Eglises d'Asie

Approche du bouddhisme thaï

Publié le 18/03/2010




Louis Gabaude a commencé sa vie asiatique par un service national accompli comme enseignant au Laos de 1964 à 1966. Diplômé de l’Institut supérieur de théologie des religions et de l’Ecole pratique des Hautes Etudes, docteur de troisième cycle, il a enseigné à l’université de Chiang Mai avant de devenir membre de l’Ecole française d’Extrême-Orient. Il vit aujourd’hui à Chiang Mai, dans le nord de la Thaïlande. Son domaine de recherche privilégié est l’histoire des idées dans le bouddhisme contemporain et l’évolution des institutions bouddhistes. Parmi ses nombreuses publications on citera Les cetiya de sable au Laos et en Thaïlande (1979), Une Herméneutique bouddhique contemporaine de Thaïlande : Buddhadasa Bhikkhu (1988), “Bouddhismes en contact : un zeste de Zen dans le bouddhisme thaï” (2000) et “Religion et politique en Thaïlande” (2001).

p. 3Première partie : Les catégories occidentales de l’entendement religieux

1.1. – La religion comme jeu d’idées ?

1.2. – Le bouddhisme comme ordre religieux

p. 9Deuxième partie : L’institution du bouddhisme thaï héritée de l’histoire

2.1. – Le bouddhisme thaï à travers les statistiques

2.2. – Le bouddhisme thaï et l’éducation

2.3. – La hiérarchie administrative

2.4. – La hiérarchie spirituelle et les maîtres du soupçon

Exposer “le bouddhisme” en Thaïlande sur quelques pages suppose que “le bouddhisme” existe. Je veux dire qu’il existe comme un objet plein, univoque et simple. Or, il en est du bouddhisme thaï comme de l’éléphant palpé par les aveugles dont le Bouddha disait qu’ils en avaient chacun une idée partielle et donc fausse : tel qui palpe la trompe prend un timon courbe ; tel qui palpe le dos survole un monticule ; tel qui palpe une patte sent une colonne. si bien que jamais l’éléphant ne s’impose à l’évidence (1).

Pour ne rien dire du touriste, quand le sociologue, le politologue, l’ethnologue ou l’historien des religions regardent ce qu’ils croient être “le bouddhisme”, ils produisent chacun un discours qui, non seulement laisse ses autres collègues souvent insatisfaits, mais encore désole ceux qui, se prenant pour des disciples authentiques du Bouddha, s’exclament : “Tous ces observateurs du dehors n’ont véritablement rien compris ! En fait, le vrai bouddhisme, c’est.” Bref, chacun considère l’autre comme aveugle à ce que lui-même perçoit.

Quand l’observateur du dehors est un occidental, l’objectivation du bouddhisme thaï passe naturellement par les catégories auxquelles cet occidental est habitué. S’il est un spécialiste de l’observation, un anthropologue par exemple, ses catégories vont ressortir de sa discipline de recherche et de ses maîtres en vogue du moment. De toute manière, qu’il soit spécialiste ou non, son regard est conditionné, volens nolens, par la façon occidentale d’imaginer la religion.

C’est la raison pour laquelle j’insisterai ici sur les préalables à cette approche du bouddhisme thaï en décrivant les catégories occidentales de l’entendement religieux commun, avant de me limiter à la présentation du bouddhisme thaï en tant qu’institution.

Première partie : Les catégories occidentales de l’entendement religieux

1.1. – La religion comme jeu d’idées ?

Les articles de presse, les conversations de salon et même les ouvrages spécialisés qui touchent au bouddhisme thaï, trahissent des déformations, des attentes et des déceptions qui viennent soit de préjugés concernant la nature d’une religion, soit de l’ignorance de ses développements historiques. Ces préjugés et cette ignorance trouvent leur source dans la vision que l’occidental a construite de son propre passé religieux.

