Eglises d'Asie

LE SYMPOSIUM DE HANGZHOU

Publié le 18/03/2010




(25-28 novembre 1998)

Un regard neuf sur les composantes historiques

de l’échange inter-culturel Chine-Occident

Par Jean Charbonnier

Une tentative avait été faite en 1991 pour organiser à Pékin un grand symposium international portant sur l’étude de questions culturelles et religieuses. L’artisan principal en était le professeur Tang Yi, alors président du département d’étude du christianisme à l’Institut d’étude des Religions mondiales de l’Académie des sciences de Pékin. La participation des étrangers s’y annonçait particulièrement forte. Ce projet longuement mûri fut avorté pour des raisons mystérieuses un mois avant la date annoncée. L’entreprise était peut-être trop ambitieuse, sa tenue dans la capitale était peut-être trop voyante et l’on pouvait craindre quelques pressions religieuses et politiques de la part de certains invités. D’autres rencontres plus discrètes furent organisées par la suite. Dès 1992, un symposium international était organisé à Deyang au Sichuan. Le thème en était: « Le confucianisme et sa signification aujourd’hui ». Sur les deux cents participants de Chine même, nous étions une vingtaine venus de l’étranger: Chinois de Taiwan, Hongkong, Amérique, Japonais,

et seulement cinq occidentaux venus d’Amérique, de Hongkong et de Singapour. L’usage de l’anglais y fut très limité: quelques

annonces officielles et un exposé par une Américaine professeur à l’université de Singapour.

Le symposium de Hangzhou en novembre 1998 s’est également affiché comme « international » mais d’une manière analogue de la rencontre de Deyang: une soixantaine de participants de Chine et seulement 6 Occidentaux , cinq d’entre eux comprenant assez de chinois pour suivre les exposés et débats. Quatre ont présenté leur exposé en anglais avec à leur côté un traducteur chinois. Deux autres ont fourni un texte anglais et l’ont présenté en chinois. Il est vrai que les colloques européens portant sur la Chine et sa culture sont tenus surtout en langue anglaise et sont rarement tout à fait bilingues. Ces limites de langage étant reconnues, il faut pourtant saluer le fait que ce symposium de Hangzhou a été une initiative entièrement chinoise et que tout ce personnel chinois qualifié ait pu donner toute sa mesure dans sa propre langue sur des sujets intéressant au premier chef les échanges culturels entre la Chine et l’Occident. Le propos de ce dossier est d’établir un état de la plupart des interventions, de les regrouper en fonction des sujets abordés et d’en établir une grille de lecture qui puisse aider à analyser d’autres rencontres du même genre. Ceci devrait amener à préciser les formes et les divers niveaux de l’échange.

Caractéristiques du Symposium de Hangzhou

La ville de Hangzhou, capitale de la province du Zhejiang au sud de Shanghai, réserve bien des surprises. Ce site remarquable sur les rives du lac de l’Ouest a été fréquenté par de grands poètes comme Bai Juyi sous les Tang, Su Dongpo sous les Song du Sud, au temps où Hangzhou était la capitale de cette dynastie. Un temple abrite une statue géante du général Yue Fei célèbre pour son loyalisme confucéen. Hangzhou était le point de départ du fameux Grand Canal par où les richesses de la Chine du Sud étaient acheminées vers le Nord. Le bouddhisme y était florissant. Le moine Ji Gong, encore plus fantaisiste que François d’Assise à la même époque, fréquentait le grand Temple Lingyin, où l’âme se recrée sous les ombrages. Les alchimistes et herboristes taoïstes s’y sont également illustrés en la personne de Ge Hong. Les sanctuaires de ces gloires passées attirent aujourd’hui des foules de touristes. Au XXe siècle de grands hommes originaires du Zhejiang ont séjourné dans cette capitale provinciale, entre autres l’écrivain Lu Xun et le premier ministre Zhou Enlai, tous deux de Shaoxing. Célèbre pour ses paysages, Hangzhou l’est aussi pour son art de vivre. On y trouve le meilleur thé de Chine, les plus belles soieries, le vin jaune de Shaoxing et l’une des plus belles pharmacies de médecine chinoise. Les chrétiens chinois eux-même ont des racines profondes en ce lieu où ont vécu les savants jésuites Giulio Aleni et Martino Martini et les grands lettrés convertis au XVIIe siècle: Léon Li et Michel Yang. Le symposium de la fin novembre 1998 s’inscrivait ainsi dans un cadre foisonnant de richesses culturelles.

Nouvelles ouvertures autorisées

La nouveauté de la rencontre de Hangzhou par rapport à celle de Deyang en 92, c’est que la recherche a été axée surtout sur l’apport occidental, celui des jésuites en particulier, et non sur un courant culturel chinois. En outre, les invités étrangers se sont trouvés être cinq prêtres accompagnés d’une seule laïque, Claudia Von Collani, professeur de missiologie à Wurtzbourg. Bien que l’oeuvre des jésuites y ait fait l’objet de nombreux exposés, il n’y avait qu’un seul jésuite parmi les conférenciers : le père Witek professeur d’histoire à St Georges University, Washington. Les autres étrangers étaient le Père Camps, franciscain hollandais, le Père Müller, Allemand de la Société du Verbe divin, Gianni Criveller, Italien des Missions Ètrangères de Milan et Jean Charbonnier des Missions Etrangères de Paris.

Les organisateurs du symposium appartenaient d’une part au département d’Histoire de l’université du Zhejiang et d’autre part à deux Instituts pékinois : l’université des langues étrangères et la Société pour l’étude de l’histoire des relations entre la Chine et l’étranger. Les historiens et les traducteurs qualifiés dont certains venaient de l’Académie des Sciences Sociales de Pékin y ont joué un rôle décisif. Surprise peu commune dans la Chine d’aujourd’hui: les experts en langue française étaient particulièrement bien représentés. Citons en particulier Mme Meng Hua, directrice du département de littérature comparée à l’université de Pékin, Mme Guo Qiang, de l’Institut de diplomatie de Pékin, Mme Zhu Jing, professeur à l’université Fudan de Shanghai, M. Geng Sheng du département d’histoire de l’Académie des Sciences de Pékin et M. Zheng Dedi, professeur l’université du Zhejiang. Ce dernier me remit d’ailleurs un livre publié à la suite d’un colloque tenu à Hangzhou du 7 au 9 octobre 1995 sur l’histoire des relations France-Chine dans les domaines économique, politique, philosophique et culturel (1). Le livre contient une vingtaine d’interventions fort éclairantes dont deux exposées par des conférenciers venus de l’université de Paris VIII: Alain Roux et Nora Wang. Depuis, le professeur Zheng Dedi a oeuvré avec M. Geng sheng à la traduction chinoise de mon livre publié à Paris chez Desclée en 1992 : « Histoire des Chrétiens de Chine ». Dès mon arrivée à Hangzhou, ils m’en ont offert quatre exemplaires fraîchement publiés par les éditions des Sciences Sociales de Chine, avec quelques amputations, il est vrai, pour la période contemporaine, tout n’étant pas bon à dire, semble-t-il, en ces années récentes…

Si les écrits restent, les paroles s’envolent. Aucun contrôle n’a été imposé aux participants étrangers, ni sur le contenu de leur conférence, ni sur les commentaires qu’ils ont été invités à faire à l’assemblée plénière. Les organisateurs durent sans doute faire confiance à leur familiarité avec le milieu chinois et penser que nous saurions respecter les convenances de façon à ne gêner personne. La marge d’expression libre était encore plus élastique dans les conversations privées.

