Eglises d'Asie

UNE CRISE SOCIALE ET CULTURELLE AUTANT QUE POLITIQUE ET ECONOMIQUE

Publié le 18/03/2010




Dans les deux dernières années, la Thaïlande a connu à la fois une réforme fondamentale de son système politique et sa plus grave crise économique depuis la grande dépression des années 30. Ces deux événements ont ébranlé les structures traditionnelles du pays déjà passablement mises à mal par les quinze ans de “croissance dorée”. Des résistances au courant de réforme politique se font d’autant plus sentir que les intérêts acquis du clan conservateur sont sérieusement menacés à la fois sur le plan institutionnel et sur le plan économique. Le bouddhisme, l’un des trois piliers du pays avec la monarchie et la nation, a bien du mal à s’adapter à ce contexte en rapide évolution où les Thaïlandais perdent de plus plus leurs repères et leurs valeurs.

Les effets sociaux de la crise économique

Après 18 mois de crise économique, les classes démunies sont nettement les plus affectées, particulièrement les ruraux venus

travailler à Bangkok dans les dernières décennies. Malgré la couverture médiatique qui tend à mettre en relief les déboires de la classe moyenne – l’entrepreneur immobilier surendetté devenu chauffeur de taxi -, la réalité sur le terrain montre clairement que les ouvriers et les ouvrières licenciés de leur usine ou de leur chantier n’ont pratiquement aucune chance de retrouver un emploi dans le secteur formel. Les usines ferment tour à tour leurs portes dans les secteurs d’activité où ils opérent : construction, textile, confection de chaussures. Leur éducation, qui dépasse rarement les six années de l’enseignement primaire obligatoire, leur interdit l’accès à des formations technologiques plus sophistiquées et plus porteuses d’avenir. Le nombre de chômeurs a atteint un pic équivalent à 5 % de la population active en mai 1998 (soit 1,6 millions de sans emplois) avant de redescendre à 3,4 % au mois d’août, période traditionnelle de fort emploi du fait de la plantation pour la première récolte de riz. Les chiffres montrant la réduction quasi générale des salaires sont aussi significatifs que ceux du chômage. Deux exemples : entre février 1997 et février 1998, les salaires des femmes travaillant dans le secteur productif urbain a chuté de 13 % en termes réels et celui des hommes travaillant dans le secteur de la construction dans les villes a baissé de 24%.

La grande idée du gouvernement pour ces centaines de milliers d’ouvriers jetés à la rue est celle du “retour à la campagne” qui s’intégre dans le cadre plus large d’une philosophie de l’auto-suffisance. Cette idée est jugée irréaliste par la majorité des organisations sociales qui vivent quotidiennement aux côtés des travailleurs. Certes les ouvriers viennent à l’origine de la plaine centrale, du Nord-Est ou du Sud, mais ils ont vécu entre dix et vingt ans dans un environnement urbain où leurs enfants sont scolarisés. Les liens familiaux restent suffisamment forts pour qu’ils puissent être accueillis chez le “grand frère” resté à la campagne, mais, là, il n’y a plus de travail pour eux (ils ont d’ailleurs oublié les gestes des travaux de rizière) et souvent ils ont vendu depuis longtemps leur terre. S’y ajoute le fait que le retour à la campagne est souvent vécu comme une perte de face vis-à-vis de la famille. Le gouvernement insiste beaucoup sur la tradition de solidarité familiale pour amortir l’impact social de la crise. Il semble toutefois ne pas tenir compte du fait évident que ces réseaux familiaux ont été fortement affaiblis par la politique économique des autorités incitant, pendant la période du “boom” économique, les ruraux à venir travailler en ville. Selon les termes d’un travailleur social thaïlandais, “le gouvernement veut déplacer les ruraux à sa guise, comme si ces gens n’avaient aucune importancePour accompagner ce retour à la terre, le gouvernement a lancé, sur la base de financements de la Banque Mondiale et de la Banque Asiatique de Développement, une série de programmes de grands travaux dans les campagnes pour créer des emplois : creusement de tranchées, plantations d’arbres, construction de toilettes, construction de centres de tourisme. La faible portion des fonds attribués à la rémunération de la main d’oeuvre et les inévitables détournements d’argent par les autorités locales laissent peser le doute sur l’efficacité de tels projets. Un chef de district de la province d’Udon chargé de mettre en place un programme de creusement de fossés confiait ainsi qu’avec 30 % seulement des fonds affectés aux coûts de main d’oeuvre et d’équipement, il faudra faire creuser les ouvriers à la main pour 150 bahts par jour (24 francs). Hormis ces projets de “grands travaux”, la préparation organisée par les autorités pour le retour à la campagne est des plus réduites.

