1 Il y a deux mois, nous avons fêté Jésus, Fils de Dieu né dans une étable, parce qu’il n’y avait pas de place pour lui dans les maisons de Bethléem. Dès son enfance, Jésus a partagé la condition des pauvres et des exclus. I1 a été lui-même victime de la violence, mais il a interdit à ses disciples de le défendre par une autre violence. Innocent, il a été condamné à mort et crucifié entre deux voleurs. Durant toute sa vie, Jésus s’est fait le prochain attentif et miséricordieux de tous les exclus de la société de son temps. Il a proclamé bienheureux et doux les pacifiques, et il a appelé les pauvres, « ses propres frères
2 Aujourd’hui dans le monde, ils sont nombreux les « frères de Jésus« , tous ces pauvres qui souffrent d’être seuls, exclus, exploités; toutes ces victimes de la violence et de l’injustice. Et pour ce qui est de notre pays, qui fera jamais le compte de ceux qui ont souffert durant ces trente années de conflits, de révolutions et de déchirements, et continuent d’en subir aujourd’hui les conséquences dans leur chair et dans leur âme ?
3 Nous avons l’habitude de voir des handicapés vivre parmi nous : ils sont 36 000, qui ont sauté sur des mines. Ce sont d’anciens soldats, des civils hommes et femmes, et ce qui est particulièrement affligeant, ce sont aussi de jeunes enfants. Ces enfants mutilés pour la vie, ce sont nos enfants, la richesse de nos familles et l’avenir de notre pays. Il y a encore des millions de mines, anciennes et nouvelles, enfouies dans le sol. Quand la terre cambodgienne cessera-t-elle d’être dangereuse pour ses propres enfants ?
4 Nos précieux enfants souffrent plus que tous les autres de la violence et de la pauvreté, car ils n’ont pas les moyens de se défendre. Plus de 10 000 enfants vivent dans les rues de Phnom Penh, la plupart sont illettrés et vivent d’expédients. Plusieurs centaines d’entre eux fouillent dans les ordures à la recherche de quelque chose à vendre ou à manger. Ils sont soumis à la loi des « Bong Thom« , ou forcés à la pornographie infantile.
5 Comment ne pas évoquer la situation des malades sans ressources, sans espoir de guérir au point d’être abandonnés même par leur famille : ils sont des milliers à souffrir du sida, et plus de 100 000 à porter aujourd’hui le germe de la maladie dans leur corps. Dans les cinq prochaines années, on dit que 30 000 Cambodgiens vont mourir du sida.
6 Il y a ceux qui n’ont pas de maison, et logent dans des abris précaires. I1 y a ceux qui, fuyant la guerre ou menacés dans leur vie, ont dû quitter en hâte leur maison et se réfugier à l’étranger. Ils sont 60 000 dans les camps de Thaïlande, attendant que la sécurité soit rétablie pour retourner dans leur village.
7 D’autres sont sans travail et ont dû quitter leur famille pour aller gagner leur vie à l’étranger où ils vivent dans l’illégalité, et sont soumis à l’arbitraire. 80 000 ouvriers travaillant dans un pays voisin, sont menacés d’être expulsés.
8 Et il y a toutes les victimes des autres formes de violence: violence de la guerre civile qui fait aujourd’hui encore des blessés et des morts; violence envers les femmes battues à la maison, exploitées dans le travail; violence envers des jeunes filles violées et vendues à la prostitution : il y en aurait 8 000 de moins de 18 ans dans la capitale ; violence envers l’enfant qui n’est pas encore né, et à qui est refusé le droit de vivre.
9 Dans toutes ces situations de détresse, de solitude, de souffrance, de rejet, l’homme est humilié, et sa dignité est bafouée. Il est mis à l’écart de sa famille, de son village, de la société. Quelle parole d’espérance pour le pauvre qui souffre ? Comment sortir de cette situation de privation et d’exclusion ?
