Eglises d'Asie

Y-A-T-IL UN CHRISTIANISME CHINOIS ?

Publié le 18/03/2010




En cette fin du deuxième millénaire, les communications se multiplient et se précipitent entre des mondes culturels autrefois étanches. Tandis que le bouddhisme tend à s’acclimater en Europe et en Amérique, on peut se demander dans quelle mesure le christianisme a pu s’acclimater en Chine. Les préjugés véhiculés par une missiologie encore récente tendraient à accréditer la thèse d’un christianisme demeurant religion étrangère faute… 

… d’avoir su se plier aux traditions sacrosaintes des rites chinois. Si Rome n’avait pas condamné les rites chinois, entendon dire encore, la Chine serait aujourd’hui chrétienne. Les mêmes tenants de cette théorie regrettent aussi parfois d’une manière bien peu logique que le christianisme soit devenu chrétienté en Occident. Par quel tour de force peuton juger du même coup que les institutions chrétiennes aient été un échec en Europe et qu’elles seraient un succès en Chine ? Le seul malheur peutêtre est de ne pas être Chinois.

Nos compatriotes qui s’aventurent aujourd’hui dans le monde chinois s’étonnent d’y découvrir des communautés chrétiennes dynamiques et priantes. Ils s’offusquent sans doute d’y voir des églises néogothiques et des images Saint-Sulpice. N’estce pas la preuve que le christianisme y demeure une religion étrangère? Et pourtant, comment ne pas s’émouvoir devant la ferveur de ces chrétiens qui ont tant souffert pour leur foi ? Quel est le secret de leur fidélité ?

Ce dossier voudrait relever quelques expressions culturelles chinoises de la vie de l’Eglise en vue de suggérer des approfondissements ultérieurs. Le christianisme s’estil bien intégré dans le contexte culturel chinois ? Estil possible d’être pleinement chrétien et pleinement Chinois ? Et si un processus d’acculturation est à l’oeuvre en fait depuis longtemps, doiton regretter que le message chrétien ait perdu quelque chose de son intégrité ? S’estil au contraire enrichi de nouvelles formes d’expression susceptibles de vivifier l’Eglise dans le reste du monde ?

Un malentendu persistant

Nombre de publications récentes aiment titrer “Chine et christianisme” comme s’il s’agissait de deux réalités analogues plus ou moins étanches. A la suite du congrès oecuménique de Louvain, en septembre 1974, René Laurentin publie “Chine et christianisme, après les occasions manquées” (1). C’est faire la part bien belle au présent tout en risquant de discréditer les multiples témoignages positifs d’une histoire douloureuse. L’éminent sinologue Jacques Gernet publie pour sa part “Chine et christianisme, action et réaction” (2) où il veut démontrer que pensée chrétienne et pensée chinoise sont incommunicables.

‘Christianisme et religions chinoises’(3), par Hans Kung et Julia Ching, est un titre plus heureux mais le christianisme n’y est malheureusement pas traité comme l’une des religions chinoises. Julia Ching, pourtant catholique chinoise, laisse à Hans Kung le soin de parler du christianisme et se réserve de décrire, de façon très pertinente d’ailleurs, les autres courants religieux traditionnels en Chine.

En République populaire de Chine, cependant, catholicisme et protestantisme sont comptés au nombre des cinq grandes religions de la Chine avec le bouddhisme, le taoïsme et l’islam. Les chrétiens, comme les croyants des autres religions, ont leurs représentants dans la Conférence consultative politique du peuple chinois aux divers échelons national, provincial et cantonal.

Que signifie cette place réservée aux chrétiens par le gouvernement communiste ? S’agitil de sa part d’une simple volonté politique motivée par le souci d’indépendance et de souveraineté chinoise en même temps que par la lutte marxiste contre tout impérialisme étranger ? Des associations de croyants transmettent aux religions les directives gouvernementales. Dans le cas des catholiques et des protestants, ces associations sont qualifiées de ‘patriotiques’. Tout le personnel missionnaire étranger a été chassé de Chine dès les premières années du régime il y a bientôt cinquante ans. Des dirigeants catholiques patriotiques ont affirmé à plusieurs reprises leur volonté de siniser l’Eglise (4).

Cette pression politique a eu pour effet positif de forcer les prêtres et évêques de Chine à prendre toutes leurs responsabilités dans des conditions souvent dramatiques. Ils ont relevé le défi. Non seulement ils savent administrer leur Eglise, mais ils l’ont relevée de ses ruines après les dix années désastreuses de la Révolution culturelle (19661976). Un tel effort n’a pu être accompli que sur la base d’une fidélité profonde à leur Eglise. Il fallait que l’Eglise soit bien enracinée en terre chinoise pour qu’elle puisse produire de nouvelles pousses après avoir été brutalement tronçonnée. Coupés de tout lien avec Rome et avec l’étranger pendant de longues années, les chrétiens de Chine sont demeurés bien conscients de leur identité chrétienne. Ils veulent être intégralement chrétiens en même temps que Chinois à part entière. D’où vient cet enracinement ? Comment l’arbre du Royaume de Dieu atil pu grandir en terroir chinois ? Ya-til une véritable intégration culturelle du christianisme en Chine ? Le christianisme chinois atil atteint toutes ses capacités d’expression ? Quel peut être son apport à la vie de l’Eglise universelle ?

APPROCHE HISTORIQUE

La pénétration du christianisme en Chine a été un très long cheminement jalonné par une alternance d’avancées et de reculs.

1. VIIe – VIIIe siècles : reconnaissance impériale

La mission nestorienne envoyée par l’Eglise d’Orient est accueillie dans la capitale chinoise. L’évêque Abraham, envoyé par le Catholicos de Ctésiphon atteint Chang’an, la capitale de la dynastie chinoise des Tang, en 635 (5). Après traduction des Ecritures sur ordre impérial, cette nouvelle religion est déclarée officiellement bienfaisante et utile au peuple. Les Evangiles apportés par les nestoriens étaient écrits en langue persane ou ‘sanskrite’. Leur traduction en chinois, réalisée grâce à l’aide d’interprètes bouddhistes, est émaillée de termes bouddhistes et taoïstes. Le texte gravé sur la stèle de Xi’an en 781 et les manuscrits découverts dans la bibliothèque secrète de Duhuang ont fait l’objet de nombreuses études de la part d’Occidentaux, de Chinois et de Japonais (6). Il serait bien utile que des théologiens chinois ou sinologues en analysent davantage le contenu.

L’expérience d’intégration politique de l’Eglise d’Orient sous le régime sassanide de Perse a sans doute aussi favorisé le respect d’exigences analogues de la part des empereurs Tang chinois. Les nestoriens se sont bien adaptés au moule politique de l’empire chinois.

Par contre, le retour à une tradition politique plus purement confucéenne et la persécution du boudddhisme dans la première moitié du IXème siècle entraînent la ruine de la minorité chrétienne considérée comme une branche du bouddhisme. Les chrétiens se réfugient dans les steppes du nord.

2. XIIIe – XlVe siècles : L’interlude mongol

Les nestoriens reviennent en force avec les chefs mongols qui envahissent la Chine et fondent la dynastie des Yuan. Ils sont rejoints par un parti chrétien rival: les franciscains latins envoyés par le pape auprès du grand Khan. Ceuxci traduisent la liturgie et l’Ecriture en mongol.

Une schola cantorum chante aussi en latin. Jean de Montcorvin est sacré archevêque de Pékin. Toutes les religions bénéficient de l’oecuménisme politique mongol.

Les communautés franciscaines et nestoriennes dépérissent après le reflux des Mongols et l’avènement de la dynastie chinoise des Ming en 1368.

Croix nestoriennes et pierres tombales demeurent incrustées dans le sol chinois ainsi que certains rituels chrétiens dans des minorités ethniques. Le père Duris, des Missions étrangères de Paris, missionnaire dans la province du Guizhou dans les années 1940, a pu repérer quelques rituels d’origine chrétienne chez les Puyi de la région de Maokou. Cette ethnie, autrefois au service de l’empereur et en partie christianisée, avait dû ensuite émigrer dans la province méridionale du Guizhou.

