Eglises d'Asie

LE MURMURE DES MOINES Des membres du clergé bouddhiste appellent la junte et l’opposition à dialoguer

Publié le 18/03/2010




Le vénérable Bhaddanta Pannadipa est un des moines les plus vénérés de Birmanie. De son monastère dans la banlieue de Rangoun, le religieux a contribué à la création d’un institut pour les études religieuses et a organisé des classes de langue pour des milliers d’étudiants. “Ce n’est pas une bonne chose que les universités publiques soient fermées », affirme-t-il. L’homme de la rue tremblerait à l’idée de faire un tel commentaire, aussi innocent puisse-t-il paraître, à un journaliste étranger. Ce n’est pas le cas de Bhaddanta. Et il semble bien qu’il ne soit pas seul. En novembre dernier, deux semaines à peine après qu’une promotion d’étudiants eut reçu ses diplômes, un abbé de ses confrères à Amarapura, près de Mandalay, a rendu publique une lettre où il sermonne tous les dirigeants clefs de Birmanie – le général Than Shwe, chef des militaires, Ne Win, l’ancien homme fort du pays et Aung San Suu Kyi, dirigeante de la Ligue nationale pour la démocratie (LND). L’initiative n’est pas passée inapercue. “C’est ce que le régime craint le plus », commente un diplomate en poste à Rangoun. “Tout le monde dit que c’est une première depuis les manifestations de la fin des années 1980. »

Ce dernier commentaire est peut-être un peu exagéré mais la lettre de l’abbé est significative. Dans cette lettre, l’abbé Ashin Kunthalabhivamsa écrit que ces trois dirigeants n’ont cessé de se battre tout au long de ces dix dernières années et cela, nous les moines, nous rend vraiment malades ». Sa lettre a été écrite et rendue publique avec l’accord des 1 000 moines de son monastère. C’est un cran audessus, comparé à un moine, quel qu’il soit, qui aurait parlé de sa seule initiative », remarque le diplomate. Le fait que Ashin ait adressé sa lettre à Suu Kyi rend celle-ci un peu plus provocante encore. La chef de l’opposition a déclaré par le passé que la chute du niveau de vie des moines était un bon baromètre de la société – parce que les moines s’en remettent entièrement aux offrandes des fidèles et qu’ils souffrent donc naturellement lorsque les gens s’appauvrissent et donnent moins. Ashin, comme son collègue de Rangoun, est âgé de plus de 80 ans, et il est grandement respecté, vénéré même – ce qui signifie que les autorités ne peuvent s’en prendre directement à lui.

Au même moment, un autre moine de haut rang, l’abbé Kyarkat à Bago, à 80 km au nord-est de la capitale, a appelé le gouvernement et la LND à dialoguer. Plus significatif encore, il a lancé cet appel devant le lieutenant-général Khin Nyunt, le stratège du régime, en visite dans son monastère. Et il lui a remis une copie imprimée de son discours. D’autres exemplaires ont circulé (ce qui revêt une coloration politique et préméditée à son geste). Cela a agacé la junte. Le général Saw Lwin, ministre du Tourisme, a aussitôt déclaré : La politique doit être séparée de la religion» Pourquoi le moine a-t-il donc fait ce qu’il a fait ? Je devais dire quelque chose car les gens souffrent », explique-t-il. Mais je ne m’attendais pas à attirer tant d’attention» Il est maintenant surveillé par les services secrets de l’armée et ses déplacements sont devenus plus difficiles. Je ne pense pas qu’il refera une pareille chose », déclare le colonel Thein Swe. On rapporte que les fonds dont bénéficie le monastère d’Amarapura ont été réduits. Et, coïncidence peut-être, les moines de son ordre se sont réunis en décembre et ont critiqué ceux des leurs qui se mêlent des affaires politiques.

Pourtant, à Hpa-an, capitale de l’Etat kayin, un troisième moine, l’abbé Tamanya, s’est lancé à son tour dans l’action politique – mais ce nouveau trouble-fête n’en est pas à sa première initiative. En 1995, en effet, il avait déjà rencontré Suu Kyi lorsque celle-ci fut libérée après six années passées en résidence surveillée. Il est bien connu pour son francparler », dit de lui un diplomate. Cette fois-ci, l’abbé Tamanya s’est engagé en faveur des milliers de Birmans, travailleurs clandestins en Thaïlande, que le gouvernement thaï a reconduits à la frontière après la prise d’otages de l’ambassade de Birmanie à Bangkok à la fin de l’année dernière. Le moine s’est rendu dans la zone frontalière et a enjoint les forces armées birmanes à ne pas s’en prendre à ces travailleurs expulsés. Selon un ambassadeur, le régime craint son influence»