Autre sécurité ménagée par les organisateurs: la période étudiée était limitée de 1500 à 1840. Les acteurs de l’échange interculturel au cours de cette période sont sans doute des missionnaires mais leur apport se situe avant la Guerre de l’Opium et l’irruption des puissances coloniales. Les intervenants chinois ont d’ailleurs mis en relief les apports scientifiques, techniques et artistiques des religieux occidentaux en faisant généralement abstraction de leur propos missonnaire d’évangélisation. Ils n’ont pas eu à entendre le refrain plutôt désobligeant mettant en cause la valeur de ces apports sous prétexte que les missionnaires les utilisaient comme des moyens en vue de convertir. Giani Criveller a d’ailleurs cru devoir montrer que le jésuite Aleni savait aimer les sciences pour elle-mêmes et qu’il avait bénéficié de la meilleure formation universitaire possible en son temps. Il répondait ainsi aux objections de certains historiens marxistes suivant lesquelles les jésuites n’auraient pas fait bénéficier les Chinois des dernières découvertes en astronomie, soit par ignorance soit par respect de la censure ecclésiastique. C’est en effet bien mal connaître les jésuites.

Nouvelles structures de recherche

La Société historiographique des relations Chine-étranger tend à jouer un rôle moteur et à coordonner les initiatives des diverses associations récemment créées par l’Académie chinoise des Sciences Sociales pour étudier les aspects multiples des échanges entre la Chine et l’étranger. Le Bulletin N.14 de cette Société historiographique fait une brève prèsentation de ces diverses associations au nombre desquelles le Centre d’étude du Christianisme fondé à Pékin en 1998 mérite une attention particulière. Ce centre présidé par M. Zhuo Xinping est animé par un noyau de chercheurs appartenant au département d’étude des religions mondiales de l’Académie des Sciences Sociales. Mais il fait appel aussi à des personnes qualifiées extérieures à cet organisme et coopère avec des experts étrangers. Des relations ont été établies avec le département d’étude des religions mondiales de l’Institut européen d’étude des sciences et des arts ainsi qu’avec l’université de Munich pour la publication d’une « Collection de traductions d’études du Christianisme contemporain » (dangdai jiduzongjiao yanjiu yicong). Un travail de coopération a été lancé, grâce en particulier au regretté Edouard Malatesta, SJ, entre l’Institut Ricci de recherche sur l’histoire des relations culturelles Chine-Occident de l’université de San Francisco et le Centre d’étude de la Sinologie étrangère de l’université pékinoise des Langues étrangères pour la publication des « Oeuvres complètes de Matteo Ricci » (Limadou quanji). Le Centre maintient encore des liens avec « Monumenta Serica » d’Allemagne pour une tâche de « compréhension et dialogue » en matière de religion. En outre, divers échanges se développent avec nombre d’Instituts: au Canada, l’Institut Veritas de Vancouver; en Allemagne, les universités de Bonn, de Tübingen et de Hamburg; en Amérique l’Union des échanges sinologiques, les universités de Harvard et Berkeley; en Angleterre l’université de Oxford et Selly Oak Institute ; en Finlande l’université de Helsinki ; à Hongkong le Centre chinois d’étude de la culture chrétienne. Ce dernier centre est déjà bien connu par les travaux de traduction et de réflexion des « Chrétiens culturels ». Leurs traductions des grands théologiens d’Allemagne et autres pays représentent une collection déjà substantielle. Leurs articles sont régulièrement publiés dans la revue Logos et Pneuma. Ces quelques indications permettent d’apprécier l’ampleur des efforts chinois pour mieux saisir la nature et la signification de la tradition chrétienne et les caractéristiques de son développement en Chine même.

Outre ses relations avec le Centre d’étude du Christianisme, la Société historiographique des relations Chine-étranger entretient des rappports avec le Centre d’études bouddhistes de l’Académie chinoise des Sciences sociales qui oeuvre à élever le niveau de la recherche sur le bouddhisme en liaison avec Taiwan, Hongkong et Macao. Une société plus spécialisée dans l’étude des grottes bouddhiques de Dunhuang s’est également greffée sur l’Académie des Siences Sociales.

A côté de l’Académie chinoise des Sciences Sociales et de ses ramifications, il faut faire une place importante à un autre foyer d’étude sur l’échange inter-culturel: le Centre d’études de la sinologie étrangère de l’Université des Langues étrangères de Pékin, animé par un chercheur dynamique, M. Zhang Xinping. Ce centre fondé en novembre 1996 ne comporte encore que 3 chercheurs spécialisés et fait appel à la coopération de nombreux experts, en Chine ou à l’étranger. Cette fondation marque une évolution de l’université des langues étrangères de la simple étude des langues vers une approche plus globale des civilisations. Le centre publie la revue « Sinologie internationale » (guoji hanxue) et a oeuvré jusqu’ici à une triple tâche: publier une collection des études sinologiques internationales ; coopérer avec l’Académie chinoise des Sciences Sociales pour la publication des « Oeuvres complètes de Matteo Ricci »; organiser un symposium sur les échanges culturels Chine-Occident de 1500 à 1800. Il s’agit ici précisément du symposium de Hangzhou. Les promoteurs en ont été M. Zhang Xinping et M. Geng Sheng du département d’histoire de l’Académie chinoise des Sciences sociales, vice-président et secrétaire général de la Société historiographique des relations Chine-étranger. Ces deux pionniers de l’échange inter-culturel envisageaient pour contenu du symposium trois éléments principaux : l’entrée de la culture occidentale en Chine et son influence; l’entrée de la culture chinoise en Occident et son influence ; l’essor de la sinologie occidentale et son développement. Ces aspects ont effectivement été abordés à Hangzhou, mais l’effort de réflexion sur les données historiques a permis d’approfondir les diverses formes de l’échange inter-culturel.

Multiplicité des échanges culturels

Lors de la séance d’ouverture, les orateurs font le point des développements de la recherche et en soulignent les aspects multiples. M. Zheng Xuanhuan, recteur de l’université du Zhejiang, situe le symposium dans le cadre du bilan général de 20 années d’ouverture depuis le 3ème Plenum du Onzième Congrès du Parti en décembre 1978. Le choix de la période 1500-1840 pour les travaux du symposium, note-t-il, est significatif: c’est partir de la Renaissance européenne et reconnaître son influence mondiale dans le cadre d’une étude comparée avec la Chine des Ming. Aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, une attention spéciale doit être portée aux activités religieuses illustrées en particulier par Matteo Ricci. La ville de Hangzhou s’honore d’abriter la tombe d’un autre jésuite, Martino Martini, célèbre cartographe et historien. L’université du Zhejiang, ajoute-t-il, a cent ans d’existence et la ville de Hangzhou a produit des historiens célèbres, dont le père Fang Hao connu pour ses biographies des personnalités catholiques de Chine. Hangzhou est une bonne base pour l’étude des relations culturelles Chine-Occident. M. Xia Zaiyuan, à son tour, fait connaître l’apport d’un groupe spécialisé qu’il dirige: l’Association historiographique pour l’étude des relations entre la Chine et l’étranger.

Deux publications récentes sont distribuées aux participants : l’ouvrage de M. Huang Shijian, professeur d’histoire à l’université du Zhejiang et vice-président de l’Association historiographique pour l’étude des relations Chine-étranger : « Histoire des échanges Est-Ouest ». Ce recueil d’articles couvre l’histoire des échanges depuis l’ouverture de la route de la soie au temps de l’Empire romain jusqu’à des travaux concernant l’usage du thé en Occident, l’étude de céramiques chinoises découvertes sous la mer dans une épave de jonque, des études coréennes sur les différences d’architecture entre une pagode célèbre de Corée et les pagodes chinoises, les voyages du navigateur hollandais Hendrik Hamel (1630-1692). Le dernier article du livre est une étude critique des vues d’auteurs coréens sur l’histoire des églises catholiques de Pékin et les mouvements de missionnaires dans la capitale au XVIIIe siècle. L’autre ouvrage remis aux participants est publié sous la direction du même historien M. Huang Shijian, sous le titre de : « Tribune des échanges Est-Ouest ». Ce livre couvre un éventail d’une vingtaine d’articles substantiels sur des aspects très divers des échanges entre l’Orient et l’Occident sur 2000 ans d’histoire, l’Orient étant représenté surtout par la Chine. On y trouve, entre autres, deux articles traduits de la sinologue française Catherine Jami : « Image et patronage: le rôle du Portugal dans la transmission du savoir scientifique d’Europe en Chine » et « Recherches françaises sur l’entrée des Jésuites en Chine ».