Une des rares actions concrètes est la remise d’un manuel expliquant les techniques de base pour planter les graines et arroser les arbres. Un Fonds d’Investissement Social, doté d’un budget de 160 millions de dollars (900 millions de francs), a été mis en place par le gouvernement avec le soutien de la Banque Mondiale dans l’objectif de financer sur trois ans 11 000 petits projets créateurs d’emplois proposés et appliqués par les communautés locales. Selon des ONG, aucun argent n’est encore arrivé sur le terrain, le ministère thaïlandais des Finances, qui a des comptes à rendre à la Banque Mondiale, se montrant très méfiant des possibilités de détournement d’argent au niveau des autorités locales. Après le choc initial de la crise, beaucoup de chômeurs originaires des zones rurales y sont en effet retournés, mais, incapables de trouver leur place dans l’économie rurale, ils sont revenus dans les villes après quelques mois. Un rapport de la banque mondiale (1) publié en janvier 1999 note : “A partir d’août 1998, il est apparu que l’économie rurale ne pouvait pas supporter le grand nombre de gens revenus. Incapables de trouver un emploi dans les zones rurales, beaucoup semblent être retournés dans les centres urbains en quête de travail“. Les centres d’aide mis en place en province par le gouvernement ont été peu utilisés par les ruraux partis des villes. Ainsi, sur les sept derniers mois de 1998, le centre d’assistance aux sans emplois de Khon Kaen, première ville du Nord-Est, n’avaient enregistré que 900 visiteurs. La vision du gouvernement semble plus s’appuyer sur un romantisme déplacé que sur des études sérieuses. Et le “retour à la maison” ressemble plus à une évacuation du problème qu’à une véritable solution.

L’autre axe de la politique sociale du gouvernement a consisté à renvoyer chez eux quelque 300 000 travailleurs immigrés, en majorité birmans et cambodgiens, avec pour objectif de transférer leurs emplois aux Thaïlandais chômeurs. Ces travailleurs étrangers fournissaient le gros des emplois notamment dans le secteur de la pêche et dans les usines de décortiquage de riz (les rizeries), s’adonnant à des travaux pénibles, sales et sous payés (environ la moitié du salaire minimum quotidien qui est de 150 bahts ou 24 francs). De manière prévisible, les Thaïlandais ne se sont guère précipité pour occuper les postes vacants, à tel point que les propriétaires de rizeries se sont mis

en grève en juillet dernier pour protester contre l’expulsion des immigrés. Il est vrai que le gouvernement leur avait auparavant imposé une diminution du poids du sac de riz de 100 à 55 kilos, provoquant des commentaires d’une rare sensibilité chez les propriétaires de rizeries, qui reconnaissent ouvertement préférer employer des Birmans à des Thaïlandais, parce que les premiers “ne se plaignent pas” et “ne demandent jamais d’assistance sociale“.

Le coût humain de la crise est d’autant plus rude qu’il s’inscrit dans un contexte de faible protection sociale. Le système thaïlandais de sécurité sociale mis en place en 1990 s’applique en théorie à toutes les entreprises de plus de dix salariés (à l’origine à toutes les entreprises de plus de vingt salariés), mais il n’inclut pas d’assurance chômage. Au cours de la crise, quelques mesures concrètes ont été prises par le gouvernement pour aider les chômeurs. La première a été le vote d’une loi en août dernier faisant passer l’indemnité de licenciement de six à dix mois de salaire pour tous les employés ayant travaillé au moins trois ans. Les autorités ont aussi décidé une somme unique et globale de 10 000 bahts (1 590 francs), censée aider ceux qui ont perdu leur emploi à lancer une “petite affaire“. Des sources syndicales assurent que cette somme est délivrée après l’accomplissement de formalités bureaucratiques si fastidieuses que “cela ne vaut pas le coup“. Les ONG préconisent l’établissement d’un système d’assurance chômage avec allocations mensuelles qui permettent aux familles de se nourrir, de continuer à financer la scolarité de leurs enfants et de couvrir les coûts médicaux. Un système proche – mais à court terme – a été imposée par la Banque Mondiale comme condition pour l’octroi de son futur prêt de 400 millions de dollars. Les chômeurs qui participent à un programme de formation se voient attribuer une somme de 50 bahts par jour (8 francs). Mais, d’une part cette allocation ne tient aucun compte des frais de déplacement pour se rendre sur le lieu de la formation, et d’autre part la Banque propose parallèlement l’abandon de toute cotisation gouvernementale au système de sécurité sociale, brisant ainsi l’accord tripartite initial et augmentant les parts respectives des employés et des employeurs.

Sur la base d’un financement de la Banque Asiatique de Développement de 80 millions de dollars (450 millions de francs), le gouvernement a aussi mis sur pied des programmes de formation professionnelle pour les jeunes qui ne peuvent pas poursuivre leurs études. Ces programmes, pour lesquels l’université américaine de l’Etat d’Utah a été prise comme consultant, ont été élaborés sans une étude approfondie de la façon dont les secteurs visés fonctionnent concrétement. Deux exemples l’illustrent. Dans le secteur de la maçonnerie, les jeunes sont formés aux techniques de base puis se voient remettre un diplôme. Quand ils postulent pour un emploi sur un chantier, ils sont engagés, à leur grand désarroi, aux mêmes conditions salariales que les non-diplômés, le contremaître tenant compte avant tout de l’expérience sur le tas. Une des formations les plus populaires dans les programmes de formation du gouvernement est la filière électronique. Mais sur les 26 000 ouvriers employés dans les usines du groupe américain Seagate en Thaïlande, aucun n’est passé par cette formation. Seagate recrute les lycéens au milieu de leur cycle secondaire et les forme elle-même. Les programmes de formation ont été élaborés pour l’essentiel par des bureaucrates avec une faible connaissance du “terrain”, ce qui reflète le problème plus large du cloisonnement des classes et de l’indifférence sociale en Thaïlande.

