Eglises d'Asie

ETHIQUE ET MORALE EN CHINE AUJOURD’HUI

Publié le 18/03/2010




Introduction

Selon les dirigeants de la République populaire de Chine, progresser dans le domaine de l’éthique et de la moralité est une de leurs plus hautes priorités. Le rapport de Jiang Zemin au 15ème Congrès national du Parti communiste chinois, en septembre 1997, fait à plusieurs reprises référence au besoin de progrès éthique; en voici un exemple: “Nous devons soutenir la direction du Parti et la dictature démocratique du peuple. Nous devons promouvoir le progrès matériel et culturel ainsi que le progrès éthique, attachant une égale importance à tous. Nous devons donner naissance à des générations de citoyens ayant un idéal élevé, une intégrité morale, une bonne éducation et un sens aigu de la discipline, pour faire face aux besoin de l’élan de la modernisation socialiste. Nous devons plaider en faveur de l’idéologie et de l’éthique communiste et progressivement, nous encouragerons tout ce qui, sur le plan idéologique et éthique, va dans le sens de l’unité nationale, de l’unité ethnique, du développement économique et du progrès social” (1).

Les professeurs chinois sont exhortés à être de bons exemples sur le plan moral pour leurs étudiants, et reçoivent des gratifications pour leurs enseignements dans le domaine de l’éthique. En outre les 3,2 millions d’élèves des collèges en Chine ont entre quatre et sept cours obligatoires de théorie et d’éthique marxistes pendant leur scolarité qui dure entre deux et cinq ans (2). La Chine a également un programme pour lutter contre la corruption.

Compte tenu de son immense population, de l’importance et de la croissance rapide de son économie, la Chine est appelée à devenir la puissance économique dominante et la super-puissance militaire du siècle prochain. Les pratiques morales des Chinois ont le potentiel d’affecter les vies des gens de toutes les autres nations.

Ethique occidentale et éthique orientale

Il n’est pas possible de comprendre l’éthique chinoise actuelle sans tenir compte de la traditon morale chinoise. Et, à l’occasion de cette conférence, je crois qu’il convient de comparer l’histoire de l’éthique chinoise à celle de l’éthique chrétienne. En simplifiant grandement une histoire longue et complexe, la tradition morale chrétienne comprend la synthèse, due à Saint Augustin, de la tradition biblique et platonicienne, ainsi que la synthèse des traditions augustinienne et aristotélicienne de St Thomas d’Aquin. Enoncer cela ne veut pas dire que l’on nie les apports de nombreux écrivains et nombreux saints à la tradition depuis le treizième siècle. Beaucoup d’apports de grande valeur ont été faits depuis la mort de St Thomas, y compris, tout récemment “Veritatis Splendor” de Jean Paul II. Mais les enrichissements ultérieurs de la tradition ne changent rien au fait que celle-ci a reçu des contributions des meilleurs philosophes païens, grecs et romains.

Le message le plus essentiel qui ressort de cette synthèse est la compréhension de l’importance centrale dans la vérité des écritures des vertus de la foi, de l’espérance et de la charité, la charité étant la plus importante (3) des vertus dans la tradition grecque. Alors que Platon parlait de quatre vertus cardinales et qu’Aristote faisait une distinction entre les vertus morales et les vertus intellectuelles, la tradition chrétienne dit que la foi, l’espérance, et la charité sont des vertus théologales. Cette synthèse d’idées païennes et chrétiennes fut rendue possible par la croyance que les personnes humaines peuvent parvenir à une certaine connaissance de la vérité morale, indépendamment d’une révélation spéciale, et que la révélation et la raison ne se contredisent pas mais se complètent plutôt.

Bien qu’elles aient été élaborées dans des cultures différentes, exprimées dans des langages différents, il y a des ressemblances frappantes entre la notion de vertu chez Platon, Aristote, et l’éthique de Kung Fu tze ou Confucius (551-479 B.C.). Il y a certes des différences importantes entre les deux traditions, ainsi que des divergences de vues à l’intérieur de ces traditions. Mais les deux traditions envisagent l’éthique en faisant référence aux vertus de la personne idéale. Aucun d’entre nous ne possède complètement ces vertus, et la vie morale est un cheminement pour les atteindre. Cette vision éthique a pour contraste celle de l’Europe des Lumières. Que l’on préfère Emmanuel Kant et son impératif catégorique ou le principe d’utilité de John Stuart Mill, les théories modernes occidentales voient l’éthique en termes d’actions que l’on accomplit avec certaines qualités, et d’actions dont on s’abstient grâce à certaines autres qualités. Au contraire, l’éthique de la vertu, en Occident comme en Orient, est envisagée en terme de personnes et des qualités excellentes ou inférieures de leurs caractères. En d’autres termes, l’éthique moderne met l’accent sur la primauté de l’action, la tradition met l’accent sur la primauté de l’être.

