Eglises d'Asie

MISE EN PLACE IL Y A 30 ANS, LA POLITIQUE DE DISCRIMINATION POSITIVE FAIT L’OBJET DE CRITIQUES GRANDISSANTES

Publié le 18/03/2010




Ces trente dernières années, les autorités malaisiennes ont mis en œuvre un gigantesque processus de transformation sociale : par une politique de discrimination positive, il s’est agi de sortir de la pauvreté les enfants de millions de petits cultivateurs et de récoltants de caoutchouc pour en faire une élite en col blanc. La Malaisie a consacré des mil-lions de dollars à envoyer les habitants premiers du pays – ceux qu’on appelle “les fils du sol” – étudier dans les meilleures universités aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne ou en Australie. En l’espace d’une génération, ce programme a permis l’émergence d’une classe moyenne urbaine composée de ces “fils du sol” et a contribué à éviter des flambées de violence ethnique semblables à celles qui ont terni les années qui ont suivi l’indépendance, dans les années 1960.

Mais, à l’heure où le pays se prépare à célébrer le trentième anniversaire de ce programme, connu sous le nom de Nouvelle politique économique, ses failles et ses manquements deviennent de plus en plus évidents. Selon les critiques de cette politique, la discrimination positive est devenue le règne du copinage. Le gouvernement n’a réussi qu’à transférer la richesse aux mains d’une petite élite d’hommes d’affaires étroitement liés au milieu politique. “On a assisté à la création délibérée d’une oligarchie”, s’exaspère Shahrir Samad, qui est un membre de l’instance suprême du parti au pouvoir mais qui est devenu un des opposants les plus virulents à cette politique consistant à mettre aux postes de commande des fils du sol. “L’idée d’origine était que la réussite économique du pays dépendait de l’émergence de géants industriels.” Les Malais, qui représentent environ la moitié de la population totale de la Malaisie, forment le plus important groupe ethnique natif du pays.

Couvés pendant des années par le gouvernement, ces capitaines d’industrie choisis par les autorités croulent aujourd’hui sous les dettes et dirigent des entreprises structurellement dans le rouge, dépendantes des largesses des autorités pour leur survie. Les dirigeants du pays font face au dilemme suivant : soit ils continuent à les soutenir à bout de bras, soit ils les laissent couler – et ils suppriment du même coup ce qui constitue le symbole même du développement économique contrôlé par les fils du sol. “Ces entrepreneurs sont supposés œuvrer à la création de richesses malaises”, commente M. Shahrir. “En fait, ils ne font que détourner les richesses malaises”. L’exemple le plus récent de faillite retentissante remonte à il y a quinze jours lorsque l’entrepreneur malais, Tajudin Ramli, n’a dû le salut de ses affaires qu’aux facilités mises à sa disposition par le gouvernement.

M. Tajudin, comptable de formation et fils d’un cultivateur, s’est vu confier la direction de la compagnie aérienne nationale, Malaysia Airlines, en 1994. A l’époque, les hommes politiques malais se répandaient en éloges à propos de cet homme, issu d’un milieu si modeste et qui avait pu se hisser jusqu’à la présidence d’une des grosses compagnies aériennes de la zone. Mais M. Tajudin, un protégé de l’actuel ministre des Finances, Daim Zainuddin, n’avait aucune expérience de la gestion d’une compagnie aérienne et, selon les analystes, il a réussi à l’envoyer au tapis. Aujourd’hui, Malaysia Airlines se retrouve dans le rouge pour la quatrième année consécutive et est lourdement endettée.

“Le problème est que c’est l’ensemble de cette politique qui a été détournée de son but par des politiciens au profit d’intérêts privés”, estime Terrence Gomez, professeur à l’université de Malaya et expert de la question. “Les contrats ne font pas l’objet d’attributions transparentes”.