3. XVIIe siècle : le catholicisme des grands lettrés confucéens

De hauts fonctionnaires savants, soucieux de lutter contre la corruption du régime par un retour à une tradition confucéenne mieux fondée et plus exigeante, sont impressionnés par la morale, l’intégrité et la science des jésuites, en particulier de Matteo Ricci. Ils se rallient à la doctrine du du , traduction chinoise du nom de Dieu. Michel Yang Tingyun, de Hangzhou, reprend toute l’histoire du salut dans une perspective chinoise d’un âge d’or suivi de dégradations successives (7). La voie de la vraie vie et de la perfection est finalement ouverte grâce à l’Evangile de Jésus, Fils de Dieu, annoncé par les jésuites.

Les lettrés catholiques convertissent toute leur famille et aident à rédiger des prières chrétiennes ainsi que des traités de spiritualité (8). Le catholicisme chinois trouve sa voie morale et dévotionnelle, canonique et rituelle. La peur de l’enfer et le désir du ciel motivent nombre de conversions.

Cependant, les fonctionnaires confucéens conservateurs s’inquiètent des nouveautés introduites par le christianisme. Ils dénoncent ses atteintes à l’ordre rituel traditionnel. Les jésuites de Nankin sont persécutés dès 1616. A la fin du siècle, dominicains, franciscains et vicaires apostoliques s’opposent à la pratique du rituel traditionnel en l’honneur de Confucius et des ancêtres. Ce rituel, jugé purement civil par les jésuites des milieux cultivés, était enrobé de superstitions dans les campagnes des provinces du Fujian, Shandong et autres lieux.

Les interdits romains transmis à l’empereur Kangxi par le légat, Mgr de Tournon, au début du XVIIIe siècle sont considérés comme une ingérence abusive dans les affaires intérieures de l’empire.

Quelques années après l’édit de tolérance de 1692, les missionnaires sont bannis sauf s’ils acceptent de signer le , un billet d’allégeance à l’ordre rituel de l’empire. Obéissant aux directives de Rome, la plupart des missionnaires refusent de signer ce billet et sont expulsés de Chine. Seuls quelques jésuites fonctionnaires à la cour impériale peuvent rester à Pékin pour y offrir des services scientifiques et culturels.

4. XVIIIe – XIXe siècles : Les ministères chinois

Les étrangers étant bannis, ce sont les chrétiens chinois qui assurent l’évangélisation: prêtres, catéchistes (9), chefs de communauté, vierges consacrées. Le premier évêque chinois a été consacré en 1685. Les prêtres formés au Siam par les Missions étrangères de Paris ou à Naples au séminaire de la Sainte-Famille reviennent en Chine et font preuve d’un zèle et d’un courage remarquables. André Li assure seul la vie de l’Eglise au Sichuan pendant une dizaine d’années. Une pastorale locale appropriée se développe peu à peu.

En 1803, le synode du Sichuan convoqué par Mgr Gabriel TaurinDufresse réunit treize prêtres chinois. Les directives pastorales de ce synode seront diffusées et suivies dans bien des régions de Chine jusqu’au concile de Shanghai en 1924.

Le christianisme se répand parmi les paysans pauvres et les pêcheurs. Ces derniers échappent plus facilement aux descentes de police du fait qu’ils vivent sur leur bateau et peuvent facilement se déplacer. Il se produit une acculturation populaire du catholicisme. Comme le note le professeur Zurcher, de Leyde, nombre de comportements bouddhistes sont transférés dans la pratique catholique en y gagnant la signification nouvelle que leur confère la foi au Christ sauveur. C’est ainsi que la prière pour les morts et le souci des âmes du purgatoire se manifestent en de multiples dévotions. En ce domaine, seules des études historiques, ethnographiques et régionales, centrées sur les Chinois euxmêmes, peuvent faire apparaître des particularités issues de deux sources : d’une part les dévotions importées par les premiers missionnaires (tiers ordres dominicain et franciscain, rosaire, etc.) et le fond religieux local où abondent les apparitions, les exorcismes, les grottes sacrées, etc. Le professeur Paul Rule, de Melbourne, recommande en ce sens les travaux de l’Américain Robert Entenmann sur le Sichuan et ceux de Fortunato Margiotti sur le Shanxi (10). On pourrait y ajouter les enquêtes du professeur Tiedemann, de Londres, sur la province du Shandong (11).

D’un autre côté, les prêtres chinois doivent utiliser le latin pour la messe et les sacrements malgré les tentatives antérieures de certains missionnaires comme le père Buglio, jésuite, ou le père Basset, des Missions étrangères de Paris, pour faire autoriser l’usage du chinois dans la liturgie. Les prêtres célèbrent en latin, souvent à voix basse, tandis que les prières chinoises se multiplient pour le peuple (12). Il conviendrait d’évaluer quels ont été les effets positifs et négatifs de ce maintien du latin par discipline d’Eglise. Un prêtre chinois d’envergure comme André Li, excellent latiniste, se déclarait partisan du latin : c’était, pensaitil, le moyen indispensable d’assurer aux prêtres chinois un niveau de formation équivalent à celui des Occidentaux ; c’était aussi pour eux le seul moyen d’avoir accès aux sources de la tradition ecclésiale. Le latin a peutêtre été en des temps difficiles le signe d’un attachement profond à l’Eglise et le moyen de maintenir la doctrine chrétienne dans son intégrité. D’un autre côté, il y avait sans doute déficience pastorale du fait que les fidèles ne pouvaient avoir un accès direct à la liturgie. Quant à la Bible, ils ne la lisaient pas plus en Chine que dans l’Europe de la contre-réforme, même si certains textes avaient été traduits en chinois.

5. 1840 – 1950 : Poussée coloniale et protectorat français, nationalisme chinois

La période coloniale marque un recul de la sinisation de l’Eglise dû à l’afflux des missionnaires de tous pays et au sentiment de supériorité affiché par les Européens. A la suite de la guerre de l’Opium, les traités que les Chinois qualifient d’“inégaux” contiennent des clauses assurant un protectorat français sur les missions. Les missionnaires peuvent entrer dans le pays et y circuler librement ; les chrétiens chinois peuvent éventuellement avoir recours aux tribunaux français lorsqu’ils sont menacés par la loi chinoise. Ces dispositions entraînent des réactions xénophobes et antichrétiennes de la part de la population chinoise. Les mandarins locaux dans les provinces reculées ne se préoccupent guère des accords officiels. Le Bienheureux Chapdelaine est battu à mort au Guangxi en 1856 ; le Bx JP. Néel est décapité au Guizhou en 1862, le Lyonnais Matthieu Bertholet est massacré au Guangxi au temps de la guerre franco-chinoise du Tonkin en 1883.

Catéchistes, vierges chinoises et chrétiens fidèles sont alors souvent victimes de fonctionnaires brutaux ou cupides et font le sacrifice de leur vie en martyrs de la foi. Les compensations exigées du gouvernement chinois par les autorités coloniales n’améliorent pas la popularité des chrétiens. Lors de la révolte des Boxers en 1900, les massacres et destructions d’églises se multiplient. Après quoi la vie de l’Eglise reprend de plus belle et de nouvelles sociétés missionnaires de plus en plus nombreuses multiplient leurs implantations en Chine.

Bien que l’Eglise chinoise soit quelque peu submergée par cet afflux de bonnes volontés venues de l’étranger, il convient pourtant de mentionner de nouveaux progrès de l’acculturation grâce aux efforts de personnalités marquantes, chinoises ou étrangères. Les communautés protestantes et catholiques soutiennent efficacement l’effort chinois de modernisation par la presse, les écoles, les cliniques, les travaux agricoles de développement, etc. Les instituts d’études supérieures ouverts par les missions chrétiennes imposent sans doute une éducation en français ou en anglais, mais leur curriculum introduit en Chine des connaissances scientifiques et techniques. En outre, les étudiants chinois ayant appris une langue étrangère sont en mesure de poursuivre des études spécialisées en France, en Angleterre ou en Amérique. A leur retour en Chine, ils savent contribuer efficacement à la modernisation du pays.

