, ce qui a perturbé la vie de beaucoup de paysans.
D’autres chiffres peuvent pour le moins illustrer les difficultés économiques que l’on trouve dans les villes. En 1995, sur une population en état de pénurie de vingt millions, la moitié avaient un revenu inférieur au “niveau de vie minimum” de leur région. En 1994, une enquête sur 13 provinces concluait que 10% des travailleurs étaient en situation difficile dans cinq provinces, et entre 5 et 10% dans six autres provinces. Le pourcentage descendait en-dessous de 5% seulement dans deux provinces. Une étude sur la région autonome de Ningxia indique que de plus en plus d’investissements sont nécessaires pour combler le fossé qui s’élargit entre les familles à revenu moyen et les pauvres (8). Notons que ces études ne se limitent pas à l’économie, mais qu’elles attirent aussi l’attention sur les conséquences socio-politiques évidentes.
Divers articles s’accordent pour dire que la nouvelle pauvreté est un phénomène diversifié dans ses causes comme dans ses conséquences. Elle inquiète les experts autant qu’elle les laisse impuissants. Un article sur Pékin remarque que les chiffres eux-mêmes ajoutent à la confusion : 470 000 personnes ont droit à des allocations d’urgence qui leur permettraient d’atteindre un revenu minimum de 230 yuan. Mais 300 000 d’entre eux ne reçoivent pas ces allocations. Ce n’est pas le seul exemple d’inconsistance entre des revendications légitimes et les réalités. Des salaires non payés et des pratiques de ce genre ont affecté les vies de quatre millions de personnes en 1994 et 7 millions en 1995 (9). Les nouveaux pauvres, ceux qui voudraient travailler mais ne trouvent pas d’emploi, sont de plus en plus “largués” derrière ceux qui réussissent à “surfer” sur l’économie de marché.
LES CONTRAINTES DE LA GESTION
Le chômage n’est pas nouveau en Chine mais, pendant longtemps, il a été caché par des statistiques inconsistantes avec une gestion rationnelle des ressources humaines. La terminologie a évolué de “en attente d’emploi” à “chômeuret inclut aujourd’hui ceux, de plus en plus nombreux, qui, ayant perdu leur travail, sont classés “hors service” et sont devenus inutiles dans leur entreprise même s’ils ne sont pas licenciés ou enregistrés comme chômeurs. Il n’est sans doute pas possible de licencier tant de monde à la fois.
Des réductions nécessaires
Quelques lignes du Fujian Daily annoncent sobrement que 4% des ouvriers et employés des entreprises industrielles de la province sont en surnombre. De ces 79 300 employés, 49 500 appartiennent à des entreprises d’Etat, 20 700 à des usines collectives et 9 000 à d’autres entreprises (10). Il apparaît clairement, selon le rapport, que ces entreprises sont incapables de développer leurs activités à une vitesse suffisante pour créer des emplois nouveaux pour leurs travailleurs. D’autres questions viennent aussi à l’esprit : pourquoi les travailleurs en surnombre se trouvent-ils surtout dans les entreprises d’Etat ? Comment se fait-il que la presse mette l’accent sans aucune retenue sur ce fait ? La crise n’affecte pas de manière uniforme tous les secteurs industriels. En plus des mines et de plusieurs industries légères, la crise est particulièrement aiguë dans le textile. Le Fujian Daily annonce que, dans la province, ce secteur se trouve dans le rouge pour la première fois. Dans le Hubei, plus de 6 000 ouvriers du textile ont changé d’emploi. Dans les ateliers de tissage du Xinjiang, longtemps considérés comme des symboles de la sécurité du travail, des milliers d’ouvriers ont été mis au chômage par manque de travail. Qu’arrive-t-il à ceux qui sont ainsi mis au chômage ou “hors service” ? La réponse n’est pas claire. La presse mélange des histoires d’angoisse sur la perte de l’emploi avec des histoires de succès des “malins” qui ont réussi dans le secteur privé (11).
Les nombreuses faillites d’entreprises ne font qu’aggraver la situation. Selon les rapports officiels, 115 des 226 unités industrielles d’Etat du Gansu étaient dans le rouge en juin 1996. Citant le Bureau national des statistiques, un article estime qu’un quart des entreprises d’Etat sur l’ensemble du pays arrivent à peine à survivre et devraient être éliminées. Aujourd’hui, pour la seule année 1996, le nombre des faillites est de cinq mille, c’est-à-dire davantage que pour toute la période entre 1989 et 1995. A première vue, cette escalade soudaine peut provoquer la surprise, mais, dans le Ming Pao de Hongkong, un professeur associé du département de sociologie de l’université de Pékin explique que la faillite est devenue une mode. La priorité est donnée au paiement des dettes vis-à-vis de l’administration et aux compensations financières des employés. Les créditeurs viennent en dernier et ne peuvent espérer que les restes. Les banques sont ainsi les grandes perdantes (12).
