Eglises d'Asie – Cambodge
MISERE ET SIDA SONT LES FRUITSde la carence politique et de la déstructuration de la société
Publié le 18/03/2010
La famille traditionnelle: pouvoir masculin et féminin
La répartition des droits et des devoirs selon les sexes, qui prédominait généralement en milieu khmer, était la suivante: en milieu paysan (85% de la population) et citadin modeste, la femme participe aux travaux agricoles ou exerce un petit commerce (étal au marché). Dans la haute société citadine, c’est avant tout une bonne maîtresse de maison, capable d’organiser des réceptions, l’homme assurant la rentrée d’argent liquide; toutefois, après l’indépendance (1953), elle commence de fréquenter les universités naissantes et à entrer dans la fonction publique.
Dotée d’un système de parenté indifférencié, la société khmère traditionnelle reconnaît à l’épouse des prérogatives importantes au sein du foyer. C’est elle qui dicte les règles de conduite de chacun et tient les cordons de la bourse, investissant les économies du couple dans de discrets bijoux de valeur qui situent socialement la maisonnée; en effet, le paraître et le respect de l' »aîné » (personne possédant savoir, richesse, influence ou sagesse) sont à la base du fonctionnement social. La femme doit fidélité à son mari, lui permet quelques écarts, l’autorisant à dîner en ville avec des amis. La morale sexuelle est austère (mais le discours peut être grivois) et les transgressions peu autorisées. L’homme, conscient qu’il peut encourir des mutilations sexuelles (comme d’ailleurs dans certains pays voisins), s’en tient aux convenances, de même qu’il évite de boire trop d’alcool.
Citadine ou paysanne, la femme s’occupe des enfants auxquels elle inculque des manières et des principes moraux stricts. Avec la puberté, consacrée par des rituels, l’adolescente quitte le monde des enfants et ne retrouve la compagnie des garçons que pour certaines fêtes, dont les joutes de chants alternés à la moisson du riz; le moment venu, la famille lui choisira, sans la consulter, un mari un peu plus âgé qu’elle. A l’exception de quelques citadines qui mènent une vie plus libre, la jeune fille vit donc dans une sorte de cocon fait d’interdits, mais aussi de protection. Guère de prostituées en ces époques de paix; elles sont surtout chinoises ou vietnamiennes, peu de Khmères osant encourir le risque de la censure sociale. Parfois, moyennant une somme d’argent, les paysans pauvres engageaient une de leurs fillettes auprès de citadins qu’elle servait comme domestique (généralement sans contrepartie sexuelle) jusqu’à effacement de la dette; elle rejoignait ensuite la maison familiale (2).
Le pouvoir féminin à la maison est contrebalancé par la primauté de l’homme à l’extérieur: déplacements et cueillettes en forêt à la campagne, petit commerce, secteur tertiaire et fonctions administratives et politiques à la ville. Même lorsque les nominations répondent à des règles traditionnelles, les femmes en sont exclues: ainsi les chefs de village choisis par la communauté sont toujours des hommes (3). Dans l’ensemble, la cohésion sociale reste forte, chacun tient son rang (« nêak cuo », être/rester dans le rang), celui imposé par les règles sociales cidessus énoncées, et les rares contestataires (qui refusent par exemple d’obéir à un « aîné ») se voient taxés d’anormalité.
L’impact des guerres et des révolutions sur les rapports sociaux de sexe
Pendant la période khmère rouge (19751978), les structures familiales ont éclaté par la volonté des dirigeants de séparer les membres d’une même maisonnée: embrigadés dès l’âge de 6 ans et selon leur force physique dans des unités de production unisexuées (à force égale, travail égal), hommes et femmes portent les mêmes vêtements amples (« pyjama noir »), les rapports sexuels autres qu’entre époux, par ailleurs souvent séparés, sont bannis; tous (sauf les cadres) sont dépourvus de responsabilités. La santé publique est inexistante. Si tous les membres de la population sont traités comme des entités asexuées, le pouvoir sous les Khmers rouges est avant tout aux mains des hommes. Cela apparaît aussi dans le langage : on ne dit plus « mèrepère » pour parents, mais « père-mère« . Les femmes perdent de leurs prérogatives liées au domaine familial. Pendant les années 1980 (sous la République populaire du Kampuchea, RPK), les Khmers ont subi des brimades de toutes sortes et n’ont pu reconstituer une véritable vie de famille, les hommes étant requis pour l’armée et les travaux d’ordre stratégique (4). Les morts (non chiffrées) qui en découlent s’ajoutent à celles survenues sous la période khmère rouge (plus d’un million) et provoquent un déséquilibre du sex ratio, qui fragilise les femmes et va favoriser la polygamie. L’homme, conscient de ses avantages, devient un partenaire que la femme ne peut commander comme autrefois dans la maisonnée d’une société structurée.
