Eglises d'Asie

CANONISATION DE MARTYRS DE L’EGLISE EN CHINE

Publié le 18/03/2010




Dans la tradition chinoise, l’empereur, fils du ciel, avait pouvoir de conférer des titres honorifiques aux personnages illustres qui s’étaient distingués par leur bravoure, leur savoir ou leur sens de la justice. C’est ainsi que le héros des Royaumes combattants GuanYu, s’étant rendu célèbre pour son loyalisme au IIIe siècle, fut ennobli sous les Song en 1120 du titre de « Duc fidèle et loyal » et, huit ans plus tard, du titre de « Prince magnifique de la paix ».

En 1330, il reçut du souverain mongol le nom de « Prince guerrier civilisateur ». Finalement, l’empereur Ming de l’ère Wanli lui conféra en 1594 le titre de « Grand Di (souverain), soutien du Ciel et Protecteur du Royaume ». C’est ainsi qu’un ancien marchand de crème de soja se retrouva divinisé (1). On le voit aujourd’hui sur les autels traditionnels du monde chinois avec sa barbe noire et son visage rouge, symbole de justice et de fidélité.

D’un point de vue religieux chinois, il n’est donc pas étonnant que le pape, « empereur de la religion » (jiaohuang), ennoblisse les héros de la foi en en faisant des vénérables, puis des bienheureux et finalement des saints qu’il est permis de placer sur les autels.

Les chrétiens de Chine attendaient sans doute avec une certaine urgence que les Bienheureux martyrs de leur pays soient à leur tour canonisés. En 1984, le pape s’était déplacé à Séoul pour canoniser les martyrs de Corée. En 1988, il canonisait à Rome les martyrs du Vietnam. Comment la grande Chine pouvait-elle prendre du retard sur ces petits pays qui furent autrefois ses vassaux ? Pire encore, le Saint-Père canonisait le 2 juin 1996 un missionnaire français, le P. Gabriel Perboyre, qui devenait ainsi aux yeux du monde le premier Saint martyr de Chine. Les évêques chinois de Taiwan, présents à Rome pour cette occasion, ne manquèrent pas de demander au pape quand viendrait le tour du vaste groupe des martyrs chinois. Sans fixer de date, Jean-Paul II leur assura que c’était pour bientôt. Au mois d’août de la même année, le journal catholique de Taiwan, Jiaoyou shenghuo, annonçait que ce serait probablement pour la fin de l’année. Mais les choses ne vont pas si vite dans la Rome éternelle. La Sacrée Congrégation pour la cause des Saints a poursuivi sa tâche dans les règles, aiguillonnée sans doute par le cardinal Shan et des catholiques de Taiwan où s’était formée une commission ad hoc.

En mars 2000, la grande nouvelle de la canonisation de 120 Bienheureux martyrs de Chine a été officiellement annoncée. La cérémonie aura lieu à Rome le 1er octobre 2000.

Le choix de cette date rachète sans doute les lenteurs de la préparation. C’est l’année jubilaire où se fait le bilan de 2000 ans d’histoire chrétienne. Avec cette nouvelle canonisation, le pape ouvre une fois de plus à universaliser plus effectivement une Eglise qui se veut universelle. Les Saints martyrs du monde chinois introduisent dans la vie de l’Eglise l’apport d’une civilisation non occidentale d’une grande richesse culturelle. Le choix du premier octobre, fête de Sainte Thérèse, patronne des Missions, n’est pas indifférent. On sait combien la sainte se préoccupait de la Chine. Nombre de grands convertis chinois sont venus à la foi en suivant la petite voie tracée par Thérèse de l’Enfant Jésus. En même temps, le 1er octobre est le jour de la fête nationale chinoise, l’anniversaire de la « libération » du pays par Mao Zedong et de la proclamation de la République populaire de Chine sur la place Tiananmen. En célébrant leurs martyrs ce jour-là, les chrétiens de Chine auront l’occasion de manifester leur « amour du pays et de la religion », suivant l’expression consacrée du langage officiel (aiguo aijiao).

Vision quelque peu optimiste sans doute. Si la canonisation des martyrs de Chine ouvre de telles perspectives d’avenir, il n’en reste pas moins que ces martyrs sont situés dans l’histoire et que la vision occidentale et chrétienne de l’histoire ne correspond pas forcément à la vision chinoise imprégnée d’idéologie marxiste. Ce dossier cherche à situer le témoignage des martyrs de Chine dans leur contexte historique et géographique en vue de mieux saisir la portée historique de leur canonisation. Ces martyrs appartiennent à divers groupes qui présentent des caractères spécifiques et qui s’échelonnent tout au long du XIXe siècle, de 1814 à 1900. L’évocation de leur courage et de leur sacrifice devrait en même temps permettre de mesurer la richesse de leur apport spirituel à la vie de l’Eglise universelle.

Dominicains de choc dans la province du Fujian : 1648 – 1748

Dans les premières décennies du XVIIe siècle, qui sont aussi les dernières années de la dynastie des Ming, les missionnaires jésuites ont bénéficié d’un accueil favorable auprès de grands lettrés confucéens. Paul Xu Guangqi à Shanghai, Léon Li Zhicao et Michel Yang Tingyun à Hangzhou ont pleinement adopté la foi catholique où ils ont découvert une source spirituelle capable de rajeunir et de fonder le meilleur de leur tradition confucéenne. Les jésuites se sont même vus confier par l’empereur le soin du calendrier et de l’observatoire d’astronomie de Pékin. Le poste était autrefois occupé par des astronomes musulmans. Certains d’entre eux, dont le fameux Yang Guangxian, deviennent alors les ennemis jurés des nouveaux venus. Des eunuques corrompus, proches du pouvoir, voient également d’un mauvais oil ces hommes intègres et solidaires des lettrés réformateurs. Face à un confucianisme ouvert et critique, ils vont se recommander des traditions confucéennes les plus conservatrices et les plus formelles. C’est ici qu’il faut voir l’origine de la première persécution dirigée d’abord contre les jésuites de Nankin qui se sont permis de bâtir une église tout à fait différente des temples classiques. Les bouddhistes de leur côté, traités d’idolâtres par les jésuites, voient dans le nouveau culte un facteur éventuel de diminution de leurs revenus.

Et pourtant, dans l’ensemble, les conditions d’apostolat ne sont pas encore trop défavorables. Quelques hauts fonctionnaires chrétiens peuvent user de leur influence pour défendre les missionnaires aux prises avec les magistrats locaux. Au Fujian comme en d’autres provinces, les communautés chrétiennes se multiplient. D’après une évaluation du P. Martino Martini, géographe et historien jésuite installé à Hangzhou, le nombre total des chrétiens en Chine atteint 13 000 en 1627 (2). Un autre jésuite italien, Julio Aleni, popularise la foi chrétienne au Fujian et s’entretient de la personne du Christ avec les lettrés de Fuzhou. Il n’est d’ailleurs pas sans rencontrer d’opposition. Les écrits anti-chrétiens se multiplient dans la région. Dans son ouvrage « Chine et Christianisme, action et réaction », Jacques Gernet cite abondamment des extraits du Poxieji, Collection pour la destruction des doctrines vicieuses un recueil de textes critiques du christianisme, écrits pour la plupart au sud Fujian entre 1635 et 1639 (3). Au début de l’année 1632, lorsqu’un premier dominicain, Ange Cocchi, atteint les côtes du Fujian après une traversée tourmentée, il trouve refuge dans la ville de Fu’an auprès de quelques disciples d’Aleni, et le jésuite lui apporte son soutien. Quelques dominicains et franciscains arrivent alors d’Espagne par le Mexique, les Philippines et Taiwan. Ils n’ont pas la formation humaniste des jésuites, ni leur longue expérience de la Chine. Leur foi conquérante est héritée de la longue lutte contre les Maures d’Espagne et d’écoles exigeantes de spiritualité. La province dominicaine de Notre-Dame du Rosaire a pour mission de porter l’Evangile en Chine. L’un de ses missionnaires, le P. Moralès, s’indigne vite des compromis tolérés par les jésuites. Ceux-ci autorisent les convertis à pratiquer des rites en l’honneur de Confucius et des ancêtres. Ils esquivent aussi certains rites sacramentels tels que les onctions du baptême ou du sacrement des malades car la pudeur chinoise serait scandalisée par des attouchements sur le corps des femmes. Moralès n’a pas de mal à dresser une liste de questions qu’il entend soumettre à Rome en vue d’imposer une discipline qu’il juge trop escamotée par les jésuites. C’est l’origine de la « Querelle des rites » qui va longtemps provoquer des controverses malsaines parmi les missionnaires et révéler en même temps le fossé qui sépare la culture chinoise des traditions chrétiennes occidentales.

