Eglises d'Asie

LE RENOUVEAU DU PEUPLE CHAM

Publié le 18/03/2010




Dans la journée, Saless Anou vit la vie d’une femme khmère moderne, elle s’habille à la mode des femmes du monde des affaires pour travailler dans la compagnie internationale de comptabilité Pricewaterhouse Coopers à Phnom Penh. Le soir, elle se couvre la tête d’un voile pour retourner à Chrang Chamres, au nord de la capitale, qui abrite environ 1 200 familles chams. Agée de 27 ans, Saless Anou fait partie d’une minorité ethnique du Cambodge, qui croît en nombre, devient de mieux en mieux intégrée dans la vie quotidienne et jouit, pour la première fois, de positions sociales en vue. Dans ce processus de renouveau, les Chams luttent pour préserver leur culture et définir leur avenir.

Les Chams sont au nombre de 413 780 au Cambodge, si l’on en croit les chiffres du ministère des Cultes et des Religions. Leur population a donc doublé depuis la fin du régime khmer rouge. On estime qu’environ 70 000 d’entre eux sont morts au cours de la brutale période qui va de 1975 à 1979. Les Chams étaient alors persécutés à cause de leurs convictions religieuses. Aujourd’hui, la plupart des Chams vivent à Phnom Penh ou dans les provinces de Kompong Cham, Kompong Chnang et Kampot.

Dans le nouveau gouvernement de coalition, ils ont acquis des positions de visibilité et un pouvoir qu’ils n’avaient jamais connus auparavant. L’un d’entre eux est vice-premier ministre, 12 sont députés et un est secrétaire d’Etat. Malgré cela, ils restent sous-représentés dans la société en général et, quelquefois, ils se sentent discriminés. « Si vous considérez les pourcentages au niveau le plus élevé du gouvernement, nous n’avons pas à nous plaindre, dit Ahmad Yahya, secrétaire d’Etat aux Travaux publics et aux Transports, mais si vous considérez les niveaux endessous, provinciaux ou municipaux, nous sommes très faiblesLe vice-premier ministre et ministre de l’Education, Tol Lah, affirme de son côté : « Quelquefois dans le passé je me suis senti mal traité et discriminé, quand mes collègues m’évaluaient non pas en fonction de mon travail mais en fonction du fait que je suis chamIl ajoute immédiatement que sa position actuelle dans le gouvernement prouve qu’il y a des opportunités.  » Vous posez la question au vicepremier ministreremarque-t-il. Selon les Chams, les principaux obstacles au progrès sont la pauvreté, l’absence d’ducation et l’absence d’ambition. Malgré tout, beaucoup sont optimistes : « Nous avons notre propre plan, notre stratégie pour nous intégrer à la société et atteindre l’égalité avec les Cambodgiensdit Ahmad Yahya.

L’histoire des Chams au Cambodge est complexe. Historiquement il n’y eut pas un seul royaume, mais plusieurs vagues d’immigrants à partir du troisième siècle de notre ère. Selon Ben Kiernan, un spécialiste, les Chams étaient hindous à l’origine et non musulmans. C’est peu à peu, après le onzième siècle, que des commerçants arabes, malais et perses commencèrent à convertir, plus particulièrement les élites chams, à l’islam. Selon Zachariah Adam, sous-secrétaire d’Etat cham au ministère des Cultes et des Religions, les différents modes d’immigration ont résulté en quatre écoles religieuses différentes : les Shafi, influencés par les Malais, qui forment 70% de la population cham; les Vahabi influencés par les fondamentalistes saoudiens et koweiti qui sont 20%; le traditionnel Kom Imam-San qui compte pour 7%; et le Kadiani indonésien qui rassemble 3% des Chams. Les différences sont accentuées par les provenances diverses de l’aide musulmane qui vient de Koweit, d’Arabie Saoudite, de Malaisie et d’Indonésie.

Personne ne peut exactement quantifier les montants de capitaux étrangers investis dans le développement de la communauté cham, mais les experts estiment que l’afflux d’argent a commencé après les élections cambodgiennes de 1993. Cet argent a été utilisé pour reconstruire les mosquées et les écoles musulmanes endommagées pendant le régime khmer rouge ou pour en construire de nouvelles. Par exemple, la plus grande mosquée du Cambodge, la mosquée Dubay à Boeng Kak, a été construite par les Saoudiens au cours de ces dernières années. La plus grande école islamique, le centre islamique de Phnom Penh, a été construite en 1996 par le Koweit. Et, de l’autre côté du fleuve Tonlé Sap, dans la péninsule de Chroy Changvar, les musulmans saoudiens et malaisiens contribuent à la restauration des mosquées.