10 Nous entrons dans le temps du Carême, qui est est un temps de conversion. Disciples de Jésus, nous voulons nous efforcer de devenir plus sensibles à la situation des « frères de Jésus » autour de nous. Quand nous ouvrons vraiment nos yeux et notre coeur, nous voyons que les besoins sont immenses, et nous éprouvons un sentiment d’impuissance totale : comment changer des situations, des manières de penser et d’agir qui ne dépendent pas de nous ?
11 Ne croyons pas trop vite que nous ne pouvons rien faire pour changer la société. Nous sommes aussi des citoyens dans une communauté nationale, avec des droits et des devoirs. Il est de notre devoir de citoyens de contribuer à bâtir une société de justice, de paix et de réconciliation. Nous pouvons le faire de diverses manières, d’abord par nos attitudes personnelles, familiales et collectives, et aussi par les votes au moment des élections, comme nous serons appelés à le faire au cours de cette année 1998.
Voter est un acte important pour choisir des responsables et leur confier la tâche suprême de diriger le pays dans les voies de la justice et de la paix. C’est une très lourde mission, et nous prions chaque dimanche pour ceux qui nous gouvernent.
12 Nous sommes extrêmement fortifiés et interpellés dans nos engagements par la Parole de Jésus : « Venez les bénis de mon Père, parce que j’étais pauvre, exclu, et vous m’avez reçu » (Math 25/34). Les « bénis de Dieu » sont tous ceux qui ont pitié des hommes qui souffrent, qui reconnaissent en eux le visage même de Jésus, et les traitent comme des « frères de Jésus« . Les « bénis de Dieu » possèdent le Royaume, avec les pauvres qu’ils ont servis.
13 Au début de ce carême, écoutons aussi la voix du Saint-Père, le Pape Jean-Paul II, qui nous adresse ces fortes paroles : « L’Eglise combat toutes les formes de pauvreté, parce qu’elle est Mère, et qu’elle veut que chaque homme puisse vivre pleinement sa dignité de fils de Dieu. Aujourd’hui plus que jamais, l’amour pour les pauvres, pour les faibles, pour ceux qui souffrent doit être le signe distinctif du chrétien
14 Que pouvonsnous faire pendant ce temps de carême ? Nous n’avons pas le pouvoir de refaire le monde! Mais avec la grâce de l’Esprit Saint, nous pouvons changer notre regard, convertir notre coeur et donner un sens nouveau à notre présence.
Ouvrons donc nos yeux sur les pauvres autour de nous et comprenons les causes de leur détresse. Ouvrons nos coeurs pour accueillir ceux que nous rencontrons sur notre chemin, démunis, exclus, isolés, souffrants. Donnons des signes concrets d’amitié, d’espérance, de partage, que ce soit par un geste personnel, ou un geste accompli avec d’autres personnes, chrétiens ou non chrétiens, qui travaillent comme nous au service de leurs frères.
« Alors le désert deviendra un verger et la justice habitera le verger. Le fruit de la justice sera la paix » (Isaie 32 1517).
Mgr Yves Ramousse
Mgr Emile Destombes
Mgr Susairaj Antonisamy
(EDA, 01.03.98)
EGLISES D’ASIE – n° 260 – 1er FEVRIER 1998DOCUMENT ANNEXE n° 2
VIETNAM
REPONSE DE l’EPISCOPAT VIETNAMIEN
AU QUESTIONNAIRE – APPENDICE AUX LINEAMENTA
Il y a quatre siècles, la semence de la Bonne Nouvelle de Jésus Christ a été déposée en terre du Vietnam. Bien avant cette date, de temps immémorial, avaient fleuri sur cette terre trois grandes religions, le bouddhisme, le confucianisme, le taoïsme et de nombreuses croyances populaires profondément enracinées dans l’âme du peuple vietnamien. Les us et coutumes, la civilisation et l’humanité avaient été formées et pétries par tout ce qui était attaché à ces croyances : richesse spirituelle inestimable et limites bien humaines.