Les statistiques officielles montrent que le taux de chômage est tombé de 5,3% en 1978 à 1,8% en 1985. Depuis lors, il est remonté à 2,9% selon certaines estimations. Parmi les jeunes (entre 16 et 30 ans), le chômage est resté relativement stable : 2,8 millions en 1991 et 3,1 millions en 1995, après avoir atteint 3,3 millions en 1993. De plus, le pourcentage des jeunes parmi les chômeurs est tombé de 83,2% en 1992 à 79% en 1993, 63,2% en 1994 et 59,7% en 1995. Autrement dit, si le chômage affecte sérieusement les jeunes, il affecte encore plus la population d’un certain âge (13).
A la fin de septembre 1996, le taux de chômage était de 2,98% et les experts prévoient qu’il atteindra 3,2% en 1997. Ce sont là des figures globales et, dans certaines provinces, les chiffres peuvent être plus inquiétants. A Canton, où les salaires augmentent dans tous les secteurs, le nombre des travailleurs a baissé de 3,15% en septembre 1996 ou 2 030 000 emplois (65 000 en moins), à cause d’un arrêt dans la croissance économique de la municipalité. Les fonctionnaires locaux admettent que c’est ennuyeux et même inquiétant. On estimait qu’à la fin de 1996, 60 000 personnes seraient sans emploi à Canton pour diverses raisons. Parmi elles, 40 000 ont droit à des allocations de chômage, mais le fonds de chômage a déjà payé des indemnités à 22 000 personnes entre janvier et juin 1996 et se trouve aujourd’hui dans le rouge. La seule note optimiste vient de ce que les autorités municipales ont annoncé le début de grands travaux qui feront reprendre la croissance économique (14).
Dans d’autres parties du pays, économiquement très différentes du Guangdong, la situation n’est pas plus brillante. La province du Shaanxi en est un exemple. A la fin de l’année 1995, les entreprises collectives et d’Etat avaient 173 000 employés en surnombre, et 244 000 autres appartenaient à des unités ayant cessé la production ou attendant d’être déclarées en faillite. De plus, des réductions de salaires ont affecté 132 000 personnes et 34 000 gagnent moins que le salaire minimum garanti de la région. Le chômage affecte 4,3% de la main d’oeuvre urbaine et même 5,6% si l’on inclut ceux qui sont “en attente d’emploi”; 77,4% de ces chômeurs n’ont jamais travaillé et 82,8% ont entre 16 et 29 ans. Dans cette dernière catégorie, 47,8% ont complété leurs années de collège et 38% leurs études secondaires. Parmi les villes, les taux de chômage varient de 1,77% à 7,13%. Les choses ne semblent pas devoir s’améliorer : 510 000 nouveaux demandeurs d’emplois sont entrés sur le marché du travail en 1996 et on en attend 610 000 en l’an 2000. En fin de compte, les nouveaux demandeurs d’emploi s’ajouteront aux 2,8 millions prévus pour la période entre 1996 et 2000 (15).
A l’heure actuelle, en dépit des directives officielles, les rangs de la main d’oeuvre sont encore gonflés dans beaucoup d’institutions. A la fin de juin 1996, les institutions publiques employaient 23,98 millions de personnes, 740 000 de plus que l’année précédente, et les unités gouvernementales en employaient 10,01 millions, 266 000 de plus que l’année précédente (16). Aussi anormale que cette tendance puisse paraître, c’est un fait que beaucoup de gens ne sont pas prêts à prendre des contrats de travail ou à passer dans le secteur privé.