L’apport occidental en Chine

Ce déballage général d’échanges multiples représente une grande variété d’intérêts aussi bien du côté chinois que de la part des Occidentaux. L’analyse des interventions au Symposium nous invite à mettre en forme les éléments de l’échange inter-culturel à différents niveaux. Pour reprendre le projet des organisateurs du symposium, il convient d’examiner d’abord les apports de l’Occident et leur influence en Chine. Ces apports sont religieux et philosophiques, linguistiques, artistiques, scientifiques et techniques.

Introduction du Christianisme en Chine

Si les marchands et les navigateurs ont été les premiers à entrer en relation avec les Chinois, ce ne sont pas eux qui ont joué le plus grand rôle dans la transmission de la culture occidentale. De la Renaissance au Siècle des Lumières, la culture occidentale était encore largement inspirée par la tradition chrétienne et véhiculée par l’Eglise. La Compagnie de Jésus, fondée dans la première moitié du XVIe siècle, avait précisément pour but de cultiver les lettres et les sciences pour la plus grande gloire de Dieu. Les Collèges jésuites formaient des philosophes et des savants tout en leur inculquant l’amour du Christ et la fidélité à l’Eglise. Inspirés par les intuitions de St François Xavier les missionnaires jésuites en Chine allaient y transmettre les « humanités » tout en ayant pour but final de faire connaître le Christ et son Evangile. Il leur fallut d’abord s’initier aux « humanités » chinoises – langue, littérature, sciences et philosophie de façon à les brancher sur l’Evangile. Ils élargissaient ainsi au monde chinois le curriculum qu’ils avaient développé en Occident sur la base des traditions culturelles gréco-latines. A Hangzhou aujourd’hui, les chercheurs chinois s’efforcent de retracer tous ces aspects de l’entreprise jésuite autour de la figure centrale de Matteo Ricci.

Il revient à Mme Gao Zhiyu du Collège d’administration (xingzheng xueyuan) de Pékin de présenter de manière sympathique et positive les « Approches orientales » de Matteo Ricci. Elle se réfère d’ailleurs directement à sa coopération récente avec le père Edouard Malatesta, directeur de l’Institut Ricci de l’université jésuite de San Francisco, malheureusement décédé l’an dernier à Hongkong. L’approche orientale de Ricci, dit-elle, comportait quatre éléments:

1) Ricci a étudié la culture traditionnelle chinoise jusqu’à un haut degré de connaissance et de compréhension critique. Il visait à harmoniser les cultures occidentale et chinoise, en particulier en découvrant les points communs entre pensée chinoise et catholicisme.

2) Son séjour en Chine de longue durée a été un processus de familiarisation avec la vie du pays. Il a su apprécier positivement les coutumes, la langue, l’art de vivre des Chinois.

3) Il a contribué puissamment à l’échange culturel avec l’Occident en faisant connaître les sciences occidentales à ses amis chinois et en diffusant le savoir chinois en Occident.

4) Son effort de sinisation avait pour but d’assurer l’évangélisation en Chine et le droit de liberté religieuse. Sa connaissance de la culture chinoise visait à attirer la sympathie de lettrés et à mettre au service de l’Evangile leur influence sociale.

Madame Gao ajoute qu’on ne demande à personne d’abandonner complètement sa culture originelle pour se siniser. C’est au contraire la fusion du meilleur de deux cultures différentes qui permet de faire progresser l’ensemble de l’humanité. Ricci s’est particulièrement illustré dans cette voie.

M. He Jun, de la faculté de philosophie et sociologie de l’université du Zhejiang, fait pour sa part une analyse approfondie du contexte mental et social dans lequel les Chinois accueillirent une injection de pensée occidentale à la fin des Ming, c’est-à-dire dans la première moitié du XVIIe siècle. Sous le titre « Pensée occidentale et mutation de la pensée à la fin des Ming », il montre qu’à la suite du philosophe Wang Yangming, les penseurs chinois étaient à la recherche d’une mise en valeur du sujet moral dans l’action concrète. L’approfondissement mystique du langage éthique invitait à transcender le domaine moral. Mais les lettrés devaient assurer en même temps la crédibilité de leur philosophie morale. Dans ces circonstances l’enseignement des jésuites, bien que motivé subjectivement par leur but d’évangéliser, a eu pour effet objectif de fournir aux penseurs chinois des fondements pour un renouvellement de leur vision éthique, les interprétations de l’enseignement jésuite variant suivant les préoccupations de chacun.

Quoiqu’il en soit des interprétations diverses auxquelles fut soumis l’enseignement des jésuites, leur souci de transmettre la foi catholique fut couronné de succès auprès d’un certain nombre de lettrés. Ces lettrés convertis sont à l’origine de travaux scientifiques littéraires et religieux qui jalonneront une assimilation progressive de la tradition catholique dans le monde culturel chinois. Un jeune étudiant de théologie au Grand Séminaire National de Pékin, Paul Chen Kaihua, a préparé pour la rencontre de Hangzhou un répertoire des bibliographies d’ouvrages catholiques produits au cours des quatre cent dernières années. Cet outil de repérage bibliographique permettra de mieux explorer l’apport des Catholiques chinois à la vie culturelle de leur pays.

Recherche et préservation des reliques chrétiennes en Chine

Le fait qu’un séminariste catholique soit invité à présenter une liste des bibliographies d’ouvrages catholiques chinois est déjà surprenant. Plus significatif encore peut-être est l’effort entrepris en archéologie pour découvrir et préserver les reliques du passé chrétien en Chine. Le Christianisme étant officiellement reconnu comme une des religions de la Chine, on s’efforce aujourd’hui d’en mieux connaître les racines chinoises. On peut juger ainsi du degré d’assimilation de cet apport d’origine occidentale.

La relique la plus ancienne du passé chrétien chinois est sans doute la stèle nestorienne de Xi’an. M. Rong Xinjiang, du département d’histoire de l’université de Pékin, fait un rapport sur une enquête récente qu’il a conduite sur les lieux où auraient été déterrée la fameuse stèle gravée en 781. Il s’agit du site d’un ancien monastère nestorien proche de Zhouzhi à une centaine de kilomètres à l’ouest de Xi’an. Le site est voisin du fameux sanctuaire taoïste de Luguantai où Laozi aurait laissé son Daodejing, Livre de la Voie et de sa Vertu, avant de disparaître vers l’Ouest. Du monastère nestorien il ne reste qu’une pagode du même style que celui de la grande Pagode bouddhiste de l’Oie à Xi’an. Cette pagode de sept étages est fissurée et menace ruine. Les bâtiments qui l’entouraient ont été détruits pendant la Révolution culturelle. M. Rong Xinjiang évoque le débat récurrent qui divise les chercheurs autour du site originel de la stèle de Xi’an. Tenant compte des travaux récents de Antonio Forte et s’appuyant sur une critique interne du texte de la stèle, il pense lui-même que le site de l’excavation de la stèle doit être cherché à Xi’an plutôt que près de Zhouzhi.

Un effort général pour localiser et préserver les sites historiques chrétiens est aujourd’hui orchestré de façon magistrale par Mme Wu Menglin et ses collègues du musée de la pierre sculptée à Pékin. Cette femme d’un grand dynamisme nous révèle toute l’ampleur de l’entreprise. Sachant sans doute le peu de connaissance de ses collègue sur l’histoire du christianisme en Chine, elle en fait un résumé complet, distinguant bien les missions successives, nestorienne, franciscaine, jésuite, russe orthodoxe, l’activité des diverses congrégations religieuses et finalement l’entrée en scène des Protestants. Plus familière des recherches faites à Pékin elle s’attarde sur les restes nestoriens d’époque mongole dans la région de Fangshan, au sud-ouest de la capitale. On y trouve les ruines d’un « Temple de la Croix ». Ce temple, construit sous les dynasties Tang ou Liao dans le cadre d’un temple bouddhiste portait le nom de Sanctuaire du Saint (chongsheng yuan). Il y reste une stèle dont l’étude révèle qu’à l’époque mongole, ce temple avait pris le nom de Temple de la Croix. Un panneau originellement serti sur la porte du temple porte l’inscription « Ermitage de la Croix » (shizi chanlin), le terme ici traduit par « Ermitage » étant une expression bouddhiste pour un lieu de méditation chan (zen). On a trouvé aussi en ce lieu deux morceaux de pierre scuptée de la croix et la fleur de lotus ainsi qu’une inscription en syriaque. Ces reliques sont aujourd’hui conservées au musée de Nankin.