Comparé à d’autres programmes de discrimination positive mis en place ici ou là de par le monde, la Nouvelle politique économique de la Malaisie se distingue en ce qu’elle a été conçue pour le bénéfice non d’une population minoritaire en nombre mais pour un groupe qui constitue la majorité de la population de la Malaisie. Ce programme, qui s’étend à quasiment tous les aspects de la vie en Malaisie, est né d’un constat, d’une réalité impossible à passer sous silence : en 1970, ceux que l’on appelle les natifs de la Malaisie ne possédaient pas plus de 2,4 % de la richesse du pays. Le but de cette politique n’était pas seulement de mettre les natifs du pays sur un pied d’égalité avec les populations issues de l’immigration, principalement ceux d’origine chinoise ; il s’était aussi agi d’inverser les déséquilibres sociaux résultant de plusieurs siècles de présence coloniale, que ce soit sous les Portugais puis les Hollandais au début ou sous les Japonais et les Britanniques à la fin de la période.

Les natifs du pays ont fait l’objet d’un traitement préférentiel dans l’attribution des contrats passés par l’Etat ; ils ont bénéficié de prêts à taux avantageux ; ils ont pu acquérir à des prix inférieurs à ceux du marché des blocs d’action de grosses sociétés. La fonction publique est devenue leur domaine réservé. Sur le papier, le programme est un succès en termes de transfert de richesses : il est estimé que, pris en bloc, les fils du sol contrôlent presque un tiers de la richesse nationale. Les chiffres pour l’année 2000 seront connus d’ici quelques semaines. Mais les critiques font remarquer que cette richesse est fort mal répartie et, pire encore, qu’elle est concentrée entre les mains d’un petit groupe d’entrepreneurs dans le rouge qui ralentissent la croissance globale de l’économie du pays.

Pendant des années, toute critique de ce programme de discrimination positive a été tabou – et constituait même une offense punie par la loi. Cependant, un nombre de plus en plus important d’universitaires éminents et d’hommes politiques de premier plan (jusque dans le gouvernement) appellent à une refonte du système. Dans la meilleure université du pays, l’ouvrage le plus populaire en ce moment est une virulente mise en accusation des effets pervers de cette politique. L’auteur de ce livre est un docteur malais qui a émigré en Californie. Dans Le dilemme malais revisité, de Bakri Musa, on peut lire que ce programme est cause de l’apparition d’“une mentalité d’assisté” où les fils du sol en sont venus à estimer normal de partir étudier à l’étranger gratuitement, de recevoir un poste dans la fonction publique et de bénéficier de prêts fort avantageux pour l’achat de leur logement et de leur voiture.

Les universités publiques, qui sont tenues de recruter au moins 60 % de leurs étudiants parmi les natifs, produisent des diplômés au rabais, estime M. Bakri. Et ce quota génère colère et ressentiment au sein des races minoritaires “immigrantes”. M. Bakri cite un ancien ministre de l’Education, Najib Razak, qui, selon lui, a déclaré que, si les étudiants étaient admis dans les universités d’Etat sur la seule base de leurs mérites, les natifs représenteraient tout juste 5 % de l’ensemble des étudiants du premier cycle. Cette réalité, commente-t-il, démontre les défaillances majeures du système éducatif secondaire de la Malaisie.

Les effets pervers de la Nouvelle politique économique sont cependant plus profonds que le simple ressentiment des étu-diants des minorités à propos des quotas ou le niveau insuf-fisant des étudiants malais qui bénéficient de ces quotas. Plutôt que d’avoir brisé la barrière des races, cette politique l’a en fait renforcée. Aujourd’hui, comme il y a trente ans, le système politique est fondé presque entièrement sur le critère de l’appartenance raciale. Chacun des principaux groupes ethniques – les Malais, les Chinois, les Indiens – dispose de ses propres partis politiques. “Nombreux sont ceux qui sont d’accord pour dire que nous sommes plus polarisés aujourd’hui que nous ne l’avons jamais été dans notre histoire”, écrit Lim Kok Wing, éditorialiste au journal The Sun. “Nos enfants ne savent pas comment se mêler avec ceux des autres races, ne comprennent pas la religion de ceux des autres races et préfèrent finalement se mêler à ceux qui leur sont semblables”.

Le système de classification de la population toute entière en fonction de la race, tel que le veut cette politique de discrimination positive, présente des inconvénients majeurs. Selon ce système, un nouvel immigrant en Malaisie, fraîchement arrivé, pourvu qu’il soit musulman et qu’il ressemble physiquement à un Malais natif de Malaisie, peut prétendre à la qualité de “fils du sol” quelques années seulement après son arrivée en Malaisie. Mais un Malaisien d’origine chinoise ou indienne, dont la famille est installée en Malaisie depuis cinq générations, se voit toujours classé parmi les immigrants.