Les jeunes qui viennent d’achever leurs études comptent aussi parmi les victimes de la crise. Il leur est devenu impossible de trouver un travail conforme à leur qualification à cause de la compétitivité accrue sur le marché du travail. Par le passé, ces jeunes étaient assez facilement embauchés car le salaire qu’ils recevaient était beaucoup plus réduit que celui des employés avec cinq ou dix ans d’expérience. Aujourd’hui, ces mêmes employés acceptent parfois des réductions de 50 % de leur salaire afin de conserver leur emploi. Ils se retrouvent ainsi directement en concurrence avec les jeunes diplômés. A partir de là, ces jeunes prennent une orientation différente selon leur milieu social. Ceux des familles aisées, notamment des familles sino-thaïlandaises, poursuivent leurs études en Thaïlande ou à l’étranger en attendant des jours meilleurs. D’autres entrent dans l’entreprise familiale où leur place est réservée, ou bien prennent la place d’un employé licencié pour l’occasion. Les étudiants d’origine modeste n’ont pas d’autre choix que d’arrêter leurs études et d’accepter un travail bien en dessous de leur qualification (serveurs de restaurant, caissières). Beaucoup d’entre eux passent dans le secteur informel et deviennent vendeurs dans la rue.

Les experts reconnaissent que le secteur informel thaïlandais (qui représente entre 50 et 70 % de l’économie nationale) permettra d’absorber dans une certaine limite les chômeurs venant du secteur formel. Personne en effet n’est jamais véritablement au chômage en Thaïlande, arrivant à grapiller quelques maigres revenus en travaillant à domicile ou en vendant quelques articles sur le marché local. Se reposer trop sur cette “souplesse” de l’économie risque toutefois de mener à une précarisation générale du statut des travailleurs et à la destruction des opportunités d’emplois dans le secteur formel. Les emplois de sous-traitance sans aucune protection légale ont ainsi rapidement augmenté notamment dans le secteur textile.

Quelques visites dans les bidonvilles de Bangkok suffisent pour réaliser combien la crise économique a affecté la vie de ceux qui sont au plus bas de l’échelle : trafic omniprésent d’amphétamines, augmentation du nombre d’enfants trainant dans les rues et sniffant de la colle ou fumant des amphétamines, augmentation de la prostitution, querelles au sein des familles à cause du manque d’argent, ravages du Sida. “Selon les estimations du gouvernement le taux de suicide a plus que doublé en 1998 et les observateurs informés attribuent cela partiellement aux difficultés économiques. Le taux de criminalité augmente et la crise a renforcé le trafic de drogue comme moyen facile et sûr de gagner de l’argent. Beaucoup d’experts sociaux thaïlandais considérent que cette érosion des valeurs sociales est une menace sérieuse pour la cohésion à long terme de la société thaïlandaisenote le rapport de la Banque Mondiale (2). Les moyens de gagner sa vie légalement, par la récupération de papiers journaux, par les petits travaux, sont devenus plus difficiles et moins rémunérateurs. En conséquence, ce que d’aucuns appellent l’économie de survie – l’économie illégale – croît en flèche. La réponse du gouvernement a été avant tout répressive, cherchant à supprimer ces “mauvais éléments” plutôt qu’à s’adresser à la source : l’inégalité sans cesse croissante.

Une étude du Bureau National de Developpement Economique et Social (NESDB) confirme que l’impact social de la crise a enrayé la tendance au déclin de la pauvreté constante depuis les années 70. Le “taux de pauvreté” qui était de 11,3 % (de la population globale) en 1996 est passé à 12,3 % en 1998, ce qui signifie concrétement qu’un million de Thaïlandais sont passés sous la ligne du seuil de pauvreté pendant l’intervalle. Parallèlement, les 5 % les plus riches de la population contrôlent 56,2 % de l’ensemble des revenus en 1998 contre 55,3 % en 1996. La crise a donc encore accru l’écart des revenus. Le gouvernement semble avoir été assez rapidement conscient des effets sociaux potentiellement désastreux de la crise et a tenté d’y répondre par une série d’initiatives. Mais celles-ci semblent souffrir de l’approche verticale traditionnelle dans la bureaucratie thaïlandaise et d’un manque de stratégie globale.

La crise n’a pas provoqué de grande vague de conflits sociaux. Les grèves, les conflits existent mais sont strictement circonscrits à telle ou telle entreprise, ce qui refléte la faiblesse chronique des syndicats dans le secteur privé et l’absence de thème unificateur.