Aussi la proclamation de la Bonne Nouvelle aux Vietnamiens a-t-elle immanquablement provoqué des heurts, allant parfois jusqu’à des cas d’incompatibilité entre le traditionnel et le nouveau, entre ce qui était considéré comme la quintessence de l’âme vietnamienne et ce qui passait pour un simple produit d’importation. Pour le chrétien, le nouveau a bouleversé la morale et l’éthique individuelles ainsi que les moeurs et les structures de la société. Il en est résulté certaines difficultés dans sa vie de relation avec la majorité de ses compatriotes. Ces malaises ont retenti sur l’oeuvre d’évangélisation de telle façon que le visage du Christ est apparu tantôt lumineux, tantôt voilé aux yeux des non-chrétiens, et jusque dans le coeur de ses fidèles. Pourtant, si parfois la semence de la Bonne Nouvelle a semblé près de mourir, il est des temps où l’arbre de foi a donné et donne encore des fruits en abondance.
Des réponses reçues, nous avons tiré certaines conclusions que nous voudrions vous faire partager : ce sont autant d’expériences considérées comme particulièrement significatives dans l’histoire de l’évangélisation du Vietnam. De là, nous proposerons un point de vue qui nous tient à coeur, et formulerons enfin nos désiderata – souhaits de ceux qui ont eu la grâce d’accueillir la Bonne Nouvelle qui est Jésus-Christ, et qui espèrent pouvoir rester au service de sa Parole et de son Eglise, de leur mieux et avec fruit.
I – Une expérience de 400 ans d’évangélisation
1 – L’Eglise du Vietnam a récolté des fruits exquis (Réponse à la question I.1.1)
Sur la base d’une vie spirituelle très riche, qu’avaient édifiée depuis plus de 1 000 ans le bouddhisme, le confucianisme, le taoïsme et surtout le culte des ancêtres, la semence de la Bonne Nouvelle a germé et a donné des fruits en abondance. En effet, le sens de l’hospitalité et l’esprit de tolérance rendent le peuple vietnamien apte à entrer en relation avec ceux qui lui montrent de la sympathie, de si loin qu’ils viennent. Avec un coeur rempli de piété filiale à l’égard des parents et des ancêtres, de délicatesse à l’égard des aînés comme des plus jeunes, ami de la solitude et porté à la contemplation, le Vietnamien était un terrain fertile pour accueillir les valeurs spirituelles recelées dans l’Evangile.
De plus, les conditions de véritable pauvreté qui ont toujours été les siennes ont créé chez lui un vide permanent qui demandait à être comblé. Grâce aux missionnaires, il a reçu beaucoup de bonnes choses, des éléments d’hygiène et de science, des connaissances nouvelles, des objets rares et précieux, une certaine assistance matérielle (même parfois très modeste) et la découverte d’êtres divins pleins d’humanité. Devant tout cela, les Vietnamiens, surtout les gens du peuple, étaient prêts à accueillir la doctrine qui leur était apportée par des personnes si aimables. Par ailleurs, certaines coutumes contraires à la raison et au bien de la personne (magie et sorcellerie) étaient d’un poids très lourd dans leur vie. Une fois qu’ils ont fait la rencontre d’un Dieu d’amour, ils se sont sentis libérés et l’ont suivi aussitôt.
2 – L’Eglise du Vietnam a découvert des fruits véreux (Réponses à la question 1.1.2)
A première vue et de l’extérieur, les fruits paraissent très beaux. Ce n’est qu’au bout d’un certain temps, que l’on découvre qu’ils sont rongés de l’intérieur. A la réflexion, il faut reconnaître que, dans bien des cas, ce sont les points forts qui ont faussé les données : en ce qui concerne les critères permettant de reconnaître une véritable adhésion à la foi, certaines pierres d’attente ont été en réalité des pierres d’achoppement. Leur aménité naturelle avait pu favoriser les premiers contacts : les comportements dictés par la bienséance avaient pu faire croire qu’ils s’étaient rendus aux vérités proposées. En réalité, l’entrée dans l’Eglise ne s’est effectuée parfois qu’au niveau du savoir-vivre, des convenances sociales ou du donnant-donnant. Pour quelquesuns, ce n’était que des concessions aux lois ecclésiastiques à l’occasion de mariages mixtes. Pour d’autres, un niveau de vie plus aisé a ôté de leur coeur le sentiment du besoin religieux. Des occupations plus lucratives, des activités plus attrayantes, les appâts offerts par la société moderne les ont éloignés de la vie paroissiale et des manifestations encore peu nombreuses de la culture chrétienne.
