Eglises d'Asie – Chine
A MESURE QUE L’ECONOMIE CHINOISE CROIT, CERTAINS OBSERVATEURS S’INTERROGENT : LA CHINE RISQUE-T-ELLE DE TREBUCHER ?
Publié le 18/03/2010
Wu Guoguang, professeur d’université, a assisté à cette réunion et il se rappelle encore les très strictes mises en garde qui avaient suivi : « Ne parlez jamais à un journaliste étranger de ce dont nous avons discuté ici. » Wu Guoguang a décidé de briser ce silence, d’abord dans un livre paru en Chine puis aujourd’hui auprès de la presse internationale, afin de susciter, espère-t-il, un débat autour d’un sujet qui va à l’encontre de la plupart des opinions contemporaines à propos de la Chine.
Les personnalités réunies autour de Zhao Ziyang se sont rassemblées plus d’une douzaine de fois pour discuter de sujets brûlants à une époque où la Chine entrait dans une période de manifestations spontanées et de bouillonnement qui finit par déboucher sur les événements de Tienanmen en 1989. Comme ces personnalités l’avaient prédit, l’instabilité s’était accrue dans les années qui avaient suivi l’exhortation du leader suprême Deng Xiaoping « S’enrichir est glorieux » et la libération des forces du marché qui en avait résulté.
Aujourd’hui, tandis que les forces du capitalisme s’accroissent avec l’entrée officielle du pays dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), Wu Guoguang et ses pairs expriment à nouveau leurs craintes quant à la stabilité de la Chine. « La situation est désormais mauvaise comme elle ne l’a jamais été, précise M. Wu, professeur associé à l’Université chinoise de Hongkong. Il ne manque plus qu’une étincelle pour mettre le feu aux poudres. Cette étincelle peut bien survenir prochainement ou pas du tout. »
Selon les estimations officielles, le chômage touche 120 millions de personnes dans un pays dont la population avoisine les 1,3 milliards d’individus – et les autorités s’attendent à ce que le nombre des chômeurs croisse de 40 % à mesure que la Chine fait face à davantage de compétition internationale du fait de son appartenance à l’OMC. En plus de ce facteur de déstabilisation, les 350 millions de paysans chinois sont en train de perdre le bénéfice du contrôle des prix sur le riz, le blé, le maïs et le coton, le marché mondial des matières premières devenant déterminant pour fixer la valeur de ces cultures commerciales.
Et ces difficultés ne sont pas les seuls problèmes auxquelles doit faire face le pays. La corruption croît et se généralise, la loyauté des forces armées est douteuse, la stabilité interne de la direction du pays est incertaine. Tous ces facteurs sont autant d’éléments qui sont comme autant de défis pour le gouvernement. Et rien n’est dit ici des dysfonctionnements dangereux du système financier pas plus que des critiques qui font entendre leurs voix de plus en plus ouvertement dans le pays. « L’atmosphère me rappelle celle de 1989 – lorsque des attentes importantes cachaient un profond et dangereux mécontentement », commente M. Wu.
En contraste avec tous ces éléments, du coté positif, on peut constater que la vitalité de l’économie chinoise fait l’envie du reste du monde. Selon les chiffres officiels, les prévisions de croissance pour cette année dépassent déjà les 7 % et seront sans doute révisées à la hausse, dopées par les investissements étrangers du fait de l’entrée à l’OMC. L’ascension du gouvernement chinois, qui est passé sur la scène internationale du statut de paria – héritage de la répression du printemps de Pékin – à celui de figure incontournable, a été couronnée par l’attribution des Jeux olympiques de 2008 et l’explosion de joie de voir l’équipe nationale sélectionnée pour la Coupe du monde de football 2002. Et pourtant, nonobstant toutes ces manifestations de succès, bon nombre d’observateurs estiment que l’empereur est nu.
Dans un livre récemment paru, L’effondrement prochain de la Chine, Gordon Chang prédit le renversement du gouvernement par des émeutes violentes d’ici cinq ans. Le propre département de recherches et de prospectives du Parti communiste chinois a publié un rapport en juin dernier mettant en garde contre une instabilité imminente du fait de la modernisation tandis qu’un livre collectif, réunissant les contributions d’universitaires éminents est paru aux Etats-Unis sous le titre provocateur La Chine est-elle stable ?