Qu’il appartienne ou non à l’une des trois religions dites “du Livre”, l’occidental partage généralement cette conviction héritée de son histoire qu’une religion est d’abord un ensemble d’idées qu’il faut “croire”, à commencer par l’idée de l’existence de Dieu. Le chrétien s’affirme par une “profession de foi” qu’il exprime en prononçant des “symboles de foi”. L’usage de ces “symboles” remonte sinon au tout début du christianisme, du moins à ses premiers siècles (2).

L’hérédité dogmatique chrétienne face au relativisme thaï

C’est effectivement la foi, la croyance en tel ou tel jeu d’idées, appelées “dogmes”, qui a tracé la frontière, historiquement sanglante, entre les principales religions de l’Occident, avant de constituer l’os à ronger de la modernité naissante. Dès les premiers siècles de l’histoire du christianisme, ce sont les définitions intellectuellement excluantes des “hérésies” qui ont peu à peu construit l’identité chrétienne majoritaire autour d’un concept, l’orthodoxie, qui marquera profondément l’histoire de l’Occident jusqu’au messianisme marxiste. L’orthodoxie, c’est le penser “droit” ; c’est-à-dire le penser et le croire conformes à ce que les autorités ont décidé qu’il était bon pour vous de penser et de croire (3). Toutefois, que cette édification de l’identité chrétienne ait constitué en fait une victoire de l’idéologisation grecque sur l’inspiration évangélique originelle n’est pas l’objet de notre débat ici.

En Thaïlande, ce n’est pas que les bouddhistes ne “croient” à rien. Ils “croient” même beaucoup, bien que leurs apologistes modernes opposent comme un cliché le “rationalisme” bouddhique à la “foi” chrétienne en valorisant notamment la liberté de recherche du bouddhiste. Ce dernier, selon le Kesaputtiya sutta (appelé en Thaïlande le Kâlâma sutta), ne doit croire qu’à ce dont il a éprouvé lui-même la validité et non pas : 1) à ce que l’on se raconte de l’un à l’autre ; 2) à ce que l’on pratique par habitude ; 3) aux nouvelles qui circulent ; 4) à ce que d’autres prétendent avoir vu dans tel et tel formu-laire ; 5) à ce que l’on a conjecturé ; 6) à ce que l’on a conclu par comparaison ; 7) à ce que l’on a con-clu d’après les circonstances ; 8) à ce qui est, après réflexion, conforme à sa propre opinion ; 9) à ce qui est affirmé par quelqu’un digne de confiance ; 10) à ce qui est enseigné par son propre maître (4).

Ces dix principes pourraient constituer effectivement une charte de la libre pensée. Mais les chartes ne contiennent jamais que ce qu’on veut y lire et, en Thaïlande, on n’y lit rien qui s’oppose aux croyances traditionnelles prébouddhiques. La charte de la libre-pensée n’a jamais empêché les Thaïs de “croire” à beaucoup d’êtres et de choses, sans même avoir d’ailleurs conscience de cette “foi” puisqu’il s’agit pour eux d’évidences. Dès que les premiers mots viennent à leurs oreilles d’enfant, ils commencent par entendre parler des génie (5) et du karma (6), si bien que ces génies, ce karma (et les renaissances qui lui sont liées) finissent par ne plus être des “croyances” mais des données de départ de l’existence (des existences), au même titre que les arbres, la terre, ou la loi de la pesanteur. Un peu, sans doute, comme les anges, les visions et Dieu lui-même faisaient partie du monde aussi enchanté qu’endiablé de l’Occident médiéval.

Dans la Thaïlande d’aujourd’hui, travaillée par le désenchantement moderne, cette admission, cette importance, ce respect des croyances sont fort bien exprimés par l’expression qui vient souvent aux lèvres : “Tu n’y crois pas ? N’y manque pas de respect pour autant !”, sous-entendu : “car il pourrait bien t’en coûter (7) !”. Et les récits ne manquent pas qui décrivent une maladie survenant à celui qui avait uriné trop près d’un autel dédié à un génie susceptible ou qui avait abattu un arbre sans demander l’autorisation à la divinité qui l’habitait.