Tandis que Moralès fait voile vers Rome, un dominicain espagnol du couvent de Valladolid arrive à son tour au Fujian en 1642, après dix ans d’apostolat aux Philippines. C’est un prédicateur infatigable et puissant qui n’a, dit-on, pour tout bagage que la croix et son bréviaire. François de Capillas (1607-1648) récolte une moisson abondante dans les villages du nord-est de la province autour de Fu’an, Muyang et Tingtao. Les années 1644 à 1646 ont pu être qualifiées par l’historien José Maria Gonzalez d’« âge d’or de la mission » (4). C’est alors que naissent le Tiers Ordre de St Dominique, la Fraternité de la miséricorde et des vocations de vierges consacrées. Quelques mandarins prêtent sans doute l’oreille aux détracteurs des chrétiens, mais ceux-ci sont défendus avec succès par des lettrés chrétiens dont le plus connu à l’époque est un certain Pierre Ching. Pourtant, la situation politique évolue rapidement dans l’Empire. Le rebelle Li Zicheng est entré à Pékin en 1644 et le dernier empereur Ming est allé se pendre sur la colline du charbon au nord de la Cité interdite. L’armée mandchoue en a profité pour occuper la capitale à son tour et inaugurer la nouvelle dynastie des Qing. Loin de détruire les coutumes chinoises, les Mandchous vont bientôt mettre à profit les aspects les plus restrictifs de l’idéologie confucéenne au service de leur ordre nouveau. Le 4 novembre 1646, ils arrivent à Fuzhou. Les mandarins locaux hostiles aux chrétiens en profitent pour faire appel à leur discipline rigoureuse. Ils venaient d’ailleurs d’incarcérer François de Capillas. Celui-ci reste en prison plus d’un an dans des conditions douloureuses. Les nouvelles autorités mandchoues le font décapiter le 15 janvier 1648. L’Eglise en Chine honore en lui son protomartyr. Il sera béatifié par Pie X le 2 mai 1909.

Un siècle plus tard, cinq dominicains espagnols vont subir le même sort à Fuzhou. Les progrès de l’évangélisation en Chine ont été sensibles au cours de ces cent ans mais on peut dire aussi que le conflit s’est creusé entre Rome et l’Empire chinois. A l’image de ces cinq martyrs au lieu d’un, les difficultés ont pour ainsi dire quintuplé. L’évangélisation dans les provinces est demeurée précaire. Les jésuites étaient autorisés à rester à Pékin auprès de l’empereur pour leurs services scientifiques et cultu-rels. Mais le christianisme n’était pas autorisé dans l’Empire. Un édit de tolérance avait pourtant été obtenu de l’empereur Kangxi en 1692. Mais ce ne fut qu’un bref répit, car l’intervention du légat du pape Mgr Charles de Tournon devait envenimer les choses au début du XVIIIe siècle. Celui-ci venait indiquer à l’empereur les directives de Rome interdisant aux convertis la pratique du rituel chinois tra-ditionnel en l’honneur de Confucius et des ancêtres. Le souverain chinois ne pouvait que s’indigner de cette ingérence étrangère dans les affaires de son pays. A son tour d’exiger de la part des missionnaires et de leurs convertis un acte d’allégeance aux lois de l’Empire en signant un « piao », un billet promettant de respecter les rites chinois. Les missionnaires étrangers présents dans les provinces durent prendre le chemin de Macao. Seuls les prêtres chinois pouvaient poursuivre discrètement leur tâche.

A Rome, la nouvelle Congrégation pour la Propagation de la foi, formée en 1621, avait précisément pour préoccupation de soutenir le développement d’Eglises locales ayant leurs propres prêtres et même leurs évêques. Dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, des vicaires apostoliques commencent à être envoyés en Asie. Mgr François Pallu, fondateur principal des Missions étrangères de Paris, apporte son soutien à la nomination d’un premier évêque chinois, Grégoire Luo, originaire de cette région du Fujian évangélisée par les dominicains et franciscains espagnols. François Pallu parvient d’ailleurs lui-même en Chine par la voie espagnole des Philippines et de Taiwan pour aller mourir à Muyang au Fujian en octobre 1684. A la fin du siècle, un autre vicaire apostolique français, Mgr Maigrot de Crissey, fait une étude approfondie de la religion populaire au Fujian et publie finalement un mandement défavorable à la pratique des rites chinois, ce qui lui attire une manifestation de protestation très vigoureuse de la part des chrétiens disciples des jésuites.

Dans la première moitié du XVIIIe siècle, les missionnaires étrangers se font rarissimes. La vie de l’Eglise est prise en charge par des prêtres chinois formés à Macao ou au Collège général de Ayuthia en Thaïlande ou encore au Collège de la Sainte Famille fondé par Matthieu Ripa à Naples. Quelques missionnaires espagnols parviennent à s’infiltrer au Fujian et dans les provinces voisines. Joachim Royo, dominicain de Valence, entre en Chine avant même d’être prêtre, à l’âge de 21 ans et y exerce un apostolat de 33 ans. François Serrano, qui a revêtu l’habit dominicain au couvent Ste Croix de Grenade à l’âge de 18 ans, s’est porté volontaire pour la Chine et va y rester 20 ans. Leur évêque, Pierre Sans, dominicain de Lerida, nommé vicaire apostolique du Fujian en 1730, doit rester en exil à Macao de 1732 à 1738. Entré clandestinement au Fujian, il sera arrêté le 30 juin 1746 et exécuté après 11 mois de prison. Les circonstances de son arrestation nous informent sur la nature des griefs portés contre les chrétiens. Le préfet de la province Zhou Xuejian appuie sa condamnation sur un libelle anti-chrétien qui lui a été remis par le sous-préfet de Funing. L’auteur de ce texte, un certain Yun-ki, accumule des dénonciations dont voici les plus marquantes :

« Dans les villages dépendant de la juridiction de Fu’an, j’ai rencontré de nombreux adeptes de la religion perverse du Seigneur du Ciel. En certains lieux, il y a même des jeunes filles qui gardent la virginité et refusent de se marier. Des étrangers qui sont en principe bannis de l’Empire, y sont pourtant entrés clandestinement après quelque temps et résident habituellement chez des chrétiens de Muyang et Kitung. Au nord de cette ville, ils ont construit des souterrains et des doubles murs pour pouvoir s’y cacher. Pour leurs prières et leurs fêtes, les chrétiens ne s’y rendent pas la tête haute, mais ils se réunissent la nuit silencieusement et se dispersent au petit matin. J’ai remarqué aussi que, dans toutes les familles chrétiennes, on trouve toujours des filles qui ne veulent pas se marier et gardent la virginité. De l’âge de quinze à vingt ans, elles servent les Européens jour et nuit. Elles les approvisionnent en allant chercher des subsides à Canton et Macao. Tous les jours, les étrangers paient leur pension et leurs repas aux familles qui les logent si bien que beaucoup se font chrétiens par intérêt. Les chrétiens appellent les Européens pères spirituels et leur donnent le titre de Laoye.

Ils ne reconnaissent pas leurs parents, ne croient pas aux esprits, et n’admettent pas qu’ils ont reçu leur corps de leurs parents. Au contraire, ils reconnaissent pour parents les Européens et ils tiennent pour Dieu et Seigneur l’Européen qu’ils appellent Jésus. Pour émouvoir les cours des mortels et pouvoir parvenir à leurs fins, ils ont inventé des documents relatifs au ciel et à l’enfer. Il en résulte que les plus convaincus ne se soucient plus des soldats et ne craignent plus ni l’épée, ni l’eau, ni le feu, puisqu’ils disent qu’en mourant dans leur corps ils monteront au ciel. Pour ceux qui au contraire se conduisent mal et avec indifférence, ils disent qu’ils le paieront de l’enfer.

On leur commande en outre de confesser leurs péchés deux fois par an. Dans l’église, il y a pour cela un petit édifice où hommes et femmes se confessent à l’Européen. Ils ne peuvent cacher aucun péché et personne n’a le droit d’entendre ce qu’ils disent, excepté l’Européen qui les absout. Il en résulte une telle persuasion que leur force d’âme est inébranlable. Mais il y a pire. C’est que les jeunes filles vont aussi lui confesser leurs péchés, parlant avec lui à voix basse, ce qui est en tout point abominable. Et il est absurde que, pour des questions si délicates qu’il n’est pas convenable de les discuter entre époux, il faille aussi aller les découvrir à l’Européen et lui révéler les secrets les plus intimes. Tout ceci s’oppose assurément à l’ordre naturel qu’ils détruisent. C’est un scandale contre les lois et les coutumes de notre patrie » (5).