L’évolution politique récente

Un tournant dans l’histoire politique thaïlandaise a été marqué le 27 septembre 1997 avec le vote de la nouvelle constitution – la 16ème depuis l’abolition de la monarchie absolue en 1932 – qui vise à mettre un terme au système de la politique-argent et à renforcer les garanties des droits et libertés civiles et politiques des citoyens. Il s’agit de la première réforme fondamentale du système politique depuis 1932. Que contient cette nouvelle constitution ? Elle a pour objectif de renforcer la stabilité gouvernementale (aucun gouvernement civil n’a jamais été au bout de son mandat de quatre ans) et s’attaque à une tenace culture politique fondée sur le clientélisme et sous l’égide de laquelle politique et affaires font bon ménage : les hommes d’affaires riches et influents accèdent aux positions de pouvoir en achetant les votes et en offrant des faveurs, puis, une fois à la tête d’un ministère, récupèrent leur investissement sous forme de pots de vins obtenus grâce aux allocations préférentielles de contrats publics. La nouvelle constitution oblige ainsi les membres du gouvernement à déclarer leur patrimoine et celui de leurs familles avant et après leur prise de fonctions. Elle permet aux citoyens

d’établir des pétitions (avec un minimum de 50 000 signatures) pour déférer des

politiciens soupçonnés de corruption à la nouvelle Commission Anti-Corruption. Par ailleurs, elle oblige les députés à quitter leur siège parlementaire quand ils deviennent ministres, dans le but d’éviter un va-et-vient constant entre gouvernement et parlement considéré comme néfaste pour la stabilité gouvernementale.

En ce qui concerne les élections, l’accent a été mis sur la lutte contre l’achat des votes, problème clef à la source du système de la politique-argent. Une Commission électorale avec de larges pouvoirs de contrôle doit être mise en place. Parallèlement à un scrutin uninominal aux niveaux des circonscriptions locales (pour 400 sièges), 100 sièges seront attribués sur la base d’un scrutin de liste à l’échelon national. L’objectif est de permettre à des politiciens compétents mais sans réseau de clientèle à l’échelon local de

pouvoir accéder au parlement. Le Sénat, jusqu’à présent nommé par le premier ministre, sera élu. Au chapître des libertés civiles et politiques, une Commission nationale de protection des droits de l’homme doit être établie. Les autorités ne pourront plus fermer journaux et médias audiovisuels à leur guise. Et les suspects de crimes devront être interrogés par la police en présence de leurs avocats.

La constitution n’a pas été adoptée sans mal. Les députés les plus conservateurs et nombre de sénateurs, sentant leurs intérêts acquis menacés, ont tenté de multiples manoeuvres pour décrédibiliser le projet de charte. L’argument le plus souvent invoqué était le fait que cette constitution mettrait en péril la monarchie constitutionnelle, mais certains, comme le ministre de l’Intérieur de l’époque, Snoh Thienthong, n’ont pas hésité à affirmer que les “communistes” étaient derrière le projet. La pression de la population, notamment à Bangkok où des milliers d’habitants s’étaient habillés en vert, couleur de la réforme, et la situation économique précaire ont finalement emporté les résistances des plus conservateurs et la charte a été adoptée à 578 voix contre 16, avec 17 abstentions et 40 absences.

Les analystes considérent la nouvelle charte comme un bon point de départ pour bâtir un système politique plus transparent et plus responsable devant la population. Mais elle n’est qu’un point de départ. La charte s’attaque à une culture politique enracinée dans des siècles de pratique et elle ne changera pas les habitudes du jour au lendemain. Selon les termes d’Anand Panyarachun, ex-premier ministre et président du comité de rédaction du projet de constitution : “La démocratie n’est pas seulement basée sur la constitution. Elle est basée sur des traditions, sur des conventions, sur des générations de pratique qui forme une culture, une culture démocratique. Nous n’avons pas encore cela et nous ne l’aurons pas avant longtemps. Nous devons améliorer l’éducation, permettre aux gens d’avoir une vie décente, car quel est l’intérêt de parler de démocratie si les gens n’ont pas de travail ?” (3). Le nouvel esprit mettra donc du temps à se mettre en place. Et les résistances se sont rapidement fait sentir comme l’ont montré les assauts à la mi-1998 des politiciens populistes et conservateurs (Chaovalit Yongchaiyudh, Chalerm Yoobamrung, Samak Sundaravej) tentant de bloquer les lois de réforme financière du gouvernement sous le prétexte qu’elles seraient défavorables aux pauvres. Il existe dans la société thaïlandaise un noyau dur, très conservateur, rétif devant toute modernisation politique et sociale. Il est essentiellement composé d’anciens hauts-fonctionnaires, souvent nommés sénateurs avant leur retraite, déterminés à protéger la bureaucratie envers et contre tout ainsi que de magistrats et d’officiers militaires soucieux de maintenir le status quo. Ces bureaucrates établissent une alliance de circonstance avec les politiciens de la vieille garde, démagogues et manipulateurs, pour bloquer le changement.

Ainsi si les trois lois organiques requises pour l’application effective de la constitution (lois sur la forme du scrutin, loi sur la Commission électorale, loi sur les partis politiques) ont été adoptées dans l’année qui a suivi le vote sur la charte, elles ont perdu de leur substance au cours du processus. En ce qui concerne la loi sur les partis politiques par exemple, la constitution visait dans son esprit à permettre à un groupe de seulement quinze personnes de fonder un parti avec pour philosophie d’inciter la population à participer aux affaires publiques. Dans la version adoptée, quinze personnes suffisent effectivement pour déposer une demande de création d’un parti, mais celui-ci ne pourra être formé que si 50 000 personnes s’en déclarent membres, ce qui revient à l’ancien système qui favorise l’achat des signatures. Depuis l’adoption de cette loi organique, un seul parti a été créé, le parti “Thai Rak Thai” (les Thaïs aiment les Thaïs), dont le leader est, dans la plus pure tradition du système de la politique-argent, le milliardaire et magnat des télécommunications, Thaksin Shinawatra.

