Eglises d'Asie

A PROPOS DES ORIGINES DE L’HISTOIRE DU CHRISTIANISME EN CHINE

Publié le 18/03/2010




Ces derniers temps, de nouvelles découvertes et de nouvelles interprétations au sujet des premiers contacts de la religion chrétienne avec le monde chinois ont suscité l’intérêt du public. A Hongkong, le quotidien de langue anglaise South China Morning Post y a consacré deux articles d’une certaine importance : “China’s Christian Past” (3 novembre 2000) et “Crossroads of Faith” (27 février 2001). En Italie, un jeune chercheur, Matteo Nicolini Zani, a publié une nouvelle traduction du texte de la stèle de Xi’an. Nicolas Standaert, certainement l’un des meilleurs spécialistes de l’histoire de l’Eglise catholique en Chine, a consacré 110 pages de son Handbook of Christianity in China (Tome I) au christianisme sous les dynasties des Tang (618-907) et des Yuan (1206-1368). Martin Palmer, chercheur anglais et directeur de of Religions and Conservation, propose une remarquable étude intitulée Les Soutras de Jésus, qui débute par la “découverte” d’une pagode, vieille de plus de 1 300 ans et caractérisée par son passé chrétien. La pagode, connue sous le nom de Da Qin, est située non loin de Xi’an, dans la province du Shaanxi, exactement là où l’épopée chrétienne en Chine a commencée, en 635.

Palmer a écrit un remarquable ouvrage, un apport essentiel à l’historiographie de la chrétienté en Chine. La plupart des livres consacrés au christianisme en Chine consacre leur premier chapitre ou au moins quelques paragraphes au nestorianisme. Cependant ce lieu commun qui identifie les premiers âges du christianisme en Chine avec les nestoriens ne peut être considéré comme satisfaisant. Le début du christianisme en Chine est fascinant et complexe. Le rôle prépondérant des régions centrales de l’Asie dans la propagation de la foi chrétienne au sein des vastes terres chinoises et l’interaction entre le christianisme et le bouddhisme ont généralement été sous-estimés. La description des débuts de la chrétienté en Chine, assimilée au nestorianisme, a été au mieux présentée sous un angle réducteur.

La chrétienté chinoise n’a pas été une simple annexe ou conséquence secondaire de l’expansion orientale du nestorianisme une fois que celui-ci a été défait en Occident. A plusieurs reprises, j’ai décrit les missionnaires en Chine sous la dynastie des Tang comme étant des “missionnaires syriaques”. Zani, dans l’introduction de sa traduction du texte de la stèle de Xi’an, propose de définir ces missionnaires comme étant issus de l’Eglise orientale syriaque. Palmer a le grand mérite de décrire les origines de la chrétienté en Chine comme étant celles de l’“Eglise de l’Est”. Sa description de la notion d’Eglise de l’Est ne doit pas être perçue à la lumière de notre pensée contemporaine, qui se réfère soit aux anciens rites orientaux en communion avec l’Eglise catholique romaine soit, et plus généralement, aux Eglises orthodoxes. Palmer décrit magistralement l’Eglise de l’Est dans son livre. L’histoire de cette Eglise est liée à l’essor de l’empire des Sassanides au début du troisième siècle, un empire qui s’étendait de l’Iraq au Pakistan actuels. Les Sassanides, zoroastriens, ont férocement persécuté les chrétiens présents sur leur territoire entre 340 et 450. En effet, dans cet empire menacé, les chrétiens étaient constamment soupçonnés d’être des traîtres du fait des liens religieux qu’ils entretenaient avec les sièges de Rome, Constantinople et Antioche. Rappelons toutefois que l’Empire perse se christianisait progressivement, un mouvement qui n’a été stoppé qu’au milieu du VIIe siècle lorsque les conquérants arabes introduisirent l’islam. De remarquables communautés chrétiennes et écoles de théologie s’étaient alors développées. Selon l’auteur, “à partir de cette période, l’Eglise de l’Est a été coupée, isolée des Eglises d’Occident”. L’Eglise en Occident, imitée en cela par les Eglises du Moyen-Orient, “a alors pris pour habitude de désigner – de façon péjorative – l’Eglise de l’Est comme étant nestorienne, hérétique donc et par voie de conséquence de lui dénier son statut d’Eglise à part entière”.