Ce qui choque, c’est le rituel chrétien que les missionnaires de l’époque appliquent avec le même souci du détail et le même sens du sacré que les Chinois pour leur propre rituel. C’est aussi l’ingérence dans le secret des cours dont l’auteur du libelle a peut-être souffert lui-même. Il connaît si bien les pratiques chrétiennes qu’il s’agit sans doute d’un apostat. Toujours est-il que ces dénonciations fournissent des armes au préfet du Fujian qui n’attendait qu’une occasion pour sévir.

En juin 1746, il envoie la garde à Funing et de là à Fu’an pour arrêter l’évêque Pierre Sans. Le capitaine des gardes fait fouiller les maisons, arrête les chrétiens suspects et leur inflige le supplice des doigts broyés. Pierre Sans ainsi pourchassé et épuisé finit par se tenir à découvert sous un arbre au bord du chemin à l’entrée de Muyang, décidant de se livrer pour épargner aux chrétiens davantage de tourments. Emprisonné à Fuzhou, le vénérable évêque est exécuté onze mois plus tard le 25 mai 1747 devant un grand concours de foule. Sur sa pierre tombale, les chrétiens gravent cette en-tête de trois caractères : « pierre montée au ciel » (deng tian shi) (6). Quatre dominicains qui l’ont accompagné dans sa mission seront emprisonnés et étranglés à leur tour le 28 octobre 1748 : Joachim Royo, François Serrano, Jean Alcober, du couvent de Grenade, et François Diaz, le plus jeune, un Andalou passé des Philippines en Chine peu après 1735.

Au Sichuan, le sacrifice des pasteurs : 1814 – 1823

Dans les années 1746-1747, une vague de persécutions sévit dans toute la Chine. Au Sichuan, la grande province de l’ouest encastrée dans les premiers contreforts de l’Himalaya, le prêtre chinois André Li, formé au Collège général de Thaïlande, se retrouve seul. La nouvelle du martyre de Pierre Sans le touche profondément car il a exercé ses premières années de ministère au Fujian où il a pu apprécier le zèle des pasteurs. Soucieux de bien remplir son ministère en toute fidélité à l’Eglise, il entreprend la rédaction de son Journal où il rend compte, jour après jour, de ses activités pastorales depuis le 15 juin 1747 jusqu’à la fin 1763. Il écrit en latin, car il a étudié à fond cette langue, pensant que les prêtres chinois ne devaient pas rester en arrière sur les Européens et qu’ils devaient avoir accès aux sources de la théologie. En même temps, il partage pleinement l’esprit de son peuple. Etant seul, il doit résoudre les questions épineuses relatives au mariage, aux prêts usuriers et aux coutumes superstitieuses. Il tient à faire comprendre le sens des rites sacramentels dans la vie et pour la vie. Lorsque Mgr François Pottier, nouveau vicaire apostolique venu de France, prend la direction de la mission en 1756, il ne cache pas son admiration pour l’ouvre réalisée par André Li. Comme lui, il se préoccupe en priorité de la formation des catéchistes parmi lesquels peuvent émerger des vocations sacerdotales. Dans les dernières décennies du XVIIIe siècle, les prêtres formés au Sichuan à travers mille difficultés deviennent des pasteurs infatigables au service des catéchumènes et des fidèles. Quatre d’entre eux figurent aujourd’hui au palmarès des Saints martyrs de Chine aux côtés de leur évêque français, Mgr Dufresse.

Gabriel-Taurin Dufresse (1750-1815), prêtre des Missions étrangères de Paris, est accueilli au Sichuan en 1776 par Mgr Pottier. Le P. Dufresse (nom chinois : Xu Dexin) passe d’abord neuf ans à s’initier à la langue et à visiter les chrétiens dispersés dans le nord de la province. Arrêté en 1784, il réussit à s’évader, mais l’évêque coadjuteur, Mgr de Saint Martin, l’invite à se livrer pour éviter que la persécution ne s’étende aux chrétiens chinois. Emprisonné à Chengdu en février 1785, il est ensuite transféré à Pékin avec deux confrères français, puis libéré en novembre de la même année. Mais il doit rester sous surveillance à Pékin ou bien quitter le pays par Macao.

Il choisit de se rendre à Macao et de là aux Philippines. Trois ans plus tard, il tente à nouveau de rejoindre sa mission et gagne Chengdu le 14 février 1789. On lui confie alors la responsabilité pastorale du Sichuan oriental et de la province du Guizhou située plus au sud. Nommé pro-vicaire en 1793 puis coadjuteur en 1800, il est sacré évêque le 25 juillet 1800 à Chengdu.

Malgré l’insécurité et de multiples déboires, l’Eglise au Sichuan est alors relativement prospère. L’expérience pastorale accumulée au cours du XVIIIe siècle pouvait permettre d’établir un directoire général des conditions de la vie chrétienne et du ministère des sacrements. En septembre 1803, Mgr Dufresse réunit à Chongqingzhou, à environ 40 km à l’ouest de Chengdu, le premier synode de Chine. Treize prêtres chinois et deux prêtres français y participent. Les décisions concernent surtout la pastorale des sacrements. Le chapitre 10 porte sur le ministère des prêtres, recommandant ferveur dans la vie spirituelle et discrétion dans les affaires temporelles. Les dispositions du Synode du Sichuan guideront l’apostolat dans cette province et en bien d’autres régions de Chine jusqu’au Concile de Shanghai en 1924.

La période d’accalmie qui permet la tenue du synode n’est pas de longue durée. En 1805, l’empereur Jiaqing adopte une ligne plus dure et déclenche une persécution qui va se poursuivre de façon larvée les années suivantes. Au Sichuan, la première victime en est le prêtre chinois Augustin Tchao (Zhao Rong) qui a l’honneur d’être cité en tête de liste des canonisés. De famille païenne, Zhao Rong, qui portait alors le nom de Zhu Rong, s’était enrôlé comme soldat à l’âge de vingt ans. En 1785, il se trou-va être de l’escorte qui accompagna à Pékin les prisonniers chrétiens dont le P. Dufresse. De retour dans son canton de Wuchuan, il est témoin d’une nouvelle répression de chrétiens. Parmi les prison-niers, il rencontre le P. Martin Moye qui le bouleverse par sa charité, sa prière et la force de sa catéchè-se. Il l’accompagne à sa sortie de prison. Martin Moye le baptise le jour de la fête de St Augustin. Il a alors 30 ans. Les cinq années qui suivent sont pour lui une sorte de séminaire sur le terrain. Il apprend un peu de latin et fait quelques lectures, mais il apprend surtout par la pratique, en particulier lors d’une année de famine et d’épidémie où il multiplie ses services et baptise nombre de bébés mourants, un ministère qu’avait dû lui recommander le P. Martin Moye. Un prêtre chinois qui le guide le recommande à Mgr Pottier qui l’ordonne prêtre à l’âge de 35 ans. Augustin remplit son ministère avec méthode et patience. Dans toutes les communautés qu’il visite, il commence par catéchiser pendant trois jours, puis il écoute longuement les confessions de chacun. Voyant son courage et ses capacités, Mgr Pottier l’envoie défricher une mission difficile chez une minorité Lolo du Yunnan. Lorsque la persécution fait rage sous l’empereur Jiaqing, il est découvert par un malfaiteur, alors qu’il portait les derniers sacrements à un malade. D’abord traité avec un certain respect au prétoire de Qionglai, il est conduit en chaise à Chengdu la capitale provinciale. Le magistrat le traite durement, tournant sa foi en dérision. Sans égard pour ses 73 ans, on lui applique 60 coups de bambou sur les cheville puis 80 soufflets avec la semelle de cuir (7). Il meurt en prison quelques jours plus tard, le 27 janvier 1815.

L’évêque français Mgr Dufresse est également arrêté et décapité à Chengdu en septembre de la même année. En dépit des persécutions récurrentes depuis 1805, son vicariat comptait environ 2 000 baptêmes d’adultes par an. Lui-même, à partir de 1810, administrait directement la communauté de Chongqingzhou, près de Chengdu. Mais le gouverneur du Sichuan prend alors des mesures plus vigoureuses dans la répression du christianisme. Mgr Dufresse doit fuir continuellement. Les chrétiens ne veulent pas qu’il se livre. Un néophyte de la région de Qionglai pourtant, vaincu par la douleur sous la bastonnade, accepte de livrer son évêque. Arrêté le 18 mai, celui-ci est conduit à Xinjin puis à Chengdu où il est décapité le 14 septembre 1815 sur la place de la porte nord. Les 33 chrétiens qui devaient être exécutés avec lui sont condamnés à l’exil.

