Eglises d'Asie

CE QUE L’ELITE PERD, LES ISLAMISTES LE RECUPERENT

Publié le 18/03/2010




A 100 kilomètres au sud-ouest d’Islamabad, sur un plateau balayé par le vent, des drapeaux islamiques verts flottent au-dessus d’un océan de tentes militaires de couleur kaki. Des milliers de militants islamiques, dont font partie plusieurs dizaines d’officiers de l’armée à la retraite et des centaines d’anciens soldats, ont installé un campement près du village de Munara depuis deux mois, en attendant de marcher sur Islamabad et de forcer le régime militaire à introduire un système de gouvernement islamique.

Le rôle croissant des groupes et des partis islamiques de même que la participation croissante en leur sein de personnel militaire à la retraite sont un nouveau défi pour le chef de l’exécutif, le général Pervaiz Musharraf, qui essaie de ramener le Pakistan vers la démocratie. Les premiers pas dans cette direction ont été faits le 31 décembre quand 18 des 106 districts du Pakistan ont organisé des élections locales. Musharraf, qui s’est emparé du pouvoir en octobre 1999, promet qu’il y aura des élections nationales et un gouvernement civil avant octobre 2002.

Le test des premières élections n’est cependant pas de bon augure. Les généraux doivent faire face à une colère persistante concernant leur décision de gracier l’ancien Premier ministre, Nawaz Shariff, et lui permettre de sortir de prison pour s’exiler en Arabie Saoudite, le 9 décembre dernier. Et sur le plateau de Munara, une menace plus grave encore est en train de prendre corps.

D’anciens officiers enseignent les arts martiaux

Le colonel à la retraite Abdul Qayuum, qui a passé 32 ans dans l’infanterie et est aujourd’hui président du Tanzeemul Ikhwan, un mouvement islamique, affirme : “Nous assiégerons Islamabad et nous resterons là jusqu’à ce que l’islam soit mis en pratique. Nous avons décidé d’agir ou de mourir pour l’islam. Les élections et la démocratie ne sont pas une solution et Pervaiz Musharraf doit prendre conscience que nous ne sommes pas dans une armée et un Etat séculiers’ mais islamiques”. Au moment même où il parle, d’anciens officiers enseignent aux soldats de base les arts martiaux et les fondements de la parade. Les Ikhwan devaient se mettre en marche le 27 décembre, mais ont retardé leur départ pour permettre des négociations de dernière minute avec le régime.

Les élections locales font partie de la tentative de Musharraf pour établir une démocratie à la base et détrôner l’élite féodale du Pakistan qui domine la politique du pays depuis cinquante ans. Paradoxalement, c’est cette tentative et le déclin des principaux partis qui encouragent les grou-pes et les partis islamistes à occuper l’espace laissé vide.

Les partis islamiques, mieux organisés aujourd’hui que dans le passé, voient une énorme chance de changer les principes politiques du pays et le tourner vers un islam mili-tant. On s’attend habituellement à ce qu’ils se tirent bien des élections locales. En outre, la marge de manœuvre de Musharraf dans le domaine politique et celui des réformes est largement limitée par les militants islamiques. “Notre avenir est hypothéqué par les fondamentalistes, et le régi-me se laisse facilement prendre en otage par eux”, explique I.A. Rehman, directeur de la Commission des droits de l’homme au Pakistan, une organisation non gouvernementale de Lahore.

Dans ce que Musharraf appelle “une étape révolutionnai-re”, les élections locales sont supposées “rendre le pou-voir au peuple”. Pour la première fois, dans un pays domi-né par les hommes, les femmes ont droit à 33 % des 42 000 sièges de conseillers ; les pouvoirs administratifs, politiques et financiers dans les districts seront donnés aux représen-tants élus et non plus à des fonctionnaires. En dépit de la pluie et du froid, les électeurs se sont présentés en nombres plus importants que prévu. Dans certaines régions rurales du Pendjab, ils étaient 60 % à voter. Selon Sakina Junego, un électeur dans un village près de Khushab, au Pendjab occidental : “Je ne comprends rien au plan compliqué de Musharraf, mais nous votons pour davantage d’écoles et l’eau potable”.

