Eglises d'Asie

LES TRAVAILLEURS ESCLAVES L’esclavage a fait sa réapparition en Chine alors que le nombre des migrants augmente. Pékin apparaît peu disposé et incapable d’empêcher ce phénomène

Publié le 18/03/2010




La cheminée sombre du village des Quatre Côtés est visible de loin derrière un rideau d’arbres et se détache nettement au milieu des champs où ondule le blé dans cette partie de la province du Hebei. Pour l’observateur moyen, il s’agit simplement d’une autre misérable et sale usine de la campagne chinoise produisant des briques en grand nombre pour répondre au boom de la construction dans le pays. Mais, durant plus d’une année, ce hameau noirci par les fumées de charbon a été le lieu où ont vécu et travaillé 27 hommes, retenus là en esclaves, non payés et incapables de fuir. Ils ont été attirés depuis une gare voisine, endormie et située à proximité du chef-lieu du district de Dingzhou, après avoir voyagé pendant des jours en train et en bus venant de provinces intérieures encore plus pauvres.

Les promesses de bons salaires et de condition de vie meilleure se sont vite évaporées. Les hommes se sont retrouvés à peiner 12 heures par jours dans une chaleur accablante en échange d’aucun salaire ; pour vivre, ils ont dû se contenter d’abris faits de briques récupérées et recouverts d’un bout de plastique. Ils n’étaient pas autorisés à partir. Quand l’un d’eux a réussi à s’échapper dans un champ de blé voisin, les patrons de l’usine l’ont pourchassé à moto et l’ont ramené au camp en le traînant au bout d’une corde pour le battre jusqu’à ce que mort s’en suive devant tous ses anciens compagnons d’infortune.

A la mi-mai, un des esclaves est finalement parvenu à s’évader et a réussi à gagner Dingzhou. Les responsables locaux du bureau des travailleurs ont organisé une descente dans le camp le 22 mai, arrêtant le patron et libérant les hommes. Sept d’entre eux sont partis immédiatement. Les autres ont choisi de rester, promesse leur ayant été faite qu’ils seraient désormais bien traité, qu’ils seraient payés, auraient droit à des congés et seraient encadrés par un nouveau patron. « Ils avaient l’habitude de nous battre et de nous hurler dessus, raconte un travailleur de la province du Yunnan, habillé de haillons et dont le travail consiste à transporter des briques sur une charrette en bois des fours fumants jusqu’au terrain où les briques sont stockées sous un tapis de paille. C’est mieux maintenant. Au moins, nous sommes payés 

L’esclavage réapparaît en Chine à mesure que les flux migratoires grossissent et que le secteur privé prospère. Contrairement au travail forcé dans les usines-prisons gérées par l’Etat chinois, les travaux forcés illégaux qui ont lieu dans les campagnes sont peu connus et même peu compris. Cela est dû en partie au fait que ce phénomène se produit principalement dans les régions isolées où les affaires privées clandestines ou semi-légales – souvent des usines de fabrication de briques, des carrières de pierres et des fermes – sont nombreuses. Mais cela est dû aussi à l’embarras de Pékin face à la réapparition d’un problème auquel la révolution communiste était censée avoir mis fin.

Contrairement au trafic de femmes destinées à la prostitution ou vendues comme épouses, le commerce d’hommes jeunes et robustes pour l’effort d’industrialisation de base du pays ne fait que rarement surface dans la presse. Les institutions étrangères telle que l’Organisation internationale du travail – dont Pékin a récemment demandé l’assistance afin de l’aider à améliorer les conditions de travail dans le pays – déclarent que rien ne leur a été dit au sujet de l’esclavage en Chine. « Nous n’avons pas connaissance de l’existence de travaux forcés en Chine jusqu’à présent – mis à part du fait de l’Etat affirme Robert Bohning, directeur du groupe sur les travaux forcés de l’Organisation internationale du travail, qui qualifie de telles pratiques de « plaie pour la liberté des hommes 

L’esclavage en Chine, comme n’importe où, est un terme qui recouvre de très nombreux abus dans le domaine du travail. Des exemples comme les fours à briques de Dingzhou, où il n’y avait pas le moindre semblant d’une situation d’emploi normale, sont rares. Le plus souvent, les victimes sont réduites en esclavage pour rembourser des dettes, essayant de régler de soi-disant frais et autres retenues dans un combat perdu d’avance qui les laisse de façon permanente sans argent et sans liberté.