Trois autres prêtres chinois font également le sacrifice de leur vie dans les années suivantes.

Joseph Yuan (1766-1817), de Pengxian, dénoncé par une chrétienne à qui il avait fait quelques reproches, doit faire le récit de sa vie au mandarin. Il a aussi la possibilité de l’écrire en latin et même d’écrire une deuxième lettre destinée aux missionnaires. Il y décrit son procès à Chengdu, citant, entre autres, ce dialogue étrange avec le magistrat :

« On m’interrogea ensuite sur cette demande de l’oraison dominicale « Que votre règne arrive ! ». Car le préfet soutenait que le sens de cette phrase était que les Européens viendraient pour s’emparer de la Chine, et, à cause de cet article, je reçus vingt soufflets appliqués avec la semelle de cuir. Une fois aussi, on me fit demeurer à genoux sur une chaîne de fer et trois fois sur des pierres. Mais constamment, je niais l’interprétation insensée du préfet… »

Paul Liu, condamné à la strangulation, reste deux ans en captivité en attendant la ratification de sa condamnation, par l’empereur. La sentence est exécutée le 24 juin 1817.

Paul Liu Hanzuo (1778-1818), de Lezhi, était connu pour sa pauvreté et son humilité dans sa mission de Deyang. Il se fait arrêter pour une raison bien futile. Faisant construire un baldaquin pour un oratoire, il fait remarquer au charpentier que son travail avance bien lentement. Celui-ci, vexé, va le dénoncer. Il est arrêté alors qu’il célèbre la messe. On le laisse terminer sur sa demande et on confisque tous les ornements et objets de culte comme pièces à conviction. Sa fermeté au prétoire irrite le mandarin qui le fait frapper de 40 soufflets avec la semelle de cuir. Il est étranglé le 13 janvier 1818 sur la place des exécutions à la porte est de Chengdu.

Thaddée Liu (1773-1823), de Qionglai, exerçait son ministère dans la région de Quxian. Lors d’une célébration de la Pentecôte, il est trahi par un chrétien mécontent. Les satellites font irruption dans la salle où les chrétiens sont réunis avec le prêtre. L’un d’eux le blesse au bras d’un coup de lance, croyant qu’il s’apprête à sauter par la fenêtre. Son procès à Quxian tient de la tragi-comédie.

Au moment où le magistrat va prononcer sa condamnation, la solive maîtresse du toit se brise. Changeant de tactique, le mandarin fait revêtir à un satellite les ornements sacerdotaux. Celui-ci tenant d’une main la boîte des saintes huiles et de l’autre une hostie parcourt les rues de la ville précédé d’un compagnon qui crie à la foule : « Médecine des yeux arrachés ! Pain qui drogue les chrétiens ! » (8). L’acteur improvisé, dit-on, est saisi d’un violent mal de ventre à son retour au tribunal et meurt le jour même. Ces faits insolites jetant le trouble dans son esprit superstitieux, le mandarin condamne le prêtre à l’exil à perpétuité. Il est maintenu aux arrêts pendant deux ans et demi en attendant confirmation impériale de la sentence. Le nouvel empereur Daoguang, en la troisième année de son règne, se montre plus sévère. Thaddée Liu est étranglé le 11 novembre 1830.

Avec les autres prêtres martyrs au Sichuan, il sera béatifié par Léon XIII le 27 mai 1900. Ces prêtres chinois n’hésitent pas à sacrifier leur vie par fidélité à l’enseignement reçu et par souci de soutenir la foi des chrétiens. Ils comprennent la signification spirituelle des signes sacramentels et de la liturgie et en défendent le caractère sacré. Ils savent pourtant que le milieu populaire païen ne voit dans ces rites que des pratiques magiques pernicieuses. Les mandarins prêtent facilement l’oreille aux dénonciations et la politique générale de l’Empire est de classer le christianisme comme culte pervers dangereux pour l’ordre public.

Au Guizhou, quatre catéchistes intrépides : 1814 – 1839

La confusion était facile dans les provinces du sud-ouest de la Chine où les sectes hétérodoxes florissaient. La plus connue et la plus redoutée des autorités officielles était la Secte du Lotus blanc fondée au temps de la dynastie mongole des Yuan, un culte d’affiliation bouddhiste. Le nom de la secte fut choisi par référence à l’incarnation du Bouddha Maitreya (Mile fo) qui se manifesta par l’éclosion d’une fleur blanche de lotus. Sous la dynastie des Ming, la secte inspire un soulèvement au Shandong. Les dirigeants sont exécutés. Au XVIIIe siècle, sous le règne de Qianlong, la secte ressuscite de ses cendres et fomente des soulèvements avec pour slogan « renverser les Qing, restaurer les Ming » (fan Qing, fu Ming).

Plus ou moins rattachés à la Secte du Lotus blanc, les groupes critiques du gouvernement connaissent un regain de vitalité. Les chrétiens, eux aussi considérés comme religion perverse, bénéficient de cette atmosphère frondeuse, car un certain nombre de leurs convertis ont appartenu à des sectes hérétiques. La confusion n’en est que plus facile aux yeux des autorités. En période de répression, ils souffrent le même sort. Mais les répressions, bien que brutales, ne sont pas continuelles. Bien des mandarins locaux, soucieux de préserver la paix, ferment les yeux sur les activités « illégales » des groupes religieux. Les plus cupides parmi eux y trouvent éventuellement leur compte : les arrestations veulent dire confiscation de biens et libération des victimes moyennant finance. Ce genre de situation est assez commun au Guizhou.

La province du Guizhou est située au sud du Sichuan et au nord du Guangxi. C’est l’une des plus pauvres de Chine. De petites plaines peuvent être cultivées en rizières entre de multiples montagnes aux pentes raides. Les communications sont souvent difficiles. La population est composée en majorité d’ethnies diverses Zhuang, Miao, Puyi, etc…, contrairement à la plupart des provinces de Chine où les Han forment 95 % de la population. Au début du XIXe siècle, les chrétiens ne sont que quelques centaines, convertis par des catéchistes et prêtres chinois venus du Sichuan et administrés par l’évêque du Sichuan. D’après l’historien des Missions étrangères, Adrien Launay, les catholiques sont au nombre de 600 en 1799 (9). C’est alors que quatre convertis originaires du Guizhou deviennent des évangélistes d’envergure et cimentent de leur sang l’Eglise dans leur province.

Pierre Wu Guosheng (1768-1814) est originaire de Longping, à une trentaine de kilomètres au sud-est de Zunyi, une cité qui deviendra célèbre dans l’histoire communiste par la réunion des chefs de l’armée rouge au cours la Longue Marche en janvier 1935. Ses parents tiennent une hôtellerie. Guosheng a ainsi l’occasion d’accueillir un jour un hôte chrétien venu du Sichuan. D’esprit ouvert et de bonne volonté, il accueille avec joie les enseignements de l’Evangile. Plein de zèle pour sa nouvelle foi, il interpelle les passants, les fait asseoir et leur parle de Dieu. Le P. Matthias Luo vient du Sichuan constater par lui-même la foi peu ordinaire de Guosheng, mais il trouve ses manières quelque peu excessives. Il l’envoie au Sichuan, auprès de vieux catholiques. Guosheng découvre que son comportement ne répond pas vraiment aux enseignements de Jésus. Il fait amende honorable. Le P. Luo le baptise enfin en 1796 et lui donne le nom de Pierre. Affermi dans sa foi, il annonce l’Evangile avec plus de force, ouvre des communautés qui comptent bientôt plusieurs centaines de chrétiens. Arrêté lors d’une persécution, il ne cherche pas à se dérober, heureux de porter les chaînes pour le Christ. Dans sa prison, il soutient la foi des nouveaux chrétiens qui l’y rejoignent. Tous ensemble, ils prient à voix forte. Le mandarin veut le faire marcher sur la croix et abjurer. Il préfère faire face à la mort. Sur le chemin du lieu d’exécution, il prie le chapelet. Ses amis disposent des offrandes sur son passage en geste d’adieu. Arrivé au lieu du supplice, il s’agenouille, lève les yeux au ciel et crie d’une voix forte : « Ciel, Ciel, ma demeure ! Je vois la gloire du ciel, je vois le Sauveur Jésus ». C’est le 7 novembre 1814. Il est âgé de 46 ans. De nombreux miracles, disent les chrétiens de la région, se sont produits par son intercession. Les païens eux-mêmes ont recours à sa protection. Sa tombe a été épargnée pendant la Révolution culturelle de 1966. Les pèlerins qui s’y succèdent y plantent quantité de petites croix.