Aider ceux qui s’aident eux-mêmes
La structure de l’emploi a évolué depuis 1995 et les autorités chinoises aiment à se référer aux nouvelles tendances pour prouver que même si la situation est sérieuse elle n’est pas désespérée. Par exemple, des citadins acceptent de partir travailler dans des bourgades et villages où ils trouvent aussi un certain nombre de “pierres qui roulent” : des paysans-ouvriers qui, après plusieurs années dans les cités, sont revenus, expérience acquise, vivre paisiblement dans leur village d’origine. Environ 10% des 130 millions de travailleurs d’entreprises des bourgades et villages viennent des cités. Des rapports notent aussi avec satisfaction que davantage de gens travaillent dans le secteur privé. A la fin de juin 1996, sur 146,9 millions d’employés et d’ouvriers (320 000 de plus qu’en juin 1995), 108,41 millions étaient dans des entreprises d’Etat, 29,96 millions dans des entreprises collectives et 8,53 millions dans d’autres types d’emploi. Ces chiffres représentent une diminution de 149 000 travailleurs dans le secteur collectif depuis juin 1995 et une augmentation de 810 000 et 990 000 respectivement dans le secteur d’Etat et le secteur privé (17).
La nécessité est mère de l’imagination. Les emplois domestiques se multiplient et les services se diversifient dans ce secteur. Des services d’autobus pour les écoles privées ont apparu à Canton. Ceux qui n’ont pas d’idées et se tournent vers des agences d’emploi – autre secteur lucratif – prennent un risque si l’agence n’est pas gérée par un syndicat. L’année dernière, la presse a chanté les louanges de cinq agences d’emploi : leurs patrons ont même découvert que de nouveaux postes pouvaient être créés dans les entreprises pour améliorer la productivité. En 1996, il y avait 221 agences de ce type dans la capitale en contact avec 63 000 unités de travail et pouvant aider 2,4 millions de personnes (18).
L’été dernier, à Shanghai, le secrétaire du parti, Huang Ju, a circulé dans la ville pour évaluer les progrès du “programme de ré-emploi”. Il faut tout essayer, a-t-il dit : c’est un défi politique et économique autant qu’une occasion de faciliter la réforme des entreprises d’Etat et restructurer la société dans son ensemble. Au mois d’octobre suivant, la municipalité a pris une série de mesures pour accélérer le programme en
question; les entreprises dont 50% des employés étaient placés “hors service” jouiront d’une réduction d’impôts; celles qui demandent une aide financière ne peuvent pas embaucher des travailleurs provenant d’autres régions; le secteur tertiaire doit donner priorité aux travailleurs qui ont perdu leur poste. Ceci dit, Shanghai n’est pas parmi les régions les plus mal loties de Chine. Au cours des cinq dernières années, 660 000 travailleurs qui avaient perdu leurs postes ont trouvé du travail grâce à une “politique systématique de restructuration de l’économie localeA l’heure actuelle, le secteur tertiaire embauche chaque année 100 000 demandeurs de premier emploi (19).
La position officielle est que l’Etat ne tolérera pas les gens qui refusent un emploi parce qu’il n’est pas suffisamment payé ou parce qu’il est physiquement exigeant. Mais si, au sein d’une famille, l’un des époux gagne suffisamment, pourquoi l’autre devrait-il se fatiguer à chercher un travail – surtout s’il s’agit de la femme – si ce travail ne paie guère plus que l’allocation “hors service” ? Dans ces circonstances, l’époux sans travail a beaucoup de raisons de ne pas quitter son entreprise d’Etat qui continue de lui fournir logement, assurance médicale, aussi bien qu’un sentiment de respectabilité sociale. Ces personnes sont aussi déterminées à attendre la fin de la présente crise et à parier qu’un jour les choses s’amélioreront dans leur entreprise. Ceci ne les empêche pas en même temps de faire ici et là de “petits boulots” (20).
Des problèmes réels existent à côté de difficultés qui n’en sont pas. La presse insiste de plus en plus pour dire que les ouvriers n’ont pas toujours raison, même les plus jeunes qui ne possèdent pas la formation professionnelle adéquate et manifestent peu d’intérêt pour devenir leaders de la classe ouvrière (21). Mais les chômeurs sont si nombreux dans toutes les catégories qu’on ne peut pas se contenter de blâmer la paresse humaine et la mentalité socialiste d’assisté.
IDENTIFIER LES RESPONSABILITES ET REDISTRIBUER LES BLAMES
Les réformes ne pouvaient pas se produire instantanément et le Parti s’est gardé de toute thérapie de choc qui aurait pu créer un désordre social. Les réformes ont été appliquées l’une après l’autre, et chaque fois il était admis que les erreurs étaient inévitables. Pourtant, le Parti prend la défense des travailleurs qui, sans aucun doute, affrontent des risques sérieux quand ils jouent des rôles nouveaux dans le processus économique.