Un patriotisme chinois catholique s’affirme avec force chez quelques intellectuels chinois comme Ma Xiangbo, fondateur de l’université Fudan à Shanghai et Vincent Ying qui coopère avec lui en vue de créer l’université catholique Fujen de Pékin. Ces aspirations chinoises sont soutenues vigoureusement par le missionnaire lazariste Vincent Lebbe qui anime une presse catholique et un mouvement de laïcs patriotes à Tianjin. Le père Lebbe apporte également son soutien à la relève des missionnaires par un clergé indigène. Mgr de Guébriant, des Missions étrangères de Paris, fait également sienne cette urgence, surtout après sa visite de toutes les missions de Chine sur demande de Rome. En 1919, l’encyclique Maximum illud de Benoît XV est accueillie avec enthousiasme en Chine. Une étape décisive est franchie en octobre 1926 lorsque le pape consacre à Rome les six premiers évêques chinois (13). La sinisation de l’Eglise à cette époque doit beaucoup à l’action du délégué apostolique, Mgr Costantini, que le Saint-Siège a pu envoyer en Chine malgré les réticences du gouvernement français soucieux de maintenir son protectorat. C’est lui qui veille à la réunion du concile de Shanghai en 1924 et pousse à la création de l’université catholique Fujen. C’est également lui qui se fait l’avocat d’un art chrétien chinois, en particulier dans l’architecture des églises. Il sera d’ailleurs assez peu suivi dans ce domaine par les Chinois euxmêmes qui préfèrent sans doute mieux affirmer leur identité catholique en imitant le style néogothique occidental. Certains prêtres renchérissent encore aujourd’hui en bâtissant de hautes tours surmontées de flèches, en imprimant des images du plus pur Saint-Sulpice et en peignant des statues de Jésus aux yeux très bleus et aux longs cheveux d’un blond incendiaire.

De jeunes prêtres savent pourtant créer des architectures de style chinois, légères et fort bien dessinées. L’avenir leur appartient sans doute.

Après la deuxième guerre mondiale en 1946, l’Eglise de Chine prend un nouvel essor. La hiérarchie est officiellement établie. Tous les vicariats apostoliques deviennent diocèses à part entière répartis en vingt provinces ecclésiastiques. L’heure serait venue de nommer de nombreux évêques chinois. Mais le personnel missionnaire et les congrégations religieuses freinent tristement les choses. Lors de la proclamation de la République populaire de Chine, le 1er octobre 1949, le nombre des évêques chinois n’atteignait pas encore le quart du nombre total des évêques.

6. 1950 – 1996 : Les requêtes politiques de l’indépendance nationale

Ce que l’Eglise ellemême n’a pas eu la force d’accomplir, les autorités communistes l’imposent par la force. Tout le personnel missionnaire étranger est chassé de Chine. Un mouvement de réforme est imposé à l’Eglise au nom des trois autonomies de gouvernement, de financement et de pratique religieuse. L’Association patriotique des catholiques est établie en 1957. Des évêques sont nommés et consacrés sans l’accord de Rome à partir de 1958. Puis la politique du Parti se fait de plus en plus violemment antireligieuse pour atteindre un paroxysme d’élimination de toutes les religions lors de la grande Révolution culturelle prolétarienne.

De nombreux prêtres chinois ont trouvé refuge à Taiwan où le gouvernement nationaliste de Tchiang Kaishek, tout en affirmant son idéologie confucéenne, laisse les religions s’épanouir.

Les religieux chinois de Taiwan, souvent formés dans des universités d’Europe et d’Amérique, poursuivent un effort intellectuel d’acculturation. A partir de 1965, ils mettent en oeuvre la réforme liturgique de Vatican II. Le chinois est enfin utilisé et certaines traditions chinoises trouvent leur place dans la liturgie. Les rites en l’honneur des ancêtres, autorisés depuis 1939, sont dignement célébrés lors du Nouvel An lunaire. De petits autels des ancêtres font leur apparition dans certaines églises. Ecrivains, artistes et acteurs savent créer une expression chinoise de leur foi chrétienne. Les productions littéraires sont bientôt accompagnées d’audiocassettes puis de vidéocassettes. Mais, malgré cette créativité, la ferveur chrétienne des deux premières décennies tend plus tard à se refroidir. Bouddhisme et cultes populaires se montrent par contre d’une vitalité intense. Les réfugiés du continent, baptisés à leur arrivée sur l’île dans les premières années 1950, n’avaient pas les mêmes racines que les catholiques du continent. Préoccupés de la formation académique de leurs enfants, ils n’ont pas montré le même intérêt pour leur formation chrétienne. Et pourtant ces enfants qui sont nés et ont grandi à Taiwan peuvent aujourd’hui se montrer plus solidaires de la population locale, y compris des nombreux aborigènes qui pour la plupart ont été baptisés. Leur témoignage de vie chrétienne doit peutêtre s’inscrire dans la prise de conscience d’une identité taiwanaise originale.

Prêtres, religieuses et catholiques de Taiwan qui ont gardé des liens avec leurs familles des autres provinces de Chine sont pour leur part appelés à jouer un rôle plus direct sur le continent, au moins depuis 1987, année où les visites de l’autre côté du détroit ont été autorisées. Ils peuvent fournir une aide précieuse morale, technique et financière à des communautés longtemps privées de tout. D’abord très prévenus contre l’ingérence communiste dans les affaires religieuses, ils ont ensuite pris la mesure de la vitalité chrétienne de cette Eglise sur le continent. S’ils sont habitués à coopérer avec des missionnaires étrangers à Taiwan, ils ne sont pas mécontents de constater que l’Eglise sur le continent est entièrement gérée par les Chinois euxmêmes.

Ces communautés catholiques paysannes du continent font preuve d’une grande vitalité malgré les pressions politiques du gouvernement communiste. Certaines continuent à rejeter tout compromis avec les structures ‘patriotiques’ imposées par l’Etat. Leurs activités religieuses sont alors considérées comme “illégales” et leurs fidèles s’exposent à de nombreuses descentes de police. Beaucoup d’autres se soumettent au moins extérieurement aux requêtes gouvernementales en vue de pouvoir pratiquer librement. Liberté toute relative, car le pouvoir inquisiteur multiplie les contrôles. L’enregistrement de tous les lieux de culte a été déjà rigoureusement exigé par les décrets de janvier 1994. En décembre 1996, de nouveaux règlements prévoient des inspections annuelles par le bureau des Affaires religieuses. Toute la vie des paroisses, activités, esprit, finances, etc. sera passée au peigne fin.

En dépit de ces pressions politiques parfois assouplies et parfois accentuées, l’Eglise en Chine n’a cessé de progresser depuis 1978. Aujourd’hui, plus de la moitié de ses prêtres et de ses religieuses sont des jeunes d’une trentaine d’années. Ces derniers n’ont pas connu le temps des missionnaires étrangers. Sans faire grand cas de tout ce qu’ils ont pu apprendre sur les méfaits de l’impérialisme, beaucoup s’intéressent innocemment aux origines de leur paroisse. Ils entretiennent les tombes des missionnaires. Certains écrivent en Europe pour avoir des photos ou des documents sur leurs anciens curés. Ces jeunes ont également à coeur de se mettre au diapason de la vie de l’Eglise dans le monde. Ils vivent une nouvelle étape d’acculturation avec la prise en compte des orientations de Vatican II. En septembre 1992, le cinquième congrès national des représentants catholiques a décrété officiellement le passage à la liturgie en chinois.