Autre exemple, la Commission électorale devait être un organisme, distinct du ministère de l’Intérieur soupçonné de comportement partisan lors des scrutins précédents, avec un personnel assez réduit, mais efficace et doté de moyens financiers adéquats pour effectivement contrôler les élections. Dans la version finale, la Commission électorale est un quasi-ministère avec des effectifs pléthoriques, mais dépourvu de moyens financiers, le ministère des Finances se montrant réticent à soutenir cette entité indépendante. Certains projets de loi prévus par la constitution se heurtent aussi aux réticences des conservateurs. C’est notamment le cas du projet de loi d’orientation sur l’éducation nationale, un projet vital qui vise à réformer un curriculum nationaliste et moraliste qui décourage le sens critique et favorise l’apprentissage mécanique et la soumission à l’autorité au détriment de la créativité, du sens de l’initiative et de la méthode de réflexion. Ce projet, actuellement examiné par le parlement, a été dilué et se limitera à une réorganisation administrative des institutions de l’éducation nationale. La nouvelle constitution a également établi le principe de l’établissement d’une juridiction administrative, indépendante de l’ordre judiciaire et du ministère de la Justice. C’est là une avancée capitale car jusqu’à présent les citoyens en conflit avec l’administration n’avaient pratiquement aucune voie de recours, sinon, selon les termes d’un avocat des droits de l’homme, “d’encercler le commissariat de police du quartier jusqu’à ce que leur cause soit entendueIl existait bien une possibilité de recours par la voie pénale, mais qui s’avérait concrétement très difficile à mettre en oeuvre. Les juges du judiciaire se sont longuement battus pour conserver le contrôle de la future juridiction administrative, mais finalement se sont pliés aux dispositions de la nouvelle charte. La loi sur l’établissement d’une juridiction administrative est en discussion au parlement et devrait être définitivement adoptée vers octobre prochain.

Les prochaines élections, au plus tard en novembre 2 000, seront les premières

à se dérouler sous l’égide de la nouvelle constitution. Du fait des résistances culturelles, beaucoup sont persuadés qu’elles ne seront pas beaucoup plus propres que le dernier scrutin en novembre 1996 au cours desquelles 20 milliards de bahts (4,5 milliards de francs) avaient été dépensés. Selon une majorité des observateurs, l’argent continuera à jouer un rôle central notamment dans la région déshéritée du Nord-Est où réside le plus gros de l’électorat (20 millions d’habitants) et il faudra deux ou trois scrutins pour que les nouvelles règles commencent à entrer dans les moeurs. Les forces conservatrices sont toujours à l’ouvrage, même si elles tendent à opérer de plus en plus sournoisement.

Le retrait des militaires de la scène politique

La nouvelle constitution a été mise en place au terme d’un long processus de réforme déclenché par les événements sanglants de mai 1992. Cette année là, le général Suchinda Kraprayoon, qui avait accédé au poste de premier ministre sans être passé par une élection, avait fait tirer dans la foule des manifestants sur l’avenue Ratchadamnoen, tuant au moins cinquante personnes. L’événement avait constitué une rupture dans l’histoire politique thaïlandaise marquée jusqu’alors par des coups d’Etat successifs et l’intervention permanente des militaires dans la politique. Depuis, l’armée a progressivement quitté la scène politique, tout en restant très active dans le monde des affaires. La nomination-surprise le 31 septembre 1998 du général Surayud Chulanont à la tête de l’armée de terre, le poste militaire le plus important, consacre cette dépolitisation des forces armées. Quelques mois avant le remaniement annuel de septembre dans la hiérarchie militaire, la nomination de Surayud paraissait très improbable. Ce soldat modeste et jugé comme professionnel par ses collègues étrangers était d’abord considéré comme trop jeune : ses 55 ans le laisseraient pendant cinq ans à la tête de l’armée de terre ce qui ne s’est jamais vu. Ensuite, Surayud n’était pas le favori de la hiérarchie militaire. Le commandant suprême, le général Mongkol Ampornpisit, voulait offrir la position tant convoitée au général Chainarong Noonpakdi. Pour la première fois, le premier ministre, Chuan Leekpai, a fait prévaloir son choix. Chainarong, qui commandait la 1ère armée – celle de la région de Bangkok – pendant le massacre de mai 1992, aurait à ses yeux provoqué une vive réaction de mécontentement du public. Il a réussi à imposer à la hiérarchie militaire le choix de Surayud, un officier au passé sans tâches qui a longtemps été l’aide de camp du général Prem Tinsulanonda, premier ministre de 1980 à 1988 et aujourd’hui président du Conseil privé du roi.