La défense des travailleurs
Tous les travailleurs n’ont pas raison, mais ils n’ont pas tous tort non plus. Les syndicats le savent bien qui essaient de promouvoir leurs intérêts communs sans parti pris. Ils le font, selon la presse, en aidant les travailleurs à changer de carrière. A Shanghai, par exemple, les syndicats organisent des fonds d’urgence pour les ouvriers du textile dans le besoin et fournissent une formation dans des techniques demandées sur le marché. Ailleurs, des dirigeants syndicaux, selon les rapports, disent comprendre les exigences politico-économiques du gouvernement qui sont, selon eux, tout à fait justifiées (22).
Cependant, les syndicats prennent aussi la défense des travailleurs contre certains décisions et contre des abus. Par exemple, les mesures de sécurité ne sont pas au point dans les petites villes du Zhejiang : les accidents industriels mortels y sont nombreux (même si leur nombre n’atteint pas les sommets de 1993) alors que ces villes apportent une contribution majeure à l’économie de la province. De la même manière, 39 accidents industriels sérieux (à l’exclusion des mines) se sont produits à Canton entre le début de 1994 et juillet 1996, provoquant 305 morts et 175 blessés graves. Selon les journaux, 23 de ces accidents, ayant provoqué 254 morts et 161 blessés graves, se sont produits dans des entreprises privées ou rurales financées par des investisseurs étrangers. L’absence de mesures de sécurité ainsi que les exigences de quelques patrons dans des entreprises financées de l’étranger, imposant des heures supplémentaires obligatoires et non payées, sont les sources de disputes industrielles au cours desquelles les syndicats prennent aujourd’hui souvent le parti des travailleurs, contre les patrons étrangers, au nom de l’économie de marché (23).
En réalité, ces disputes et le chômage donnent aux syndicats l’occasion de redorer leur blason et redéfinir leur rôle. Selon leur organe officiel, le Quotidien des travailleurs, les syndicats sont tout à fait conscients qu’en défendant les travailleurs contre l’exploitation, ils se trouvent un rôle nouveau. Il est ainsi de leur devoir de s’assurer que les travailleurs mis au chômage reçoivent l’allocation à laquelle la loi leur donne droit. Un article concernant la province de Jilin, où les entreprises d’Etat connaissent de grandes difficultés, affirme que les difficultés ne doivent pas être une excuse pour oublier les droits des travailleurs. Selon un professeur de l’université de Pékin, il est du ressort des syndicats d’arbitrer entre les nécessités et les droits (24).
Le même professeur estime utile d’ajouter que les syndicats ont le devoir de représenter les travailleurs. Concrètement, le Quotidien des travailleurs suggère que les entreprises fournissent un conseil juridique gratuit aux travailleurs afin que ceux-ci puissent défendre leurs droits. Curieusement, le journal remarque que les entreprises elles-mêmes ont besoin de conseil juridique. La suggestion semble destinée à mettre en garde contre les pratiques malhonnêtes de certains cadres d’entreprises, et implique que les travailleurs devraient avoir un rôle réel dans la gestion. La formule reste à trouver pour que la légalité progresse dans les entreprises (25).
Mais le gouvernement ne peut pas se permettre de perdre du temps, car les ouvriers commencent à se montrer impatients. En septembre dernier, le Quotidien du peuple a fait allusion à des manifestations devant des bâtiments municipaux au cours desquelles les ouvriers portaient des banderoles avec les mots : “Nous voulons du travailL’hebdomadaire Outlook mentionne des incidents similaires surtout dans la province de Canton. Pour avoir davantage d’information, le lecteur doit se tourner vers la presse étrangère qui a mentionné un certain nombre de conflits dans toute la Chine entre janvier et septembre 1996. Selon les rapports, le Parti, le gouvernement et l’armée ont tenu une conférence téléphonique à la fin d’octobre 1996 et en ont conclu que la situation était critique et qu’il ne fallait pas la laisser se détériorer plus avant. Ils ont aussi déclaré la guerre aux syndicats illégaux qui ont surgi ici ou là (26). Il est possible que le gouvernement soit amené à réduire l’allure de la restructuration dans les entreprises d’Etat parce que la réforme provoque trop de turbulences à un moment où beaucoup de gens voient leurs revenus baisser et doivent affronter un avenir incertain.
Des travailleurs dépendants de l’aumône ?
