Eglises d'Asie

LES TIBETAINS ET L’AVENIR DU TIBET

Publié le 18/03/2010




Cette année, les autorités ont fait installer à Lhassa deux vastes panneaux portraiturant le Tibet de la manière dont la Chine veut qu’il soit. Sur l’un, on peut apercevoir une femme revêtue de l’habit traditionnel tibétain, manifestant sa reconnaissance envers un soldat chinois sur le dos duquel elle verse une mesure de céréales. Le slogan, rédigé en tibétain et en chinois, proclame : “Respirer le même air, partager le même sort, cœur contre cœur”. Sur l’autre, se dressent les portraits des trois géants du communisme chinois – Mao Zedong, Deng Xiaoping et Jiang Zemin – avec en arrière-plan le Potala, un des lieux les plus sacrés du bouddhisme tibétain.

Cette vision chinoise du Tibet est confrontée à la réalité sur la place même où sont affichés ces grands panneaux. Là, des Tibétains, adolescents et chômeurs, se retrouvent pour se saouler en ingurgitant une mauvaise bière artisanale et bon marché, brassée sur place, comme indifférents – au mieux – aux affiches de propagande qui les dominent. “Ce sont eux qui ont pris le Tibet”, indique au visiteur de passage un de ces jeunes, pointant son doigt en direction des trois portraits. Par ce genre de remarque, chacun peut constater que l’emprise de la Chine sur ce vaste territoire montagneux, occupé par Pékin depuis 1951, n’est sans doute pas aussi forte que les autorités chinoises veulent l’admettre.

Ayant exclu d’ouvrir des négociations avec le dalaï lama, le chef spirituel des Tibétains réfugié en Inde, Pékin a entrepris de gagner l’adhésion des Tibétains en accrochant la région au reste de la Chine, c’est-à-dire en y développant l’économie et en favorisant son intégration avec le reste de la République populaire. L’idée était que les Tibétains ne pourraient que se montrer désireux d’accroître leur bien-être. Mais la stratégie de Pékin, au-delà de ses inévitables chausses-trappes, suscite le scepticisme de nombreux Tibétains et de leurs partisans à l’étranger qui subodorent que le véritable objectif de cette politique est de miner les bases de la culture tibétaine et de réduire l’autonomie de la province.

Les autorités chinoises semblent le plus souvent surprises par le rejet global de leur règne sur le Tibet, une région qui, insistent-elles, fait depuis des lustres partie intégrante de la Chine. Ils ont tendance à critiquer ceux qu’ils désignent comme les “séparatistes” étrangers et leurs ennemis, le dalaï lama faisant partie du nombre. Ces dernières années, au moins, soulignent les responsables chinois, la Chine n’a-t-elle pas autorisé le libre exercice du culte – tant que le dalaï lama en personne n’est pas ouvertement vénéré et tant que les monastères se montrent obéissants ? La Chine n’a-t-elle pas construit des routes et des écoles dans une région qui était enclavée et refermée dans des ténèbres féodales ?

Le bonheur du Tibétain moyen ne devrait que s’accroître dans les années à venir, insistent les dirigeants chinois, à mesure que les investissements sont déversés sur la région. Ces derniers incluent la construction de la première ligne de chemin de fer reliant le Tibet au monde extérieur, un chantier au coût gigantesque qui devra faire passer les rails à travers des montagnes vertigineuses. Reste à savoir si cette voie rapide vers le développement contribuera à affermir la loyauté des Tibétains envers la Chine. Mais, même sans considérer cette question, la stratégie de la Chine fait face à d’énormes obstacles. Pendant des années, les dirigeants chinois se sont enorgueillis des très importants progrès sociaux réalisés au Tibet et ils n’hésitent pas à promettre que dans dix ans ils hisseront le revenu moyen des Tibétains au niveau du reste de la Chine.

Cependant, les experts étrangers tout comme leurs homologues chinois soulignent que le fossé s’agrandit dangereusement entre une petite élite, formée de non-Tibétains, de fonctionnaires et d’urbains, et les plus de 80 % des Tibétains qui vivent à la campagne, tirant leur subsistance de la terre ou de l’élevage. Pékin a récemment proclamé que la pauvreté extrême avait été éradiquée du Tibet. Mais il semble que cette annonce a été faite sur la base de statistiques pour le moins douteuses et en abaissant le seuil de la pauvreté extrême à 72 dollars par an.

