Eglises d'Asie

DIEUX ET DEMONS EN CHINE

Publié le 18/03/2010




Fujian : la résurgence des anciennes pratiques religieuses

Après avoir roté bruyamment et été en proie à des contractions spasmodiques pendant plusieurs minutes, Lin Yujin commence à se calmer : le médium entre en transe. L’arrivée du dieu du ciel, Zhao, est imminente. Dans quelques instants, ce dieu généreux va prendre possession du corps de Mme Lin et à travers elle, va prédire le futur.

Soudain, le dieu Zhao se trouve dans la minuscule hutte où Mme Lin pratique son art. Le dieu demande du thé et du tabac, et ses paroles sortent des lèvres de la femme, imprécises et à peine intelligibles. Quand on demande au dieu de passer du dialecte local au chinois mandarin, il obéit poliment. « Bienvenue au Fujian, dit-il à travers un nuage de fumée. Que voulez-vous savoir 

L’audience du dieu Zhao dure une vingtaine de minutes. Il indique la richesse et la chance à venir, donne des conseils pour éviter la malchance, et prédit le sexe des enfants à naître. A présent, Mme Lin, mère de famille de 53 ans mariée à un officier de l’armée à la retraite, est épuisée. Elle dit qu’elle ne se rappelle plus rien de ce qui lui est arrivé, et elle accepte faiblement 64 renmimbi (8 US$) pour salaire.

Dans le temple de Zao Tian Jun, au centre de Fuzhou, juste au bout de la ruelle où Mme Lin exerce son art, sans licence et largement sans règles, des milliers de fidèles du dieu Zhao demandent son assistance avec véhémence en ce jour favorable du mois lunaire. L’air est envahi par l’épaisse fumée qui se dégage de gros bâtons d’encens et de piles de monnaie de papier qui brûlent. Les fidèles s’inclinent plusieurs fois devant l’image du dieu Zhao et devant les images d’une douzaine d’autres dieux. Tout le long de l’étroite ruelle, d’autres médiums transmettent les

messages du dieu Zhao et de ses célestes associés à des fidèles anxieux.

A Fuzhou, la croyance aux dieux de la Chine traditionnelle est profondément ancrée dans la société. De nombreux temples sont libéralement répartis dans toute la ville. Certains occupent une place centrale et sont aussi grands que des cathédrales. D’autres se cachent tranquillement dans d’obscures ruelles. En dehors des terrains des temples, des petits sanctuaires, parsèment le paysage et trônent bien en évidence dans les maisons et les restaurants.

La dynamique vie religieuse de Fuzhou est typique de la renaissance des religions traditionnelles chinoises, qui a eu lieu ces dernières années. A la manière locale typique, des croyants de tous âges et de toutes classes sont très éclectiques : ils fréquentent les temples bouddhistes orthodoxes et prient aussi devant un vaste panthéon de dieux taoïstes, mais pour plus de sûreté, ils consultent encore la géomancie et les diseurs de bonne aventure.

En Chine, le mélange complexe de croyances religieuses, mystiques et spirituelles, défie toute classification facile. Elle défie aussi toute administration effective par l’Etat, et cela tracasse profondément les autorités de Pékin. Au centre des soucis du gouvernement est la possibilité que des groupes religieux avec un grand nombre de fidèles en viennent à disputer l’autorité du parti communiste. Ces soucis ont été augmentés par l’incident du 25 avril à Pékin, au cours duquel plus de 10 000 adeptes d’un mouvement spirituel basé sur des arts martiaux ont pratiqué un sit-in devant le bâtiment du comité central du parti communiste.

Dans un pays où les échos du passé ne sont jamais loin de la surface, beaucoup de Chinois savent que les mouvements religieux populaires ont miné l’autorité des gouvernements pendant des millénaires. Au XIXe siècle, les gens insatisfaits dans la population se rassemblèrent souvent pour soutenir la cause des chefs de la religion populaire. L’ancienne secte du Lotus Blanc a refait surface au début du siècle. Elle entraînait ses adeptes en matières de philosophie et de sport et les lançait aussi dans une guérilla contre les forces de la dynastie Qing, à laquelle il fallut plusieurs dizaines d’années pour vaincre cette rébellion. La rébellion des Taiping, dans les années 1850 et 60, conduite par un frère autoproclamé de Jésus, entraîna des millions de morts et affaiblit énormément le pouvoir Qing. Les arts martiaux et magiques inspirèrent les Boxers xénophobes qui laissèrent un sillon de sang à travers le nord et l’est de la Chine en 1900.

Le communisme a essayé mais échoué dans sa tentative de déraciner les pratiques religieuses populaires et les mouvements qu’elles inspiraient, en dépit de la démolition des temples et de la suppression des croyances religieuses dans les années 50 et 60. Aujourd’hui, les croyances dérivées de la cosmologie traditionnelle juive, ainsi que les croyances religieuses importées comme le bouddhisme et le christianisme, sont florissantes. Les habitants de Fuzhou disent que cette redécouverte de la foi religieuse est arrivée dans les vingt ans qui ont suivi le début de la réforme économique par Deng Xiaoping et qu’elle est devenue plus forte en cette dernière décennie, quand le parti communiste a lentement desserré ses tentacules idéologiques sur la vie personnelle des citoyens chinois.