En Chine, comme partout ailleurs, ceux qui vivent en tirant profit du système pourraient bien n’être qu’une minorité parmi les chômeurs. Ce dont la majorité a besoin c’est d’un filet de secours qui permette aux personnes de ne pas tomber irrémédiablement dans la pauvreté. Des fonds d’assurance contre le chômage commencent à être institués. Les entreprises y contribuent un pourcentage fixe de leur masse salariale et les travailleurs doivent remplir certaines conditions pour avoir droit à une aide. Ces fonds contre le chômage doivent passer l’épreuve du temps : De Canton au Liaoning, les rapports parlent seulement de “règles provisoires” qui doivent être “progressivement amendées” (27).
La même chose est vraie des systèmes d’assurance-retraite qui commencent à se développer dans les cités. Tout au long de leurs années de travail, les travailleurs contribuent un pourcentage de leurs salaires à un fonds indépendant de l’unité de travail. Dans le Jiangsu, par exemple, six millions de personnes souscrivent à un plan d’assurance. Les autorités veulent cette réforme qui facilite la mobilité des travailleurs, et les patrons sont prêts à mettre de l’argent dans ces fonds parce qu’ils facilitent une gestion rationelle des finances et du personnel. En dehors des plans de retraite, l’assurance médicale, qui est une autre inquiétude majeure des ouvriers, demeure à un stade expérimental (28).
Les informations les plus récentes concernent l’assistance publique elle-même, c’est-à-dire l’aide financière donnée à ceux qui n’ont aucun moyen de subsistance et qui ne sont ni malades ni handicapés. Cette allocation de secours, basée sur le “niveau de vie minimum garanti” représente “un droit fondamental inscrit dans la constitution” (29). Les commentateurs ajoutent qu’il ne s’agit pas d’une mesure égalitaire. Apparemment, il n’est plus de la responsabilité de l’Etat de fournir des emplois à tout le monde, mais la société est déterminée à s’assurer que chacun garde sa chance afin que l’économie de marché puisse fonctionner correctement. De toute façon, cette très modeste allocation ne peut être qu’un salut très provisoire permettant seulement au bénéficiaire de marcher un kilomètre de plus. Cette allocation représente cependant davantage qu’une réforme marginale ou bouche-trou.
En juin 1996, plus de 100 grandes villes avaient mis en place ce système d’allocation à la suite de Shanghai qui l’avait institué dès 1993. Xiamen, Qingdao et Nankin ont suivi en octobre, et, le 12 du même mois, le journal provincial annonçait que 26 familles avaient déjà bénéficié de l’allocation. Contrairement aux mesures d’urgence, telles que les cartes vertes données en quelques endroits, les allocations qui garantissent un revenu minimum représentent un concept nouveau fondé sur le droit constitutionnel de chaque individu à une vie décente, et concrétisé dans une institution nouvelle qui inclut les fonds indépendants légalement protégés. De cette manière, la solidarité de tous les membres de la société reçoit
un statut légal et les nouveaux pauvres peuvent garder la tête hors de l’eau dans la dignité alors même qu’ils recherchent du travail (30). Ce concept nouveau, même s’il n’est pas totalement élaboré, pourrait un jour changer la société chinoise, à mesure qu’il s’étend vers les ruraux pauvres qui sont aussi citoyens de la même nation. En fait, ces allocations de secours sont à l’étude dans les villages du Shandong et du Jiangsu, et probablement aussi dans d’autres provinces (31).
Les Chinois ont appris d’expérience que l’égalitarisme mène rapidement à l’injustice. Encore aujourd’hui, ils continuent de subir les conséquences d’années de politique égalitaire. Dans le même temps, une réflexion nouvelle se fait jour sur la notion de “justice” dans beaucoup de publications théoriques ou autres à la suite de l’introduction des mécanismes du marché. Il serait malhonnête d’exiger des Chinois des réponses adéquates à la question de la justice, à l’heure où la question ne reçoit que des réponses incertaines tant dans les nations occidentales que dans les pays orientaux. Les autorités chinoises doivent pourtant quotidiennement affronter la question. La main invisible du marché ne peut pas être la seule réponse. Dans un article sur la réforme actuelle des impôts, l’auteur affirme qu’une “main visible” est également nécessaire (32). Les mesures adoptées par le gouvernement central pour établir de nouveaux systèmes d’assurance et d’assistance sociale, qui auront un impact profond sur la société chinoise, sont des illustrations de cette “main visible” intervenant dans la vie économique. Sans aucun doute, l’étude de la pauvreté urbaine démontre une fois de plus que les questions économiques ne peuvent pas être dissociées totalement des considérations politiques.