Des études internationales sur l’alimentation des Tibétains et les témoignages de médecins tibétains montrent que les retards de croissance chez les enfants sont fréquents, signe certain que la malnutrition est largement répandue. De très nombreux pasteurs de troupeaux vivent encore dans un grand isolement et ne mangent que très rarement des légumes et des fruits. Selon les statistiques du gouvernement chinois, seulement 44 % des jeunes Tibétains commencent le premier cycle de l’école secondaire. Une infime partie d’entre eux accède aux études supérieures qui pourraient les mettre en position de bénéficier d’un éventuel boom économique. Si de nombreux Tibétains ont pu trouver un travail grâce aux projets du gouvernement, la plupart d’entre eux ne sont que de simples travailleurs ou manœuvres car ils sont très peu nombreux à être formés.

L’augmentation prévisible du tourisme apportera son lot d’opportunités mais les Tibétains ont bien du mal à se faire une place au soleil au sein des nouvelles activités économiques. Pour l’heure, les petites boutiques, les étals et autres services marchands dans les villes et jusque dans les bourgs sont tenus par des migrants venus de la province voisine du Sichuan. Les nombreuses mesures d’accompagnement et d’incitation économique mises en place par Pékin ont attiré des milliers de Chinois Han des régions environnantes. Certains affirment que cet afflux de population chinoise au Tibet est sciemment organisé de façon à créer une dilution de la population tibétaine dans la province.

Pour autant personne ne prône un retour à la théocratie du passé, une époque où la plupart des Tibétains vivaient en nomades et où chaque famille envoyait un fils se faire moine. La culture et la religion tibétaines changent et continueront à évoluer au fur et à mesure que les nouvelles générations sont éduquées et se voient offrir des opportunités.

Mais les esprits critiques expliquent que le développement tel qu’il est organisé par Pékin et qui requiert l’injection massive d’“experts” chinois rendra impossible pour les Tibétains de choisir leur propre voie vers le progrès ainsi que de préserver ce qui est le meilleur de leur profonde spiritualité et de leurs liens avec la nature. Par une politique habile visant à donner voix au chapitre aux personnalités les plus brillantes des Tibétains – et, de façon incidente, de distendre leurs liens avec les coutumes typiquement tibétaines -, les autorités chinoises envoient chaque année plusieurs centaines des meilleurs étudiants tibétains hors du Tibet, dans les autres provinces du pays où ils vont étudier dans des écoles secondaires et à l’université. Le résultat de cette politique est l’émergence d’un noyau de Tibétains capables et désireux d’occuper des postes dans l’administration de leur province d’origine. Comme les Chinois aiment à l’indiquer aux étrangers de passage, les Tibétains forment la majorité des fonctionnaires en poste au Tibet – même s’il est clair que le secrétaire du Parti, le véritable détenteur du pouvoir, vient de l’extérieur du Tibet.

Malgré tout, au-delà de tous les changements constatés dans les styles de vie et les attitudes – des changements qui se vérifient surtout auprès des Tibétains qui vivent en milieu urbain -, l’identité tibétaine demeure solide. Dans la vieille ville tibétaine de Lhassa, autour du temple sacré du Jokhang, un nouveau genre de café-boîte de nuit est apparu ces cinq dernières années, reflet de la ténacité de la culture tibétaine – même sous une forme hybride. Désignés sous le nome de clubs langma (ce qui signifie spectacle raffiné’), ces lieux sont apparus en réponse à la floraison des établissements discos de type occidental et aux bars-karaoke fréquentés par les Chinois Han.

Dans un de ces clubs langma, interrogé au sujet de la religion, Jirbun, un pharmacien âgé de 23 ans, déclare : “Le bouddhisme fait partie intégrante de l’être tibétain et le dalaï devrait être respecté ici comme il l’est à l’étranger. Mais nous sommes ici et il est là-bas. C’est comme un couple qui devrait vivre séparé pendant un long laps de temps. Vous dites Je t’aime’ mais ce n’est pas facile quand vous êtes loin l’un de l’autre. C’est comme si c’était moins réel.”