Ces analystes ne prévoient pas la fin de la Chine en tant qu’Etat-nation, mais presque tous sont unanimes à entrevoir une période de désordres sociaux quasi généralisés, accompagnés d’une crise politique et d’un effondrement de l’économie. De telles perspectives, pessimistes, sont tempérées par la comparaison entre la relative sérénité qui est celle de la Chine aujourd’hui et les désordres qui ont marqué le siècle passé, que ce soit la destruction de l’Empire chinois, la Révolution communiste ou bien encore la Révolution culturelle. « Les choses apparaissent calmes comparées aux périodes de guerre civile et aux sanglantes invasions étrangères » du siècle dernier, analyse Jonathan Spence, professeur à l’université de Yale et auteur de plus d’une dizaine d’ouvrages au sujet de la Chine. De plus, ajoute-t-il, historiquement, quand les troubles ont submergé le pays, la Chine a toujours été capable de trouver en elle-même le nécessaire correctif. « Pour toutes les difficultés et problèmes auxquels doit faire face la Chine, il semble qu’il existe dans le pays des forces pour les résoudre, conclue-t-il, mais l’immensité du pays rend extrêmement difficile de comprendre ce qui se passe vraiment aujourd’hui et impossible de prédire l’avenir. »
L’avenir de la Chine a des implications considérables pour la stabilité du monde tout entier. Ce qui est en jeu est la vie et le bien-être de la plus importante population de la planète. De plus, le pays partage une frontière avec 14 autres nations. La banque centrale chinoise détient les secondes plus importantes réserves en devises du monde. Et l’armée chinoise, déjà dotée d’un arsenal nucléaire, évoque désormais son ambition de déployer un programme spatial.
Le risque de voir se développer le désordre à l’intérieur des frontières chinoises a ouvertement fait l’objet de discussions lors des négociations qui ont précédé l’entrée de la Chine dans l’OMC. « Nous avions affaire à la stabilité du pays le plus peuplé du monde ici, pas seulement à des questions commerciales, a déclaré Mike Moore, directeur général de l’organisation internationale. La taille, l’échelle et l’histoire de la Chine font de son entrée dans le régime du commerce international un événement unique non seulement pour la Chine mais pour le reste du monde. » Le gouvernement communiste de la Chine a finalement fait le pari que la stabilité serait mieux préservée en ayant recours à des outils capitalistes. Une des conséquences de ce choix peut bien être un afflux massif de capitaux étrangers mais il s’accompagnera par une perte d’efficacité des leviers traditionnels de contrôle et de soutien du gouvernement sur toute une partie de la société, la plus réticente à son influence.
Le Parti communiste chinois reconnaît qu’il perdra du terrain. « L’entrée de notre pays dans l’OMC peut se traduire par un accroissement des dangers et des pressions », pouvait-on lire dans un rapport récemment produit par le Comité central du Parti. Dans la période qui s’ouvre, le nombre d’incidents peut fortement augmenter, mettant sérieusement à mal la stabilité sociale. » La crainte est que se produise une évaporation du Parti communiste chinois à l’image de ce qui s’est produit dans le bloc soviétique, laissant la nation sans gouvernail et où la loi aurait peu de force. Le Parti, cependant, a déjà tracé ce qui sera son avenir : abandonnant le communisme, ses membres se métamorphoseraient en un club auto-suffisant, tissé de réseaux d’influence entremêlés.
Malgré tous les changements induits par l’adhésion à l’OMC, M. Wu considère que les questions relatives à la stabilité de la Chine aujourd’hui ne sont pas très différentes de celles identifiées il y a quinze ans par la commission réunie autour du Premier ministre Zhao Ziyang. Les problèmes économiques demeurent centraux et tout dépend d’une façon ou d’une autre d’eux. Le gouvernement a parié sur la croissance par l’ouverture à l’étranger et il doit gérer au plus fin cette économie afin que la prospérité continue sans fin à croître.