La diversité ethnique de la société malaisienne est un héritage des politiques mises en place par les Britanniques pour attirer des travailleurs indiens et chinois dans les mines d’étain et les plantations d’hévéa, à l’époque de Malaya la coloniale. Les Malaisiens d’origine chinoise représentent aujourd’hui environ un quart de la population et ceux d’origine indienne à peu près 10 %. Au fil des années, beaucoup de ces communautés d’immigrants ont préservé leurs clubs et continué à envoyer leurs enfants dans des écoles spécifiques. Ainsi, plutôt que d’utiliser le malais, la langue nationale, il y a de fortes chances pour que les Sino-Malaisiens se parlent entre eux en cantonais, en mandarin ou en anglais.

Considérés en tant que groupe, les Malaisiens d’origine chinoise sont ceux qui s’en sont le mieux tirés d’un point de vue économique. En 1970, ils contrôlaient 27,2 % de la richesse nationale. Aujourd’hui, et en dépit de trois décennies du soutien prodigué par les autorités aux hommes d’affaires malais, les Chinois ont augmenté leur part dans la richesse du pays à 40 %. Cette augmentation relative s’est faite principalement aux dépens des étrangers : ceux-ci possédaient alors un impressionnant 63,4 % de la richesse nationale (plantations et mines aux mains des Britanniques) mais ne sont plus propriétaires aujourd’hui que d’environ 25 % de cette richesse nationale.

Les déséquilibres économiques entre Malais et Sino-Malaisiens sont à l’origine des tensions inter-ethniques des années 1960 et finalement des émeutes de 1969 au cours desquelles plus de 100 personnes ont trouvé la mort. Ces événements ont fait l’effet d’un choc dans la conscience nationale et ont joué le rôle de catalyseur pour la définition et la mise en place de la Nouvelle politique économique. Même les critiques de ce programme reconnaissent volontiers qu’un de ses succès les plus évidents a été l’absence de heurts inter-ethnique graves tout au long de ces trente dernières années. Un conseiller du gouvernement illustre le succès du programme en ces termes : “En 1969, un bumiputra pouvait mettre le feu à une voiture ou à une échoppe ; il était sûr de détruire le bien d’un Chinois. Aujourd’hui, il y a une forte probabilité pour que la grosse voiture ou la maison qu’il voit appartienne à un bumiputra ». En malais, bumiputra signifie fils du sol’.

Mais, parmi les minorités défavorisées, particulièrement les Indiens, la Nouvelle politique économique a un goût amer. Déjà parmi les plus pauvres lors de l’accession de la Malaisie à l’indépendance en 1957, les Indiens se situent toujours parmi les plus pauvres et les moins éduqués des Malaisiens. A eux tous, les Indo-Malaisiens possédaient 1,1 % de la richesse nationale en 1970. Trente ans plus tard, leur part du gâteau plafonne à 1,5 %, soit un pourcentage très largement inférieur à leur poids démographique (10 %). En dépit de la pauvreté qui est le lot commun pour bon nombre d’Indiens, leur sort a été en grande partie négligé par les autorités, ces trente dernières années. “Vous vous entendez constamment dire que vous êtes un citoyen de seconde classe”, déclare K. S. Maniam, un des romanciers malaisiens contemporains les plus connus. “Vous vivez dans votre propre univers culturel, votre propre poche de solitude. Et si la culture a la portion congrue, va en diminuant, il ne reste plus que la solitude”.

Parmi les intellectuels libéraux de Malaisie, se font entendre des appels de plus en plus nombreux à revoir la Nouvelle politique économique, à la réviser en la fondant plus sur l’éradication de la pauvreté que sur la question de l’appartenance ethnique. Toutefois, selon les analystes de la scène politique, des changements radicaux sont improbables dans ce domaine à court terme et cela du fait de la nature même de ce programme : cela signifierait retirer des avantages à ceux qui forment la majorité de l’électorat.