Depuis au moins cinq ans, une centaine d’étudiants chinois de théologie ont pu poursuivre des études en Amérique puis en Europe. Ils peuvent sans doute y être influencés par des modèles étrangers qui ne conviennent pas forcément à leur situation locale. D’un autre côté, l’esprit de l’Eglise depuis Vatican II est en principe plus ouvert à des expressions culturelles non occidentales. Ils ne peuvent trouver là qu’un encouragement à être euxmêmes. Les méthodes auxquelles ils s’initient devraient les aider à approfondir leur héritage chrétien dans le contexte chinois.

APPROCHE SOCIOLOGIQUE

Le témoignage des catholiques de Chine devrait suffire à convaincre les étrangers qui douteraient encore de l’existence d’un christianisme chinois. Au cas pourtant où ils ne feraient pas confiance à leurs frères dans la foi, il leur resterait à examiner les travaux des chercheurs non chrétiens, voire marxistes, dans le cadre des académies des sciences ou des département d’études universitaires.

De même que, dans une Europe déchristianisée, l’étude des religions a pu se développer dans les départements d’histoire et de sociologie, de même en Chine communiste les études scientifiques et les publications sur la religion se sont multipliées.

Nombre de travaux portent en particulier sur le christianisme chinois. Les professeurs et chercheurs chinois qui enquêtent sur ce sujet nous sont de mieux en mieux connus, car ils ne manquent pas de participer aux divers colloques internationaux portant sur l’histoire chrétienne en Chine. Leurs interventions bien préparées représentent des apports précieux à notre connaissance du christianisme en Chine. A la Conférence internationale organisée à Louvain en septembre 1990 sur l’historiographie de l’Eglise catholique en Chine aux XIXe et XXe siècles, le professeur Tang Yi de l’Académie des sciences de Pékin a pu ainsi exposer sa méthode ethnographique et linguistique d’analyse des faits sociaux chrétiens. La question qu’il pose est peutêtre trop ambitieuse puisqu’il cherche à évaluer quelle pourrait être la part du christianisme dans une idéologie nationale. Les chrétiens sont sans doute trop peu nombreux pour avoir une telle influence en Chine. Son enquête linguistique a pourtant pour effet d’isoler et de caractériser les réalités vécues par les petits groupes chrétiens en contraste avec les autres groupes de la population chinoise. Bien que réservé sur le rayonnement de ces groupes, il ne leur dénie pas une certaine présence au sein de la culture chinoise en tant que sources originales de valeurs (14).

Qu’elles soient entreprises par des chercheurs chinois ou étrangers, les enquêtes sociologiques, démographiques, ethnographiques ou linguistiques devraient aider à élucider quelques questions actuelles.

1) La taille de la minorité chrétienne et sa croissance

Les chiffres varient suivant les intérêts en jeu.

Du point de vue gouvernemental, le nombre des chrétiens ne peut être trop réduit, car ce serait confesser l’échec de la politique de liberté religieuse inaugurée en 1978. On aime aujourd’hui à souligner qu’il y a donc eu croissance depuis la libération de 1949 et l’affirmation d’indépendance de l’Eglise en Chine : les catholiques étaient trois millions et demi en 1949, ils sont cinq millions aujourd’hui. Les protestants, plus dynamiques, ont fait preuve d’une croissance plus rapide : 1 million et demi en 1949, environ 6 millions aujourd’hui. Du même point de vue, on ne peut guère donner de chiffres plus élevés, car ce serait exagérer l’importance de la religion sous un régime qui lui est au fond défavorable et qui annonce son extinction progressive grâce à la solution des contradictions économiques.

Du point de vue catholique, le chiffre fourni par les évêques officiels est évidemment celui du gouvernement. Les experts indépendants de Hongkong et autres lieux supposent que les chiffres officiels ne tiennent pas compte d’un grand nombre de catholiques dits ‘clandestins’ parce que ces derniers sont considérés comme illégaux. Comme il n’y a pas eu de statistiques d’Eglise depuis les années 1950, on prend aussi en considération l’augmentation naturelle du nombre des baptisés par les naissances dans les familles catholiques. On arrive ainsi au chiffre de dix millions. Chiffre peutêtre optimiste, car il sousestime sans doute le nombre des morts et des défections. Il serait impossible d’établir des statistiques d’après les registres de baptême. La plupart ont été détruits et beaucoup de paroisses hésitent encore à tenir des registres par peur des enquêtes de la police.

Les protestants pour leur part varient considérablement dans leurs évaluations, suivant qu’ils appartiennent aux grandes dénominations traditionnelles ou aux groupes évangéliques particulièrement dynamiques. Les premiers s’alignent sur les chiffres gouvernementaux, tandis que les seconds parlent de quelque 70 millions de chrétiens. Ce chiffre énorme serait atteint grâce à une multiplicité de ‘croyants’ qui ont un jour répondu à l’appel énergique d’un prédicateur itinérant les invitant à confesser JésusChrist, fils de Dieu sauveur. Ceuxci ont pu tenir ensuite des réunions de prière et de lecture de Bible plus ou moins clandestines. Certains ont pu être baptisés. Nul ne sait combien.

Sur une population de 1 milliard 200 millions de personnes, les chrétiens pourraient être environ 20 millions. Ce serait quantité négligeable si on les considérait comme des poches ethnoreligieuses repliées sur ellesmêmes, vieillissantes et en voie de disparition. Mais l’attention que leur portent les autorités chinoises montre que ces communautés chrétiennes sont dynamiques et en croissance rapide dans certaines régions. A Pékin même, les étudiants d’université sont nombreux à s’inscrire au catéchuménat. Lors d’une visite du groupe de voyage Relais France-Chine à l’église du Beitang de Pékin en juillet 1996, le vieux père Niu nous indiquait que ces jeunes préparant le baptême pouvaient se compter par centaines.

2) Le statut social des chrétiens

Cet intérêt pour le christianisme chez les jeunes en formation universitaire signale peutêtre un déplacement plus général des lieux d’implantation et de croissance du christianisme en Chine.

Une brève enquête s’impose sur le niveau économique des chrétiens, leur répartition géographique et leur degré d’éducation.

Traditionnellement, les catholiques de Chine sont avant tout des paysans pauvres, souvent groupés dans des villages reculés. Leurs concentrations les plus substantielles doivent être cherchées dans les villages pauvres des provinces du Hebei, du Shanxi, du Shaanxi et en Mongolie intérieure. Leur croissance est également rapide dans les provinces du Liaoning et de Jilin au nordest de la Chine. L’histoire de leurs communautés fournit généralement la clé de leurs implantations actuelles. Longtemps soumis à des persécutions, ils ont dû se retirer dans des villagesrefuges à l’abri des poursuites. C’est le cas du gros centre catholique de Chayuangou au nord de la province du Hubei. Les chrétiens de la presqu’île du Shandong ont parfois dû traverser la mer pour s’installer dans les provinces du nordest. Le village des Huit familles (Xiaobajiazi) dans la province de Jilin était devenu un bastion catholique, source de nombreuses vocations, lorsqu’il fut choisi au XIXème siècle comme base de formation pour la mission en Corée alors pratiquement impénétrable. Plus au nord, dans la province du Heilongjiang, le village de Haibeizhen fut transformé en centre catholique sous le nom de Mission Saint-Joseph par le père Rouble, des Missions étrangères de Paris, qui souhaitait regrouper les chrétiens trop dispersés. On pensait alors surtout à fortifier et à protéger leur foi plutôt qu’à miser sur leur témoignage au sein de la masse païenne. En Mongolie intérieure, les missionnaires belges de Scheut ont favorisé une migration de paysans chinois dépourvus de tout en leur fournissant des terres achetées aux Mongols et des outils de travail agricole. Ils les constituaient en même temps en villages catholiques entourés de remparts. Leur formation chrétienne rythmée d’exercices spirituels apparentait ces communautés aux fameuses réductions des jésuites au Paraguay. Les remparts avaient pour but de tenir les bandits à l’écart. Ils avaient aussi pour effet de former des bastions chrétiens isolés de leur environnement païen.