Lorsque les dirigeants optent pour une économie libérale – et de surcroît sans lois – en avril 1989, la société est déstructurée par les événements des dernières décennies. La femme est obligée de changer ses habitudes de vie: veuve ou ne disposant que du bas salaire du mari, désormais dérisoire, elle contribue à faire vivre la maisonnée, accomplissant les mêmes tâches que l’homme: à la ville, emploi de bureau ou commerce qui l’amènent à conduire une motocyclette (!), patronne de restaurant; en milieu rural, le travail de la terre et la coupe de bois de chauffe occupent tant les hommes que les femmes. On assiste à un déplacement de la division sexuelle des tâches; plus précisément, dans le cadre de la survie, une sorte d’équivalence des tâches entre conjoints s’instaure. Ces comportements sociaux nouveaux vont influer sur les rapports de sexe: I’homme prend plusieurs femmes sans consulter sa première épouse comme le voulait la tradition; des femmes en nombre notable entrent dans la prostitution économique. Il y a inversion : la femme qui jadis contrôlait le comportement sexuel de son mari perd ce rôle et peut même subir de mauvais traitements. En 1989, les prostituées se comptent essentiellement parmi les Vietnamiennes (5); certaines déjà prostituées pendant la guerre au Vietnam, connaissent les dangers et comprennent la nécessité de se protéger contre le sida. Il en va autrement des Khmères, entrées plus récemment dans le commerce du sexe.
Le développement de la prostitution chez les Khmers et l’apparition du sida
La proximité de la Thaïlande constitue sans doute le pont originel avec la pandémie. Depuis des décennies, Bangkok est un centre de commerce sexuel et n’a pas échappé à une forte épidémie (Le Journal du Sida, 1995, 77: 3435). Quelques hommes d’affaires thaïlandais viennent au Cambodge, des Khmers font le voyage à Bangkok. Ensuite l’épidémie progresse à travers des acteurs locaux et étrangers.
Raisons de l’expansion
En temps de paix, les ressources naturelles (poissons, végétaux sauvages) alliées à la riziculture fournissaient une alimentation quantitativement correcte à tous les Cambodgiens (6), et le besoin d’argent liquide restait faible en milieu modeste, paysan et citadin. Puis, ce fut le temps de la disette ou des restrictions (Kampuchea démocratique des Khmers rouges, République populaire du Kampuchea) avant l’ouverture économique de 1989 au capitalisme des pays voisins. Lorsque, fin 1991, I’APRONUC (Autorité provisoire des Nations Unies au Cambodge chargée avec ses 21 900 membres de faire appliquer le traité de Paris du 23 octobre 1991) s’installe, la population vit dans la misère. Des femmes seules, ayant des enfants à charge, voient dans la prostitution un moyen d’obtenir des dollars que le personnel onusien manie avec ostentation; les prostituées khmères restent néanmoins très minoritaires. On assiste à la multiplication des maisons closes dans toutes les villes cambodgiennes, ce qui a conduit des étrangers et des responsables khmers à attribuer à l’APRONUC l’entière responsabilité de la prostitution et de ses conséquences (The Guardian, 4.1.93, The Nation, 12.01.95). Néanmoins, les Khmers euxmêmes, les civils occidentaux – parmi eux des pédophiles informés par Internet de la possibilité de tourisme sexuel au Cambodge (Internet, 08.09.95) – et les Chinois de la région, hommes d’affaires ou touristes (Thaïlandais, Malaisiens, Singapouriens, Indonésiens, Philippins, Taiwanais, Chinois de la République populaire de Chine) fournissent une part de la clientèle. En outre, l’Etat n’a rien fait pour améliorer les conditions sanitaires, sociales et économiques de la population. Les parents n’ont plus le temps d’éduquer leurs enfants, notamment les filles. Les « beergirls », ces jeunes filles d’origine citadine ou paysanne, rémunérées pour faire vendre une marque de bière, obligées parfois de se faire charmeuses pour que le client achète aux unes plutôt qu’aux autres, glissent aisément vers la prostitution. Aujourd’hui, au Cambodge, le sexe est devenu un objet de consommation courante, même les adolescents (de 1314 ans) fréquentent les bordels. Certains établissements offrent une spécialisation par étage: restaurant, hôtel, sexe, jeu; le touriste peut y passer une semaine sans en sortir.
