Eglises d'Asie

LES GÉNÉRAUX BIRMANS REDORENT LES TEMPLES ET REMPLISSENT LES PRISONS

Publié le 18/03/2010




Pour se prémunir de tout risque démocratique, les généraux qui dirigent cette dictature ermite ont mis en place deux programmes d’auto-préservation. Recherchant le soutien de la majorité bouddhiste du pays, la junte au pouvoir rénove les anciens temples et fait construire de nouvelles pagodes à un rythme que les spécialistes disent sans précédent dans l’histoire contemporaine de toute l’Asie du Sud-Est. Pratiquement chaque jour, un général quatre étoiles se rend en visite, en convoi armé, dans une pagode tout juste restaurée. La télévision d’Etat enregistre fidèlement les gestes de sa piété religieuse, montrant le général en question enlevant ses chaussures pour inspecter le Bouddha tout de feuilles d’or fraîchement revêtu.

Mais, à côté de cela, la junte a un deuxième plan, bien plus sérieux. Les généraux, qui ne prennent pas de risque, ont fait enfermer pratiquement tous leurs opposants politiques. A la fin du mois de septembre dernier, ils ont à nouveau ordonné la mise en résidence surveillée de Daw Aung San Suu Kyi, la dirigeante de l’opposition dont le parti a très largement remporté les élections de 1990. Victoire que les généraux refusent de reconnaître. Daw Aung San Suu Kyi, lauréat du prix Nobel de la paix, a passé plus de six de ces dernières onze années enfermée dans sa maison de Rangoon. Cet automne, des responsables importants de son parti ont été emprisonnés ou placés en résidence surveillée. Deux des plus influents moines bouddhistes du pays, qui l’an dernier ont écrit aux généraux pour leur demander d’engager des pourparlers avec Daw Aung San Suu Kyi, font désormais l’objet d’une étroite surveillance des servi-ces spéciaux militaires.

Il y a douze ans, l’armée a mis fin à de très importantes manifestations de l’opposition en tirant sur la foule, tuant au moins plusieurs centaines de personnes et emprisonnant des milliers d’autres. Depuis, les généraux ont doublé la taille des forces armées, fortes maintenant de plus de 400 000 hommes, quand bien même le pays, peuplé de 50 millions d’habitants, ne connaît pas de menace étrangère sérieuse et que la paix a été faite avec la plupart des rébellions armées animées par les minorités ethniques du pays. Les analystes militaires estiment que l’objectif pre-mier de ce renforcement des forces armées (renforcement qui coïncide avec un fort déclin des dépenses consacrées à l’enseignement et à la santé) est d’abord de prévenir et, en cas de besoin, d’écraser tout soulèvement populaire. D’importants détachements de l’armée sont positionnés autour des principales villes, voire même dans les villes.

Ces dernières cinq années, la junte a déplacé de force des dizaines de milliers de gens pauvres, potentiellement fauteurs de troubles, des centres des villes vers de lointaines banlieues, en fait des bidonvilles. Les militaires ont fermé la plupart des universités dans les villes pour envoyer les étudiants sur de nouveaux campus, situés dans des régions rurales éloignées. Les syndicats comme toute association ou organisation indépendante sont interdits. Sous cette dictature militaire, au pouvoir depuis 38 ans maintenant, posséder un modem électronique, envoyer un courrier électronique, se connecter à Internet ou inviter un étranger à son domicile privé sont autant d’actes criminels. Les généraux n’autorisent plus les journalistes étrangers, en particulier américains, dans le pays. Mais, à court de devises fortes, le gouvernement a commencé à ouvrir le pays aux touristes étrangers depuis 1996.

L’auteur de ces lignes s’est rendu en Birmanie entre la fin octobre et le début du mois de novembre 2000 en tant que touriste. Cette décision a été prise après que les autorités birmanes eurent refusées de délivrer un visa de journaliste aux reporters du New York Times, malgré des demandes répétées et régulières ces cinq dernières années. Les ressortissants de Birmanie risquent la prison s’ils sont surpris en train de parler à un journaliste étranger. Pour cette raison, cet article a changé les noms et les identités des personnes qui ont pris le risque de nous expliquer ce qu’est la vie de tous les jours dans une nation parsemée de panneaux géants, couleur vert olive, qui mettent en garde de la façon suivante : « Ecraser tous les éléments destructeurs internes et externes. Ils sont un seul et même ennemi»

Un ancien détenu politique, âgé d’une quarantaine d’années, témoigne avoir été arrêté par les services secrets militaires au motif d’être entré en contact avec un parti politique interdit. En l’absence de tout témoin civil, il a été condamné à dix ans de prison au cours d’un procès secret. Aucun avocat ne l’assistait. Les associations de défense des droits de l’homme confirment que son histoire n’a rien d’exceptionnel dans un pays où des personnes sont facilement emprisonnées pour des motifs obscurs et des durées fort longues. Selon un décompte de l’ambassade des Etats-Unis à Rangoon, il y a environ 1 400 prisonniers politiques en Birmanie. L’ancien détenu avec qui nous sommes entrés en contact raconte qu’après son arrestation, son interrogatoire a commencé. Ses gardes lui ont enfilé un sac puant en coton sur la tête et l’ont questionné pendant quatre jours sans relâche et sans le laisser dormir. Le sac, continue-t-il, lui interdisait de voir le visage de ses interrogateurs ; tâché de sueur, de sécrétions et de sang, son odeur était insoutenable. « Il sentait affreusement mauvais, vous ne pouvez vous imaginer»