3 – L’Eglise chrétienne recherche les raisons de ses difficultés
a) – Raisons objectives : désavantages pesant sur la pratique chrétienne (Réponse à la question 1.1.2).
Le contexte vietnamien actuel est mouvementé et gros de changements. L’instabilité due aux conséquences de la guerre en est le trait dominant. Les générations d’après guerre, 60% de la population, souffrent d’un état d’esprit hérité de la famille (eux ont fait l’expérience de la guerre), et aggravé par la frénésie des compensations rendues possibles en temps de paix. Or, cet état d’esprit coïncide avec une ère d’ouverture économique présentant d’innombrables facteurs menaçant la vie familiale et la vie de foi. Après les événements de 1975, le gouvernement vietnamien a imposé des limites à la vie de l’Eglise : limites aux activités des paroisses et des associations, à l’enseignement du catéchisme et même à l’activité pastorale à tous les niveaux de la hiérarchie. Les mass-media sont devenus le monopole de l’Etat. L’Eglise ayant perdu les établissements scolaires et hospitaliers qui lui appartenaient jadis, se retrouve comme privée de moyens matériels pour son oeuvre d’évangélisation.
b – Plus graves encore sont les raisons d’ordre catéchétique et pastoral (Réponses aux questions II.2.3; III.4; IV.5; VI.10)
La catéchèse commence avec un début d’approche qui nous met en contact avec les personnes. Or, les expériences passées ont montré combien il est difficile pour les Asiatiques d’assimiler le langage de la doctrine chrétienne. Riches d’un héritage spirituel de haut niveau, ils se sentent blessés par des expressions telles que « Il y a un unique Sauveur : c’est Jésus–Christ« Il faut recevoir le baptême pour aller au ciel« L« évangélisation des peuplesAutant de façons de parler qui ne semblent tenir aucun compte des valeurs religieuses millémaires auxquelles ils sont habitués depuis toujours. Quelques-uns des symboles utilisés dans la liturgie catholique vont à l’encontre des conceptions asiatiques (insufflation, imposition du sel dans le rite du baptême). Le libellé de certains dogmes sonne vraiment dur et choque les esprits habitués à la notion de « juste milieu » (par exemple, en ce qui concerne l’infaillibilité du pape, ou l’apologie du monothéisme).
Alors qu’ils tiennent un tel langage, certains religieux et prêtres mènent un train de vie qui les rend plus proches des occidentaux que de leurs compatriotes ; étant plus instruits que les autres, leur attitude est souvent celle de gens suffisants et très sûrs d’eux-mêmes. Les églises sont d’ordinaire construites en style occidental ; certes, quelques statues ont été sculptées selon l’esthétique locale, mais elles n’ont encore rien de spécifiquement vietnamien. Dans le domaine de la liturgie, à part quelques compositions qui ont pu servir « ad experimentum », (les textes des messes pour les trois premiers jours de l’année lunaire, pour la fête des enfants à la mi-automne), les essais d’inculturation n’ont touché que l’enveloppe extérieure. En certains endroits, cette enveloppe prend parfois des formes peu adéquates : les danses d’offrande de fleurs, les dais multicolores dans les processions évoquent davantage le temps des mandarins qu’ils n’invitent à une vraie attitude d’adoration. Ce style de vie et de liturgie augmente la distance entre les évangélisateurs et les évangélisés et renforce l’impression latente chez ces derniers que le christianisme est une religion d’importation.