Bien que la forte participation ait constitué une bonne nou-velle pour Musharraf, le vote a alimenté la critique publique parce que l’armée a interdit aux partis politiques de participer et a restreint la campagne électorale des candidats à un minimum. Dans les médias, aucune campagne n’a été organisée pour expliquer le système complexe de l’élection à un électorat très largement analphabète.

Beaucoup d’hommes politiques et la commission des droits de l’homme disent que l’armée aura toutes les possibilités de s’assurer que ses partisans sont élus comme les puissants “nizams”, ou maires, dans les conseils de district. Les élections de district s’éterniseront pendant les six prochains mois, et les résultats de chaque lieu ne seront annoncés qu’après une semaine. Le résultat des élections du 31 décembre ne sera annoncé que le 6 janvier et les conseils ne seront pas en place avant le mois d’août.

Musharaff insiste pour dire que les hommes politiques à l’ancienne ne doivent pas être remis en selle, particulière-ment Sharif et l’ancien Premier ministre Benazir Bhutto qui se trouve en exil. “Ce n’est pas seulement ma vision personnelle, c’est le consensus dans l’armée et ce n’est pas une armée de république bananière”, a-t-il affirmé, le 22 décembre aux journalistes. Mais, en dépit de sa détermina-tion à détruire l’ancienne élite politique, les principaux vainqueurs dans les districts du Pendjab occidental seront sans doute des candidats islamistes et des parents proches des principales familles politiques.

Les groupes islamiques impriment le rythme

Alors que les principaux partis sont sans chefs et divisés, les partis fondamentalistes islamiques essaient de se placer. Le plus puissant d’entre eux, le Jamaat-e-islami, a organisé des manifestations dans tout le Pakistan, le 17 décembre, pour demander la démission de Musharaff. Leur chef, Qazi Hussain Ahmad, a demandé aux autres généraux de le remplacer, en disant aux journalistes que Musharaff avait “échoué sur tous les fronts” et « mis en danger la sécurité et l’honneur du pays”.

Pendant ce temps, le Jamiat-e-Ullema Islam et des partis frères se sont engagés à forcer l’armée à défier les sanctions des Nations Unies contre le régime taliban en Afghanistan, le jour où elles entreront en vigueur, le 20 janvier. Le Pakistan est le seul pays qui soutienne encore les Talibans. Des groupes musulmans sunnites basés en Afghanistan sont responsables d’une série d’assassinats, en décembre, de mu-sulmans shiites pakistanais. Mais l’armée n’a pas interdit ces groupes sectaires et les Talibans refusent d’extrader leurs chefs.

Lashkar-e-Tayyaba, le groupe pakistanais le plus important de “djihad”, combattant sur le territoire controversé du Cachemire, a promis de saboter les récentes initiatives de paix entre l’Inde et le Pakistan. Il a même demandé à Musharaff de se laisser pousser une barbe islamique. Le 22 décembre, le Lashkar a attaqué le “Fort rouge” historique de New Delhi, sa première attaque au cœur de la capitale indienne. Deux militaires indiens et un garde civil ont été tués. Le Lashkar s’est engagé à bombarder ensuite le bureau du Premier ministre indien.

Islamabad est en train d’essayer d’empêcher la formation d’un Front islamique uni mais tous les partis islamiques ont des partisans dans l’armée et dans les services de renseignement. Ils sont aussi discrètement encouragés par quelques généraux qui voudraient que Musharaff choisisse l’islam plutôt que la démocratie. Selon un ancien responsable militaire, le mouvement Ikhwan était étroitement lié à une tentative avortée de coup d’Etat, en 1996, par des officiers fondamentalistes. Basé dans la région du plateau de Potowar, au Pendjab, qui est le vivier principal de recrutement de l’armée, Ikhwan a depuis lors largement augmenté le nombre de ses partisans parmi les officiers en activité.

Musharaff continue de prétendre qu’il commande, mais ses options politiques, économiques et diplomatiques sont restreintes par la pression des fondamentalistes. Le renouveau économique, la paix avec l’Inde et un retour à la démocratie sont menacés par une agitation croissante, le fondamentalisme et le désordre. Le journaliste et éditorialiste Ayaz Amir affirme : “Nos généraux sont sur une longueur d’onde qui leur est propre. Ils ont du mal à comprendre ne serait-ce que les rudiments de la politique”.