Cette politique missionnaire fut moins systématique dans le sud du pays, mais il n’est pas rare d’y trouver des villages entièrement chrétiens, aujourd’hui encore très florissants, malgré tous les sévices qu’ils ont pu subir depuis les origines de la révolution communiste. A l’est de la province de Canton, en pays teochew, le gros village de Baileng (Péné) fut dispersé par les premiers Soviets paysans il y a 70 ans. Nombre de ses chrétiens durent émigrer à Singapour et en Malaisie. Ceux qui purent se regrouper rebâtirent leur église. Tout fut à nouveau détruit lors de la Révolution culturelle. Mais le village compte aujourd’hui trois mille catholiques. Une nouvelle église de la taille d’une cathédrale a été bâtie dans les années 1980 grâce au soutien financier des parents et amis enrichis à Singapour. L’appartenance à la famille chrétienne est particulièrement sensible chez ces catholiques teochew du diocèse de Swatow. L’Eglise est pour eux l’équivalent d’un , c’estàdire d’une association clanique des gens du même terroir parlant le même dialecte. Il y a là une forme d’intégration culturelle populaire solide comme le roc. Esprit de clocher? Peut-être, mais sans atteinte au sentiment d’appartenance à l’Eglise universelle. La façade de la nouvelle église porte une grande fresque avec une basilique Saint-Pierre de Rome solidement construite sur le roc d’une île émergeant d’une mer démontée. Au flanc de la grande église, un jardin est aménagé en immense grotte de Lourdes surmontée de petits pavillons aux toits retroussés. La foule des enfants du pays vient chaque soir y chanter des cantiques. A l’autre extrémité de la province de Canton, dans la presqu’île de Leizhou, le village catholique de Trinité a une histoire plus que centenaire non moins dramatique : à l’origine, des chrétiens dans la misère, voire des gens peu recommandables, rassemblés par un missionnaire sous le vocable de ‘Trinité’ ; village plus tard réduit en cendres par les rouges, puis repeuplé de catholiques miséreux laissés à l’écart des développements de la région, sans même une route d’accès, et rebaptisé , c’està dire ‘Avantgarde’ par dérision des autorités civiles. Aujourd’hui, le village s’est rebâti une vaste église avec l’aide des chrétiens de Hongkong. Une route a été ouverte. Un jeune prêtre est curé du lieu. Une douzaine de jeunes religieuses de Trinité se sont offertes au service du diocèse.

Comme beaucoup d’autres villages de Chine, ce village n’est plus isolé. De nombreux jeunes prennent l’autocar ou un camion pour aller travailler en ville à une centaine de kilomètres. Et les développements de la ville s’érigent en contraste frappant avec la pauvreté des campagnes : grands immeubles, hôtels modernes, karaokés, boîtes de nuit, grands magasins où l’on trouve tout, y compris les ordinateurs dernier modèle. Même l’Eglise est partie prenante dans cette expansion. Lorsqu’ils arrivent au cheflieu de Zhanjiang, les paysans de Trinité découvrent un grand immeuble flambant neuf près de la cathédrale Saint-Victor. C’est le nouvel évêché avec salles de réunions et divers aménagements. Lorqu’ils retournent au village, les jeunes ont hâte d’y introduire des transformations et ils se heurtent parfois au conservatisme de la génération précédente.

L’amélioration des communications et le développement rapide des villes entrainent peu à peu un déplacement des centres d’activité chrétiens. L’évêque et ses prêtres songent d’abord à améliorer leur installation en ville, même si les chrétiens y sont peu nombreux. Car les gens des villages peuvent y venir beaucoup plus facilement qu’autrefois et ils y sont attirés de toute façon par de multiples intérêts. Les vieilles églises qui se trouvaient être au centre-ville sont d’ailleurs forcées de se transformer en immeubles de la taille exigée par le plan de développement urbain. Faute de quoi, le précieux terrain peut être repris par la ville contre une faible compensation ou tout au plus un terrain en bordure de la cité. Cette évolution ne peut que provoquer peu à peu un changement de mentalité. Les catholiques sont moins repliés sur euxmêmes. Ils se trouvent mêlés à une masse de gens qui leur sont beaucoup moins hostiles qu’autrefois. Car le christianisme apparaît au contraire comme une religion digne d’intérêt, la religion des gens modernes, dégagée des superstitions, qui occupe une place honorable dans les pays les plus développés. Sans compter que les chrétiens sont aussi appréciés pour leur courage face à des autorités corrompues, pour les liens qui les unissent et pour leurs célébrations joyeuses. La fête de Noël fascine tant de gens qu’il faut parfois doubler la messe de minuit pour y accueillir la foule des nonchrétiens.

Dans cette mutation en cours, les protestants se trouvent en meilleure position que les catholiques du fait de leur tradition plus urbaine. Contrairement aux catholiques qui avaient dû se cacher dans les villages pendant plus de deux siècles, les protestants sont arrivés en Chine au milieu du XIXe siècle et ils se sont d’abord installés dans les grands ports ouverts au commerce extérieur à la faveur des Traités inégaux. Plus tard, les évangélistes de la China Inland Mission ont sans doute pénétré très loin à l’intérieur du pays, mais les grandes dénominations traditionnelles se sont bien enracinées dans les grandes villes, Shanghai et Nankin en particulier. Daniel H. Bays résume bien cette différence de situation à l’origine:

“Probablement 200 000 catholiques environ étaient dispersés dans les campagnes à cette époque là, héritage du catholicisme chinois des XVIIe et XVIIIe siècles, la plupart sous la direction de laïcs. Il fallut un certain temps aux missionnaires catholiques européens nouvellement arrivés pour établir leur contrôle sur ces communautés dont la plupart s’étaient débrouillées sans direction étrangère pendant des décennies. Pour les missionnaires protestants, qui ne s’étaient jamais établis hors de Canton et Macao avant 1842, et qui même après 1842 jusqu’en 1860 demeuraient limités à résider dans les cinq ports ouverts par les Traités, il n’y avait aucun espoir de toucher directement la Chine intérieure et il n’y avait aucun héritage chrétien sur lequel s’appuyer comme c’était le cas pour les catholiques” (15).

L’auteur de ces lignes note avec raison que le phénomène de survie du catholicisme chinois avant l’arrivée des puissances étrangères et l’établissement de leur “protection” a été insuffisamment étudié. Il introduit ensuite diverses études sur le développement d’un christianisme chinois chez les protestants. Son intérêt se porte d’abord sur la prise en charge des Eglises protestantes par les Chinois eux-mêmes. Mais le sens plus profond de la sinisation du protestantime en Chine n’est peutêtre pas là. Implantés dans les grandes villes de Chine en un temps où l’Europe faisait miroiter les progrès de la science et des techniques, la prospérité du commerce international, les protestants les plus éclairés ont su comprendre le désir de modernisation des réformateurs chinois. Ils ont multiplié les publications d’intérêt scientifique et technique quitte à réduire considérablement la part du religieux. Le professeur américain Ralph Covell montre comment le missionnaire W.A.P. Martin reprenait ainsi consciemment l’approche de Matteo Ricci d’une manière plus moderne avec d’ailleurs un exposé plus direct de l’Evangile (16). Les protestants ont en outre développé les instituts d’enseignement secondaire et supérieur plus rapidement que les catholiques. Leur participation au mouvement de réforme de la fin du XIXe siècle a sans doute jeté les bases de leur prestige dans certains milieux cultivés chinois. Aujourd’hui où l’anglais s’impose comme langue internationale de communication dans tous les domaines, les protestants chinois soutenus par l’Amérique et les pays de langue anglaise peuvent aller de l’avant avec assurance. L’anglais devient d’ailleurs la deuxième langue en Chine, ce qui favorise les échanges chrétiens.

3) Chrétiens des ethnies minoritaires

La définition des ‘minorités ethniques’ sur le territoire chinois a été introduite par l’administration communiste. A côté de l’ethnie Han qui couvre environ 95 % de la population, on identifie une soixantaine de minorités qui forment en tout une population de 55 millions de personnes.