Une difficulté est que l’économie officielle est pratiquement entièrement fictive. Des années d’exagération pour plaire aux planificateurs centraux du Parti ont généré des montagnes de statistiques toutes plus fantaisistes les unes que les autres qui ne reflètent absolument pas, ne serait-ce que de loin, la réalité des grands agrégats de l’économie réelle. Le Bureau national de la statistique a fini par admettre ce problème il y a quelques mois, dépêchant des escouades de contrôleurs renouveler complètement les indications de prix et de revenus à travers le pays. Le chiffre de 7 % de croissance économique cette année par exemple, affiché par les autorités, est très sérieusement remis en question par de nombreux économistes, certains d’entre eux affirmant que la croissance réelle est de moitié inférieure. Or, une croissance ralentie pourrait avoir des conséquences désastreuses pour les sociétés et les banques. « Aussi curieux que cela puisse paraître, l’avenir de la Chine sera déterminé en partie par ses banques faibles, déclare Philippe Delhaise, président de Capital Information Services. Même si elles s’améliorent, elles demeurent le maillon le plus faible de l’économie et pourtant elles sont cruciales pour son développement et sa stabilité. »
Nombreuses sont les sociétés chinoises a avoir des ratios d’endettement supérieurs à ceux des conglomérats sud-coréens avant que n’éclate la crise financière de 1997. Selon certaines estimations, plus du tiers des prêts concédés par les banques en Chine ne seront pas remboursés, soit un niveau deux fois supérieurs à celui qui a déclenché des crises bancaires à répétition tout au long des années 1980. Le gouvernement a longtemps financé ces pertes de façon à maintenir l’emploi, mais l’arrivée sur le marché de banques étrangères performantes « pourrait mettre en danger la stabilité du système bancaire domestique », a mis en garde, avec un franc-parler tout à fait inhabituel, la Banque asiatique de développement, le mois dernier.
Et pourtant, la Chine a traversé sans grand dommage la crise financière asiatique de la dernière décennie grâce à certains facteurs qui continuent aujourd’hui de jouer en faveur de la stabilité : une devise non convertible, un taux d’épargne élevé, d’importantes réserves de change dans les coffres de la banque centrale et une dette étrangère relativement faible. Mais, même si la stabilité financière est finalement là, le gouvernement va devoir réussir à contrôler l’expansion urbaine alors que le chômage augmente considérablement. Il est estimé que 11 millions de personnes perdent leur emploi chaque année du fait du passage à l’économie de marché de secteurs jusqu’ici protégés. Bien plus nombreux encore sont ceux qui font l’expérience du fossé qui se creuse entre le monde urbain, relativement riche, et le monde rural, pauvre.
Les réformes ont tiré 270 millions de personnes de la pauvreté depuis 1978, mais, selon une étude de la Banque mondiale, une petite élite s’est appropriée l’essentiel des bénéfices. Tout au long des années 1990, le revenu moyen des Chinois les plus prospères a crû pratiquement quatre fois plus vite que celui des Chinois les plus pauvres. Les dépenses des paysans ont, en termes réels, chuté en 1998, et ce pour la première fois depuis que le capitalisme – terme générique désignant les réformes introduites à partir de la fin 1978 dans le pays – a cours en Chine.
Tout ceci produit une vision apocalyptique de dislocation sociale. L’économiste réputé He Qinglian entrevoit par exemple des flots de travailleurs exploités, de paysans courroucés et de criminels se heurtant avec la nouvelle élite héréditaire du pays, le si bien nommé « parti des princes ». Ce parti des princes comprend le fils du président Jiang Zemin, qui occupe un poste de direction dans les télécoms, le fils du Premier ministre Zhu Rongji, banquier d’affaires, ou encore le fils du président de l’Assemblée nationale populaire Li Peng, responsable dans une société de production d’énergie.
Les rumeurs à propos du train de vie de l’élite sont telles que l’épouse de Li Peng a publié ce mois-ci un communiqué officiel pour démentir qu’elle a profité de la position de son mari pour tirer profit de transactions à la Bourse et dans l’immobilier. La publication d’un tel communiqué était une quasi première. La rumeur colporte également le bruit que Mme Li Peng ne porte jamais deux fois la même tenue.
L’unité au sein de la classe dirigeante semble forte mais son soutien est fragile, estime Mme He. La structure formée par des intellectuels déférents, des médias fort peu critiques et un processus de prises de décisions dans le domaine politique qui s’auto-nourrit ne peut que finir par se miner elle-même. La question qui revient le plus souvent à propos de l’agitation sociale n’est pas quand mais à quelle échelle et quelle dose d’instabilité cela créera-t-il à l’échelon national. Des manifestations isolées et des attentats à l’explosif sont déjà quasi monnaie courante dans les grandes villes du pays (1). L’impact de la plupart des mouvements anti-gouvernementaux s’amoindrit le plus souvent rapidement mais il arrive que des manifestations éparses se propagent de ville en ville et finissent par toucher une province entière.