A-t-il raison de la craindre ? Il semble que la réponse soit positive. Dans ce pays très majoritairement bouddhiste, les moines forment l’institution la plus respectée. Si les moines descendent dans la rue, les foules suivront – ainsi que cela s’est produit en 1988. Et, si les forces militaires comptent près de 400 000 hom-mes, les moines en Birmanie sont au nombre de 350 000. De fait, les généraux sont très attentifs à ce que les moines restent dans leurs monastères. A la ‘une’ du très officiel Nouvelle lumière de Myanmar, il est fréquent de trouver Khin Nyunt et les autres dirigeants de la junte remettant des offrandes aux moines. Les moines savent que, comparé aux précédents régimes, nous avons fait beaucoup pour leur bienêtre », déclare Saw Lwin. En réalité, il est assez improbable que les récents messages de protestation des moines poussent de très nombreux Birmans à descendre dans la rue. Il suffit de relire la lettre d’Ashin au gouvernement et à la LND. On peut lire : Oublions le passé, effaçons les ardoises et travaillons à la paix. Puis, donnonsnous la main et travaillons pour le bien du pays» Même la junte peut souscrire à ce genre d’homélie. Nous sommes d’accord avec ce qu’a déclaré cet important moine », commente le lieutenant-colonel Hla Min.

Mais même ainsi, les moines ont été punis pour s’être si ouvertement laissés utiliser. Hla Min a déclaré : Nous pensons que les moines ont été manipulés par les partis politiques» La LND est-elle impliquée ? Le régime le pense. Puisque ce parti ne peut pas susciter des troubles par le biais des activités des étudiants, il passe par les moines », déclare Saw Lwin. Selon des sources plus impartiales, la responsabilité de la LND est une hypothèse improbable mais pas impossible. Certains moines effectivement soutiennent la LND et ont peutêtre agi sous son influence », commente un diplomate.

Une chose est certaine : toutes les parties en présence ont été actives et l’ont été de diverses façons. Les obser-vateurs de la scène politique birmane ont noté les initiatives de la junte l’an dernier entreprises afin de tenter d’améliorer son image. Le changement qui revient le plus souvent chez ces commentateurs est la décision des généraux au pouvoir d’ouvrir les prisons à la Croix-Rouge. Il est tout à fait surprenant qu’ils aient permis cela et, pourtant, c’est vrai, la CroixRouge est à même de faire du bon travail », dit un ambassadeur. C’est plus qu’une simple opération de relations publiques ; c’est un geste réellement positif» Même les diplomates des nations qui ne soutiennent pas la junte saluent ce changement. Plus significatif encore, Suu Kyi elle-même a changé de position à ce propos et elle loue maintenant l’intervention de la Croix-Rouge dans les prisons.

Mais sur les questions clefs, elle reste ferme. Le 6 janvier, à un déjeuner avec les ambassadeurs de l’Union européenne à la résidence de John Jenkins, ambassadeur du Royaume-Uni à Rangoun, Suu Kyi a adopté une attitude offensive – face au scepticisme grandissant auquel elle se heurtait. Lorsqu’elle a maintenu que les sanctions économiques faisaient leur effet, les ambassadeurs ont répondu qu’ils voyaient peu de preuves de cela. L’un d’entre eux se rappelle : Le temps joue pour nous’, disait Suu Kyi. Le régime s’affaiblit de plus en plus.Mais nous n’avons pas exactement la même vue des choses» Lorsqu’un diplomate a dit que les investissements étrangers amèneraient des créations d’emplois et plus de courant électrique, ce qui signifie une amélioration des conditions de vie des gens, elle a paru atterrée. Un autre commente : Globalement, nous sommes bien entendu tous d’accord pour voir plus de démocratie dans ce pays, mais nous différons avec elle et entre nous sur la tactique pour parvenir à cela» De plus en plus, l’opinion commune est que la tactique présente ne marche pas – et, au contraire, contribuerait même à consolider le pouvoir des militaires de la junte.

Néanmoins, le souci grandissant que Rangoun porte à son image, et la réponse nuancée de la junte au mouvement de protestations des moines, permettent d’adopter une attitude prudemment optimiste. Les généraux semblent un peu plus prêts à écouter les conseils en provenance de l’étranger, et plus particulièrement du Japon. Nous leur sommes reconnaissants de nous avoir donné de bonnes idées que faire, et comment le faire », déclare Thein Swe. Nous pouvons en appliquer certaines et nous en laissons d’autres de côté» Ces déclarations laissent suggérer que le régime apprend l’art du pragmatisme en politique. Et effectivement, la probabilité d’assister, au cours des prochaines années, à la réintégration de la Birmanie sur la scène internationale (aux conditions qu’elle fixera) est plus élevée qu’elle ne l’a jamais été depuis l’indépendance du pays. A ce propos, Thein Swe déclare : Je suis très optimiste» Allez expliquer cela aux moines !