A côté des lacunes dans les moyens d’approche, il y a plus grave : une contradiction interne dans l’entreprise d’évangélisation, elle-même. D’une part, l’Eglise semble être en pleine expansion (surtout avant 1975 et depuis l’ouverture économique) : constructions, acquisitions matérielles de tout ordre : églises, monuments, véhicules, équipement dernier cri. D’autre part, chez les agents de l’évangélisation, le niveau intellectuel et doctrinal est très modeste, la formation doctrinale piétine et laisse encore à désirer. Cet état de choses peut se rencontrer non seulement chez des catéchistes non spécialisés dans les paroisses (personnes de bonne volonté consacrées à l’apostolat) mais aussi jusque dans certains séminaires et noviciats. Par bonheur, les responsables en ce domaine sont conscients de ces manques : toutes les réponses ont exprimé la nécessité d’introduire l’étude de la missiologie à l’intérieur du programme de formation.
4 – L’Eglise du Vietnam fait l’expérience des béatitudes (Réponses à la question VI.11)
Les grandes entreprises telles que la création d’établissements, l’organisation d’activités requérant des rassemblements de foule deviennent suspects et passent pour des manifestations de puissance : ils seront donc pour nous réduits au minimum. Mais pour des tâches qui semblent élémentaires, peu reluisantes comme de prêter assistance aux enfants handicapés, aux lépreux, aux pauvres des régions lointaines et reculées, qui n’ont personne pour s’occuper d’eux, on fait appel aux catholiques, surtout aux religieuses. Une présence effacée, avec des moyens très humbles et très simples est donc plus facilement acceptée par tous. C’est ainsi que l’Eglise revient vers les pauvres et se fait plus proche d’eux, en sympathie avec eux dans la même condition humaine. Alors, à travers le témoignage des fidèles, seront plus aisément discernables le message et le vrai visage de Jésus Christ, Celui qui s’est fait pauvre parmi les pauvres pour servir.
II. NOTRE POINT DE VUE
A partir des expériences telles qu’elles ont été mentionnées ci-dessus, l’Eglise au Vietnam estime qu’il faudrait repenser les modalités de l’évangélisation en terre d’Asie. La première raison est que ce continent n’est pas une terre vierge ou en friches sur laquelle on pourrait semer n’importe quelle espèce de semence. Au contraire, c’est une terre de religions et de civilisations très anciennes, comparées à celles d’Europe. On y trouve un fond spirituel de conceptions très riches et encore assez solides sur l’univers, l’homme et la religion. Ses habitants ne sont pas sans connaissance de Dieu, bien au contraire ; ils ont une certaine expérience de sa présence, et l’invoquent sous différents noms tels que « le Ciel« , « le Céleste« , « le Brahmanetc… Par conséquent, « évangéliser », dans ce cas précis, ne veut pas dire présenter un Dieu, un Christ, absolument étrangers, mais, d’une certaine manière, peut-on dire, en empruntant le langage bouddhique, c’est « faire briller la lumière » présente mais cachée : c’est aider à « voir illuminée la Vérité » dont Vatican II a reconnu qu’elle est présente en partie dans les autres religions (cf. « Nostra Aetate », en fin de l’art. 2), spécialement en celles de l’Asie. Ou bien encore, c’est, à la manière du Christ, leur annoncer que la Parole et le Royaume de Dieu sont au milieu d’eux, dans leur coeur même, hic et nunc, et non pas à Jérusalem ou quelque part ailleurs, à une autre époque. En d’autres termes, c’est à partir de cette réalité très quotidienne qu’est l’eau qu’on peut découvrir l’eau vive (cf. Jn 4,7-26). Puisque Dieu est le Créateur de toutes choses, il faut, en un sens, dire que l’existence des religions non chrétiennes fait également partie du dessein de sa providence.