Le gouvernement local de Fuzhou, capitale de la province prospère du Fujian, mène un combat d’arrière-garde pour mettre un semblant d’ordre dans la profusion des groupes religieux et pour définir une distinction épineuse entre les religions acceptables et les superstitions dangereuses. Il fait face à une difficile bataille.

Les fonctionnaires de la ville disent que le culte du dieu Zhao, avec son usage de l’encens et de la monnaie des esprits ainsi que la pratique des fidèles de prier devant ses autels pour obtenir une descendance mâle, tout cela est du taoïsme légitime. Mais illégitimes sont apparemment les diseurs de bonne aventure qui entourent le temple. Zhuo Bingqing, du bureau des Affaires religieuses du gouvernement local, affirme que « dire la bonne aventure est illégal » et tombe sous la loi qui bannit toute activité superstitieuse. Il ajoute que des pratiques superstitieuses généralisées poseraient un sérieux problème de stabilité et qu’elles seraient réprimées.

Mais pour le moment, la menace semble vaine. Dans toute la ville, les diseurs de bonne aventure et les maîtres du feng-shui (géomancie : littéralement « le vent et l’eau ») continuent de pratiquer leur art sans difficulté. Les autorités taoïstes confirment que des « cadres et des membres du parti » se trouvent régulièrement parmi les clients des diseurs de bonne aventure.

A l’échelon national, l’Etat exerce un certain degré de contrôle sur les cinq principales religions – définies comme étant le bouddhisme, le taoïsme, l’islam, le catholicisme et le protestantisme – à travers des associations semi-officielles. Ces groupes cherchent à inculquer dans l’esprit de leurs membres une connaissance complète de la politique religieuse de l’Etat, dont l’élément le plus important est la reconnaissance de l’autorité du parti communiste.

Bien que maintenant la ville de Fuzhou soit en train d’adopter cette méthode de contrôle, elle arrive en retard dans le jeu : l’Association taoïste locale n’a commencé à se réveiller qu’en 1996, bien que les groupes taoïstes aient été populaires depuis les années 80. Le moine Chen Xinlie, du temple taoïste des Neuf Immortels, dit que les autorités s’efforcent maintenant d’amener tous les temples taoïstes sous le contrôle attentif de l’Association. Mais Chen fait remarquer que le seul nombre d’associations taoïstes à Fuzhou – de l’ordre d’un millier, dit-il – fait qu’il s’écoulera beaucoup de temps avant que le processus soit complet.

La reconnaissance officielle comporte des avantages à la fois pour le gouvernement et pour les taoïstes. Pour le gouvernement, cela assure que les fidèles taoïstes rendent à César ce qui lui est dû en reconnaissant l’autorité de l’Etat. Le temple Peixiangong, qui a été récemment enregistré, envoie maintenant des jeunes taoïstes étudier à l’Institut provincial du socialisme. Et le temple se vante d’aider à « promouvoir une réunification rapide de la patrie » en recevant des délégations de fidèles taoïstes venant de Taiwan.

Pour les taoïstes, l’établissement de leur association a signifié des difficultés accrues dans la cité. Le moine Chen dit qu’il s’est rendu quatre fois à Pékin pour demander le retour d’anciens bâtiments du temple situés dans le parc central Yushan, tout cela pour rien. Mais après l’enregistrement de l’Association taoïste de Fuzhou, dit-il, « le Bureau des affaires religieuses a finalement accepté de traiter avec nous« . Les bâtiments du temple ont été l’an passé rendus aux taoïstes après avoir servi pendant des décennies comme bibliothèque municipale et comme salles d’expositions. Des contributions financières venant de particuliers et aussi d’autres temples sont arrivées à flots pour la restauration.

Maintenant, le temple des Neuf Immortels, avec sa superbe vue sur Fuzhou, a rouvert ses portes à la grande joie des maîtres du feng-shui, qui ont proclamé qu’il est bâti sous d’heureux auspices « sur le dos d’une tortue« . Les taoïstes sont fiers de leur dernier succès et ils continuent à devenir plus puissants. « Même si les autorités voulaient nous arrêter, elles ne le pourraient pas« , assure un de leurs responsables, en contemplant une foule de fidèles rassemblés autour de lui.

Au moment où l’Etat bataille pour amener les groupes religieux organisés à se rassembler plus étroitement autour de lui, il est difficile de voir comment il pourra réguler l’explosion parmi le peuple de pratiques religieuses chaotiques et hautes en couleur. Wu Aixin, un policier de haut rang de la province du Jianxi, écrivait récemment dans la revue « Etudes sur la sécurité publique » : « Des éléments incontrôlés ont semé partout des lieux de culte et des temples. Le nombre de croyants parmi les masses croît rapidement. Ils incluent des membres du parti et des cadres à la baseQue de plus en plus de membres du parti succombent à l’opium du peuple oblige à se poser la question : dans la bataille qui oppose le parti et la religion populaire, qui finira par influencer davantage l’autre ?