Plus tard, dans sa cellule, il a été surpris en possession d’un magazine. A l’époque, les détenus n’avaient pas ni le droit de lire ni celui d’écrire. Pour le punir, ses gardes l’ont placé dans une cellule à l’isolement pendant trois mois, sans accès à des toilettes ou à une douche. En 1999, la Croix-Rouge a pu commencer à visiter des prisons et, depuis, certains prisonniers ont le droit de lire. La prison où notre témoin était enfermé se trouve dans une zone rurale à plus de 320 kilomètres de son lieu de résidence. Son épouse et sa mère n’avaient les moyens de lui rendre visite qu’une fois tous les trois mois. Elles avaient alors la permission de lui parler pendant un quart d’heure ; dans le parloir, un garde prenait en notes ce qu’ils se disaient et un autre veillait à ce qu’il ne rentre jamais en contact physique avec sa femme ou sa mère. Les deux femmes lui apportaient de la nourriture et notre témoin estime que ces rations supplémentaires lui ont permis, à lui et à plusieurs de ses camarades, de rester en vie. Entre ces visites, lui et ses compagnons de détention, rapporte-t-il, enrichissaient leurs rations de haricots par des crapauds, des chauves-souris et des rats. Ils faisaient griller leurs prises sur des plaques de métal placées sur un feu nourri de sacs en plastique. Les rats étaient un met de choix, rapporte-t-il encore, le plus beau des repas qu’on pouvait s’offrir en prison. « En fait, ajoute-t-il, il était très rare de voir un rat. Tout le monde les pourchassait»

En 1952, Norman Lewis, auteur-voyageur britannique, écrivait que les Birmans « sortent sous le soleil immaculés et sereins ». Bien que sévèrement affectée par la Seconde guerre mondiale, la Birmanie avait à l’époque le système de soin le plus efficace, la meilleure fonction publique et le taux le plus élevé d’alphabétisation de tout le Sud-Est asiatique. Aujourd’hui, ce pays est devenu un des pays les plus pauvres, une des nations les moins développées du monde, dirigé par un des gouvernements les plus calamiteux de la planète.

Cette année, sur 191 pays, l’Organisation mondiale de la santé a placé la Birmanie à l’avant-dernière place des nations pour la qualité de son système de santé (la dernière place étant occupée par le Sierra Leone). La plupart des Birmans disposent de moins de un dollar par jour pour vivre ; quatre enfants sur dix souffrent de malnutrition ; enfin, selon les statistiques des Nations Unies et de la Banque mondiale, le gouvernement birman consacre, dans les écoles publiques, 28 cents par an pour chaque enfant.

Et pourtant le paradoxe de la sérénité et de l’élégance demeure. La plupart des hommes et des femmes continuent à porter le slongyi (équivalent birman du sarong indien) ; la plupart de ces slongyis sont tissés dans des teintes flamboyantes. Aux heures de pointe en ville, les femmes ont une façon extrêmement gracieuse, presque royale, de se tenir en équilibre et en amazone sur le porte bagage de vélos mus par des hommes. Dans des bus inhumainement chargés, les passagers ne paraissent pas impatients. Les enfants sourient, le visage éclairé par les marques que leurs mères ont dessinées sur leur visage, des marques faites avec une pâte de bois de santal au doux parfum.

Dans les campagnes, le temps semble avoir suspendu son vol. Entourées de rizières vert émeraude, les maisons de bambous, immaculées, embaument le parfum des fleurs. Les chars à boufs sont plus nombreux que les automobiles. Des enfants aux portes de l’adolescence, revêtus de la robe écarlate des moines, circulent dans les rues, chantant et faisant sonner des cloches – et les adultes, en retour, remplissent de riz et de fruits leurs bols. Contrairement à la Thaïlande où 90 % des forêts ont été coupées, la Birmanie est encore à moitié couverte de forêts. Mais le charme qui se dégage de l’attitude de ce peuple et la beauté qui émane de ces paysages sont trompeurs. Les gouvernements occidentaux et les agences de l’ONU affirment que les généraux sont à la tête d’un trafic empoisonné où se mêlent héroïne et amphétamines, blanchiment de l’argent de la drogue, corruption au plus haut niveau, travail forcé, exploitation sexuelle de jeunes femmes et une épidémie de sida comparable à ce qui se passe en Afrique.

Et pourtant, ajoutent les diplomates, aucune dissension sérieuse ne se fait jour au sein de la junte. Les généraux semblent disposer de tout leur temps pour visiter les pagodes et prononcer des discours exaltant la grandeur du passé pré-colonial. C’était une époque où la Birmanie était dirigée par des rois constructeurs de milliers de temples bouddhistes – l’équivalent d’une croisade pour laquelle ils pensaient accumuler des mérites.

Nombreuses sont les photos dans ces temples, aujourd’hui resplendissants, qui montrent des Birmans s’inclinant de gratitude devant leurs généraux comme autrefois leurs ancêtres se sont inclinés devant leurs rois. « C’est de la propagande », affirme un vieux moine, quelque part dans le nord du pays. Peu importe le nombre de pagodes qu’ils restaurent, ajoute-t-il, les généraux reviendront sous la forme de rats.