Le plus souvent, les responsables attirent des paysans qui ne se doutent de rien dans leurs camps en leur faisant miroiter une bonne paye, une bonne nourriture et un logement. Une fois sur place, ils leurs confisquent leurs papiers d’identité et leur font comprendre les règles strictes de fonctionnement. Les premiers rapports à propos de l’esclavage en Chine sont apparus au milieu des années 1990 au moment où l’économie connaissait un boom après avoir digéré les effets dépressifs du massacre de Tiananmen en 1989. En 1994, par exemple, des officiels du Guangdong, agissant après que des articles aient paru dans la presse locale, ont démasqué un vaste réseau d’une vingtaine de carrières de pierres où l’esclavage était couramment pratiqué. Dans une carrière près de la ville de Qingyuan, 39 ouvriers étaient enfermés dans des cabanes à la tombée de la nuit et placés sous surveillance pour travailler dans une carrière où, pendant plus d’un an, ils n’ont reçu aucun salaire. A l’époque, un officiel de la province, interrogé à ce sujet sur une radio locale, déclara que les travaux forcés étaient « chose commune à travers la province En 1996, dans une autre carrière, à Zhanjiang, toujours dans la province du Guangdong, 80 travailleurs ont été retrouvés dans ce qui a été décrit comme un « camp de concentration 

Les raisons pour lesquelles ce problème n’a pas plus retenu l’attention des responsables ont sans doute à voir avec le caractère sensible de la question. Le Parti communiste chinois est arrivé au pouvoir en promettant la libération. C’était vrai spécialement dans les régions où les minorités ethniques sont nombreuses, où le Parti a souvent fait référence à l’esclavage tel qu’il était pratiqué autrefois et qui a joué le rôle de justification à la prise du pouvoir par les communistes. Les médias dans le Xinjiang ont rapporté en 1994 la libération de 400 Ouïgours qui avaient été forcés de travailler en tant qu’esclaves dans treize mines d’or illégales installées le long du fleuve Manas ; ces hommes passaient le plus clair de leur temps nus afin de décourager tout vol et enduraient chaque jour des corrections à coups de fer à souder.

Depuis l’année dernière, dans l’ensemble du territoire, les rapports sont devenus plus fréquents. En mai 2000, par exemple, le Three Gorges Metropolis News, dans la province du Sichuan, a rapporté que 90 paysans qui avaient été déplacés du fait de la construction du colossal barrage des Trois gorges sur le fleuve Yangtze ont fini comme esclaves dans des fabriques de briques dans la ville de Shenyang, située au nord-est du pays.

L’esclavage se nourrit d’un échec

Le problème semble pouvoir être mis en relation avec les disparités de plus en plus grandes des revenus en Chine. Tandis que les revenus stagnent à l’intérieur des terres, les paysans quittent leurs terres pour améliorer leurs revenus et parfois tout simplement pour survivre. Ceux qui vivent dans les régions les plus isolées, qui jusqu’à aujourd’hui n’ont jamais migré, suivent désormais le mouvement. Ce sont eux qui sont le plus souvent les plus vulnérables, n’ayant jamais quitté auparavant leurs villages.

L’esclavage est en général considéré comme une forme inefficace de travail étant donné la faible motivation du travailleur. Mais on peut le faire marcher en recourrant à des traitements violents ou à des menaces de mort. « Une fois que les gens ont perdu leur liberté individuelle et sont menacés de violences, leurs façons de raisonner changent, estime Hu Shudong, du Centre de recherche économique de la Chine à l’université de Pékin. Ils sont heureux de ne recevoir qu’un bout de pain supplémentaire ou d’éviter des raclées. Leur principal but est de rester en vie jusqu’à ce que quelqu’un vienne les aider. Ce qui signifie que la meilleur option pour eux est de travailler dur 

Les témoignages de recours à la violence sont parfois dramatiques. En février dernier par exemple, des responsables de Zhengzhou, capitale provinciale du Henan, ont été repoussés par une vingtaine de gardes armés chargés de protéger une mine illégale de charbon située dans les environs de la ville et où étaient retenus trente esclaves. Selon un article paru dans le journal local, le Quotidien de Dahe, ils ont dû revenir le jour suivant escortés de policiers armés. Plus tard, toujours selon ce même journal, ils ont fermé une autre mine de charbon dans la même zone où seize personnes âgées de 14 à 73 ans étaient retenues en esclavage.