Ayant signalé d’autres cas de reliques nestoriennes de l’époque Yuan, Mme Wu en vient à la période Ming et Qing plus directement étudiée à Hangzhou. Des documents historiques relatifs aux relations des Catholiques avec la cour sont conservés aux archives du Palais impérial et demandent à être mieux étudiés. Pour ce qui est des monuments, il s’agit bien sûr des églises de Pékin mais aussi et peut-être surtout des deux cimetières catholiques anciens, celui de Chala avec ses 63 sépultures de jésuites célèbres et celui des missionnaires français enterrés originellement au Zhengfusi (Temple du Vrai Bonheur) dans le quartier de Haidian au nord-ouest de Pékin. Ce dernier site a été récupéré par le Musée de la pierre sculptée.

M. Yu Sanle, du collège d’administration de Pékin, fait un exposé détaillé des destinées de ce cimetière. Pendant la Révolution culturelle, les ouvriers d’une usine avaient saccagé les tombes du Zhengfusi et utilisaient les pierres tombales pour en faire des abris anti-aériens suivant les recommandations de Mao Zedong. Averti de ce gâchis, le service culturel de la municipalité de Pékin acheta du matériau de construction pour remplacer les pierres tombales. Les tombes ainsi recueillies furent placées dans l’enceinte du Wutasi, le Temple des Cinq Pagodes. On y trouve aujourd’hui 35 tombes de missionnaires français, celle d’un Irlandais, Robert Hanna, et celles de huit Chinois. Parmi les jésuites français bien connus et qui ont fait un long séjour à Pékin, on peut relever sur les pierres tombales les noms de Jean-François Gerbillon (Zhang Cheng) , à Pékin de 1687 à 1707, Joachin Bouvet (Bai Jin) à Pékin de 1685 à 1730, Dominique Parennin (Bai Duoming), à Pékin de 1689 à 1741, etc.

M. Yu Sanle coopère activement aux recherches archéologiques encouragées par Mme Wu Menglin à l’échelle de toute la Chine. Au cours du symposium, il fait un compte-rendu de ses recherches en décembre 97 dans la province du Jiangxi sur les traces de Matteo Ricci qui vécut 3 années dans la région, de 1595 à 1598. Il dit avoir exploré trois sites principaux: la vieille église de Nanchang appelée Temple du pilier de fer (tiezhugong), l’académie Grotte de la biche blanche (bailugong) à Jiujiang et enfin à Ganzhou les rives de la rivière Gan où il a pu identifier deux emplacements notés par Ricci. Les monuments connus par Ricci ont en fait disparu, mais les lieux qu’il a décrits sont toujours là. Ils entrent aujourd’hui dans l’histoire.

Linguistique et peinture

La rencontre de deux cultures exige un effort énorme d’expression de la pensée et de traduction. Les divers dictionnaires compilés par les jésuites sont à l’origine d’un enrichissement linguistique, non seulement pour la connaissance du chinois en Occident, mais aussi pour les connaisances linguistiques en Chine même. M. Xu Wenkan, du Bureau d’édition du grand dictionnaire chinois de Shanghai, passe en revue les premiers dictionnaires mis au point par Ruggieri et Matteo Ricci à Zhaoqing vers 1584 puis par Nicolas Trigault quelques années plus tard. Leur usage du latin pour transcrire les caractères chinois et en indiquer le son constitue un premier défrichage en lexicographie et phonologie de la langue chinoise. Suivant une étude du professeur Yang Fumian, de St Georges University en Amérique, sur les sons, les expressions et la grammaire du dictionnaire de Trigault, on peut déceler que cet ouvrage reflète la langue officielle de l’époque Ming sur la base du dialecte de Nankin. Outre le service rendu aux Occidentaux pour leur apprentissage de la langue chinoise, ces travaux constituent un apport précieux pour reconstruire la phonologie du mandarin parlé à la fin des Ming.

Les difficultés d’expression linguistique expérimentées par les Occidentaux pouvaient être compensées en partie par le langage des images. Les peintures apportées par Matteo Ricci parlaient d’elles-mêmes et firent sensation. Deux exposés au symposium de Hangzhou attirent l’attention sur l’effet produit par ces peintures et leur influence dans l’art chinois.

M. Mo Xiaoye, de la faculté des beaux-arts de l’Université du Zhejiang, montre comment Ricci exerça une influence directe en ce domaine. Outre ses abondants commentaires sur la peinture chinoise il donna des instructions et assista les peintres de la cour, en particulier You Wenhui pour qu’ils produisent des tableaux religieux. Les tableaux du Christ et de la Vierge qu’il avait apportés et offerts à l’Empereur avaient été fort appréciés en haut lieu. Sa chapelle et sa résidence étaient ornés de tableaux illustrant les scènes de la Bible et de l’Evangile. Les visiteurs en tiraient une meilleure compréhension du christianisme. Les diapositives de ces peintures anciennes projetées par Mo Xiaoye permettent de reconnaître dans cet apport de Ricci la naissance d’un art chrétien chinois.

M. Jiang Yinghe, du département d’histoire de l’université Sun-Yatsen de Canton, note les effets magiques que les premières peintures occidentales pouvaient produire sur la population. Il se réfère à deux « beautés » peintes à l’huile sur panneaux de bois, conservées aujourd’hui au musée de Xinhui près de Canton. Ces peintures ont été trouvées à Putian dans la province du Fujian et peuvent être datées de la fin des Ming. Ces deux beautés féminines donnaient une impression de vie. L’artiste qui les avait produites devait, pensait-on dans le peuple, posséder sur elles un pouvoir magique. Deux légendes ne tardèrent pas à sortir des esprits médusés. Suivant une tradition issue de la région de Xinhui au temps de l’Empereur Qianlong, les portraits seraient l’oeuvre d’un moine bouddhiste et représenteraient des symboles de la vie dissolue d’une aristocratie décadente. Une autre légende inscrite dans les archives de villages de la même région attribue les portraits à un prêtre taoïste qui aurait voulu peindre l’image de Mazu, la divinité protectrice des marins sur la côte sud-est, honorée dans les temples sous le titre de Reine du Ciel. La croyance populaire aux pouvoirs magiques de l’artiste a entraîné une divinisation de l’oeuvre. La sinisation en milieu populaire prend ainsi la forme du mythe.

Sciences et techniques

Les apports scientifiques de l’Occident peuvent par contre mettre en cause des conceptions traditionnelles grâce à une perception plus objective des données naturelles. M. Wang Chuan, de l’université Sun Yat-sen de Canton, montre comment l’introduction du télescope en Chine au milieu du XVIIe siècle a secoué sensiblement les mythes traditionnels de la lune. Le télescope moderne inventé par Galilée à Venise en 1609 fut introduit en Chine neuf ans plus tard par le jésuite astronome Jean Terrenz. D’autres jésuites installèrent des observatoires en diverses provinces de Chine. Lors du changement dynastique des Ming aux Qing, le télescope occidental pouvait être copié avec succès par les Chinois eux-mêmes. Son usage, universellement apprécié aussi bien par les conservateurs que par les réformistes, se répandit alors en Corée et au Japon. On écrivit des poèmes pour célébrer les merveilles de cet instrument. Ruan Yuan, gouverneur des provinces du Guangdong et Guangxi, décrivit ses impressions en un long poème intitulé: « Vision de la lune au télescope » (wangyuanjing zhong wang yue ge). Il y fait la critique des légendes chinoises concernant la lune, marquant ainsi le progrès de l’approche matérialiste occidentale.