Le développement et la vie des communautés chrétiennes semblent être plus dynamiques que dans la majorité Han. Un ouvrage récent de Ralph Covell sur la foi chrétienne dans les minorités de Chine attire l’attention sur ce phénomène qui mériterait davantage d’enquêtes (17).

En ce qui concerne les catholiques, on peut signaler plusieurs cas de communautés non Han particulièrement vigoureuses. Les quelque 6 000 Coréens catholiques de la région de Yanji dans la province de Jilin sont en pleine expansion. Dans la province du Guizhou au sud du pays, le pèlerinage annuel à NotreDame de Liesse, début septembre, est embelli par les costumes aux couleurs vives des minorités Zhuang, Miao et autres. Au Yunnan, on compte assez peu de catholiques Han, et leur situation à Kunming est bien faible, mais on trouve par contre de fortes communautés bien vivantes malgré leur pauvreté chez les Yi, les Sanis, les Miaos, etc. Les quelque dix séminaristes de cette province du Yunnan appartiennent pratiquement tous à des minorités ethniques. Depuis septembre 1996, ils étudient au grand séminaire de Pixian près de Chengdu dans la province du Sichuan. Au Guangxi le père Tan Yanquan, curé de Nanning, signalait récemment comment la minorité montagnarde du canton de Longlin est particulièrement bien disposée pour s’initier à l’Evangile autour du noyau chrétien déjà bien implanté dans les villages. L’obstacle principal à leur instruction, notetil, est le triste état des écoles. Les montagnards sont d’ailleurs trop pauvres pour payer les frais scolaires, et de nombreuses filles demeurent illettrées. Le père Tan attribue leur accueil favorable du message chrétien à leur simplicité confiante. C’est sans doute une raison de poids qui explique en même temps la difficulté des Han cultivés à croire. Le sentiment chinois traditionnel de supériorité morale combiné avec la foi scientiste véhiculée par l’éducation marxiste athée sont des obstacles de taille. Les grands intellectuels chinois qui ont écrit l’itinéraire de leur conversion ont souvent surmonté leurs réticences en passant par la ‘petite voie’ de Ste Thérèse de l’Enfant-Jésus. Ils ont découvert la force de cet amour confiant, dépouillé de toute suffisance.

Il arrive pourtant que la communauté catholique locale soit composée de Han alors que les minorités ethniques environnantes sont étanches au christianisme. C’est le cas au Xinjiang où le gros de la population est formé de minorités ethniques Ouighour, Khasak, Tadjiks, etc. généralement musulmanes. Ces Han chrétiens noyés en milieu musulman sont souvent des exilés politiques ou économiques venus de régions plus centrales de Chine. Les villages catholiques de Mongolie intérieurs sont également composés de migrants Han, alors que la population des steppes est mongole. Les chrétiens de race mongole sont relativement peu nombreux, mais ils ont tout de même leur évêque. Dans l’ouest de la province du Sichuan, l’ancien diocèse de Kangding compte encore une majorité de chrétiens tibétains, au dire du père Li Lun, seul prêtre de cette ancienne ‘mission du Tibet’. L’Eglise au Tibet proprement dit a son jeune prêtre tibétain depuis novembre 1996, le père Lu Rendi, résidant à Yerkalo (Yanjing en chinois) .

A Taiwan, sur 300 000 catholiques, 150 000 sont des aborigènes d’une quinzaine d’ethnies et dialectes (Amis, Tarocos, Bununs, etc.). Pratiquement tous sont devenus catholiques ou protestants dans les années 1950. Vers la même époque, quelque 100 000 Han réfugiés du continent étaient baptisés. Ces derniers ont plutôt moins persévéré que les aborigènes. Quant au gros de la population locale chinoise de langue minnan et hakka, originaire surtout de la province du Fujian, catholiques et protestants n’y sont qu’environ cent mille sur 20 millions.

Bien qu’il soit hasardeux de tirer des conclusions générales, on a pu constater que l’évangélisation a touché davantage les familles déplacées ou minoritaires et que la communauté chrétienne s’est cimentée davantage là où une sorte d’intégration a pu se produire à la vie du clan. Hypothèse à réviser tout de suite à l’heure actuelle du fait que les gens des minorités circulent beaucoup. A Taiwan, les communautés aborigènes se sont vidées de leurs jeunes, ceuxci allant travailler dans les grands centres industriels de Taipei et Kaoshiung.

4. 0pposition Chine fermée – Chine ouverte

Les Chinois aiment réfléchir sur l’histoire de leur civilisation et les éléments culturels qui freinent ou qui hâtent le processus actuel de modernisation. L’opposition bergsonnienne entre société close et société ouverte, morale close et morale ouverte, peut servir de concept opératoire utile aux niveaux sociologique, psychologique et philosophique. Sans se référer à Bergson, en tout cas, quelques intellectuels chinois ont produit en 1988 une série télévisée intitulée ‘L’agonie du Fleuve’ où ils font une critique sévère d’une Chine fermée, au profit d’une Chine ouverte au monde et au progrès.

La Chine fermée, introvertie, centripète, est symbolisée par la grande muraille. Cette Chine s’est constituée autour du ‘Royaume central’ (Zhongguo), situé dans les bassins de la Wei et du Fleuve jaune. Elle s’est unifiée sous la férule du premier empereur Qin conseillé par les partisans de l’école de la Loi. Soucieux de construire un pays riche et puissant, ceuxci voyaient avant tout dans l’agriculture la source de la prospérité. Dans les premiers siècles de notre ère, ces principes légistes ont été associés aux directives morales de la tradition confucéenne. Au cours des siècles, les milieux lettrés et dirigeants se sont figés dans un ritualisme conservateur et souvent pédant. L’empire chinois était considéré comme le centre du monde entouré de royaumes tributaires, tandis que la périphérie était occupée par des barbares. Le souci actuel de stabilité et d’unité semble reposer sur cette grande tradition.

Le confucianisme moralisateur est repris aujourd’hui par la vieille garde communiste sous le nom de “civilisation spirituelle”. La jeunesse souvent corrompue par la course à l’argent et au plaisir se voit rappeler les bons principes de sobriété, de discipline et d’esprit de sacrifice, à l’image des héros de la révolution, image bien ternie malheureusement par de nombreux cadres du Parti encore plus corrompus que les jeunes. La détérioration de la morale et des rapports humains est due, penseton, à la multiplicité des échanges internationaux nécessités par la réforme économique. La presse gouvernementale met en garde contre les mauvaises influences de l’Occident. La Chine est victime, diton, de pollution spirituelle. Des auteurs en vogue ont produit un ouvrage intitulé “La Chine peut dire non”. Telle est la position des milieux dirigeants associés à la politique actuelle du Parti. Inutile de dire que cette attitude est pour le moins très méfiante à l’égard des progrès du christianisme. Dans le même esprit que les confucéens conservateurs d’autrefois, on tend à mépriser cette religion qui détruit l’harmonie du rituel bureaucratique hérité du culte impérial.

Face à cette tradition culturelle dominante, il existe un autre courant de pensée qui n’est pas sans racines dans la tradition chinoise. Car il y a toujours eu aussi un confucianisme critique et réformateur ainsi que des espaces de liberté propres au courant taoïste, à la créativité poétique et artistique, au souci d’un bon art de vivre. C’est le rêve d’une Chine, extrovertie, centrifuge, ouverte sur le grand bleu de l’Océan pacifique, capable de jouer son rôle dans le commerce international. Les auteurs de ‘L’agonie du Fleuve’ en voient un symbole dans les expéditions maritimes conduites par l’eunuque musulman Zheng He au XIVe siècle. Les grandes jonques portant des milliers d’hommes s’aventurèrent alors vers les pays d’Asie du SudEst, traversèrent l’Océan indien pour atteindre la côte est de l’Afrique et même l’Arabie. La Chine du sud et du BasYangzi a su montrer aussi sa vocation commerciale. A partir de la deuxième moitié du XIXe siècle, sous l’effet d’une forte pression démographique et de conflits internes engendrant la misère, il s’est produit une forte émigration. Des dizaines de milliers de Chinois des provinces du Fujian et de Canton sont partis chercher fortune vers les mines d’or de Californie et d’Australie tandis que des centaines de milliers s’installaient en Asie du SudEst. Ce sont les ancêtres faméliques des riches patrons actuels de Singapour, d’Indonésie, de Malaisie et de Thaïlande. Ici, la tradition confucéenne s’est révélée ouverte et génératrice de progrès au point que certains maîtres à penser y voient un phénomène analogue au développement du capitalisme américain sous l’effet du protestantisme. Cette adaptation chinoise des théories de Max Weber a d’ailleurs ses limites. Elle sert aujourd’hui à justifier un autoritarisme pragmatique allergique aux réformes démocratiques.