Ceci étant dit, il semble que ces cas soient rares. Le plus souvent, l’indifférence des responsables locaux explique comment des hommes peuvent être retenus à travailler sous la contrainte. Cela explique pourquoi la plupart des camps d’esclaves ont juste quelques gardes et pas de murs. La corruption des fonctionnaires sévissant, les esclavagistes peuvent facilement acheter la complicité des autorités. Cela peut s’aggraver lorsque des officiels locaux ont un intérêt dans ces opérations – ce qui est souvent le cas, comme pour les fabriques de briques de Dingzhou, où les patrons de ces entreprises sont en fait de mèche avec les autorités.

« C’est sûr, il y a des lois, mais elles ne sont jamais appliquées. Les fonctionnaires responsables des questions du travail ne nous embêtent jamais témoigne le directeur d’une fabrique de briques à Dingzhou, l’une des 50 opérant dans ce seul petit district, et qui admet employer « plusieurs » personnes contre leur gré. « La Chine est si grande et si chaotique poursuit-il, embarrassé, alors qu’il s’accroupi sur un tabouret en plastique dans sa cabane pendant la pause du déjeuner. « Rien n’est étrange ici 

Le système d’enregistrement des foyers à travers tout le pays, le hukou, donne aux travailleurs bien peu de droits ou de possibilité de recours une fois qu’ils ont quitté leur lieu officiel de résidence. De plus, le hukou a encouragé une attitude, déjà solidement enracinée dans les mentalités du pays, selon laquelle les migrants sont considérés comme des citoyens de seconde classe et qu’il ne sert à rien de s’apitoyer sur leur sort. En mai dernier, par exemple, selon un article du Yanzhao Metropolis News, cinq femmes, retenues et forcées à travailler sans être payées dans une usine de polissage de matériaux industriels dans le district de Yanshan (province du Hebei), ont profité d’une panne de courant pour s’enfuir. La police a découvert qu’elles travaillaient aux côtés de trente autres femmes de la région qui étaient payées normalement et pouvaient aller et venir comme elles l’entendaient.

« Le système du hukou institutionnalise une attitude qui dit qu’ils ne sont pas des nôtres et que nous ne sommes donc pas responsables d’eux, rapporte Sophia Woodman, directrice de recherche de Human Rights for China, organisation basée à Hongkong. Ils deviennent vulnérables dès lors qu’ils s’éloignent du lieu de résidence inscrit sur leur hukou L’indifférence des locaux produit le phénomène suivant : il arrive désormais assez souvent que ce soit la police et les médias des régions d’où sont originaires les travailleurs retenus en esclavage qui viennent à la rescousse de ces pauvres bougres. Les 90 migrants déplacés par le barrage des Trois Gorges et retrouvés à Shenyang ont ainsi été secourus par la police de Chongqing. « Lorsqu’ils ont vu les autorités de leur ville venir à leur secours, ils avaient peine à faire leurs sacs suffisamment rapidement », rapporte le Three Gorges Metropolis News. Dans un autre cas, cent personnes du Henan ont été libérées d’une usine de varechs dans la ville de Rongcheng, dans la province du Shangdong, en mai après que l’un d’eux ait contacté sa famille dans le Henan, qui à son tour s’est mise en contact avec le journal local, le Quotidien du Henan.

Comme l’économiste Hu le fait remarquer, l’esclavage en Chine fait sa proie des plus miséreux du pays, et Pékin fait montre de peu d’imagination pour éradiquer cette plaie : « C’est vraiment triste, ces gens sont les plus honnêtes et les plus sincères, et pourtant ils finissent englués dans la pire des situations possibles où le simple fait de vivre est considéré comme une chance