Dès sa nomination, Surayud a quitté son siège de sénateur pour bien signifier qu’il ne comptait pas mélanger politique et défense du territoire. Contrairement à ses prédecesseurs, il s’est aussi refusé à tout commentaire sur les affaires politiques et a ordonné à tous les officiers supérieurs de faire de même. Il a indiqué que le ministère des Affaires étrangères, longtemps écarté de la politique à l’égard de la Birmanie, devait reprendre l’initiative et que la diplomatie de gouvernement à gouvernement et non plus les connections de généraux à généraux constitueraient désormais la base des relations entre Rangoun et Bangkok. Parallèlement, Surayud a lancé une vigoureuse campagne pour supprimer les activités mafieuses de certains officiers. Tout cela équivaut à une petite révolution dans le monde clos et secret de l’armée royale thaïlandaise. Après des années de palabres, la politique de professionnalisation des forces armées est engagée pour de bon.

La réaction de ceux qui, à l’intérieur de l’armée, sentaient leurs intérêts acquis menacés ne s’est pas fait attendre. En décembre 1998 et en janvier 1999, une série d’attentats à la bombe – sans victimes – et de fausses alertes a créé un malaise dans le monde politique. De source informée, ces attentats seraient le fait d’officiers mécontents de la nomination du général Surayud et de la politique en cours de nettoyage des forces armées. Plusieurs officiers ont été arrêtés au cours de l’enquête, mais le gouvernement a discrétement suspendu ou ralenti plusieurs projets de réformes militaires afin de ne pas exciter les passions. Parmi les projets suspendus, celui visant à réduire les effectifs militaires, tout en maintenant leur capacité technologique. Un contrat entre l’armée et la chaîne publique 7 a aussi été maintenu malgré le fait qu’il soit clairement contraire à la nouvelle constitution. Le premier ministre, Chuan Leekpai, qui détient aussi le portefeuille de la Défense, apprend jusqu’où il ne faut pas aller trop loin dans les circonstances présentes.

Le bouddhisme thaïlandais face à la modernité

Le bouddhisme thaïlandais avait subi une réforme majeure sous l’impulsion du roi Mongkut ou Rama IV au cours du XIXème siècle, réforme dont l’un des objectifs était de revenir à une pratique plus conforme au bouddhisme Mahavihara (forme cinghalaise du bouddhisme Theravada) qui s’était développé à Ceylan et qui avait ensuite essaimé, vers le XIIème siècle après Jésus-Christ, en Asie du Sud-Est. Il s’agissait en quelque sorte de purifier le bouddhisme siamois des implants culturels locaux qui, au cours des siècles, avaient fini par faire corps avec la religion. La réforme donnait naissance à une seconde congrégation du bouddhisme siamois, l’ordre Dhammayut Nikaya, qui venait s’ajouter à l’ordre existant Maha Nikaya.

Dans la Thaïlande des années 90, le bouddhisme semble de nouveau être désorienté face à la modernité, voire avoir quelque peu décroché du monde réel. Confronté à une Thaïlande qui a subi des changements économiques et sociaux accélérés dans les dernières décennies, la communauté des bonzes semble vivre hors de la société, comme dans un monde isolé des problèmes actuels que vivent les Thaïlandais. Il faut, il est vrai, distinguer nettement entre les communautés rurales de province et les populations des zones urbaines où les classes moyennes, produit de quinze ans de croissance économique, ont un poids dominant. Pour les ruraux, le temple continue d’être le centre de la vie sociale où à l’occasion des fêtes, des ordinations et des funérailles l’on rencontre amis et parents. Le bonze supérieur du temple reste une personne que l’on consulte avec respect en cas de problèmes graves. Le langage parfois anachronique, intemporel, des bonzes ne heurte pas car c’est ce langage que l’on a connu de tout temps et il paraît normal qu’un langage sacré ne soit pas trop empreint de modernité. La forme prend souvent le pas sur la substance, mais c’est surtout la forme qui est recherchée : le respect des rituels, les litanies répétitives en pali, les bénédictions accordées. Les temples ont toutefois perdu depuis le début du siècle leur rôle traditionnel d’enseignement. Seuls les enfants des familles les plus démunies vont aujourd’hui à “l’école du temple”.

Les classes moyennes n’ont plus guère cette bienveillance que l’on trouve dans les campagnes. Les temples leur apparaissent anachroniques, hors du coup. Une des raisons en est le faible niveau d’éducation des hommes qui entrent en religion : 80 % des bonzes supérieurs et des bonzes supérieurs assistants n’ont que quatre ans dans d’éducation primaire. Selon les termes du vice-ministre de l’éducation, Arkom Engchuan, en charge des questions religieuses : “Comment les bonzes peuvent-ils enseigner la population, ils en savent moins que la population” (4). Les multiples scandales sexuels et financiers de ces dernières années, qui certes existaient déjà au temps du Bouddha mais sont aujourd’hui répercutés par les médias, ont aussi gravement entaché la confiance des Thaïlandais dans la communauté bouddhique. Les bonzes ne sont plus aussi respectés qu’ils l’étaient il y a encore 20 ou 30 ans. Or avec la confusion des valeurs créée par la croissance puis le brusque retour sur terre du à la crise, les Thaïlandais de la classe moyenne ont plus besoin que jamais de confier leurs problèmes de travail, de famille, d’argent. Devant les difficultés à communiquer avec les temples traditionnels, ces Thaïlandais se sont tournés vers de nouveaux cultes comme celui du roi Rama V, “père de la Thaïlande moderne“, le culte de la déesse chinoise Kuan Yin (déesse de la compassion) ou le temple bouddhique Dhammakaya dont il sera question plus loin.