Cependant, chez les Asiatiques, la perception de Dieu et la conception de la Réalité Ultime ne sont pas les mêmes que chez les Occidentaux. L’Asie possède deux caractéristiques principales d’ordre philosophique et religieux. C’est d’abord une vision de synthèse harmonieuse de tout le Réel, y compris la Réalité Ultime appelée le Ciel, le Céleste, le Grand Ego, le Brahman ou la Voie. C’est ensuite la via negativa considérée comme voie d’accès au Réel, car il s’agit ici d’une vision harmonisant le yin avec le yang, l’interne avec l’externe, le transcendant avec l’immanent. Ne pouvant expliquer ce que « Dieu » veut dire, on ne fait qu’affirmer qu’il n’est point comme ceci, guère comme cela, et donc penser qu’il faut faire appel au coeur plutôt qu’à la raison pour faire l’expérience de la Vérité. La théologie occidentale, surtout la scolastique, n’est pas adaptée aux religions de l’Asie, car elle est trop rationnelle. Pour les Asiatiques, on ne peut analyser la vérité ni expliquer le mystère, aussi bien, vaut-il mieux préférer le silence à la parole et ne pas verser dans des querelles de mots, la parole n’est que le doigt montrant la lune, et ce qui importe, c’est la lune et non le doigt. C’est pourquoi, Confucius parle du coeur « vacant » (coeur qui a fait le vide, intègre, limpide), Laotzeu, du non agir (agir comme n’agissant pas), et le Bouddha, du non-moi (Anatta – ne pas penser à soi, se considérer comme inexistant). N’est-ce-pas là le mystère de la kenosis du Christ ou quelque chose d’approchant ? Et celui du tombeau vide, un vide, un état de vacuité, mais recelant une vérité merveilleuse : le seigneur Jésus est ressuscité ! Le tombeau vide est devenu le symbole du Ressuscité. Dans ce même sens, les sages d’Asie disent souvent qu’on a pas besoin de beaucoup parler pour dire le Réel, qui est de soi ineffable. « Voie susceptible d’être conçue comme voie n’est pas voie immuable » (Laotzeu). Ainsi, l’Eglise d’aujourd’hui doit accepter le pluralisme en matière de théologie propre à l’Occident, il en faudrait une aussi propre à l’Asie, du moins destinée à l’Asie, et ceci, personne ne saurait le réaliser à la place des chrétiens d’Asie. Le temps est venu où les Asiatiques, après avoir été formés et enrichis par la pensée théologique de l’Occident, n’ont plus le droit de se contenter de la recopier et retraduire. Jésus est un homme de l’Asie, mais il se trouve que sa pensée a dû faire un détour du côté de l’Occident pour revenir en Asie ! Il est temps désormais pour elle de s’exprimer directement dans le langage des peuples d’Asie. Plus que celui des penseurs de l’Occident, le langage des Ecritures est effectivement bien plus proche de celui des sages de l’Orient.
Pour les Asiatiques, la Voie n’est pas loin de l’homme (Confucius), le Ciel, Dieu, n’est pas loin de l’homme. C’est la raison pour laquelle le mystère de Dieu fait homme est très en affinité avec l’âme asiatique. Dieu plein de miséricorde, Dieu habitant parmi les hommes, partageant avec eux la condition humaine et assumant les souffrances de l’humanité : cela est très proche des croyances et des attentes dans les esprits peu habitués aux élévations trop transcendantales, mais très familiers des figures de bodhisattvas – symboles de miséricorde – telles que la « déesse » Quan Yin, par exemple. C’est également la raison pour laquelle, au Vietnam, la Vierge Marie est vénérée et invoquée non seulement des chrétiens mais aussi des non-chrétiens. Pour cette même raison, un Christ doux et humble (Mi 11,29), reflet du Père de miséricorde (cf. Lc 6.36) – qui veut rassembler tous les hommes dans la grande famille humaine régénérée, dans laquelle tous vivent la relation de piété filiale envers le Père, la relation de charité et de concorde entre frères et soeurs – attire davantage l’âme asiatique que ne le fait l’image féodale du Royaume. L’éthique orientale prônant les vertus de loyauté, de piété et d’humanité, est très voisine de l’esprit chrétien : la loyauté envers Dieu, piété envers parents et ancêtres, et charité envers tous.