Un autre trait de l’éthique de la vertu, chez les Occidentaux comme chez Confucius, est le fait de croire que les hommes sont naturellement des êtres sociaux et politiques. Selon les théories occidentales les plus modernes, un être humain est souvent tiraillé dans des conflits entre son intérêt propre et les principes moraux. Le défi d’une théorie éthique est de nous fournir des raisons pour adopter une conduite altruiste plutôt qu’égoïste. Mais quand la morale est comprise comme le fait de se conformer plus parfaitement à la nature humaine, et que la nature humaine est comprise en termes de relations avec d’autres personnes vivant en communauté, il n’y a pas de conflit entre le bien pour un individu, à proprement parler, et le bien commun.

Un des composants essentiels de la tradition Confucéenne est la compréhension des cinq relations humaines, chacune impliquant des obligations mutuelles : souverain-sujet, père-fils, mari-femme, frère aîné- frère puîné, et ami plus âgé-ami plus jeune. Ainsi le confucianisme est, comme la tradition éthique occidentale, à la fois une tradition éthique et une tradition sociale. Ceci est en contraste avec la conception moderne, occidentale, du sens des vertus et de la politique, qui voit peu de liens entre les deux.

James T. Bretze, S.J., fait partie des auteurs contemporains qui remarquent des similitudes entre l’éthique occidentale des vertus et celle de Confucius. Bretze identifie “ren” comme une des vertus confucéennes les plus importantes. La traduction d’un concept moral d’une langue à une autre est toujours difficile, surtout quand il s’agit de langues aussi différentes que le chinois ancien et l’anglais moderne. Mais les mots les plus utilisés pour cette traduction sont humanité, bienveillance, et bonté. Bretze écrit: “Une approche fructueuse pour la découverte du sens de “ren” est de considérer comment ce concept se manifeste dans différentes relations humaines. Il s’exprime dans l’amour universel pour le genre humain, pourtant ce n’est pas un amour égal pour tous. La hiérarchie dans les relations humaines est fondamentale dans le confucianisme, et ainsi c’est peut-être dans la relation père-fils que l’on perçoit le mieux ce qu’il implique. Cependant “ren” n’est pas limité au groupe familial, mais se trouve aussi dans les notions de devoir et de service à la société et à son pays” (4).

Confucius n’a pas écrit un traité systématique de philosophie morale. Nous avons seulement “Les Entretiens“, un recueil de ses réponses aux questions de ses disciples, pour l’essentiel. Les réponses qui suivent concernant la vertu parfaite, l’une en termes d’action, l’autre en termes de caractéristiques personnelles, illustrent un peu sa conception de la vertu.

“Chung-king posa une question sur la vertu parfaite. Le Maître dit: ‘C’est, lorsque vous allez à l’étranger, de se conduire envers chacun comme si vous receviez un invité de marque; d’employer les gens comme si vous assistiez à un grand sacrifice; de ne pas faire aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit; que personne ne murmure contre vous dans le pays, ni dans la famille’. Chung-kung dit: ‘Bien que je manque d’intelligence et d’énergie je vais m’efforcer de mettre cette leçon en pratique'” (5).

“Tze-chang posa une question à Confucius sur la vertu parfaite. Le Maître dit : ‘Etre capable de cinq pratiques partout sous le ciel constitue la vertu parfaite’. Il le pria de lui dire ce qu’étaient ces cinq pratiques, il lui fut répondu: ‘Etre grave, avoir la générosité de l’âme, être sincère, être consciencieux et bon. Si vous êtes sérieux on ne vous manquera pas de respect. Si vous êtes généreux vous aurez la faveur de tous. Si vous êtes sincère les gens vous feront confiance. Si vous êtes consciencieux vos accomplissements seront nombreux. Si vous êtes bon cela vous permettra d’utiliser les services des autres'” (6).

Confucius pensait que l’accomplissement de la vertu parfaite nécessitait une progression continue durant de longues années. Voici deux observations contrastées qui le montrent bien :

“Le Maître dit au sujet de Yen Yuan : ‘Hélas! je l’ai vu progresser constamment, je ne l’ai jamais vu s’arrêter dans sa progression'” (7).