Rares sont les bonzes qui, à l’instar de Phra Buddhadassa (bonze supérieur du temple Suan Mok à Surat Thani, décédé en 1993) ou de Phra Prayuth Payutto (bonze supérieur du temple Yannawetsakawan à Nakhon Pathom et auteur de livres comme “L’économie bouddhique” et “Vers une science maîtrisée”), ont pris à bras le corps la modernité pour rendre sa pertinence à l’enseignement du Bouddha. Ce vide a été notamment occupé par le Wat Phra Dhammakaya, un temple établi en 1969 à Pathum Thani, au nord-est de Bangkok. Wat Phra Dhammakaya est sans doute le temple qui a fait le plus d’efforts pour adapter ou plutôt pour reconditionner le bouddhisme selon les goûts de la classe moyenne. Le temple emploie des méthodes “marketing” aggressives pour attirer les fidèles et les donations. Une des brochures du temple sollicitant des donations pour l’établissement d’un chedi (5) aux allures de soucoupe volante promet, pour toute donation de 400 dollars, l’octroi d’un “pouvoir de protection contre tous les obstacles et tous les périls“, “le succès dans la carrière” et la “beauté personnelle“. Le caractère matérialiste de cet échange quantifié d’espèces contre des vertus magiques est on ne peut plus éloigné du mérite bouddhique où l’on donne sans s’attendre à recevoir quoi que ce soit en contrepartie.

Les 850 bonzes de Wat Phra Dhammakaya ont tous au minimum une licence universitaire. Ils parlent donc le même langage que les fidèles qui viennent les visiter, pour la majorité des membres de la classe moyenne ou des classes très aisées. Cela leur permet aussi de gérer le temple de façon sophistiquée en faisant une large utilisation des ordinateurs. L’une des réalisations du temple est l’enregistrement sur CD Rom des 53 volumes du Tripitika, le canon du bouddhisme Theravada, ce qui contribue à l’image d’un temple en phase avec son époque. Tout est parfaitement organisé pour que la visite au temple soit facile et confortable pour les visiteurs : le temple dispose d’un vaste parking pouvant accueillir des dizaines de milliers de voitures, des transports en

commun gratuits et des repas gratuits sont à la disposition des fidèles, les cérémonies et les séances de méditation, grandioses et parfaitement ordonnées, ont lieu uniquement le dimanche matin. Selon les termes d’une des fidèles : “C’est très propre et très pratique pour les gens modernes comme nous. Je peux garer ma voiture, m’asseoir, méditer et éclaircir mon esprit avec ma famille et mes amis. Puis ensuite prendre notre déjeuner et aller ailleurs pendant l’après midi. Les bonzes ici sont systématiques. Ils nous fournissent un calendrierL’une des forces du temple est sa capacité à faire revenir les visiteurs notamment par le harcélement téléphonique. Selon le ministère de l’Education, pas moins de 5 000 bénévoles sont chargés de ce marketing téléphonique.

Le temple revendique 100 000 fidèles réguliers et lors des événements importants comme le jour du “Visakabuja” (anniversaire du Bouddha) ou le jour du “Kathin” (offrande de robes aux bonzes), il peut attirer jusqu’à 200 000 personnes. Le principal instrument du succès du Wat Phra Dhammakaya est une technique de méditation, proche des techniques tibétaines, qui aurait été retrouvée au début du siècle par l’un des bonzes les plus célèbres de Thaïlande, Phra Mongkol Thep Muni, plus connu sous le nom de Luang Po Sout. Cette technique, appellée “méditation Dhammakaya” consiste à visualiser et à imaginer le déplacement d’une boule de cristal à l’intérieur de son corps. Elle est l’une des 46 techniques de méditation mentionnées par le Bouddha. Relativement facile à mettre en oeuvre, elle semble aboutir avec un entrainement sérieux à un état d’extase que les bonzes du temple disent être un premier pas vers le nirvana. Cette concrétisation du nirvana, qui est un état de non-existence selon le canon bouddhique, semble constituer un écart important avec la doctrine. Wat Phra Dhammakaya insiste beaucoup sur les bénéfices matériels et psychologiques immédiats que l’on peut retirer de la méditation qui n’est considérée dans le bouddhisme Theravada que comme un moyen parmi d’autres pour accéder progressivement à la sagesse. Extérieurement, Wat Phra Dhammakaya a toute les caractéristiques d’une secte: le culte de la personnalité entourant le bonze supérieur, Phra Dhammachayo, l’absence de transparence financière (l’objectif de récolte de fonds pour l’établissement du chedi est de dix milliards de bahts, soit 1,6 milliards de francs), ainsi que la crédulité des fidèles. Les histoires de miracles et de médailles magiques abondent en effet dans les récits des fidèles du temple. Toutefois à la différence d’une secte, comme on l’entend en Occident, Wat Phra Dhammakaya s’inscrit dans le cadre d’une religion établie, le bouddhisme Theravada thaïlandais.