Alors que dans notre Moyen Age, l’Inquisition dogmatique avait fini par devenir logique sur le terrain d’une foi qui s’était définie depuis des siècles par opposition à un fond d’hérésies, cette exclusion pour cause de doctrine erronée semble avoir été jusqu’à nos jours impensable en milieu bouddhiste thaï (8). L’étonnement de l’occidental devant le foisonnement des croyances ou la crédulité des “bouddhistes” est encore un effet du conditionnement multiséculaire produit par un christianisme qui s’est construit en rejetant, en niant ce qu’il définissait comme des hérésies. Le petit inquisiteur atavique et touristique venu du XXIe siècle occidental qui se pique de discerner des illogismes et des contradictions dans les croyances des Siamois a simplement oublié de changer de fuseau mental.

Ici, du moins selon la catéchèse la plus commune (9), le Bouddha n’est pas venu balayer les croyances aux génies et aux dieux pour la simple “raison” que les uns et les autres font partie du monde tel qu’il est : il ne les a pas niés, il les a simplement dominés (10). Ici, le Bouddha a insisté sur la relativité de la connaissance et sur l’inanité de la prétention à exprimer toute la vérité sur tout : c’est le sens de la fameuse parabole de l’éléphant. Ici encore, devant l’urgence du problème de la souffrance, il a prévenu qu’il ne fallait pas se poser les questions dont on ne pouvait avoir la réponse (11). C’est d’ailleurs à l’occasion de cet enseignement qu’il développa la célèbre parabole de la flèche : quand on est blessé par un trait, l’important n’est pas d’établir l’identité précise de celui qui l’a lancé mais de l’arracher tout de suite du flanc où elle lancine (12). Doutant des idées que l’expérience n’illustre pas et ne prouve pas, le Bouddha a voulu exposer son expérience, sa discipline, sa voie, bref, quelque chose à bien faire parce qu’on l’avait bien vu, plutôt que quelque chose à bien dire parce qu’on l’avait bien pensé.

Le samane et le rabbi : deux urgences différentes

Pourtant, ce n’est pas non plus que les bouddhistes n’aient pas pensé. L’une des grandes surprises de quiconque s’aventure à explorer l’histoire des idées est au contraire de constater à quel point les études françaises, et occidentales en général, s’arrêtent à la Grèce et “oublient” la richesse de la pensée indienne à laquelle les bouddhistes ont grandement contribué (13). Ces derniers, à commencer par leur maître, le samane Gotama qui deviendra Bouddha, ont en fait beaucoup réfléchi, discuté, disputé, non seulement lorsqu’ils étaient confrontés à des théoriciens non bouddhistes, mais également entre eux (comme l’atteste leur immense littérature).

Dans le christianisme, ce furent les contacts avec le monde grec et les courants gnostiques qui obligèrent les chrétiens à construire et à écrire des théologies, des rationalisations du christianisme qui n’avaient jamais effleuré le rabbi Jésus lui-même. Celui-ci s’était contenté de disputer religieusement avec des Juifs sur l’inanité d’une Loi et d’un rituel coupés de leur inspiration.

Avec le Bouddha, au contraire, nous écoutons des maïeutiques athéniennes, nous assistons à des disputationes sorbonnardes et nous lisons, dans le Canon même, la Somme du Docteur angélique. Après lui, qui avait pourtant tout dit et bien dit, les bouddhistes indiens ne purent s’empêcher de reprendre ces maïeutiques, ces disputationes et ces sommes pour les compléter avec des problématiques de leur époque et de leur cru (14).

C’est d’ailleurs sur notre plan des “idées” qu’émergea l’une des grandes divisions de l’histoire du bouddhisme, celle qui sépare le “Petit Véhicule” (Hînayâna) du “Grand Véhicule” (Mahâyâna). Le premier fut péjorativement nommé ainsi par les tenants du second qui pensaient que tous les êtres pourraient parvenir à l’état de Bouddha. Les tenants du “Petit Véhicule” – en fait les disciples (sâvaka) plus ou moins directs du Bouddha – pensaient par contre que la libération définitive de la souffrance était réservée à l’infime minorité de ceux qui parvenaient à éteindre totalement leurs désirs, l’état de religieux en étant pratiquement une précondition.