Cette fierté et cette attention portée aux infrastructures chams ont encouragé la population à croire davantage aux bénéfices à tirer d’une éducation religieuse, estime Ly Matnou, de la mosquée Mukdah dans la commune de Chroy Changva, district de Russei Keo : « Auparavant, les gens n’étaient pas instruits. Mais maintenant, des gens de l’extérieur ont commencé à enseignerLe renouveau de l’éducation religieuse est évident dans la commune de Chrang Chamreh, dans le district de Russei Keo. Récemment, un dimanche après-midi, plusieurs dizaines de jeunes enfants chams étudiaient le Coran à l’ombre d’un préau d’école. Mat Samuel, qui enseigne le Coran et l’arabe, affirme avoir aujourd’hui 65 étudiants, alors qu’il n’en avait que 35, il y a trois ans, quand il a commencé son enseignement à Chrang Chamreh. Son collègue, Ly Maria, âgée de 37 ans, remarque qu’elle a maintenant 100 élèves alors qu’elle n’en avait que 30 il y a huit ans. « Il y a du progrès, beaucoup de gens veulent apprendreaffirme-t-elle. Amina, une élève âgée de 13 ans, déclare qu’elle veut continuer ses études jusqu’à ce qu’elle « sache tout » de sa religion.

L’apport financier de l’extérieur a certainement aidé au renouveau de la croyance religieuse, mais il a aussi accentué les divisions entre les différentes écoles, disent les experts. Dans un rapport de 1996 sur les groupes ethniques du Cambodge, William Collins, directeur du Centre pour les hautes études, note : « La religion islamique est un élément qui, en même temps, unifie et divise les Chams du Cambodge… » Un responsable de la mosquée Kom Imam-San, à Odong dans la province de Kompong Speu, se plaignait récemment que quelques groupes religieux font preuve d’opportunisme mais ne sont pas vraiment de caractère cham : « S’ils soutiennent les Arabes, ils reçoivent de l’argent arabe. S’ils soutiennent les Malaisiens, ils reçoivent de l’argent malaisienaffirme Ya Yun, âgé de 64 ans.

Cet afflux d’argent est aussi de plus en plus remarqué par les bouddhistes, largement majoritaires au Cambodge. Dans la même rue que la mosquée de Ly Matnou, à Chroy Changvar, un bouddhiste de 32 ans, Man Chamran, exprime à la fois son admiration et son envie : « L’islam monte en puissance alors que le bouddhisme est en déclin. Avant, les Chams vivaient sur des bateaux, aujourd’hui ils vivent dans le village et ils ont des mosquées et des hautparleursDe son côté, Ly Matnou exprime une certaine compassion pour les moines qui doivent s’accommoder de bouddhistes qui sont en train de perdre la foi et de gens qui ne s’intéressent plus au bouddhisme du tout : « Mes amis bouddhistes sont jaloux aussi. C’est dur pour les moines quand ils viennent chercher de la nourriture parce que les Chams ne leur donnent rien

Lao Mong Hay, directeur de l’Institut khmer pour la démocratie, dit se souvenir essentiellement de relations harmonieuses entre les villageois cambodgiens et les pêcheurs ou éleveurs chams, alors qu’il grandissait au bord de la rivière dans la province de Kandal. Mais maintenant, dit-il, il s’inquiète de voir des Chams se tourner vers un islam fondamentaliste : « Il y a des Cambodgiens qui s’inquiètent parce qu’ils entendent dire que les Chams reçoivent de l’aide de la part de pays comme l’Arabie Saoudite et la Malaisie

Même si les enfants chams sont de plus en plus nombreux à apprendre les textes traditionnels, en général l’absence d’éducation reste un point noir de la communauté et un obstacle à son développement, selon Tol Lah, qui est aussi ministre de l’Education. Les raisons en sont la tradition, la religion et la pauvreté, dit-il. Il explique que les Chams vivent pour la plupart dans des régions rurales où il est plus difficile d’aller à l’école. Par ailleurs, toujours selon Tol Lah, beaucoup de parents, qui n’ont eux-mêmes reçu aucune éducation, estiment que s’ils envoient leurs enfants à l’école, ceux-ci ne resteront pas de bons musulmans. Ceci est particulièrement le cas pour les filles chams. De son côté, Kamaruddin Yusef, Grand Mufti du Cambodge et président du grand conseil pour les relations islamiques, se plaint de l’absence d’infrastructures pour une éducation de haut niveau : « Je regrette que les Chams ne puissent pas obtenir au Cambodge une éducation de haut niveau, et il n’y a pas beaucoup d’intellectuels islamiques chamsEn effet, les Chams qui aspirent à poursuivre leur éducation religieuse islamique doivent aller en Malaisie, en Indonésie, en Arabie Saoudite ou dans d’autres pays musulmans, ajoute Kamaruddin Yussef.

Mais le nombre de plus en plus grand de Chams qui jouissent de positions élevées au gouvernement ou travaillent dans des compagnies multinationales est la preuve du succès de la communauté et de l’avenir brillant qu’elle peut espérer dans la société cambodgienne, disent les intellectuels chams. Beaucoup de Chams découvrent qu’ils peuvent s’intégrer dans la société tout en maintenant leurs racines culturelles. « Quand je grandissais, je détestais qu’on m’appelle une Cham parce que les Cambodgiens n’aimaient pas les Chamsexplique Saless Anou. Sept ans d’étude du Coran l’ont aidée à comprendre et à accepter ses racines. Aujourd’hui, Saless Anou est fière de son identité: « Je crois profondément à l’islam et je dis : je suis une Cham