Selon M. Wu, le scénario que les dirigeants à Pékin redoutent le plus serait l’alliance des élites urbaines en colère avec les paysans. Cela se combinerait avec les intellectuels qui peuvent prendre la tête de mouvements politiques mus par les paysans, lesquels ont prouvé par le passé leur capacité à s’organiser de façon collective. (La brutale répression qui s’est abattue sur le mouvement Falungong prouve la crainte que le gouvernement a des mouvements de masse organisés.)
Un facteur supplémentaire d’unité en Chine est sa culture dont l’homogénéité s’est construite tout au long d’une histoire plusieurs fois millénaires jusqu’à former une seule et même entité politique. A cet égard, la situation de la Chine contraste fortement avec celle de l’ex-Union soviétique, composée d’une myriade de peuples et de cultures.
Les intellectuels pourraient former une force d’opposition. Hautement capables mais corsetés par le régime, certains d’entre eux ont été fort actifs durant les manifestations sur la place Tienanmen. Jusqu’à maintenant, cependant, leur impact a été très minime étant donné les méthodes auxquelles Pékin n’a pas hésité à recourir : les punitions qui s’abattent sur ceux qui haussent le ton vont jusqu’à toucher la famille toute entière de celui ou celle considéré coupable. Les périodes de répression ont alterné avec des moments de tolérance où une certaine expression critique a pu voir le jour.
La ligne à ne pas franchir qui sépare ce qui est accepté comme critique et ce qui est assimilé à une action illégale est de toute façon brouillée par la question explosive de la corruption. Des cas extraordinaires d’enrichissement personnel ont abouti à l’exécution de certains hauts responsables mais le train de vie fort confortable des enfants des plus hauts responsables du Parti laisse l’homme de la rue fort cynique à propos de la véritable politique de la direction chinoise à ce sujet. « La structure politique de la Chine conduit à ce qu’un très petit nombre de personnes qui détiennent le pouvoir, la force et le prestige s’approprient la richesse de la société toute entière, explique Mme He. Nous assistons tout simplement au transfert des actifs de l’Etat à des mains privées. »
La propre histoire de Mme He – une critique interne du système devenue une dissidente et qui vit aujourd’hui en exil – illustre bien la relation d’amour-haine du gouvernement avec ceux qui exposent publiquement la turpitude de ses membres. Son best-seller, Les chausses-trappes de la modernisation, établit avec clarté les liens qui existent entre la pauvreté et la corruption. Commandé par le gouvernement et initialement présenté comme « une œuvre essentielle » par un proche conseiller du président Jiang, le livre de Mme He a mené tout droit son auteur en exil aux Etats-Unis, en juillet dernier.
Relativement à l’abri de telles mesures de rétorsion, M. Wu et le comité rassemblé par l’ex-Premier ministre Zhao Ziyang arrivaient à la conclusion que, pour assurer sa stabilité, la Chine avait un besoin urgent de réformes dans les domaines économique et politique. Leurs recommandations principales – entre autres, réforme juridique complète, démocratisation et séparation nette du Parti et du gouvernement – ont été présentées au Congrès du Parti par Zhao Ziyang. Les bureaucrates sont toutefois parvenus à enterrer ce plan de réformes, poussant les étudiants férus d’idéaux démocratiques à lancer leur mouvement de protestations sur la place Tienanmen. « La colère qui a poussé des millions de personnes sur la place Tienanmen pourrait bien ressurgir, met en garde M. Wu. Aucune nation ne peut résister de telles pressions, pas même la Chine. »
NdT : Les dernières semaines de l’année 2001 ont été marquées par une série d’attentats à l’explosif, faisant sept morts et trente-quatre blessés en quelques jours. « Il s’agit d’incidents criminels isolés », a déclaré la porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Zhang Qiyue. Le 15 décembre 2001, un restaurant McDonald’s a été l’objet d’un attentat à Xian, l’ancienne capitale impériale du Nord et l’une des principales destinations touristiques du pays. Le bilan de l’explosion à une heure de grande affluence s’élève à deux morts et vingt-sept blessés. Cette explosion est survenue moins de vingt-quatre heures après une série de vingt-deux explosions criminelles dans deux villes de la province méridionale du Guangdong, qui avait fait cinq morts et sept blessés au total. « Ces incidents ne prouvent aucunement que la situation générale en matière de sécurité est en train de se dégrader », a estimé Zhang Qiyue.