M. Sun Guangqi, de l’université maritime de Dalian, note l’importance du télescope ainsi que d’autres techniques occidentales dans le domaine de la navigation. En cartographie, l’initiative revient encore aux jésuites et d’abord à Matteo Ricci avec ses cartes du monde (wanguo yutu et wanguo tuzhi). La substitution de la boussole « sèche » occidentale au compas flottant connu en Chine depuis longtemps représentait un progrès technique appréciable. On voit ici l’intérêt de l’échange inter-culturel : le compas chinois introduit en Europe par les Arabes au XIIe siècle revenait en Chine sous une forme améliorée plus pratique. Ces techniques modernes de navigation ont sans doute servi l’entreprise coloniale occidentale, remarque M. Sun, mais leur introduction en Chine n’en constituait pas moins un progrès.

L’apport chinois en Occident

Les traductions de classiques chinois, les ‘Lettres édifiantes et curieuses » diffusées en Occident par les Jésuites ont marqué l’Europe du XVIIe siècle. L’image idéale de la Chine, de son administration, de ses arts et de sa philosophie humaniste a certainement exercé une influence sur la philosophie des lumières et sur les auteurs de l’Encyclopédie. Certains ont fait usage de cette image d’une civilisation qui pouvait être bien ordonnée sans le recours occidental à « la superstition », c’est-à-dire à l’autorité de l’Eglise, voire même à la croyance en Dieu. Certains historiens marxistes ont pu ainsi reconnaître une source chinoise au développement du matérialisme athée en Occident. Peut-être étaient-ils guidés par des préoccupations idéologiques excessives. Moins soucieux de justifications idéologiques, les conférenciers de Hangzhou se sont peu penché sur l’influence philosophique de la Chine en Occident. Quelques-uns ont même remarqué que l’apport scientifique et technique occidental avait fait progresser le matérialisme en Chine. C’est en revenir au point de vue chinois traditionnel de supériorité morale face à un Occident en avance pour ses techniques mais spirituellement inférieur. Ce point de vue peut d’ailleurs être encouragé par l’évolution actuelle du marxisme chinois qui puise l’essentiel de ses forces dans la motivation patriotique. La réflexion sur ces arrière-mondes de la pensée n’a pas été approfondie au symposium de Hangzhou. Divers aspects de l’influence chinoise en Occident ont pourtant été évoqués et permettent de dégager quelques données générales.

Goût européen pour la littérature et les arts chinois

L’engouement pour la Chine dans les milieux cultivés européens au XVIIIe siècle se manifeste en particulier dans le domaine des lettres et des arts. Vers 1730, un opéra chinois composé par Ji Junxiang sous la dynastie mongole des Yuan est traduit en français et connaît un grand succès tant pour ses expressions musicales et dramatiques que pour son contenu moral. L’opéra est bientôt traduit en anglais, allemand, russe et italien. Mme Lin Min, de l’Institut chinois de l’Opéra traditionnel, retrace les destinées de cet opéra célèbre. C’est la mise en scène d’une histoire tirée du Shiji « Les Mémoires Historiques »: « La Grande Vengeance des Orphelins de la famille Zhao ». Le scénario met en relief les valeurs éthiques de la tradition chinoise: sens de la justice, de l’honneur, de la fidélité au-delà même de la vie et de la mort. L’honneur et la piété filiale exigent qu’une offense soit vengée. C’était là sans doute rejoindre les exigences européennes de toute âme « bien née » mais pas forcément « re-née » aux requêtes évangéliques du pardon.

Quoiqu’il en soit, la Chine était en vogue au XVIIIe siècle. Les châteaux s’enrichissaient d’un salon chinois que l’on ornait de porcelaines. M. Lin jinming, de l’université de Xiamen au Fujian fait l’histoire de la diffusion des porcelaines de Chine en Europe. Les Portugais furent les premiers à importer en Europe du XVIe siècle les porcelaines Ming au décor floral bleu et blanc. A la suite de la fondation en 1602 de leur Compagnie des Indes orientales, les Hollandais prirent la relève des Portugais à une échelle plus vaste. La demande du marché européen devint très grande et l’on produisit alors des porcelaines de style chinois mêlé de motifs européens. Dès 1614, les Hollandais se mirent à fabriquer des imitations et produisirent les porcelaines bleu et blanc de Delft pour une période de 150 ans. Pour être compétitives face aux produits populaires importés de Chine, les porcelaines fabriquées en Europe durent raffiner sur la qualité. Les porcelaines de Sèvres en France ou de Chelsea en Angleterre furent des oeuvres de prestige, souvent de caractère ornemental, destinées aux riches, et donc en quantité limitée. Si bien qu’à la fin du XVIIIe siècle, il y avait en Europe plus de porcelaines produites en Chine que par toutes les fabriques européennes.

L’imagination européenne brodant sur les les arts chinois donna naissance aux « chinoiseries ». Un cas typique de cette évolution est présenté par M. Li Ming, du Centre d’études de la Sinologie étrangère de l’université des Langues étrangères de Pékin. Il s’agit du Pavillon Chinois de Drottningholm, bâti de 1763 à 1768 dans la banlieue de Stockholm. Commentant l’architecture de ce pavillon, M. Li Ming y voit un témoignage de l’intérêt des Occidentaux pour la Chine, mais plutôt pour une Chine imaginaire qui se traduit par un style rococo européen. L’architecte, note-t-il, visait à créer une féérie dans les esprits européens plutôt qu’un style oriental authentique. Les Chinois ont trop tendance à juger une telle oeuvre sur sa fidélité à l’original chinois. Il y a là une attitude de tolérance et de compréhension qui fait honneur à M. Li Ming, mais l’exigence contemporaine d’authenticité et de respect des cultures n’a-t-il pas aussi ses mérites ? Quand sortirons-nous du folklore et des images factices au profit d’une connaissance et d’une compréhension plus objective de nos différences culturelles?

Cette connaissance des réalités chinoises s’est peut-être manifestée de manière privilégiée dans des travaux d’histoire et de géographie. M. Zhang Guogang, du département d’histoire de l’université Nankai de Tianjin, analyse comment le changement dynastique des Ming aux Qing a été porté à la connaissance des Européens et les effets produits par cette nouvelle politique.

Tandis que le jésuite Michel Boym tentait d’obtenir de Rome un soutien pour la famille impériale des Ming réfugiée dans le sud de la Chine, un autre jésuite, Martino Martini, écrivait l’histoire de la chute des Ming et de l’avénement de la nouvelle dynastie Mandchou. Sur le navire qui le conduisait de Chine à Amsterdam en 1653, il achevait la rédaction de son ouvrage « La Guerre tartare ». La bénédiction papale obtenue en 1655 par Michel Boym au profit du jeune empereur Ming baptisé Constantin devenait ainsi sans objet. Martino Martini visait à écrire une histoire objective, s’écartant résolument des récits de voyage plus ou moins ornés de commentaires imaginatifs. Ce qui ne l’empêchait nullement de décrire les particularités géographiques et ethniques de la Chine. Le livre de Martino Martini fut publié en 1654, d’abord à Anvers, puis à Cologne, à Londres et à Rome. 21 éditions en diverses langues furent publiées de 1654 à 1706.

Naissance et développement de la sinologie occidentale

L’oeuvre de Martino Martini peut être considérée comme un apport au développement de la sinologie occidentale, champ d’étude cher aux organisateurs du symposium de Hangzhou. Deux interventions sont consacrées plus particulièrement à cette question. M. Wu Mengxue, de l’Académie des Sciences de la province du Jiangxi titre son exposé « Le Rôle des Jésuites dans les origines de la sinologie occidentale ». M. Xu Guanghua, du département des études chinoises internationales de l’Université normale de la Chine de l’Est à Shanghai, aborde un sujet voisin: « Les études chinoises des missionnaires du XVIe au XVIIIe siècle et l’origine de la sinologie ».

Pour M. Wu Mengxue, les origines de la sinologie européenne couvrent plus de trois siècles, du XVIe à la mi-XIXe siècle. Il y distingue trois étapes. D’abord le XVIe siècle où le rôle principal est joué par les marchands, diplomates, intellectuels et missionnaires non jésuites du Portugal et d’Espagne. La deuxième étape qu’il développe plus spécialement est celle des Jésuites, de la fin du XVIe siècle à la mi-XVIIIe siècle. Il la divise en deux, avant et après l’année 1687 marquée par l’arrivée des jésuites français. Lors de la 3ème étape, la sinologie européenne se dégage de l’Eglise et entre dans le monde académique européen. Portant un jugement général, M. Wu note que les jésuites ont sans doute joué un rôle colonialiste dans le reste du monde mais que leur apport à la sinologie ne peut être considéré comme un produit du colonialisme. Cet apport, dit-il, exprimait peut-être l’admiration des Européens pour la Chine à cette époque là.