Un jeune homme du village de Ch’ueh était employé par Confucius pour porter des messages à ses visiteurs. Quelqu’un dit à son sujet : “Je suppose qu’il a beaucoup progressé”. Le Maître dit : “Je remarque qu’il aime occuper la place d’un adulte; j’observe qu’il marche au coude à coude avec ses aînés. Il n’est pas quelqu’un qui cherche à progresser en apprenant. Il souhaite devenir rapidement un homme” (8).

Confucius, comme Aristote, enseignait que quelqu’un qui souhaitait devenir vertueux devait suivre l’exemple de personnes qui avaient déja beaucoup progressé pour atteindre les vertus:

Tsze-kung posa une question sur la pratique de la vertu. Le maître dit : ‘L’artisan qui veut bien faire son travail, doit d’abord affûter ses outils. Quel que soit l’Etat dans lequel vous vivrez, prenez du service avec les plus valeureux de ses grands officiers, et faites vous des amis parmi les plus vertueux de ses lettrés'” (9).

Confucius, ainsi qu’Aristote, envisageait l’homme vertueux non comme celui qui choisit l’altruisme au lieu de l’égoïsme, mais comme celui qui recherche à la fois le bien d’autrui et le sien propre : “Maintenant, l’homme de parfaite vertu, souhaitant être établi lui-même, cherche aussi à établir les autres; souhaitant son propre accroissement, cherche aussi l’accroissement des autres” (10).

“Le lettré déterminé et l’homme vertueux ne voudront pas vivre aux dépens de leur vertu. Ils seront même prêts à sacrifier leurs vies pour la préserver” (11).

Le plus important des philosophes confucéens fut Meng Tzu ou Mencius (c.371-289

av.J.-C.). Lee h. Yearly a écrit une longue comparaison des théories de Mencius et de St.Thomas d’Aquin sur la vertu. Sa réflexion porte d’abord sur la vertu de courage ou “yung” mais il écrit aussi au sujet de la vertu “ren“: “Peu des vertus décrites par Mencius et par St.Thomas semblent se correspondre de façon claire, et celles qui le font montrent des différences si on les examine de plus près. Par exemple, la bienveillance,”ren”, de Mencius semble proche de la bienveillance (benevolentia) de St.Thomas, mais si cette vertu est essentielle pour Mencius, elle est de moindre importance pour St.Thomas. En fait, la charité (caritas) fonctionne souvent pour St.Thomas comme “ren” fonctionne pour Mencius, mais la charité diffère très sensiblement de la bienveillance” (12).

Sans entrer beaucoup plus loin dans les détails de la compréhension de la vertu “ren“, nous remarquons que la possession de cette vertu signifie être pleinement humain, et parce que la nature humaine est ce qu’elle est, être pleinement humain c’est avoir avec les autres des relations bienveillantes.

Légalistes et marxistes-léninistes

Mencius vécut à la même époque qu’un grand rival du confucianisme, l’école de la Loi ou Fa Chia(Xia). Le plus connu des “légalistes”, ainsi que l’on nomme souvent les membres de cette école, était Han Fei Tzu(c.280-233).

Les légalistes croyaient au gouvernement par la loi, mais pas une loi fondée sur la loi morale. Comme l’explique Arthur Waley : “Ils pensaient que la loi devait remplacer la moralitéA part la confiance qu’ils avaient dans la loi, dans les sanctions et récompenses, ils pensaient que le gouvernement devrait être fondé sur “la réalité du monde telle qu’elle existait au moment même” (13). Et Waley estime que cette vision est en rupture totale avec le réalisme du confucianisme de Mencius et qu’un gouffre séparait le gouvernement de l’excellence, “ren“, du gouvernement par le droit (14).

Liu Mu, y fait allusion, en référence aux différences dynasties chinoises. Dans l’histoire féodale chinoise, la théorie de l’Etat était un mélange de confucianisme et de légalisme. Les confucéens soutinrent le modèle des Zhou de l’Est (c.1000-771 av.J.-C.) alors que les légalistes préconisaient le retour à la dynastie Qin (c.221-207 av.J.-C.). Le principe central du modèle des Zhou de l’Est est “d’avoir le culte du ciel et de protèger les hommesA partir de là des codes furent établis qui mettent l’accent sur l’éthique, l’esthétique, le droit et l’administration. La dynastie Qin s’appuyait essentiellement sur la force et les châtiments.