Joseph Zhang Dapeng (1754-1815) est de 14 ans l’aîné de Wu Guosheng. Il est originaire de Duyun, à une centaine de kilomètres à l’est de Guiyang. En quête de droiture et de pureté intérieure, il adhère d’abord à la Religion de l’eau claire (Qingshui jiao), une société de jeûneurs liée à la Secte du Lotus blanc. Il se met ensuite à l’école de maîtres taoïstes. A l’âge de 40 ans, il s’installe à Guiyang comme associé d’un certain Wang, marchand de soieries. S’étant rendu à Pékin pour y passer les examens impériaux, le fils de Wang rencontre à cette occasion des chrétiens qui lui font connaître l’Evangile. Il revient de la capitale avec le grade de Juren et en plus toute une provision de livres chrétiens. Dapeng se plonge dans la lecture du catéchisme et s’intéresse de plus en plus à la doctrine chrétienne. Désirant vivement être baptisé, il se sépare d’une concubine affectionnée de qui il a eu un fils que sa première femme ne pouvait lui donner. Il a soin d’ailleurs de veiller à son bien-être en lui remettant une dot pour la marier à un chrétien.

Mais il y a des mandarins parmi ses parents. Ils jugent que Dapeng, en devenant chrétien, les déshonore et risque de les mettre en péril. En 1801, Dapeng reçoit pourtant le baptême des mains du P. Matthias Luo sur les lieux de l’actuelle cathédrale de Guiyang. Il choisit le nom de Joseph. Régénéré par le baptême, il annonce l’Evangile avec une ardeur accrue. Ayant la prudence de disparaître lors des arrestations de chrétiens, il revient à Guiyang quand l’orage est passé. Mgr Faurie dira de lui qu’« il fut l’âme et le nerf de la station » (10Sa femme et son fils sont baptisés. Nombre de personnes, y compris des femmes, écoutent ses enseignements. Il visite fréquemment un asile de vieillards où il fait des aumônes et parle de Dieu. Les choses se gâtent sérieusement en 1812, lors d’un soulèvement de la Secte du Lotus blanc. Les chrétiens, accusés de complicité, en souffrent les conséquences. Joseph échappe à temps, mais son fils Antoine et une dizaine de chrétiens sont arrêtés. Antoine n’a que 18 ans. Résistant à toutes sortes de menaces et de tentations, il refuse de révéler la cache de son père. Relégué à Longcun dans l’est de la province, il y meurt l’année suivante. Joseph souffre de la perte de son fils, mais le cour libre de toute haine, il évangélise avec encore plus de zèle. Se sentant menacé à Xingyi sa cache préférée, il se retire jusqu’à Chongqing où il rencontre Mgr Dufresse. L’évêque, mesurant la force de sa foi, lui conseille de retourner à Guiyang pour diriger et réconforter les fidèles :

« Mon fils, lui dit-il, pourquoi fuyez-vous quand vos frères sont en péril ? Vous avez une excellente occasion de servir Dieu. N’avez-vous pas, en vous éloignant, abandonné les devoirs de votre charge ? Et ne vous êtes-vous pas nui à vous-même ? Retournez, je vous prie, retournez immédiatement au Kouy-tcheou, vers les fidèles sur lesquels votre fonction de catéchiste vous oblige à veiller » (11).

Joseph se confesse, reçoit la communion et retourne à Guiyang, se déplaçant de cachette en cachette. Le préfet met sa tête à prix. En 1815, le frère cadet de son épouse le livre par cupidité, guidant lui-même les satellites. Impressionnés par la haute taille de Joseph et par ses cheveux blancs, ceux-ci le traitent avec respect et le ramènent enchaîné à la ville. Joseph comparaît devant quatre tribunaux. On le condamne finalement à être étranglé. Le 12 mars 1815, il avance vers le lieu du supplice les larmes aux yeux. « Pourquoi pleures-tu ? », lui demandent ses amis. « Je pleure de joie, répond-il. Priez Dieu pour moi ! » Ses parents se jettent à ses pieds, le suppliant d’abandonner. « Vous n’avez pas à pleurer, leur dit-il, je meurs pour la foi en Dieu et non pour avoir commis un délit ». Les satellites lui passent alors une corde autour du cou et le pendent à une potence en forme de T.

Pierre Liu Wenyuan (1760-1834), de Guizhou, était un maraîcher aux portes de la cité. A 40 ans, il n’est pas encore chrétien. Un colporteur chrétien vendant des rouleaux de soie passe alors par chez lui. Il lui parle de Dieu. Wenyuan profondément ému va trouver le Juren Wang qui l’instruit. Tous deux sont bientôt arrêtés puis rachetés par des amis du diplômé Wang. L’an 5 du règne de Jiaqing, Pierre Liu est de nouveau arrêté et condamné à l’exil. Sa joue est tatouée des quatre caractères infamants « Tianzhu xiejiao » Culte pervers du Seigneur du Ciel »). Il entreprend une longue marche jusqu’au Heilongjiang à la frontière sibérienne où il devient esclave d’un maître mandchou cruel qui le traite en bête de somme. Pour amuser le fils de la maison, on le fait se traîner à quatre pattes et faire l’âne ou le cheval. A la moindre faute, il est cruellement puni. Son maître le suspend à une poutre par les pouces, le bat violemment et lui renverse des excréments sur la tête. Finalement, il le chasse et le vend comme esclave. L’exil de Pierre Liu dure près de trente ans. Il souffre sans se plaindre et transmet la foi à plusieurs personnes de son entourage. En 1830, il est libéré. De retour à Guizhou, il retrouve ses champs de légumes mais, quatre ans plus tard, il est victime d’une nouvelle vague d’arrestations. La persécution est déclenchée pour une raison grotesque. Tandis que les chrétiens priaient autour d’un défunt de l’asile des vieillards, un soldat s’approche en battant le tambour et en chantant à tue-tête. Un chrétien sort pour le faire taire. L’homme mécontent va dénoncer les fidèles aux autorités. Les deux fils de Pierre Liu et sa bru sont arrêtés. Pierre, portant sa palanche, passe près des prisonniers et les encourage à être fidèles. Il est arrêté aussi. Son tatouage le trahit. On le blâme pour avoir récidivé. Il est condamné à mort et étranglé à l’âge de 74 ans le 17 mai 1834.

Joachim Hao Kaizhi (1782-1839), du canton de Xiuwen, né de parents non chrétiens, s’emploie d’abord à carder le coton puis se lance dans le commerce des ustensiles de bronze. Sur les conseils de Joseph Zhang Dapeng, il se convertit et est baptisé à Guiyang par le P. Jean Tang. Il épouse une chrétienne qui meurt quelques années plus tard. Epris de chasteté, il ne se remariera pas. Il vit pauvrement, aime secourir les pauvres et offre sa maison pour en faire une église. L’an 19 de l’ère Jiaqing, une nouvelle persécution est déclenchée. Deux cents chrétiens sont arrêtés. On veut les faire piétiner une grande croix dessinée sur le sol de l’église. Comme ils refusent, quarante d’entre eux sont retenus en otages puis condamnés à l’exil dans la région la plus reculée à l’ouest de la Chine, à Yili, tout au fond du Xinjiang, sur les frontières actuelles du Kazakhstan. Tous ont le visage tatoué du crime qu’on leur impute : « Tianzhu xiejiao » Culte pervers du Seigneur du Ciel En chemin, ils sont rejoints par des fidèles et des prêtres exilés du Sichuan. Si bien qu’une communauté se forme avec la messe et les sacrements. Dans la vallée de Yili, quatre communautés catholiques s’organisent. Survient une révolte musulmane que l’armée chinoise ne parvient pas à contenir. Les chrétiens se mettent en prière dans leur église puis organisent la résistance. Ils font une sortie hors des murs de Yili et infligent une sévère défaite aux musulmans. Ayant appris ce brillant service, l’empereur leur fait grâce. Ils peuvent retourner dans leur province et sont même dotés de subsides pour leur voyage. Un prêtre de Sichuan remet à Joachim Hao une forte somme d’argent qu’il utilise dès son retour pour bâtir une église à l’emplacement de la cathédrale actuelle du Beitang de Guiyang. Peu de temps après, alors qu’ils bâtissent un mur d’enceinte autour du sanctuaire, les chrétiens commettent l’erreur de couper un arbre appartenant à leur voisin, M. Liu. Celui-ci porte plainte et, comme le magistrat laisse courir l’affaire, il paie lui-même des hommes de main qui vont piller l’église. Joachim Hao parvient à récupérer tous les objets de culte à l’amiable, sauf une croix. En l’absence de M. Liu, les chrétiens vont fouiller sa maison. Les choses s’enveniment alors gravement. Joachim est arrêté et finalement condamné à mort. Il est étranglé le 9 juillet 1839. Lors de l’exécution, le ciel s’assombrit et les témoins voient une boule de feu s’élever du corps, signe que l’âme du martyr monte au ciel. Cette même vision est mentionnée pour d’autres martyrs célèbres du Guizhou.