M. Xu Guanghua remonte plus haut dans les origines de la sinologie occidentale en mentionnant les études des Franciscains envoyés en Chine à l’époque mongole. Mais, dit-il, leurs observations fragmentaires ne pouvaient avoir valeur scientifique. Portant l’attention sur l’étude de la langue, M. Xu met en relief la politique de Alexandre Valignani, l’apport de Matteo Ricci et Nicolas Trigault à la phonologie, et le labeur de nombreux missionnaires dans la compilation de dictionnaires : Martin Rada, Michel Ruggieri, Matteo Ricci, Philippe Couplet, Prosper Intorcetta, Joachim Bouvet, etc. Suivant les statistiques, plus de soixante dictionnaires chinois ou chinois-langue étrangères parurent de 1575 à 1800. Une cinquantaine d’entre eux ont été conservés. Les études de grammaire étaient moins nombreuses mais un ouvrage a joué un rôle décisif : le « Notitia Linguae Sinicae » de Joseph-Marie Prémare. Ces efforts des missionnaires éveillèrent en Europe un intérêt pour l’étude du chinois et une meilleure compréhension de la civilisation chinoise. La réflexion des philosophes du XVIIIe siècle sur les Chinois diffère déjà beaucoup des jugements portés par les marchands et voyageurs du XVIe siècle. Enseignement du chinois et manuels firent leur apparition au XVIIIe siècle. Des leçons de chinois commencèrent à être données au Collège de France en 1742. L’Ecole spéciale des langues orientales vivantes était fondée en 1789. Le travail des missionnaires eut pourtant ses faiblesses. Leurs études linguistiques étaient souvent déficientes. Surtout, dit M. Xu, ils commirent l’erreur de vouloir tirer la culture chinoise au christianisme.

Les conditions historiques de l’échange

Au temps de la Renaissance, l’Europe était animée d’un dynamisme conquérant qui s’est manifesté par une grande créativité dans le domaine des sciences et des arts aussi bien que dans l’audace d’entreprises aventureuses à la découverte du monde en vue d’en exploiter les richesses. Les nouvelles techniques de navigation favorisaient les équipées d’un Vasco de Gama ou d’un Christophe Colomb. Le lancement de telles entreprises pouvait s’appuyer sur l’appétit de puissance des souverains soucieux de regarnir leur trésor public ou sur les ambitions commerciales des grandes cités et villes franches déjà enrichies sur le marché européen. La mise en oeuvre des expéditions reposait sur la rapacité de marchands intrépides et l’intérêt scientifique d’une immense soif de découverte. Les missionnaires qui prenaient place sur les navires étaient eux aussi animés d’un esprit de conquête, mais d’une conquête spirituelle. Soucieux d’annoncer l’Evangile du Christ, il se heurtaient souvent au comportement peu scrupuleux, voire scandaleux des marchands et des marins. Mais comme ils étaient du même bateau, les populations locales pouvaient s’y tromper et les juger complices.

Les intérêts économiques ont souvent été à l’origine de la rencontre entre l’Occident et la Chine, mais ce ne sont pas forcément ces intérêts qui ont provoqué l’échange entre cultures. Ils en ont plutôt été l’occasion. La distinction est importante.

Visées politiques et commerciales des Occidentaux

Les ambitions territoriales et commerciales des Occidentaux ne manquent pas d’être évoquée à Hangzhou. M. Gong Yingyan du département d’histoire de l’université du Zhejiang retrace les destinées chinoises d’un dicton occidental d’origine méditerranéenne: « acquérir le territoire grâce à une peau de vache ». La source de cette expression remonte à la fondation de Carthage. Les occupants du sol auraient autorisé une Phénicienne à acquérir autant de terre que pourrait couvrir une peau de vache. La femme découpa la peau en fines lamelles dont elle entoura le site de la future Carthage. Un auteur chinois du XVIe siècle applique le dicton aux Espagnols en remarquant qu’ils ont acquis Lüsong (Les Philippines, du nom de leur roi Philippe II) par la méthode de la peau de vache. Plus tard sous les Qing, le même dicton sert à qualifier l’occupation de Taiwan par les Hollandais.

Les Occidentaux sont animés par un esprit de conquête dont les motivations sont d’abord d’ordre économique. Portugais aussi bien qu’Espagnols s’aventuraient sur les mers à la recherche de l’or ou d’un enrichissement dans le commerce des épices. Les Hollandais prirent la relève ainsi que les Anglais, les Français et toutes les puissance coloniales au XIXe siècle. Au XVIIIe siècle où un équilibre harmonieux existait encore entre les deux civilisations chinoise et occidentale, l’intérêt commercial s’exprimait de façon moins brutale qu’au siècle suivant. Mme Meng Hua, experte en français et directrice de l’institut de littérature comparée de l’université de Pékin, en dévoile un cas inattendu: Voltaire et son projet de commerce d’horloges avec la Chine. Ayant acquis son domaine refuge de Ferney en Suisse près de la frontière française, Voltaire menait sa croisade contre l’obscurantisme religieux et accueillait nombre de personnes poursuivies pour leurs vues non conformes. Il fallait les nourrir. Parmi ces gens, il y avait des maîtres horlogers. Voltaire ouvrit une fabrique d’horloges. Ces produits eurent bientôt une clientèle européenne parmi les princes et les personnages éclairés partisans des « lumières ». Mais ce succès commercial ne satisfit pas Voltaire. Saisi par les tentations mondaines, commente Mme Meng Hua, il ambitionnait de conquérir un marché plus vaste, en particulier la Chine dont il admirait la prospérité. Un certain nombre de lettres, adressées surtout à Catherine II de Russie font état de son projet de vendre des horloges en Chine. Il s’y voit partenaire commercial de l’Empereur Qian Long. Il ambitionne l’ouverture dune voie commerciale à partir de Saint Petersbourg. Bien que ce projet n’ait pas eu d’aboutissement pratique, Mme Meng Hua y voit un aspect intéressant de la pensée de Voltaire et des relations qui pouvaient se développer à son époque entre la Russie, la France et la Chine.

Les acteurs de l’échange culturel

D’après la plupart des interventions au symposium de Hangzhou, il ressort très nettement que les principaux acteurs de l’échange culturel aux XVIIe et XVIIIe siècles ont été les jésuites. Certains conférenciers ont pourtant tenu à attirer l’attention sur l’apport de missionnaires non jésuites. D’autres ont mis en relief le rôle des lettrés chinois.

1) Les jésuites

Parmi les jésuites, Matteo Ricci est généralement considéré comme jouant un rôle exemplaire d’initiateur des échanges en divers domaines culturels autant par son aptitude à assimiler la langue, la littérature et les arts chinois que par son souci de transmettre aux Chinois le savoir occidental. Plus important encore que le contenu de ces échanges, Matteo Ricci avait l’art des relations humaines et a su créer des amitiés dans le respect mutuel.

Soucieux de mettre au point l’édition des oeuvres complètes de Matteo Ricci, M. Zhang Xiping fait part de ses recherches sur le « Manuel du Catholicisme » (Tianzhujiao yao) écrit par Matteo Ricci en 1605. C’est l’un des premiers textes écrits par les jésuites en chinois. Aucune publication jusqu’ici ne mentionnait son auteur et la date de sa publication. Le texte original était caché au fond de la bibliothèque vaticane et des Archives des jésuites. Des recherches récentes permettent de préciser qu’une première version de ce texte a été établie par Ruggieri et qu’une deuxième version a été mise au point par Matteo Ricci lui-même. Ce dernier texte est celui qui est conservé à la bibliothèque vaticane et qui sera retenu dans la publication des oeuvres complètes.