Les chiffres
Pour des raisons tenant au tourisme, l’Etat ne souhaite pas révéler l’ampleur du phénomène; il ne peut toutefois nier les enquêtes menées sans son concours. L’Institut Pasteur de Phnom Penh (La situation du sida au Cambodge en 1996, s.d.) estime le nombre de personnes séropositives entre 50 000 et 150 000. L’OMS donne une fourchette plus basse: 30 000 à 50 000 (The Cambodian Daily, 5.1.96). Quoi qu’il en soit des chiffres, chacun s’accorde sur la rapide progression de l’épidémie, sans doute la plus forte de la région. Les prostitués, hommes, femmes, enfants, sont les plus touchés. Le Comité national de lutte contre le Sida indique que 10 personnes sont mortes du Sida (Reasmey Kampuchea News, 28.7.95) et une enquête du Programme mondial contre le Sida révèle que 4% des femmes enceintes sont séropositives. Dans les orphelinats, deux enfants sont morts du Sida et cinq autres sont contaminés (Cambodge Soir, 151617.9.95). Bien que le Cambodge soit devenu une plaque tournante du trafic de la drogue, celleci n’est guère consommée localement et ne semble pas jouer de rôle dans la contamination.
Les responsabilités
Intermédiaires et clients
Les proxénètes, hommes ou femmes, sont généralement cambodgiens, trouvant là un moyen de survivre ou de s’enrichir; leurs intermédiaires, un membre de la famille, une voisine, une connaissance, quelqu’un de confiance, font miroiter un travail rémunérateur à la ville pour les jeunes filles. Si, au début, des paysans ont cru naïvement à la reprise du système d’engagement pour dettes, tous ces recruteurs connaissaient le sort qui attendait les jeunes filles trompées, les dangers encourus en matière de Sida, et certains participent à la revente d’une partie d’entre elles en Thaïlande.
Face aux dangers croissants, le rôle des matrones de bordel est primordial en matière de prévention et elles l’assument généralement, soit par intérêt personnel, soit par compassion pour leurs protégées à qui elles fournissent des préservatifs. Mais les hommes contaminés n’ont pas toujours le respect de la partenaire et refusent toute protection, la femme doit obtempérer sous peine d’être battue. La maffia est bien implantée au Cambodge (Far Eastern Economic Review, 23.11.95, « Medellin sur Mékong ») et posséderait une partie des bordels, avec ses lois, ses exigences, ses cruautés. Les serveuses de bars – dans la capitale et les villes provinciales – ne reçoivent pas ce minimum d’aide et sont de ce fait davantage exposées. Les garçons aussi sont entrés dans le réseau de la prostitution, via la cohorte de pédophiles de tous pays installés au Cambodge; en 1993, I’ECPAT (End Child Prostitution in Asian Tourism) les estimait à 20% des prostitués (7). Filles ou garçons, les jeunes non protégés sont encore plus vulnérables au Sida à cause des déchirures et saignements qui résultent (The New York Times, 14.04.96). Des charlatans ajoutent à la complexité du problème: un « médecin traditionnel » vend un « vin médical » bon marché, censé guérir les maladies vénériennes en général; les médecins khmers craignent que les clients des maisons closes se croient ainsi protégés du Sida et négligent l’usage de préservatifs (Cambodge Soir, 456.8.95).
Les clients sains, pour échapper à l’épidémie, exigent qu’on leur fournisse de jeunes vierges qu’ils « consomment » une semaine avant qu’elles soient intégrées dans un établissement. De plus, cette attitude est renforcée par une croyance chinoise selon laquelle l’acte sexuel avec une jeune vierge agit comme un bain de jouvence. Une conséquence est que les recruteurs achètent des fillettes de plus en plus jeunes (douzetreize ans) et, de ce fait, une part croissante de femmes et de jeunes filles est exposée à la maladie. Les femmes contaminées sont purement et simplement rejetées des bordels.
Le laxisme des dirigeants : des mesures gouvernementales timides
Norodom Sihanouk, fier de sa citoyenneté de Khmer et de l’image de son pays, avait supprimé les dancings flottants pourvoyeurs de taxigirls, et créé un dancing d’Etat, à 10 km du centre de la capitale. Le « manque d’éducation » (scolaire, traditionnelle et politique) (8) de certains dirigeants actuels, dénoncé par la population, découle certes des guerres, et le chacunpoursoi affiché en haut lieu s’explique peutêtre par la dureté de vie des décennies 70 et 80. La corruption effrénée du régime l’amène à fermer les yeux sur les excès de toutes sortes.