L’Eglise de l’Est n’en a pas moins continué à exister et à poursuivre son expansion missionnaire avec ses propres caractéristiques, écoles de formation et théologiens. Entre les IVe et VIIIe siècles, elle a été fort active et présente que ce soit en Asie centrale, en Inde, au Sri Lanka ou en Afghanistan. C’est dans ce contexte que le premier contact officiel et documenté du christianisme a pris place, en 635. Une délégation de Bagdad, avec à sa tête un évêque perse répondant au nom chinois de Alopen, fut reçue par l’empereur Taizong, de la dynastie des Tang, à Changan, alors capitale de la Chine, non loin de l’actuelle Xi’an. Les origines de la première mission en Chine se trouvent donc dans l’Eglise de Perse. Cette dernière a ses origines dans les premiers temps du christianisme. Déjà, au IIe siècle, elle y était bien établie. L’Eglise utilisait alors à une version populaire de l’Evangile appelée le Diatessaron, rédigée par Tatien entre 110 et 180. Ce fut l’un des livres emportés en Chine et qui influença Les Soutras de Jésus.

Un autre aspect intéressant qui ressort de l’étude de Palmer concerne l’Eglise au Tibet. Il est très probable que le christianisme est arrivé au Tibet – une région alors plus étendue que la région que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de Tibet – aux environs de 549. Encore aujourd’hui, on ne sait si il y eut alors des conversions. Un évêque fut envoyé de Bagdad vers le Tibet, et des communautés de chrétiens restèrent fidèles durant plusieurs siècles. Entre le VIe et le VIIIe siècle, le Tibet était d’obédience chamaniste. Au VIIIe siècle, il existait une solide Eglise au Tibet. Le Patriarche Timothée Ier (727-823), chef de l’Eglise de l’Est, écrivait en 794, depuis Bagdad, la pressante nécessité d’envoyer un autre évêque au Tibet. Un peu plus tôt, en 782, il mentionnait dans l’une de ces lettres les Tibétains comme étant l’une des communautés chrétiennes importantes de l’Eglise de l’Est. On a d’ailleurs trouvé des croix et symboles chrétiens à Ladakh, aujourd’hui en Inde mais qui faisait alors partie du Tibet.

En 1623, au cours de travaux de construction, fut retrouvée à Zhouzhi, non loin de Xi’an, capitale de la province du Shaanxi, une superbe stèle portant des caractères syriaques. Manuel Dias le Jeune et Giulio Aleni ont publié une édition annotée de ces inscriptions en 1644. Aleni, au cours de l’une de ses nombreuses discussions avec des intellectuels chinois, a mentionné à plusieurs reprises la prodigieuse découverte de la stèle de Xi’an comme étant la preuve d’une présence chrétienne ancienne en Chine. Le christianisme pouvait donc faire prévaloir sa présence sur le sol chinois d’au moins mille ans.

Le texte de la stèle, gravé en 781 par un moine perse, décrit l’arrivée d’Alopen et de son groupe en Chine, ainsi que le développement du christianisme qui en a découlé. Ce texte présente des informations historiques précieuses ainsi que de nombreux aspects théologiques et doctrinaux intéressants. Nous pouvons y observer un remarquable travail d’inculturation, bien différent de la culture perse, dans l’emploi de termes émanant du bouddhisme et du taoïsme. Mis à part la stèle de Xi’an, l’ouvrage de Palmer Les Soutras de Jésus propose la traduction de huit autres documents découverts au siècle dernier. La majeure partie de ces documents a été découverte au début du XXe siècle, à Dunhuang, dans la province du Gansu, au nord-ouest de la Chine. Ensemble avec la stèle, ces huit documents forment ce qu’on appelle le Corpus Nestorianum Sinicum, la littérature chrétienne en langue chinoise, une expression de l’Eglise de l’Est s’étant développée en Chine sous la dynastie des Tang. Les chrétiens connurent un certain succès aux VIIe et VIIIe siècles en Chine, que ce soit quantitativement ou qualitativement. En 698, la communauté chrétienne eut à affronter un bref épisode de persécution, mais les empereurs Xuanzong (712-756), Suzong (756-762) et Daizong (762-779) apportèrent leur soutien à l’Eglise.

Toutefois, au IXe siècle, selon Palmer, la chrétienté se retrouva en mauvaise posture face à la bureaucratie confucéenne et à la hiérarchie taoïste qui, toutes deux, réagissaient au pouvoir grandissant du bouddhisme. A partir de 841, la Cour impériale se retourna contre le bouddhisme dans le but de s’approprier les biens des moines. Pris dans la tourmente, trois mille moines chrétiens et zoroastriens furent réduits à l’état laïque. Pour la petite Eglise chrétienne, ce fut un coup fatal.

Toutefois, il existe des traces, des preuves – dont font partie les documents retrouvés dans les grottes de Dunhuang – que survécu, tout le long de la Route de la Soie, un reste de cette Eglise chinoise tout au long des siècles qui précédent et suivent l’an 1000. Selon Palmer, c’est à cette époque que s’est déroulé un des plus extraordinaires épisodes de propagation de la religion : Bodhisattva Avalokitesvara, divinité bouddhiste masculine du Soutra du Lotus, devint Guan Yin, la déesse de la Miséricorde, la divinité la plus invoquée du panthéon chinois. A l’époque de cette transformation, la cosmologie bouddhiste chinoise ne connaissant pas de figure féminine, les seules statues présentes en Chine et représentant des femmes étaient des statues de Marie ; par conséquent, ces statues servirent de modèles pour la nouvelle déesse chinoise.