Le personnage et le comportement de Matteo Ricci en Chine suscite des recherches très pointues. M. Ji Xiangjiang, de l’université du Zhejiang, l’un des organisateurs les plus actifs du symposium, fascine son auditoire au sujet de l’habit confucéen de Matteo Ricci. Où et quand exactement s’est-il mis à porter cet habit? Une dizaine d’historiens et sinologues ont examiné cette question sans conclusion précise, bien que la majorité parlent de 1595 dans la province du Jiangxi. Seul Matteo Ricci parle de novembre 1594 dans ses mémoires. Mais la traduction latine de ces Mémoires par Nicolas Trigault omet le paragraphe où il est question de cette date. Sur la base de nombreuses données, M. Ji Xiangxiang croit pouvoir affirmer que le changement de vêtement s’est produit le 17-18 mai 1595 à Zhangshu au Jiangxi. Il précise en outre que les chercheurs ont tord d’affirmer que Ricci ne pouvait changer d’habit qu’avec l’accord de l’Eglise. Seules les autorités chinoises pouvaient l’autoriser à porter cet habit strictement réservé aux lettrés confucéens.

On pourrait glaner dans les divers exposés du Symposium nombre d’informations sur les jésuites, leur histoire et leurs divers apports. Peu d’analyses sont faites pourtant de leur formation et de leurs motivations profondes. Seul intéresse leur apport à la Chine. Quatre des six conférenciers étrangers ont fourni un éclairage complémentaire sur les jésuites et leurs préoccupations.

Gianni Criveller, prêtre des Missions étrangères de Milan basé à Hongkong, fait une revue détaillée de la formation scientifique reçue en Europe par le jésuite Giulio Aleni (1582-1649). Son séjour en Chine a été particulièrement marquant dans la Province du Fujian où il est resté les 25 dernières années de sa vie. Il a pu y établir un dialogue fructueux en milieu populaire grâce à sa maîtrise de la langue. Ses douze premières années en Chine avaient été consacrées à des travaux scientifiques. Au Fujian, il fait un choix plus pastoral, misant sur les préoccupations confucéennes de vertu et de perfectionnement moral. Il écrit alors une biographie de Michel Yang Tingyun, un lettré de Hangzhou converti au Christianisme. Proposer un modèle chrétien chinois répondait parfaitement aux requêtes morales chinoises. De même ses recommandations pour la pratique de l’examen de conscience, la méditation, pratiques familières aux Chinois, mais qu’il s’efforce d’orienter vers la personne de Jésus-Christ dont il publie une Vie. Cette personne du Christ lui vaut d’ailleurs bien des objections de la part des lettrés. L’incarnation du Fils de Dieu n’est-elle pas une humiliation scandaleuse? Et pourquoi toute cette histoire de salut se serait-elle déroulée en dehors de la Chine? Les meilleures réponses d’Aléni sont dans les exemples de sacrifice pour le salut du peuple qu’il peut trouver dans l’histoire chinoise. Etant pénétré de culture chinoise, Aleni pose ainsi les premières pierres d’un christianisme chinois.

Le père John W.Witek S.J., professeur d’histoire à l’université St George de Washington et seul jésuite présent à Hangzhou, s’efforce également d’ouvrir des perspectives susceptibles de corriger l’attention un peu trop envahissante portée à Matteo Ricci. Il présente les projets sinologiques divers auxquels était attaché Michel Ruggieri (1843-1607), compagnon de Matteo Ricci lors des premières années de leur séjour en Chine. Très assidu à l’étude de la langue chinoise et soucieux de mieux découvrir la culture populaire avec ses traditions bouddhiste et taoïste, Ruggieri aurait peut-être choisi des orientations différentes de Matteo Ricci s’il avait pu rester en Chine plus longtemps.

Le père Müller, de la Société du Verbe divin, attaché au centre d’études sinologiques de « Monumenta Serica » à Skt Augustin près de Bonn, aborde pour sa part un sujet d’intérêt plus directement théologique en commentant les travaux du jésuite J.F.Fouquet sur le nom de Dieu. Peut-on utiliser le mot Dao, la Voie, pour parler de Dieu? Traduire le début de l’Evangile de Saint Jean par l’expression « Au commencement était le Dao » offrirait aux Chinois une aproche particulièrement significative du mystère de Dieu. Au XXème siècle, M. Jean Wu Jingxiong n’hésitera pas à adopter cette traduction à la grande joie d’autres personnalités catholiques chinoises, en particulier dom Lou Tseng-tsiang, moine à St André de Bruges.

Ces compléments sur les préoccupations religieuses des jésuites n’étaient pas inutiles auprès de professeurs et chercheurs peu familiers du christianisme en dépit du sérieux de leurs études historiques et sociologiques. Mlle Kang Zhijie, de l’Institut d’études politiques et administrative de l’université de Wuhan ramène l’auditoire à une vision moins éthérée des jésuites en traitant ce sujet: « Pourquoi les jésuites résistèrent-ils aux empiètements hollandais en Chine sous les dynasties Ming et Qing? « . Mlle Kang veut démontrer que les jésuites implantés en Chine ont été infidèles à leur règle religieuse en se mêlant de politique et en intervenant dans les rivalités coloniales. En collusion avec les jésuites de Macao, dit-elle, les jésuites de Pékin aidèrent les autorités Ming à se doter de canons avec pour but indirect de contrer les ambitions hollandaises. Ils continuèrent ensuite à contrecarrer les activités diplomatiques hollandaises et à fournir des informations confidentielles à leurs partenaires de Macao. Les jésuites ont ainsi recherché leur propre intérêt et se sont immiscé dans la lutte coloniale entre le Portugal et la Hollande. Ils venaient tous de pays catholiques associés à la Cour romaine. En luttant contre les ambitions de la Hollande calviniste, ils ont laissé tomber les règles chrétiennes et leur masque religieux. Le ton agressif de cet exposé, ses expressions polémiques stéréotypées et le manque général d’objectivité dans l’analyse des circonstances, rappelle le goût amer des mauvais jours de la Révolution culturelle et jette une ombre inquiétante sur la nature de la formation politique aujourd’hui.

2. Les « non-jésuites »

La place considérable réservée aux jésuites dans l’étude des échanges inter-culturels s’explique par bien des raisons: leur approche scientifique et humaniste, le rayonnement personnel de Matteo Ricci, le service des jésuites à la Cour impériale, leur rôle dans la transmission de la sagesse et des arts chinois en Europe, leur apport au développement d’un christianisme chinois, d’abord parmi les lettrés, mais aussi en milieu populaire. A la fin des Ming, les jésuites enfin étaient pratiquement les seuls à s’être implantés en Chine, soit une cinquantaine d’années avant l’arrivée des autres congrégations missionnaires. Les historiens s’attachant à remonter aux sources des développements ultérieurs, on comprend qu’ils portent d’abord leur attention sur le travail des jésuites.

A Hangzhou pourtant, il faut bien constater que la participation jésuite était de 1 sur 6 étrangers présents. Deux d’entre eux ont attiré l’attention sur l’activité en Chine des non-jésuites. Une Chinoise de l’Académie des Sciences de Pékin s’est également fixé pour but spécifique de mettre en relief le rôle joué par un « non-jésuite ».

Mme Wang Ming, du département d’histoire de l’Académie des Sciences, choisit pour sujet d’étude le missionnaire italien Matteo Ripa. Elle le présente comme l’un des trois non-jésuites recommandés à la cour de Kang Xi au début du XVIIIe siècle par le légat du pape Mgr Charles Maillard de Tournon. Ripa resta treize ans à la Cour impériale où il offrit ses services d’artiste peintre. Rentré en Italie au début du règne de Yongzheng, il fonda à Naples le Collège de la Ste Famille pour la formation de prêtres chinois. Il a écrit en italien le journal de son séjour à la cour de l’Empereur de Chine. Ripa est mort en 1746. Son Journal a été publié en italien en 1832. Des extraits de ces Mémoires ont été traduits et publiés récemment en anglais et en français. En 1991, le professeur Michel Fatica de l’université de Naples a commencé à publier ses travaux sur le manuscrit de Matteo Ripa. Le rôle de Matteo Ripa auprès de l’Empereur semble avoir dépassé le simple service d’un artiste. Il fournissait un lien entre le pape et la Chine, souvent en contradiction avec les positions des jésuites. Mettre en lumière l’intérêt positif de cette fonction serait une réponse utile à ceux qui, comme Mlle Kang de Wuhan, prétendent que les jésuites étaient de simples émissaires de la Cour de Rome, elle-même en collusion avec les royaumes catholiques.