Pierre Wu, Joseph Zhang, Pierre Liu et Joachim Hao peuvent être honorés comme quatre piliers solides sur lesquels est bâtie l’Eglise dans cette province. Ils ont été béatifiés par Léon XIII le 27 mai 1900.

Trois pionniers de l’Evangile au Guangxi : 1856

L’année 1840 est une année charnière dans la vision chinoise de l’histoire. C’est le début de l’ère coloniale marqué par la Guerre de l’opium. Depuis quelques décennies, les Anglais importent en Chine l’opium produit en Inde et l’échangent contre le thé, la porcelaine (china) et aussi de l’argent, ce qui se traduit par des ponctions onéreuses dans le trésor impérial, sans compter les ravages causés par l’opium sur la santé des fonctionnaires et hommes d’affaire chinois qui s’adonnent à la drogue. Le gouvernement chinois tente de mettre fin à ce commerce ruineux. Envoyé à Canton en 1839, le fonctionnaire intègre Lin Zexu fait saisir vingt mille caisses d’opium dans le port et chasse les Anglais de la ville. Ceux-ci ripostent en bombardant les forts de la côte chinoise. Le gouvernement chinois doit négocier et signer le Traité de Nankin en 1842. La Chine cède à l’Angleterre la petite île de Hongkong. En plus de Canton, trois ports sont ouverts au commerce.

En 1844, les Français envoient à Canton M. Théodore de Lagrené. Un traité est signé à Whampoa le 24 octobre. Les Américains et d’autres puissances signent des accords analogues. Ces traités, qualifiés par les Chinois d’« inégaux », concèdent aux étrangers l’ouverture au commerce des cinq ports de Canton, Amoy (Xiamen), Fuzhou, Ningbo et Shanghai ; les étrangers peuvent y résider.

Les étrangers arrêtés hors des limites des ports ouverts doivent être conduits à leur consul. L’article 23 du Traité de Whampoa stipule qu’« il est formellement interdit à tout individu quelconque de blesser ou de maltraiter en aucune manière les Français ainsi arrêtés » (12).

Les Français savent le sort qui a été réservé à deux missionnaires lazaristes : François-Régis Clet, étranglé à Wuchang en 1820, et Gabriel Perboyre, également de la Congrégation de la mission, lui aussi étranglé à Wuchang en 1840 à la suite d’un procès douloureux qui n’est pas sans rappeler la passion du Christ. M. de Lagrené, catholique convaincu, prend sur lui de négocier avec le gouverneur Qi Ying un édit de tolérance au profit des chrétiens. Il écrit à Guizot :

« …sous le rapport commercial, les Anglais et les Américains ne nous avaient rien laissé à faire. Il m’a paru digne de la France et de son gouvernement de prendre date à notre tour et de signaler notre action au point de vue moral et civilisateur… » (13)

 

Qi Ying accepte de rédiger un mémoire adressé à l’empereur. Il s’y exprime ainsi :

« … Quand on examine le passé, on constate que la religion du Seigneur du Ciel (catholicisme) est celle que professent les nations de l’Occident. Que l’objet de cette religion est de faire le bien et d’éviter le mal… Cela étant, la demande de l’ambassadeur français De Lagrené, que les Chinois de bonnes mours qui pratiquent cette religion soient exempts de toute culpabilité, sem-ble juste. J’implore donc la faveur impériale à cet effet : que désormais, tout indigène ou étran-ger, qui étudiera ou pratiquera la religion du Seigneur du Ciel, qui se conduira bien de par ailleurs, et n’excitera aucun trouble, soit tenu pour exempt de toute faute et culpabilité » (14).

 

La requête de Qi Ying est approuvée par l’empereur Dao Guang le 28 décembre 1844 et confirmée par un décret du 20 février 1846. Ce décret, non publié, reste en fait lettre morte. Mais il inaugure l’intervention française dans les affaires religieuses de la Chine. Cette intervention ne tardera pas à être sollicitée lors de la mise à mort du P. Chapdelaine au Guangxi en février 1956.

Auguste Chapdelaine (nom chinois : Ma Lai) (1814-1856), prêtre normand des Missions étrangères de Paris, quitte la France en 1852 pour la mission du Guangxi à laquelle il est destiné. A sa première entrée en Chine par la Rivière de l’Ouest, il est dépouillé par des brigands et doit revenir à Canton. Sa deuxième tentative lui permet de parvenir à Guiyang, capitale de la province du Guizhou, au printemps 1854. Il y étudie la langue quelques mois et se rend de là au Guangxi dès le mois de décembre de la même année. Il y rencontre quelques nouveaux chrétiens au village de Yaoshan dans le canton de Xilin (Silin Hsien).

Le pionnier de l’Evangile dans cette région était Lu Tingmei (Lou Tin Mey), un « Miao » de Maokou au Guizhou. Les Miaos sont appelés ailleurs Méos ou Hmongs, mais les Chinois utilisent ce nom pour qualifier d’autres « minorités ethniques » qui ne sont pas de race Han. La population de Maokou était en fait composée plutôt de Puyi, un groupe ethnique venu du nord chez qui subsistaient des rituels d’aspect chrétien hérités des nestoriens. Lu Tingmei appartenait à une famille de lettrés. Brillant dans ses études, il était familier des « Quatre Livres et des Cinq classiques c’est-à-dire imprégné de culture traditionnelle. A l’âge de 38 ans, il était entré dans la Secte de l’Eau pure (Qingshui jiao), une branche secrète de la fameuse Secte du Lotus blanc. Les adeptes pratiquaient l’abstinence, honoraient le bouddha et récitaient des soutras bouddhistes. Mais ces pratiques formelles ne satisfaisaient pas la quête spirituelle de Lu Tingmei. En 1852, il découvre l’enseignement chrétien grâce à trois fidèles venus de Zhenning pour s’installer à Maokou. Après lecture de deux livres de catéchèse, il se dégage de la Secte de l’Eau pure pour adhérer à la foi chrétienne. Il profite de la visite du prêtre chinois Thomas Luo pour se faire instruire plus amplement, lui et sa famille. Puis, il détruit tous les signes de ses anciennes croyances, y compris un manuel de la Secte de l’Eau pure auquel il tenait encore. Il est alors baptisé du nom de Jérôme. Sa vie en est transformée. De nature plutôt violente, il devient doux et aimable. Il évite les beuveries qu’il affectionnait autrefois. Il est attentif à secourir les pauvres. Lorsque le P. Chapdelaine met en ouvre son projet d’entrer au Guangxi, c’est lui qui l’accompagne et le présente à la communauté chrétienne composée d’environ 300 personnes.