Mais il existe aussi un courant critique de tout enlisement confucéen. Depuis la fin du XIXe siècle, intellectuels et réformateurs critiques ont stigmatisé le confucianisme rigide. Yan Fu a jeté les premiers jalons d’une autocritique culturelle sur la base de la pensée évolutionniste (19). Lu Xun a su faire une satire mordante de toute passivité, de toute cruauté, de toute attitude irresponsable. Dans le personnage de Ah Q. il a tourné en dérision un sentiment d’orgueil national satisfait de ‘victoires morales’. Plus récemment, Bo Yang a repris certains traits malheureux de la mentalité chinoise dans son livre “The Ugly Chinese”. Il dénonce en particulier la réticence des Chinois à faire valoir leurs droits même dans des cas d’injustice flagrante, par souci de préserver la paix (20).

5. Communication interculturelle

Les Chinois de la diaspora appartiennent indirectement à la Chine ouverte. Du point de vue culturel, ils sont fiers de la Chine et de sa grande tradition confucéenne. Ils jouent un grand rôle aujourd’hui dans l’expansion économique de la terre de leurs ancêtres.

La proportion des chrétiens parmi eux est plus forte qu’en Chine même. Ils font connaître la Chine aux Occidentaux et puisent aux sources méditerranéennes de la tradition chrétienne pour mieux en comprendre l’essence et transmettre leur expérience à leurs compatriotes.

En Chine même, une équipe d’universitaires s’est réunie autour de Liu Xiaofeng, professeur de cultures et religions comparées, qui a reçu sa formation philosophique en Allemagne et à Bâle. Il s’est installé aujourd’hui au centre d’études chrétiennes de Taofengshan dans les nouveaux territoires de Hongkong. Son équipe multiplie les traductions et études sur les théologiens occidentaux : Karl Rahner, Hans Kung, Balthasar, Moltmann, Pannenberg, etc.

Liu Xiaofeng et ses amis publient une collection de textes théologiques où l’on trouve surtout des traductions de l’allemand, mais aussi “L’Attente de Dieu” de Simone Weil. Ils s’intéressent peu, par contre, à l’Eglise, qu’elle soit protestante ou catholique.

Les évêques catholiques de Chine n’ont pas hésité pour leur part à envoyer leurs jeunes prêtres et leurs séminaristes les plus capables poursuivre leurs études à l’étranger. Plus d’une cinquantaine sont ainsi partis en Amérique depuis environ cinq ans. Un certain nombre sont déjà rentrés au pays après avoir terminé leur stage d’études. En Europe, une quarantaine d’étudiants de théologie sont venus depuis trois ans en Allemagne, en Italie, en France et en Belgique. Sortant souvent d’un milieu traditionnel très fermé, ils se trouvent soudain exposés à des styles de vie d’Eglise et à des courants de pensée très libéraux. Le choc culturel qu’ils subissent ne peut être sousestimé. L’expérience demande à être décantée. Les autorités chinoises pour leur part ont rejeté de nombreuses candidatures depuis au moins un an. Les évêques de leur côté, manquant souvent de prêtres, attendent peutêtre aussi le retour des premiers partis pour en envoyer d’autres. Le retour en Chine de ces jeunes ayant passé de trois à cinq ans en Occident ne peut manquer d’être un nouveau choc, même si la société chinoise ellemême évolue rapidement. Il leur faudra des années pour diffuser une vie d’Eglise renouvelée suivant les orientations de Vatican II. Leur connaissance des langues européennes leur permettra, espéronsle, de favoriser les échanges.

APPROCHE THEOLOGIQUE

La rencontre de la tradition chrétienne avec la pensée chinoise pose la question d’une sinisation de la théologie. Il ne peut y avoir de christianisme chinois sans une expression proprement chinoise de la foi. Signalons de suite que les Chinois ont trop le sens de la tradition et de l’autorité romaine pour aventurer des opinions qui mettraient en cause la doctrine elle-même. En 1997, ils impriment en Chine la traduction chinoise du Catéchisme de l’Eglise catholique en omettant seulement les quelques lignes condamnant le communisme. Omission purement politique. Ils ne peuvent condamner leur gouvernement sans faillir à leurs devoirs élémentaires de citoyens.

Trois dossiers publiés par Echange FranceAsie ont abordé cette question d’un effort d’élaboration d’une théologie chinoise. En 1979, la question était posée lors d’un Colloque oecuménique à Hongkong (21). Lors du symposium international de Montréal en octobre 1981, les interventions des théologiens protestants venus de Chine ouvraient des voies nouvelles à une pensée chrétienne mieux intégrée au monde chinois (21). Un dossier Echange France-Asie, publié en janvier 1988, faisait le point d’une certaine recherche théologique prenant en compte les documents du Concile Vatican II (22).

Il n’est pas question de passer ici en revue les articles qui font avancer cette recherche, soit à Taiwan dans les Collecta theologica de l’université Fujen, soit sur le continent chinois dans les publications catholiques de Pékin et de Shanghai. Il s’agit seulement de préciser quelques questions de méthode et de fond qui sous-tendent l’effort de réflexion théologique chinois.

1. Les lieux de réflexion théologique en contexte chinois

La théologie officielle des séminaires catholiques demeure souvent la théologie la plus classique de la tradition occidentale. On se réfère aux manuels théologiques les plus classiques surtout s’ils ont été traduits en chinois comme celui de Ott. Le séminaire de Shanghai est plus ouvert à divers courants de réflexion car de nombeux professeurs de Taiwan, de Hongkong et d’autres lieux y ont été invités à enseigner depuis environ huit ans.

Or, le style de pensée abstrait et logique inspiré de la philosophie aristotélicienne est bien étranger au mode de penser chinois. Le réalisme de Saint Thomas, sa réflexion critique inspirée par le bon sens, et ses références au texte biblique en font bien sûr un maître que les étudiants chinois sont capables d’apprécier. Ils s’y retrouvent sans doute avec plus d’aisance que dans la philosophie occidentale contemporaine.

Reste qu’une expression chinoise de la foi doit s’inspirer d’autres sources que des textes d’Ecole. Les voies de la théologie chinoise sont à explorer dans les expressions plus générales de la pensée chrétienne. En ce domaine, les oeuvres littéraires des grands convertis sont plus inspirantes que les traités de théologie. La pensée d’un Don Lou, telle qu’elle s’exprime dans son livre, “La rencontre des humanités”, fait bien le joint entre la tradition confucéenne, les textes évangéliques et la vie liturgique. Le livre de Jean Wu, “Par delà l’Est et l’Ouest”, s’inspire davantage de la spiritualité bouddhiste pour éclairer la foi chrétienne. La romancière Su Xuelin, convertie autrefois lors de son séjour à Lyon, révèle avec beaucoup de délicatesse ce qu’a été son propre cheminement sur une voie semée d’épines.