En d’autres termes, dans le Petit Véhicule (dont nous avons en Thaïlande les seuls représentants encore vivants qui sont les moines du Theravâda), l’idéal théorique est de se faire religieux et de parvenir le plus vite possible à ne plus renaître. Dans le Grand Véhicule, l’idéal est de renaître dans n’importe quel état de vie, même le plus humble ou le plus vil, non pas forcément comme moine, mais toujours comme un bodhisatva (un “être-pour-l’éveil”), et ce autant de fois qu’il le faudra afin d’aider jusqu’au dernier être vivant à se sauver.

Les historiens voient dans ce “schisme” qui aurait eu lieu cent ans après la mort du Bouddha (parinibbâna), la faille initiale opposant, pour employer notre jargon contemporain, les “conservateurs” ou les “hiérarchiques” d’un côté et les “progressistes” ou les “démocrates” de l’autre (15). On remarquera que ces termes font la part belle au Grand Véhicule lancé par les “progressistes” et les “démocrates”. Un partisan du Petit, lui, opposerait plutôt, par exemple, son traditionalisme au laxisme des autres ou son orthodoxie à leur hétérodoxie (ou à leur hérésie).

Il ressort en tout cas de leur différence de conception que la règle (vinaya) des religieux n’aura pas la même importance chez les uns et chez les autres. Pour les moines du Petit Véhicule ou du Theravâda de Thaïlande, le sangha et son vinaya sont les seuls garants de la continuité et de la préservation du message originel du Bouddha. Pour les fidèles du Grand Véhicule, c’est le nombre et la qualité des bodhisatva, quel que soit leur état, qui prime.

Un Theravâda régulé dès l’origine

La Thaïlande se croit et se dit bouddhiste depuis le IIIe siècle avant notre ère, mais n’en a encore jamais offert de preuve archéologique. Les témoignages épigraphiques d’une implantation en Asie du Sud-Est d’un bouddhisme utilisant le pali (et donc sans doute du bouddhisme de l’ordre du Theravâda) ne permettent pas, pour le moment, de remonter plus haut que le Ve siècle de notre ère (16). En revanche, l’on sait que d’autres ordres du bouddhisme y étaient représentés avant de laisser une place exclusive à l’ordre du Theravâda, et plus précisément à la congrégation du Mahâvihâra de Sri Lanka.

C’est peut-être en raison de la dominance, de l’exclusivisme et des certitudes de l’ordre du Theravâda dans ce pays qu’on n’a guère connu, jusqu’à aujourd’hui, de tentation de penser réellement et donc d’éprouver sa propre pensée en la confrontant à celle d’autrui. En Thaïlande, on ne peut pas dire que les bonzes aient abusé du plaisir de contester des idées doctrinales, ne fût-ce que par jeu. Il est vrai que ce “jeu” était déconseillé, sinon interdit, pour deux raisons : d’abord, contrairement au christianisme où, puisqu’il n’y avait pas de rationalisation systématique dans les Ecritures, on a pu en rédiger autant qu’on en a voulu, le Canon bouddhique lu par l’ordre du Theravâda est une somme qui a tout dit, bien dit, et une fois pour toutes : on ne peut désormais que commenter (17) ; ensuite, l’important est moins de laisser gambader sa pensée que de la tenir en laisse au contraire grâce à des exercices mentaux appropriés.

Il a fallu attendre le XXe siècle et le début de la mondialisation des idées pour voir un bonze thaï, Buddhadasa Bhikkhu, disputer d’autre chose que de problèmes de discipline, de rituel ou de méthodes de méditation. Pourquoi ? Parce qu’il a lu effectivement quelques auteurs et philosophes occidentaux et qu’il a débattu avec eux dans ses causeries. Il apparaît cependant que même si Buddhadasa a reçu plusieurs doctorats honoris causa de philosophie, il a en fait passé sa vie à vitupérer contre l'”héroïne philosophique”, y compris contre l’Abhidharma, la partie du Canon bouddhique qu’il considérait comme “philosophique (18)”. L’argument de Buddhadasa était des plus classiques : “Les philosophes sont ivres de vérités inutilisables (19)”. Autrement dit, pour paraphraser un philosophe bourgeois allemand, la philosophie occidentale n’a fait qu’interpréter le monde alors qu’il s’agit simplement de former l’esprit de l’homme de telle façon qu’il ne souffre pas stupidement.