Le Cambodge n’étant pas un Etat de droit, on y vote difficilement des lois, de même qu’on ne tient guère compte des recommandations faites par les étrangers. C’est ainsi que les mesures prises par l’APRONUC en matière de droits de l’homme, dont relèvent les mauvais traitements subis par les enfants et les femmes, n’ont pas eu de prolongement national après 1993; il a été question de fermer le bureau phnompenhois de la Commission des droits de l’homme de l’ONU. Et ceux qui sont censés faire régner l’ordre public, impliqués dans des réseaux, contribuent au développement du Sida: selon le rapport de l’ONG « Cambodian Center for the Protection of Children’s Rightsp.4), 21% des militaires, 18% des policiers et 6% des policiersmilitaires seraient atteints du Sida (moyenne nationale) (9); illettrés pour la plupart, ils « ne peuvent pas lire les messages de prévention (…) que nous diffusons« , déclare le Dr Hor Bun Leng (Cambodge Soir, 910.10.95), directeur du Comité national de lutte contre le Sida qui n’a pas le budget nécessaire pour oeuvrer efficacement. Existe aussi un Comité interministériel du Sida, mais seul le ministère de la Santé y est actif, responsable notamment d’affiches où un jeune homme et une jeune fille énoncent: « Pour ne pas transmettre le Sida, j’utilise un préservatif » (Cambodge Soir 23.12.95); depuis l’été 1996, toutes les chaînes de télévision diffusent des spots publicitaires dans le même sens. En outre, pour calmer les critiques venant de l’extérieur, le parlement cambodgien a, le 16 janvier 1996, voté une loi sur le trafic sexuel, loi critiquée par les étrangers (cf. Annexes du rapport de l’UNICEF) car il y est question, implicitement, d’abaisser l’âge de la majorité, véritable justification du tourisme sexuel. En effet, les punitions sont prévues pour les « trafiquants, vendeurs, acheteurs » d’êtres humains à des fins de prostitution, « si la victime est une personne mineure de moins de 15 ans » (article 3 de la loi du 16.1.96; la limite d’âge, 15 ans, apparaît ausssi dans l’article 5). Le problème qui relève de la santé publique est de plus en plus difficile à gérer avec la misère économique. Aussi les actions viennentelles essentiellement de personnes ou d’organisations non gouvernementales (ONG) khmères et d’organismes français.
Les activités des ONG et des organismes étrangers
Outre le programme UNAIDS (qui devrait installer prochainement un bureau à Phnom Penh), le Cambodge reçoit des informations et recommandations de l’OMS. Mais c’est le Fonds d’aide à la coopération (FAC spécial Sida) qui, en 1996, a fait démarrer la lutte contre le Sida, avec la création au sein de l’Institut Pasteur, d’un Centre de
dépistage anonyme et gratuit; le FAC, I’lnstitut Pasteur et Médecins du Monde travaillent conjointement. Dans le même temps, des Khmers ont enquêté sur la prostitution et le trafic d’enfants, lançant des cris d’alarme et fournissant les informations fiables sur lesquelles s’appuyer: médecins, défenseurs des droits de l’homme, ils oeuvrent au sein d’ONG et reçoivent l’appui et l’aide d’organisations étrangères, dont l’ECPAT, luttant contre le trafic d’enfants et le tourisme sexuel. L’UNICEF, après avoir fait ses propres enquêtes, a publié leurs rapports (cf. note 1). Les ONG dispensent des programmes d’éducation en matière de santé, d’hygiène et d’information sur le Sida et les moyens de s’en protéger, et font au gouvernement des recommandations pour éradiquer la prostitution enfantine. Elles ont uni leurs efforts pour créer une clinique à Tuol Kork, quartier majeur de la prostitution à Phnom Penh. Des Phnompenhois manifestent dans la rue pour lutter contre le Sida (Cambodge Soir, 45.12.95). La diaspora khmère, par l’intermédiaire de l’Association des Médecins khmers de France, suit le problème. Reprenant les données publiées par les organismes cidessus nommés, I’association demande à la Communauté européenne de financer la création et le fonctionnement d’un centre pour le dépistage et la prévention du Sida (document intitulé Evolution du Sida au Cambodge, s. d. 4 p.).
Le principal facteur de contamination est ici économique et politique. La lutte contre le Sida passe d’abord par au moins deux actions gouvernementales: résoudre le problème des enfants des rues et améliorer le niveau de vie de la population. Le constat est sévère: une société bouddhiste a subi en vingt ans des transformations telles qu’elle expose aujourd’hui ses enfants au risque de la contamination mortelle: dirigeants, proxénètes ou intermédiaires khmers, clients locaux des maisons closes, tous connaissent les risques encourus par ceux qu’on amène à se prostituer, hommes, femmes, enfants. Ce comportement n’a guère de rapport avec le comportement individualiste des Khmers observé autrefois et reflète peutêtre, comme le pensent certains d’entre eux, le déclin de l’influence du bouddhisme au Cambodge, lié aux effets conjugués de la déstructuration de la société, des guerres et de l’économie.