Auguste Chapdelaine n’exerce son ministère que quelques mois. A Yaoshan, il a la joie de célébrer une première messe au Guangxi le 8 décembre 1854. Il a choisi le nom chinois de Ma, ce qui lui attire bientôt des ennuis. Ce nom est commun en effet parmi les musulmans, car c’est la première syllabe de Mahomet. Un parent de néophyte du nom de Bai San, reportant sur le missionnaire un mécontentement dû à ses problèmes familiaux, le dénonce au sous-préfet de Xilin comme complice des rebelles musulmans. Le sous-préfet Tao est heureusement un brave homme et découvre vite la fausseté de l’accusation ; il profite même de l’occasion pour s’instruire davantage de la foi chrétienne qu’il a déjà eu l’occasion d’apprécier. Il conseille seulement au P. Chapdelaine de rester en ville pour raisons de sécurité et de se retirer ensuite au Guizhou. Chapdelaine retourne auprès de ses chrétiens et catéchumènes. Le 19 mars 1855, jour de la St Joseph, il baptise huit ou neuf personnes dont un ancien bouddhiste fervent, l’ouvrier Bai Man (Laurent Pe-man). Il se retire ensuite au Guizhou et ne revient au Guangxi qu’en décembre 1855. Le sous-préfet Tao a été muté entre temps. Zhang Mingfeng, le nouveau mandarin, venu du Yunnan, est très hostile aux chrétiens. Un lettré aveugle récemment baptisé, Luo Gongye, l’accueille à Xilin et le met au courant de la situation. Chapdelaine retourne pourtant visiter les chrétiens de Banbo et Yaoshan. Son ancien dénonciateur Bai San qui le poursuit de sa rancour profite de la sévérité du nouveau mandarin pour renouveler ses dénonciations en accusant cette fois l’étranger de colporter une religion perverse autorisant tous les crimes. L’accusation est déposée le 22 février 1856, mais le tribunal est alors en vacance. Le mandarin recrute alors des hommes de main prêts à tout pour de l’argent. Il les envoie à Yaoshan le dimanche 24. Les chrétiens prient le P. Chapdelaine de retourner rapidement au Guizhou. Il leur répond : « Si je vous quitte, vous aurez à souffrir à cause de moi. Pour vous épargner de plus grands maux, je dois rester au milieu de vous ». Sur leurs instances, il accepte pourtant de se réfugier chez le lettré Luo Gongye, une personnalité respectée (15). Ne le trouvant pas au village, les satellites pillent les maisons, arrêtent la catéchiste Agnès Cao et passent la soirée à faire bombance. Dès le lundi matin, Chapdelaine, Bai Man et quatre autres chrétiens qui l’avaient accompagné chez Luo Gongye sont emmenés au prétoire. Prié d’abjurer et flagellé de trois cents coups de fouet, Bai Man reste fidèle envers et contre tout et refuse de renier sa foi et de se détacher du P. Chapdelaine. Le missionnaire de son côté souffre sans se plaindre une avalanche de coups de rotin et une grêle de soufflets à la semelle de cuir. Le mandarin, attribuant sa résistance à un sortilège, a fait sacrifier un chien et lui en a fait verser le sang sur la tête. Laurent Bai Man est alors mené au lieu des exécutions où on lui tranche la tête d’un seul coup de sabre. Auguste Chapdelaine est enfermé dans une petite cage de fer qu’on accroche au grand portail du prétoire. Il y a déjà expiré quand on le décapite. Les corps des martyrs sont abandonnés aux chiens.

Agnès Cao Kui joindra son témoignage au leur quelques jours plus tard. Fille de parents chrétiens venus s’installer à Xingyi au Guizhou comme pharmaciens, elle s’était trouvée orpheline à l’âge de 15 ans. Lors d’une visite pastorale, l’évêque de Guiyang, Mgr Albrand, l’avait rencontrée. Frappé de son intelligence, il l’avait fait entrer à l’école de jeunes filles dirigée par la Vierge Agathe Lin. Mariée à 18 ans à un cultivateur, mauvais chrétien et cruel, elle ne fut libérée de ses misères que par la mort de son époux. Elle fut d’ailleurs chassée par sa belle-famille. La bonne chrétienne qui la recueillit apprécia particulièrement sa capacité de catéchiser. L’évêque l’envoya alors au Guangxi aider le P. Chapdelaine à catéchiser les femmes et les filles. Arrêtée à Yaoshan, elle est soumise à un interrogatoire humiliant. On l’accuse d’apprendre aux gens à voler comme des oiseaux, de donner ses instructions la nuit et d’être la femme de Maître Ma. Elle répond qu’elle n’apprend pas à voler mais à prier, qu’elle enseigne le soir parce que les gens travaillent dans la journée et qu’elle n’est en rien la femme du prêtre. Elle ne craint pourtant pas de marquer sa fidélité envers lui lorsqu’on lui en demande de quel supplice elle veut mourir : « Du même supplice que maître Ma », répond-elle. Elle agonise ainsi dans la cage de suspension jusqu’au 1er mars. L’historien Adrien Launay ajoute ce commentaire à son récit sur les trois martyrs de Xilin : « Enfin, comme l’ont souvent remarqué les Pères et les historiens des premiers siècles de l’Eglise, les bourreaux ou les dénonciateurs des martyrs eurent une fin misérable. Le mandarin de Xilin fut dégradé, le criminel Bai San fut massacré, etc. » (16). En ce qui concerne le mandarin coupable, n’y voyons pas trop vite un châtiment divin, car sa punition fut infligée à la requête expresse du chargé d’affaires français, M. de Coucy, lui-même poussé à agir par l’évêque de Canton, Mgr Guillemain. Soucieux d’assurer la sécurité de ses confrères, le préfet apostolique du Guangxi avait dénoncé le meurtre du P. Chapdelaine comme violation de l’article 23 du Traité de 1844.

Plus fâcheuse fut l’utilisation politique du cas Chapdelaine pour justifier l’intervention française auprès des Anglais. Ceux-ci déclenchaient une nouvelle guerre à la suite d’une descente de la police chinoise sur la Lorcha Arrow, un cargo battant pavillon britannique. Les hostilités se terminent en 1858. Le Traité français de Tianjin, négocié par le baron Gros, comporte une clause assurant la protection des chrétiens. L’article 13 stipule que les chrétiens de toute confession pourront pratiquer leur religion en toute sécurité et que les missionnaires, pourvus de sauf-conduits réguliers, pourront circuler en paix à l’intérieur du pays.

Trois chrétiennes de grand courage décapitées au Guizhou : 1858, 1861, 1862

La vierge consacrée Agathe Lin (1817-1858) qui avait assuré la formation de Agnès Cao Kui est elle-même condamnée à mort et décapitée à Maokou en même temps que les catéchistes Jérôme Lu Ting-mei et Laurent Wang le 28 janvier 1858. Lin Zhao était originaire de village de Machang dans le dis-trict de Qinglong au Guizhou. Son père, marchand de sel, et sa mère étaient tous deux de fervents chré-tiens convertis par Zhang Dapeng alors qu’il se cachait dans leur région. Ils apprirent à lire et à écrire à leur petite fille, intelligente et jolie. Sa mère en fit une experte en couture. Adolescente, elle résolut de consacrer sa vie à Dieu et ses parents durent annuler un mariage qu’ils avaient contracté pour elle. Le diocèse prit alors en charge sa formation à Guiyang puis à Longpin, dans les temps d’accalmie entre les persécutions. A 25 ans, elle prononça officiellement ses voux suivant les règles instituées par Mgr Martiliat pour les vierges un siècle auparavant. Mgr Etienne Albrand, alors administrateur du Guizhou, remarquant ses qualités exceptionnelles, lui confia une maison de formation pour les Vierges à Guiyang. Cette charge l’amène à circuler dans la province pour suivre ses élèves dans leurs familles. La marche lui est pénible, car elle avait eu les pieds bandés suivant la tradition. Elle avançait pourtant allègrement un bâton à la main. En 1854, M. Paul Perny, successeur de Mgr Albrand, l’envoya à Maokou pour y instruire les femmes. Il s’agissait d’enseigner des gens qui ne savaient ni lire ni écrire. Elle logeait dans la demeure familiale du catéchiste itinérant Jérôme Lu Tingmei. Au bout de deux longues années, Agathe eut la joie de voir ses catéchumènes accéder au baptême.

Début 1858, un magistrat de Guiyang fait une descente au village de Maokou. Des dénonciations ont été portées contre les chrétiens par un oncle de Jérôme Lu qui ne lui pardonnait pas sa conversion. Le catéchiste Laurent Wang qui souhaitait rejoindre Guiyang pour les fêtes du Nouvel An n’avait pu atteindre la capitale isolée alors par des barrages routiers. Il s’était réfugié à Maokou en attendant. Agathe est arrêtée et jugée en même temps que les catéchiste Jérôme Lu et Laurent Wang. Le juge lui demande ce qu’elle vient faire, elle une Han, chez les Miao. Et pourquoi, s’enquiert-il, n’est-elle pas mariée ? Ce comportement immoral ne prouve-t-il pas qu’elle appartient à une secte subversive ? Agathe répond avec sang froid qu’on élève bien des arches en l’honneur des jeunes veuves qui ont su rester vierges toute leur vie. Le magistrat, furieux qu’on lui tienne tête, la condamne à la peine de mort. On conduit les condamnés au bord de la rivière. Il faut traîner Agathe qui a du mal à suivre en clopinant sur ses petits pieds. Elle s’agenouille à côté de Jérôme et Laurent qui ont la tête tranchée d’un coup de sabre. Le bourreau maladroit la frappe à plusieurs reprises de son coutelas avant qu’elle ne s’affaisse et que la tête soit détachée du corps (17).