En conséquence, nous pensons qu’il est nécessaire d’instaurer une christologie et une théologie asiatiques à caractère plus anthropologique et existentiel. En même temps que ces disciplines, il est également nécessaire de construire l’Eglise comme famille des enfants de Dieu, plutôt que comme hiérarchie dotée de structures et de lois parfaitement solides. L’Eglise comme communauté familiale s’intègrera mieux à la société asiatique. Les chrétiens iront vers leurs compatriotes non pas comme des étrangers venus pour les convaincre, les conquérir ou leur faire la charité, mais d’abord en vue de rencontre et de partage. Partager, c’est à la fois donner et recevoir. Le Christ en personne l’a fait quand il recevait de l’humanité sa chair d’homme, ce qu’il fallait pour se nourrir et s’habiller, la parole et la culture, etc, pour pouvoir ensuite lui faire partager l’amour de Dieu par tout ce que lui-même a reçu d’elle. Au Concile du Vatican, dans une séance de travail, l’un des nôtres a fait une intervention sur ce sujet comme suit: « L’Eglise comme Famille de Dieu est une notion très proche de l’homme. La présentation du mystère de l’Eglise avec le vocabulaire relatif à la famille est justement très familière et facile à comprendre pour tout le monde (…) Présenter l’Eglise comme la Famille de Dieu aide les chrétiens à retourner à l’Evangile, à la pédagogie très simple de Jésus (Jésus s’est beaucoup servi d’images sur la famille) ; grâce à cela, on comprend l’Evangile et on s’en imprègne plus facilement » (Acta synodalia Vat.II., Pars II .p.42-45, Typus polyglottis Vaticanis, 1972). Le concile lui-même a traité ce sujet dans plusieurs documents comme la Constitution sur l’Eglise, « Lumen Gentium », 6,32,51, le décret sur la Mission, 1, le Décret sur le sacerdoce, 6. L’Eglise d’aujourd’hui non plus, ne vient pas seulement pour donner ou offrir quoi que ce soit, même pas pour donner Jésus-Christ. Jésus aussi est de l’Asie. Il est né et a vécu sa vie d’homme sur cet immense continent des grandes religions et civilisations du monde. L’Eglise d’aujourd’hui est également consciente qu’elle est une Eglise « dans le mondeet les Eglises d’Asie, qu’elles sont originaires d’Asie, parmi leurs semblables. Elles continuent à recevoir, des civilisations et religions d’Asie, des valeurs qui enrichissent leur foi chrétienne elle même, comme elles partagent, avec tous, les humbles conditions de la vie humaine.
Voilà pourquoi l’Eglise du Vietnam conçoit l’évangélisation d’abord comme un partage de vie, et vie comme Jésus lui-même l’a vécue : vie d’amour pour tous les hommes, d’un amour qui va jusqu’au bout (cf. Jn 13.1), si grand qu’il ose accepter de sacrifier sa vie pour ceux qu’il aime (cf. Jn 15.13). Autrement dit, évangéliser est synonyme de être témoin de Jésus–Christ (cf. Lc 24, 47, 48 ; Ac. 1,8) par une vie digne d’un disciple de Jésus. Or le signe auquel on reconnaît le disciple est son amour pour ses frères (cf. Jn 13,35), l’amour de prédilection pour les pauvres qui sont la majorité sur le continent asiatique. C’est à eux que s’adresse l’Evangile (cf. Lc 4, 18) parce qu’ils sont prêts à reconnaître sans difficulté la présence de Dieu au signe de l’amour, comme le dit G. Bernanos « Seuls les pauvres ont le secret de l’espéranceNous nous rappelons une expérience de notre Eglise en ses débuts : dans un rapport en date du 31.12.1632, après cinq ans d’évangélisation, sur la communauté chrétienne de Thang Long (aujourd’hui Hanoi), le P. Gaspar d’Amaral écrit : « Les chrétiens d’ici comptent plus d’un millier, ils s’entr’aiment tant que ceux d’alentour, ne sachant pas encore comment les nommer, mais ayant bien vu comment ils vivent, les ont appelés « ceux qui suivent la religion de l’amour mutuel« . C’était aussi l’expérience de l’Eglise primitive de Jérusalem (cf. Ac. 2.42-47; 4.32-35).