Le temple s’est développé sans être inquiété depuis le début des années 80. Avec l’arrivée de la crise économique, les énormes sommes récoltées par le temple sous forme de donations ont toutefois commencé à éveiller la suspicion des autorités, notamment de l’énergique vice-ministre de l’Education, Arkom Engchuan. Une enquête ministérielle a été ouverte dans le but d’établir un rapport sur la gestion financière du temple qui sera remis au conseil des anciens, l’organe suprême de la Sangha thaïlandaise, habilité à trancher sur les questions de doctrine et de discipline. Jusqu’à présent, le conseil des anciens a semblé réticent à sanctionner le Wat Phra Dhammakaya. Selon une source informée, le chef du conseil des anciens, le suprême patriarche – qui appartient à la congrégation Dhammayut Nikaya -, est peu désireux d’entamer un conflit avec la congrégation Maha Nikaya qui détient quatre sièges sur huit au conseil et à laquelle appartient le Wat Phra Dhammakaya. Quelle que soit l’issue de “l’affaire Dhammakaya”, elle aura cruellement mis en lumière la nécessité de réformer la Sangha afin de la rendre plus réceptive aux attentes des Thaïlandais.

L’attitude de la communauté bouddhique face à la crise

Les temples bouddhiques se sont fortement développés et même enrichis pendant les années de croissance économique grâce aux donations des fidèles. Ce flot de donations a notamment donné naissance à une vague de constructions de bâtiments plus luxueux les uns que les autres dans l’enceinte des temples. Face à la crise économique qui frappe le pays, les bonzes ont-ils retourné les faveurs qui leur ont été accordées pendant la période dorée ? Dans l’ensemble, force est de constater que les temples ont été peu actifs pour soulager les difficultés des Thaïlandais durement affectés par la crise. Certains analystes estiment même que la tendance des bonzes à exercer une discrimination envers les pauvres s’est beaucoup répandue. Les fidèles laïques qui s’étaient enrichis pendant les années de croissance ont inconsciemment encouragé les bonzes à s’enrichir. Ceux ci ont glissé vers le matérialisme. Lors d’un récent incident, une pagode de Bangkok a ainsi refusé d’organiser des funérailles décentes pour le père d’une simple colporteuse. Un programme du gouvernement incitant les temples à organiser gratuitement les funérailles pour les fidèles sans ressources n’a réuni que 21 temples sur les 426 que compte Bangkok.

Certaines pagodes se sont néanmoins montrées plus actives en organisant par exemple des cantines gratuites pour les démunis. Nombre de pagodes de provinces ont accueilli les ruraux qui sont rentré “chez eux” à la campagne après avoir perdu leur emploi en ville. Il est intéressant de noter que les bonzes qui s’attachent à aider les victimes de la crise sont souvent ceux qui, par le passé, ont très peu bénéficié du flot des donations. Luang Ta Maha Boua, qui à 85 ans est l’un des bonzes les plus respectés de Thaïlande, a lancé une campagne aux relents nationalistes, baptisée “aider la nation” et qui consiste à récolter des donations en or et en espère pour repayer la dette extérieure de la Thaïlande. Luang Ta Maha Boua, qui appartient à la tradition des bonzes de la forêt, vit habituellement dans un temple sans électricité au coeur de la forêt dans la province retirée d’Udon Thani. D’autres n’ont pas attendu la crise pour se lancer dans l’action sociale. Phra Payom Kalayano, bonze supérieur du temple Suan Kaew de Nonthaburi, l’un des bonzes les plus actifs socialement dans le royaume, gère 13 fondations de charité sous l’égide de son temple. Il emploie une centaine de chômeurs et a ouvert un supermarché de huit étages où l’on échange ses heures de travail (représentées par des coupons) contre toutes sortes de marchandises – des ordinateurs aux matelas – récupérées puis retapées. Après le début de la crise en juillet 1997, Phra Payom a lancé un nouveau programme consistant à faire travailler des sans emplois sur des terres agricoles prêtées par des propriétaires concernés.

Un réseau baptisé Sekia Dhamma et coordonné par le Réseau International des Bouddhistes Engagés (INEB) réunit environ 300 bonzes de province qui considérent que leur devoir inclut l’entraide sociale. L’une des initiatives les plus originales revient à un bonze de Trat, Phra Subin, qui a établi une coopérative de crédit rural où les villageois peuvent emprunter en mettant en gage, non pas un terrain ou une maison, mais leurs “vertus morales”. Dans la province de Surin, Luang Po Nan a établi des coopératives rizicoles pour libérer les paysans de leur dette. Ces initiatives n’en restent pas moins des exceptions parmi les 30 000 pagodes que compte le pays. Wat Phra Dhammakaya, par exemple, probablement le temple le plus riche du pays, n’a jamais fait le moindre geste de solidarité sociale. Le gouvernement est conscient du problème. Il a demandé à l’ensemble des chefs de pagode d’arrêter de solliciter des donations de la part des fidèles pour alimenter la frénésie de construction de nouveaux bâtiments dans l’enceinte des temples ainsi que de soulager les difficultés des plus affectés par la crise en distribuant de la nourriture, en donnant du travail et en prenant soin des toxicomanes.

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