Pékin : la protestation des pèlerins

Ils sont arrivés le matin à l’improviste, de Pékin, de Tianjin et de six provinces chinoises. D’âge moyen ou plus avancé, ils se sont assis sur le trottoir autour de Zhongnanhai, le quartier de couleur vermillon, où vivent et travaillent les leaders de la Chine. Ils sont restés là toute la journée – quelque 10 000 personnes, d’après des documents internes du parti communiste – et ils n’ont parlé à personne. Le soir, ils s’en sont allés, certains en empruntant les autobus municipaux, d’autres disparaissant simplement en emportant leur attirail.

Les Pékinois ont appris un peu plus tard que ces gens étaient des adeptes du Falun Gong, un mouvement basé sur des exercices corporels avec des éléments mystiques et conduit par un Mandchou, maître en arts martiaux, habitant aux Etats-Unis. Ils voulaient attirer l’attention des dirigeants et ils y réussirent. Leur démonstration de force fit de cette calme manifestation la plus grande manifestation qui ait eu lieu dans la capitale chinoise depuis la protestation de la place Tiananmen il y a dix ans. Les Pékinois furent d’accord pour reconnaître qu’entourer le quartier puissamment surveillé de Zhongnanhai constituait un acte d’une formidable audace.

Pour le parti communiste, l’incident du Falun Gong a été un appel à se réveiller. Il soulignait le surprenant pouvoir d’organisation d’un groupe quasi-religieux hors du contrôle du parti communiste, et il soulevait des questions quant au nombre des autres groupes. Il mettait aussi en lumière l’inadéquation des systèmes de sécurité sur lesquels se reposait le parti pour prévenir à l’avance les protestations publiques.

Fondé en 1992, le Falun Gong, qui revendique 100 millions d’adeptes, trouve ses origines dans le qigong, une pratique chinoise traditionnelle de yoga vieille de 2 000 ans et qui attribue une grande importance aux exercices de respiration. Le texte de base du groupe, dont l’auteur est Li Hongzhi, le leader charismatique, et qui fut publié en 1994, combine le qigong avec des éléments de taoïsme et de bouddhisme, ainsi qu’avec les propres croyances de Li, comme par exemple l’idée que Li peut implanter « la roue de la loi bouddhique », le falun, dans l’abdomen d’un fidèle.

Quelques fidèles assurent que la philosophie du Falun Gong ne va pas au-delà d’un large et innocent enseignement sur l’auto-perfectionnement et la responsabilité sociale. Mais les ouvres de Li Hongzhi contiennent aussi des relents de surnaturel, comme par exemple l’assurance que ceux qui le pratiquent peuvent apprendre la lévitation.

L’inquiétude particulière du parti provient du fait que les fidèles du Falun Gong ont prouvé qu’ils étaient prêts à agir collectivement pour faire avancer leurs intérêts. Il n’est pas facile pour autant de savoir jusqu’où ils iraient dans l’opposition à l’Etat pour la défense de leurs intérêts. Le parti préfère ne pas essayer de le découvrir, quand il sait que le Falun Gong possède des dizaines de millions de fidèles Chinois.

Le 27 avril, une dépêche de l’agence de presse Xinhua, (Chine nouvelle) publiée le jour suivant dans les grands journaux chinois, poursuivit ce traitement en gants de velours. Elle décrivit le sit-in non comme une « manifestation », mais de façon plus neutre, comme un « rassemblement ». Elle notait que les autorités « n’ont jamais défendu aucune activité d’entretien de la santéElle avertit cependant que « ceux qui mettent en danger la stabilité sociale sous le prétexte de pratiquer un « gong », ceux-là seraient poursuivis conformément à la loi

Depuis lors, le parti a travaillé d’arrache-pied pour trouver sur le Falun Gong des renseignements qui pourraient l’aider à prévenir de futures manifestations. Les responsables disent qu’on leur a ordonné d’identifier les membres du Falun Gong dans leurs organisations et de bien préciser à ces gens que, selon les paroles d’un personnage officiel cité par la dépêche de Xinhua, « ceux qui ont des opinions différentes ne doivent pas se réunir autour de ZhongnanhaiLes autorités leur ont dit aussi de se renseigner sur les membres du Falun Gong auprès des parents et amis de leurs subordonnés.

Les adeptes du Falun Gong sont loin d’être effrayés. Un matin récent, dans un parc de l’ouest de Pékin, une centaine de membres du Falun Gong ont pratiqué leurs exercices sous une bannière jaune qui proclamait leur affiliation. Leur bannière n’était qu’une parmi une douzaine d’autres flottant dans le parc ce matin-là, chacune d’entre elles représentant une différente école de qigong. Si le parti veut se renseigner sur toutes, il aura le travail tout préparé.