III – DESIDERATA
Du point que nous venons de mentionner, et dans les conjonctures actuelles de l’Asie et du Vietnam, nous voudrions faire partager aux autres Eglises-soeurs notre conception de la mission et de la manière dont nous désirons réaliser l’oeuvre d’évangélisation. C’est : ne point chercher à convaincre, à faire de la propagande, encore moins conquérir, entraîner à tout prix une foule de gens à « entrer » dans l’Eglise ; c’est, au contraire, aller vers tous (cf. Mt 28,19), être homme avec tous les hommes (cf. Jn 1,14), comme témoins de Jésus-Christ, amour personnifié du Père des Cieux. Plus que jamais, l’Eglise du Vietnam
d’aujourd’hui est la semence en train de tomber en terre, ici et là, sur tout le champ; peu de gens peuvent en voir des récoltes abondantes comme c’est le cas pour les gros épis faciles à compter, à peser. Or ce sont précisément ces grains enfouis qui sont en train de préparer une récolte nouvelle. Sur la parole de Dieu, nous lançons le filet (cf. Lc 5,5) ; nous avons semé, et que ce soit le jour ou la nuit, que nous dormions ou veillions, le blé pousse, et nous avons le droit d’espérer (cf. Mc 4,26-27). Aujourd’hui, les « missionnaires » vietnamiens sont d’ordinaire des laïcs, surtout des religieuses. Comme aux débuts de l’Eglise d’ici et comme au temps de l’Eglise primitive à Jérusalem, ce sont les laïcs qui ont, les premiers, porté la Bonne Nouvelle hors de Jérusalem (cf. Ac 11, 19-21). Aujourd’hui, sans bruit, les laïcs et les religieuses, et même les jeunes, sont en train de témoigner du Christ partout dans notre pays. Nous espérons que soient reconnus leur peine et labeur, et que leur travail soit encouragé.
En résumé, seule une Eglise pauvre pourra se dire adaptée à la foule immense des pauvres. Une Eglise humble, petite, se mêlera plus aisément à la masse des pauvres d’Asie. Une Eglise sans puissance se fera plus facilement proche de tant d’hommes et de femmes qui ne demandent que le droit de vivre en hommes et en femmes, d’avoir de quoi se nourrir et s’habiller, d’étudier et de trouver du travail. Le temps n’est-il pas venu de créer de nouveaux types d’Eglise, comme autant de petites communautés se fondant plus facilement dans la société, surtout celle des pauvres ; de communautés plus pauvres, sans apparences, sans encombrements, qui n’inspirent ni gêne ni crainte à ceux qui désirent les aborder ; des communautés ouvertes plutôt que fermées ; des communautés enfin qui soient plus attentives à la vie intégrale de l’homme – et non pas seulement au plan purement religieux – pour aider à améliorer la vie physique et matérielle des pauvres, élever leur niveau culturel: « il faut avoir trouvé à manger pour embrasser la religiondit un dicton vietnamien. Certes, l’Eglise n’a pas été envoyée pour résoudre les problèmes d’ordre social, économique, mais ce n’est pas une raison pour qu’elle s’en désintéresse. Jésus n’a pas annoncé la Bonne Nouvelle seulement en paroles, mais cette Bonne Nouvelle était que « les aveugles voient, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés, les sourds entendent, les morts ressuscitentLc 7.22). L’Asie est le continent de tant d’aveugles, de boiteux, de sourds et de lépreux qui attendent la joie d’être guéris. L’Eglise se doit de partager leurs souffrances comme leur « joie et espérance ».