Marthe Wang (1812-1861) venait d’être engagée comme cuisinière par le P. Payan pour le séminaire récemment ouvert à Qingyan (Tsin-gay), à 30 kilomètres au sud de la capitale Guiyang. Cette veuve avait derrière elle de longues années de service. Ayant perdu son mari, elle avait ouvert une petite auberge près de Qingyan. Elle se montrait habile à tout faire, cuisant ses petits pains à la vapeur (baozi), tissant le coton, fabriquant des sandales dans ses temps libres. Le futur évêque Mgr Faurie s’était alors abrité dans ce village où il perfectionnait son chinois en compagnie d’un catéchiste. Ce catéchiste, voyant combien la veuve Wang était honnête et dévouée, entreprit de l’instruire dans la foi. Lui montrant du doigt le P. Faurie, il lui dit : « Regarde cet homme qui a quitté son pays, ses parents et traversé les océans pour venir dans un pays qui lui est complètement étranger, est-ce pour autre chose que pour sauver les âmes ? Veux-tu qu’il sauve ton âme ? » La veuve Wang très émue se met alors à genoux les larmes aux yeux. Elle décide d’être chrétienne. Elle multiplie ses instances pour inviter le P. Faurie à déjeuner chez elle et met les petits plats dans les grands pour une cinquantaine de parents et amis. Elle veut offrir au prêtre les vêtements de son défunt mari. Le prêtre n’ayant accepté que quelques mouchoirs, elle va encore chercher deux poulets pour les lui remettre avant de le laisser partir. Comme elle se montre assidue à suivre les instructions avec grande foi, le P. Faurie la baptise pour Noël et lui donne le nom bien mérité de Marthe, cette femme de l’Evangile toujours prête à servir. Femme forte, elle s’arme d’une lance lorsqu’elle se rend à la capitale. Comme les prêtres s’en amusent, elle assure que si elle n’a à faire qu’à deux ou trois bandits, elle peut les transpercer comme de la pâte de soja. L’évêque l’envoie alors à l’Ecole des Vierges pour faire la cuisine et le blanchissage. Malgré ses pieds bandés, elle ne craint pas de faire les courses, marchant à grand pas avec une hotte de légumes et des sacs de riz sur le dos. Ayant un jour cassé un ouf en chemin, elle demande pardon à genoux et sort quelques sous pour le payer, sachant que tout l’argent de l’Eglise provient des dons des fidèles et ne peut être gâché. Elle est aussi employée quelque temps au jardin d’enfants où elle prend soin comme une maman des petits de six-sept ans, les lavant, les mettant au lit, raccommodant leurs vêtements. Le P. Faurie étant devenu évêque la 10ème année de l’ère Xianfeng, il ouvre un grand séminaire à Qingyan. Le P. Payan, supérieur, demande à l’évêque d’employer Marthe comme cuisinière. Elle remplit cette nouvelle tâche avec son ardeur habituelle. Mais la persécution sévit en 1861. Le préfet ordonne la destruction du séminaire. Les séminaristes Joseph Zhang Wenlan (1831-1861) de Baxian, au Sichuan, et Paul Chen Changping (1838-1861), de Xingren, au Guizhou, sont jetés en prison en même temps qu’un cultivateur du pays, Jean-Baptiste Luo Tingyin (1825-1861). Marthe ne cherche pas à fuir. Au contraire, elle leur apporte nourriture et lettres. Lorsque les soldats mènent les trois prisonniers au lieu d’exécution, Marthe est en train de laver les vêtements au bord de la rivière. L’un des satellites la tire par les cheveux : « Toi, foutue vielle carne, viens donc avec eux te faire décapiter ! ». Elle répond : « Ca va, ça va, ils vont mourir, eh bien je vais mourir aussi ! » (18) L’homme ne cherchait en fait qu’à l’effrayer. Mais comme elle a rejoint les condamnés sans se faire prier, le chef des gardes décide aveuglément de l’exécuter comme les autres. Elle est alors décapitée de trois coups de sabre. Elle avait 60 ans. C’était le jour de la Sainte Marthe.

L’année suivante, Lucie Yi Zhenmei (1815-1862), une autre femme de caractère, rejoint à son tour quatre condamnés à mort : le missionnaire français Jean-Pierre Néel (1832-1862), les catéchistes Jean Chen Xianheng (1820-1862), Martin Wu Xuesheng (1815-1862) et le néophyte Jean Zhang Tianshen (1805-1862). Yi Zhenmei était née dans le canton de Mianyang, au Sichuan. Son père fut d’abord un moine bouddhiste. Le docteur Cui, un médecin chrétien auquel il était associé, lui fit lire des livres de catéchèse et le fameux Tianzhu shiyi (Le Vrai sens de Dieu) de Matteo Ricci. Yi Qingrong quitta fina-lement la toge des bonzes et se fit baptiser. Le docteur Cui lui offrit sa fille en mariage (19). Elle lui donna deux fils et trois filles, Zhenmei étant la petite dernière. Baptisée peu après sa naissance, Lucie grandit et fait des études dans une école dirigée par une vierge. Dès l’âge de 12 ans, elle rêve de consacrer sa vie à Dieu. L’un de ses frères ayant contracté pour elle un mariage, elle simule la folie. Elle joue d’ailleurs parfaitement la comédie, mangeant les gâteaux ou buvant le thé offerts à des invi-tés, mettant ses chaussures à l’envers ou les jetant dans la rue, geste très inconvenant, ou bien encore restant muette pendant plusieurs jours, etc. Finalement la famille de son époux forcé rend les gages et annule le contrat. Vers l’âge de vingt ans, elle tombe gravement malade. Guérie grâce aux soins de son frère Jean, médecin, elle mène une vie de prières. En 1833, le P. Zhong, avec l’accord de l’évêque, Mgr Fontana, lui demande de faire la catéchèse aux filles. Invitée ensuite à enseigner en divers lieux, elle rejoint finalement son frère Jean qui s’était déplacé à Chongqing puis à Guiyang pour y exercer la médecine. Elle avait grande admiration pour les martyrs du Guizhou et faisait souvent part de son espoir de suivre leur exemple. Lorsque Mgr Faurie l’envoie à Kiachalong aider le P. Néel, son frère a le pressentiment que cette mission sera la dernière. Elle arrive à son nouveau poste pour Noël 1861.

Jean-Pierre Néel, prêtre des Missions étrangères et originaire du diocèse de Lyon, ouvre au Guizhou depuis deux ans dans des circonstances très précaires. La tâche est difficile et ingrate, car la guerre civile divise alors le pays entre les « impériaux », fidèles au gouvernement mandchou, et les « rebelles », plus ou moins rattachés au grand mouvement révolutionnaire des Taiping.

L’intervention des puissances étrangères envenime aussi les sentiments anti-chrétiens. L’année 1860 reste une date humiliante et douloureuse dans la mémoire du peuple chinois. En août 1860, les troupes franco-anglaises dirigées par Lord Elgin sont entrées dans Pékin pour forcer des négociations. En représailles pour l’arrestation de l’anglais Harry Parkes et le mauvais traitement des prisonniers, Lord Elgin fait incendier le Palais d’été, un joyau de l’Empire, image du ciel, symbole de toutes les gran-deurs de la civilisation chinoise. Le 24 octobre 1860, la convention de Pékin est dictée par Lord Elgin au Prince Gong. Les Anglais obtiennent des avantages diplomatiques et commerciaux ainsi que la pres-qu’île de Kowloon. La France obtient des droits de protection sur les missions à l’intérieur de la Chine.

Au fond de sa province lointaine du Guizhou, Jean-Pierre Néel espérait que cette convention allait faciliter l’évangélisation à l’intérieur du pays, mais c’était compter sans les troubles de la guerre civile et sans la menace du jeune général préfet de Guiyang, Tian Daren (le Grand homme Tian), qui après avoir vaincu les rebelles, se comporte en tyran dangereux. Ses soldats s’emploient en particulier à harceler les chrétiens qui ne savent où fuir.

A la fin de l’année 1861, l’évêque signale au P. Néel la présence de quelques catéchumènes à Jiashanlong (Ka-chia-long), un village de son district qu’il n’a pas encore visité. Il parvient à s’y rendre le 5 janvier 1962 avec son catéchiste Jean Chen, un lettré récemment converti à Guiyang. Il y est accueilli avec joie par Zhang Tianshen (Jean Tchang), un pauvre menuisier qui s’initiait au christianisme depuis quelque temps. Dévot bouddhiste, celui-ci s’était d’abord affilié à la secte des Jeûneurs, puis il avait rencontré à Kaizhou (Kai-tcheou), chef-lieu du canton, un chrétien « baptiseur » nommé Tang. Ces « baptiseurs » avaient pour mission de baptiser les bébés en danger de mort tout en faisant un peu de catéchèse. Décidé à devenir chrétien, Zhang était allé suivr