Il faudrait rédiger un chapitre supplémentaire pour compléter l’histoire de l’Eglise de l’Est en Chine : l’essor de la dynastie des Yuan. En 1206, le conquérant mongole Genghis Khan unifiait les tribus mongoles, lesquelles étaient chrétiennes ou majoritairement chrétiennes. Sa femme était chrétienne. L’empereur Kubilai Khan (1260-1294), petit-fils de Genghis Khan, était le fils de Sorkaktani, une princesse très chrétienne. Ces circonstances permirent une dernière fois à l’Eglise de l’Est en Chine de se développer, un développement qui fut concomitant avec l’arrivée en Chine, en 1294, des premiers missionnaires catholiques romains, spécifiquement mandatés pour cela par le Saint-Siège. Mais, quand la dynastie étrangère des Yuan fut remplacée par celle des Ming (1368-1644), tous les étrangers furent à nouveau renvoyés.

Je voudrais conclure par ces considérations :

1. Très souvent, le déclin supposé du christianisme en Chine est imputé à son manque d’inculturation. De nombreux chercheurs établissent un parallèle entre l’échec du christianisme et le succès du bouddhisme. Mais le christianisme, qui est parvenu à un niveau remarquable d’inculturation et d’adaptation sous la dynastie des Tang, n’a pas été épargné par les persécutions. Je voudrais suggérer que, parfois, la disparition des communautés chrétiennes peut ne pas avoir été due aux propres faiblesses de celles-ci, mais avoir été le fait de la brutalité des persécutions.

2. Supposons que la chrétienté présente sous la dynastie des Tang ait été moins adaptée qu’elle ne l’a été à l’environnement bouddhiste et taoïste de l’époque, qu’elle fut donc clairement distincte des autres religions. Pouvait-elle davantage survivre aux persécutions et à l’érosion du temps ? Il est impossible de répondre à cette question même si l’Histoire nous enseigne parfois qu’un changement radical peut produire un effet de résistance aux persécutions et assimilations.

3. Le fait que les premières communautés chrétiennes disparurent suggère que l’expérience religieuse ne fut pas réellement authentique. Premièrement, nous devons nous remémorer que l’Eglise de l’Est en Chine s’est développée durant de nombreux siècles et qu’elle a produit des documents remarquables. Deuxièmement, la disparition en raison de circonstances historiques défavorables et fortuites n’enlève en rien la dignité et la validité de cette expérience religieuse chrétienne spécifique. Au long des 2000 ans de son existence, l’Eglise a souvent fait l’expérience de passages douloureux de peuples et nations de la foi chrétienne à une autre croyance. La diminution ou la disparition d’une chrétienté en quelque lieu ne dévalue en rien la valeur et la sincérité religieuse de fidèles qui l’ont constituée.

4. Nous avons toujours à supporter les poncifs que véhiculent certains “experts” aveuglés par des préjugés idéologiques selon lesquels le christianisme est entré en Chine par la force au XIXe siècle. On peut seulement espérer que l’ignorance de la véritable histoire de l’arrivée du christianisme en Chine prendra fin un jour prochain et que cette histoire sera appréhendée comme étant un phénomène complexe plutôt que jugée selon des critères idéologiques qui varient au gré d’objectifs politiques.

5. J’admire sincèrement le travail produit par Palmer dans différentes disciplines, y compris en théologie. Toutefois, en tant que théologien catholique, je ne puis être satisfait de sa description concernant l’Eglise en Occident, l’Eglise catholique romaine, comme étant de pures entités juridiques et de l’idée que la mise en place de la dimension hiérarchique de l’Eglise catholique ne serait presque qu’un produit malheureux de l’histoire. Cela me paraît être d’une simplification outrancière, en particulier lorsque ce mouvement est opposé à une vision positive, harmonieuse et tolérante des religions et philosophies orientales. De plus, je nourris un autre doute au sujet de l’approche théologique de Palmer : il s’agit de l’opinion qu’il développe selon laquelle toute interprétation christologique est valide et acceptable aussi longtemps qu’elle est adaptée au milieu culturel chinois, quel que soit son degré de proximité avec le contenu doctrinal proposé par le Nouveau Testament et la tradition de l’Eglise.

Mais, encore une fois, ces quelques remarques critiques ne diminuent en rien l’importance de la contribution de Palmer à la fascinante histoire du christianisme en Chine.