Puis, sautant plusieurs siècles, il affirme qu’il y a des points communs entre le légalisme chinois et le léninisme chinois. Le parti communiste chinois réforma la dictature du type Qin en introduisant la dictature léniniste dans la structure de l’Etat chinois. C’est-à-dire: le leader du parti y est au dessus du parti, le parti est au dessus de l’Etat et l’Etat est au dessus du peuple. Ce qui établit un réseau de gouvernement où chacun est le sujet de son supérieur qui est lui même soumis à des autorités supérieures, jusqu’au seul leader du parti. En d’autres termes, le parti communiste a élevé la dictature autocrate à un niveau que les précédents monarques n’avaient pas pu atteindre. La clé en fut l’introduction d’une dictature léniniste qui, pour le parti communiste chinois, est une extension naturelle du système politique marxiste. Au sommet d’un tel système, il y a “l’empereur du parti” comme certains lettrés chinois l’ont appelé (16).

De même qu’il y a d’importants points de convergence entre les visions traditionnelles de la vertu en Occident et dans le confucianisme, il y a aussi des points communs entre la tradition légaliste chinoise et la tradition libérale-démocrate qui a largement remplacé la tradition morale chrétienne en Europe de l’Ouest et dans les pays anglophones. Violina P. Rindova et William H. Starbuck écrivent: “La version de la société de Han Fei ressemble à celle d’Adam Smith. Les gens sont immoraux, égoïstes, calculateurs et opportunistes. La compétition entraîne de hautes performances. Les intérêts en concurrence donnent le meilleur d’eux-mêmes. Les hautes performances viennent d’un système efficace plutôt que d’individus efficaces. Et la vision de l’organisation de Han Fei ressemble à la bureaucratie de Max Weber dans laquelle des règles et procédures impersonnelles rendent le système cohérent et combattent les effets négatifs de l’égoïsme et de l’ambition” (17).

Et nous constatons que la tradition anglo-américaine de matérialisme individualiste, comme la tradition chinoise de matérialisme collectif, conduisent au pragmatisme.

Mao Zedong fut le fondateur de la République populaire de Chine; Deng Xiaoping fût l’architecte de ses réformes économiques. Comme un de ses admirateurs américains l’a dit: “Dans les domaines de la philosophie et de la méthodologie, Deng allia la dialectique et le matérialisme marxiste à la méthodologie pragmatique” (18). En deux mots, Deng était un “idéologue pragmatique“. Sa politique de “rechercher la vérité dans les faits” ressemble de façon frappante à l’enseignement de l’Ecole du Droit vingt deux siècles plus tôt. Elle ressemble aussi beaucoup à la philosophie de l’Amérique du 20ème siècle. Nous croyons à une dichotomie entre les faits et les valeurs. Nous pouvons connaître les faits par l’empirisme et le raisonnement mathématique. Tout le reste, y compris la religion et la morale, est en dehors du domaine du factuel. Dans le domaine de l’éthique, ce qui est vrai pour l’un peut l’être ou ne pas l’être pour l’autre.

Le pragmatisme, qu’il soit chinois ou américain, ne peut pas être adopté indéfiniment, parce qu’il conduit à l’anarchie dans le domaine moral. Le slogan de Deng “Il est glorieux de s’enrichir” a engendré de sérieux problèmes moraux dans la société chinoise. Comme le dit un commercant chinois : “Nous ne discutons plus de politique. Pourquoi le ferions-nous? Qui mène le pays maintenant? C’est l’argent” (19). Et si beaucoup de Chinois ne parlent plus de politique ils ne parlent pas non plus d’éthique.

Mao fut le fondateur de la République Populaire de Chine, Deng l’architecte de ses réformes économiques, et maintenant Jiang Zemin prêche pour une “civilisation socialiste spirituelle“. Cette formule est apparue dans les années 80, mais Jiang Zemin l’a reprise en 1996, en réaction à l’accroissement du matérialisme dans son pays. Dans son discours à la mémoire de Deng, Jiang dit : “Faire un succès du progrès moral et culturel en même temps que du progrès matériel est un impératif pour la construction d’un socialisme chinois” (20). Mais la Chine se trouve maintenant à la croisée des chemins. Dans quelle direction le progrès éthique et culturel va-t-il? Certainement pas dans la direction de l’individualisme et du relativisme moral anglo-saxon. Mais certainement pas non plus dans la direction du marxisme-léninisme ou de la pensée de Mao Zedong. En désespoir de cause, “Jiang a évoqué de façon positive les valeurs confucéennes, qui étaient autrefois la bête noire des communistes” (21). Mais il a aussi adopté le relativisme: “La théorie de la relativité élaborée par Einstein, qui est du domaine de la science, peut également, je pense, être appliquée au domaine politique. La démocratie et les droits de l’homme sont des concepts relatifs et non pas absolus et généraux” (22).