Les travaux académiques sur le christianisme peuvent introduire dans la théologie chinoise une approche pluridisciplinaire que les instituts occidentaux s’efforcent d’adopter. Les enquêtes historiques, sociologiques ou ethnographiques poursuivies dans les académies des sciences sont loin d’être négligeables et peuvent favoriser une approche plus critique de la tradition judéochrétienne. Le fait que ces travaux soient parfois teintés de présupposés marxistes introduit en outre un questionnement de la foi religieuse qui peut aider à l’approfondir. C’est à ce niveau en tous cas qu’un dialogue peut être poursuivi avec les lettrés d’aujourd’hui.

Les études chinoises de la théologie occidentale sont particulièrement intéressantes en tant qu’elles font ressortir un apport original du christianisme susceptible de compléter ce qui manque dans la tradition chinoise : le sens du péché, de la mort, l’aspect tragique de l’existence, le pardon.

2. Le défi des sources bibliques

L’introduction en Chine des réformes conciliaires de Vatican II peut avoir un double effet.

Les orientations de Vatican II favorisent sans doute une sinisation du christianisme en ouvrant un champ plus large à l’usage de la langue et à l’adoption de certaines traditions culturelles chinoises. La constitution Gaudium et Spes invite en outre à une présence positive des chrétiens au service de l’homme dans leur société. Le fossé qui s’était creusé entre chrétiens et ‘païens’ tend à être comblé grâce à une attitude de dialogue et de coopération active dans la recherche du bien commun. C’est répondre aux requêtes gouvernementales qui visent à éliminer les oppositions entre croyants et noncroyants en minimisant leurs différences. C’est le slogan souvent répété du ‘Da tong xiao yi’ (grand consensus, petite différence).

Et pourtant, si les chrétiens approfondissent leur foi ils peuvent réaliser que la ‘petite différence’ est de taille. C’est là précisément que les réformes conciliaires, loin de mener à une dissolution du message dans la culture ambiante, invitent au contraire à un surcroît de christianisation. L’usage du chinois dans la liturgie et l’accès direct au texte biblique représentent un nouveau défi. Le christianisme s’était peutêtre par trop sinisé en se moulant dans l’harmonie rituelle et moralisante de la tradition locale. Pour qui a de bonnes oreilles, l’écoute du message prophétique de la Bible peut faire scandale. Or les textes bibliques sont maintenant lus en chinois à toutes les messes et des groupes d’études bibliques se forment ici et là. Certains de ces groupes, il est vrai, choisissent d’abord la lecture des Livres de Sagesse qui sonnent bien à une oreille chinoise. Mais la Bible est à prendre comme un tout et la sélection peut être trompeuse. De toute façon, les lectures publiques de la messe dominicale sont proclamées en Chine comme dans l’ensemble du monde chrétien. Et il ne s’agit pas toujours de belles histoires ou de leçons de morale. Le message prophétique de l’Evangile est choquant. La Bible est remplie d’histoires abominables qui mettent en relief le péché des hommes et leur attente d’un Sauveur. Les prophètes exigent du peuple de Dieu une sincérité totale dans le culte, c’estàdire le témoignage d’une vie juste, honnête et d’une fraternité humaine réelle, dépouillée de toute hypocrisie. Puiser à la source biblique, en Chine comme ailleurs, c’est se brancher sur l’esprit même du christianisme. Le christianisme chinois est ainsi appelé à se purifier d’accommodements à la culture locale qui risquent de falsifier le message.

L’esprit clanique en particulier, et les ruptures irréconciliables dans lesquelles il entraine les chrétiens eux-mêmes, opposés en camps hostiles, sont sans doute le fruit d’une intégration trop poussée de la tradition chrétienne à la vie du village. Leur refus du pardon et de la réconciliation semble parfois justifié par un souci de vérité et d’intégrité de la foi, un principe de fidélité exigé par la vertu traditionnelle du Xiao, piété filiale. Mais l’entêtement qui exclut tout dialogue et tout partage avec des personnes considérées comme indésirables est malheureusement une attitude commune dans la tradition chinoise. Les feuilletons télévisés contemporains sont souvent bâtis sur ce thème qui paraît fort honorable et qui satisfait le désir inavoué de vengeance inscrit au fond des coeurs. On aurait pourtant du mal à admettre qu’il s’agisse là d’une attitude chrétienne. Les séminaires et les noviciats de Chine ainsi que les laïcs fervents éprouvent aujourd’hui un immense besoin de formation spirituelle. C’est peutêtre dû à la crainte d’un relâchement de la discipline chrétienne dans une société en peine transformation. Mais il y a peutêtre aussi dans cette quête un appel positif à entrer plus profondément dans l’esprit de l’Evangile.

3. Le conflit fondamental sousjacent

La conception chinoise de l’homme dans l’univers est une quête d’harmonie et d’équilibre exprimée dans un ensemble rituel et une profusion de symboles poétiques. Les maîtres spirituels chinois sont d’abord des maîtres de sagesse. Leur intérêt est moral et politique. Ils cherchent le perfectionnement de soi, la solidarité familiale, la paix et la prospérité du pays.

Le message chrétien n’est pas d’abord une morale, mais une histoire du salut. Le mal, le péché et la souffrance sont pris en compte de façon très réaliste. Le salut vient d’une grâce d’en haut, reçue dans la foi et la prière, et ne peut être acquis de façon volontariste par ses propres forces. Le seul médiateur qui réalise l’harmonie du Ciel et de la Terre est JésusChrist Sauveur, Fils de Dieu, et non plus l’empereur, fils du Ciel.

La difficulté de gérer conjointement ces deux visions est sous-jacente à la fameuse querelle des rites. Par stratégie évangélisatrice, les jésuites adoptaient une approche humaniste et morale avec effort de perfectionnement de soi. Ils pouvaient miser sur le fond chinois confucéen. Face à eux, les ordres mendiants mettaient en avant la croix du Christ. Les pères des Missions étrangères de Paris, soutenus par la Compagnie du St Sacrement et des personnalités proches de Pascal et PortRoyal, mettaient en relief le salut par la grâce et le primat de la rédemption. Sans faire de concession au jansénisme, ils pouvaient s’appuyer sur les premiers chapitres de la 1ère lettre aux Corinthiens :

“Alors que les Juifs demandent des signes et que les Grecs sont en quête de sagesse, nous proclamons, nous, un Christ crucifié, scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, Juifs et Grecs, c’est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes, et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes” (l Cor. 1/2225).

4. Christianisme chinois ou Chine chrétienne ?

Le christianisme n’a pas subi en Chine les transformations que le bouddhisme a connues. Même si l’illumination du Bouddha fournit toujours l’inspiration de base des diverses écoles bouddhistes, on doit constater des accommodements surprenants avec la tradition chinoise.

Le message chrétien demeure luimême, dans sa portée transcendante. Les Chinois ont d’ailleurs le plus grand respect pour l’autorité de la tradition et le corps de l’Eglise. Il y a par contre une expression chinoise de la foi chrétienne avec des variantes élitiste et populaire.

Le courant élitiste oscille entre une réflexion imprégnée d’esprit chrétien chez les grands convertis et un souci d’allégeance chinoise cultivé par certains religieux et intellectuels catholiques. Le slogan du catholicisme chinois officiel, aligné sur les exigences gouvernementales est ‘ai guo ai jiao ‘(aimer le pays, aimer la religion). On ne rencontre pas de formulation inverse qui placerait la foi et l’amour de Dieu avant l’amour du pays. Soucieux de faire valoir leur loyalisme envers le pays, certains intellectuels chrétiens tendent à placer la Chine avant Dieu et ne montrent pas suffisamment que l’amour de Dieu ne peut que nourrir un amour plus éclairé et plus généreux du pays. Ce sont des ‘inculturés’ impénitents.

Le christianisme populaire estil plus proche de l’Evangile ? Le conformisme exigé par la tradition chinoise est en tension permanente avec les exigences du prophétisme chrétien. La contestation actuelle de la politique religieuse officielle par les chrétiens clandestins estelle une expression de prophétisme chrétien ? C’est peutêtre le cas chez les Evangéliques qui se dressent contre les puissances de ce monde au nom du seul règne de Dieu. Les catholiques pour leu