Le Père Arnulf Camps, franciscain hollandais professeur de missiologie, ouvre des aperçus sur un aspect plus méconnu des échanges, celui d’une amorce de dialogue interreligieux de la part d’un missionnaire catholique avec les musulmans et confucéens de Chine. Cette initiative est celle du père Carolo Orazi da Casterano, un franciscain italien qui séjourna en Chine de 1700 à 1733, d’abord dans le sud, puis au Shandong à proximité du Hebei et enfin à Pékin à partir de 1714 sur invitation de l’évêque Bernardino della Chiesa qui en fit son vicaire général. L’évêque étant mort en décembre 1721, Casterano fut nommé administrateur du diocèse de Pékin. En fait de dialogue, ce que Castorano a écrit sur l’islam est plutôt un livre d’apologétique où il critique les erreurs des musulmans et prouve contre eux la divinité de Jésus-Christ. D’un autre côté, il commente l’expansion de l’islam en Chine et fait état de ses conversations fréquentes avec les musulmans de Linqing au Shandong. Un mufti de la ville de Tongjing ayant exprimé le désir de converser avec lui, il s’en réjouit grandement, espérant bien sûr faire valoir ses arguments chrétiens.Ces contacts ne l’en mènent pas moins à approfondir sa connaissance de l’islam en consultant les oeuvres de Thyrso Gonzalez et de Thomas a Jesu , tout en faisant une lecture plus attentive de l’Evangile. Après son retour en Italie, Casterano a écrit un ouvrage sur Confucius, « Philosophe et le plus sage Maître pour les Chinois ». Contrairement à ce qu’il a écrit sur Mahomet, Casterano traite Confucius de façon fort élogieuse, reconnaissant chez lui justice, droiture et bien des valeurs morales. Mais étant impliqué dans la lutte contre les rites confucéens, il désapprouve sa participation à l’offrande de sacrifices, à la divination et aussi le fait qu’il soit considéré comme le plus grand saint. Ses travaux contribueront en fait à la condamnation des rites confucéens comme « idolâtres » par le Pape Benoît XIV dans son décret « Ex quo singulari » en 1742. Le Professeur Camps cherche à excuser cet aboutissement des études de Casterano en notant qu’il était un enfant de son époque et que le 2ème Concile du Vatican a reconnu depuis la valeur des religions non chrétiennes. En d’autres termes, si Casterano avait vécu aujourd’hui, il aurait été un pionnier du dialogue interreligieux.

Jean Charbonnier, des Missions Etrangères de Paris, se tient pour sa part à l’écart de la question épineuse des rites et tente d’ouvrir un autre champ de recherche, celui des échanges culturels et religieux en milieu populaire, fin XVIIe-début XIXe siècle. Il traite le sujet « Catholicisme et société locale dans la province du Sichuan d’après les lettres de Mgr Dufresse entre 1789 et 1805 ». Ceci l’amène à expliquer oralement l’arrière-plan missionnaire de la Société des Missions Etrangères de Paris, le mandat des Vicaires apostoliques, les buts de la Congrégation de la Propagande, le souci de développer une Eglise locale avec des évêques et des prêtres chinois. Il fournit une liste complète des 1205 missionnaires MEP qui ont travaillé en chine jusqu’en 1950, soit le quart des effectifs de la Société ce qui provoque la remarque : « Ils ont été plus nombreux que les jésuites ». Les lettres de Mgr Dufresse et les directives du Synode du Sichuan réuni près de Chengdu en septembre 1803, permettent de fournir quelques aperçus sur l’interaction concrète des exigences chrétiennes avec les coutumes populaires chinoises, concernant surtout les prêts usuriers, les mariages précoces, les pratiques superstitieuses, l’éducation des filles, etc. L’échange culturel à ce niveau est bien loin du domaine des sciences et des arts dont il a été généralement question au symposium. On ne voit pourtant pas pourquoi les historiens, sociologues et ethnologues de République Populaire, négligeraient les manifestations de la vie culturelle au sein du peuple.

3. Les Lettrés chinois

Personne il est vrai n’a abordè la question de l’assimilation, voire de la transformation des enseignements chrétiens dans le milieu paysan chinois par l’action des Chinois eux-mêmes. Des indications par contre ont été données sur l’apport des lettrés convertis au christianisme.

Mme Guo Xiwei, de l’Institut pour l’étude des Religions mondiales de l’Académie des Sciences Sociales de Pékin, fait une approche générale de cette question en traitant le sujet: « Catholicisme et Reconstruction morale sous les dynasties Ming et Qing ». Elle fait une analyse fine de la crise morale qui affectait la société chinoise à la fin des Ming et de l’insuffisance des orientation néo-confucénnes de l’époque. L’adoption du confucianisme depuis l’Empereur Han Wudi comme seule idéologie gouvernementale en faisait un instrument politique et éthique au service des Empereurs féodaux. En refusant de traiter de problèmes métaphysiques touchant la vie et la mort, Confucius lui-même avait ouvert une voie pouvant conduire à éliminer le respect du Ciel comme fondement de la morale. La doctrine bouddhiste de la rétribution semblait fournir une base d’obligation morale, mais ses tendances négatives et anti-sociales ne pouvaient améliorer la condition morale du peuple. Le néo-confucianisme avait transformé les idées anciennes du Ciel et de l’Etre suprême en catégories philosophiques abstraites de « Premier Principe » (taiji), « Raison première » (li), « Souffle » (qi), « Voie » (dao), « Esprit » (xin). C’était élever la conscience critique du confucianisme, mais c’était en même temps le dépouiller de son sens du sacré. Une école issue de Wang Yangming et représentée en particulier par Li Zhi développait alors une théorie naturaliste de la nature humaine considérant le « désir du peuple » comme critère du Bien suprême. « L’esprit des enfants » était exalté. L’intention n’était pas de détruire les normes morales, mais de critiquer l’usage hypocrite des valeurs.

C’est alors que les Jésuites représentés par Matteo Ricci prennent conscience du fait que la religion chinoise ancienne véhiculée par les Classiques comportait un sentiment de crainte de Dieu. Ils recueillent alors dans les six classiques les éléments qui correspondaient aux idées chrétiennes du ciel, de Dieu, de l’immortalité de l’âme et s’en servent pour expliquer le catholicisme, accompagnant leur argument d’une critique sévère du bouddhisme, du taoïsme et du néo-confucianisme. Quelques lettrés chinois représentés par Xu Guangqi font un accueil très positif à ces enseignements, y voyant le moyen de fonder sur une base plus solide les normes morales confucéennes. Ils visent à remplacer le nihilisme bouddhiste et taoïste par une reconnaissance de l’existence substantielle de l’origine de tous les êtres, cette adhésion religieuse offrant une base solide à la moralité. Mme Guo termine en ouvrant une perspective peu commune. A la lumière du développement de l’histoire, ce nouveau système de valeurs, dit-elle, convient peut-être aux besoins de la société moderne. Il peut permettre d’intégrer critique sociale, loi politique et normes éthiques et éviter de se fourvoyer dans la tâche de reconstruction morale. Ces réflexions rejoignent une perspective ouverte par M. He Guanghu de l’Académie des Sciences Sociales de Pékin au Colloque de Stavanger en juin 1998: les Chrétiens sont appelés à jouer un rôle pour éviter le chaos et maintenir la cohésion sociale.

Les lieux privilégiés de l’échange

Pour mieux apprécier l’itinéraire mental des grands lettrés qui accueillirent et assimilèrent l’enseignement des jésuites, il faut les situer dans leur milieu d’origine: Paul Xu Guangqi à Shanghai, Léon Li Zhica