Le christianisme et le bouddhisme peuvent nous apparaître aujourd’hui comme des jeux d’idées. Mais le premier l’est devenu bien après sa fondation à cause de son développement dans un contexte helléniste et gnostique, tandis que le second le fut dès l’origine, puisqu’il naquit dans un milieu de raisonneurs professionnels. Ils se réunissent cependant en cela qu’aucun des deux fondateurs ne voulut se contenter de proposer un jeu d’idées gratuites. Jésus et le Bouddha prétendirent prononcer des paro-les de libération, par rapport à la Loi juive d’un côté, par rapport au cercle vicieux des renaissances de l’autre. Or, il se trouve que Jésus mourut à l’âge où le Bouddha cherchait encore sa voie parmi les maîtres de l’époque. Le premier n’avait eu le temps de réunir autour de lui qu’un groupe de douze hommes, des laïcs un peu rustres, pas très héroïques et désormais dans l’impossibilité de se reposer sur le respect d’une Loi juive qu’ils l’avaient entendu dénoncer. Le second mourut au contraire à 80 ans, entouré d’une congrégation de milliers de religieux professionnels, souvent issus de l’élite, pourvus d’une doctrine (le Dhamma) et d’une règle (le Vinaya) qui devaient désormais leur tenir lieu de maître.

Paradoxalement, c’est donc peut-être la richesse des principes fondateurs qui va assécher, dans le cas du bouddhisme theravâda, le développement de toute pensée ultérieure. Mais s’y arrêter serait ignorer l’importance, la place et la fonction d’un autre aspect originel de la religion du Bouddha selon le Theravâda, le fait qu’elle est d’abord et avant tout une congrégation religieuse.

1.2. – Le bouddhisme comme ordre religieux

L’occidental est habitué à des religions (le judaïsme, le christianisme, l’islam), où tout a commencé par les laïcs. Même dans le catholicisme où les clercs plus ou moins séparés du “monde” ont eu et gardent le rôle que l’on sait, les premières communautés de religieux voués au célibat ont tardé à apparaître. Et dans le protestantisme, la plupart des groupes n’ont ni privilégié, ni même encore découvert ce type d’institution.

A sa mort, le Bouddha a laissé trois éléments : un corpus de doctrine bien articulé, une règle religieuse pour des disciples professionnels, profès, astreints au célibat, et de nombreuses communautés (sangha) de ces profès, les bhikkhu, nos bonzes. Il faudra par contre attendre Augustin d’Hippone (354-430), soit plus de trois siècles après la crucifixion, pour lire un corpus compréhensif de l’ensemble de la doctrine chrétienne. Il faudra attendre Pacôme ( 346) mais surtout Benoît (480-547), soit trois et cinq siècles, pour avoir une règle de religieux professionnels, séparés du monde et voués au célibat. Quant à la “communauté” chrétienne, elle s’était bien développée depuis le début, mais grâce à des individus qui étaient laïcs, exerçaient un métier pour vivre et pouvaient se marier.

N’ayant pas lieu de se disputer, comme les disciples du Bouddha l’avaient fait, sur une règle qui n’existait pas, les chrétiens se rattrapèrent, on le sait, en se querellant sur leur doctrine. Et c’est sans doute cette absence originelle de vie religieuse consacrée qui biaise la plupart des jugements occidentaux portés sur le Theravâda lequel, avant d’être un “bouddhisme” est avant tout un “ordre”, une “congrégation” de religieux profès.

Ceux qui sortent du “monde” et ceux qui y restent

Le bouddhisme a commencé comme une suite de sorties du monde. Le prince Siddharta est sorti en catimini de la chambre conjugale, puis du palais royal, puis de la ville, quittant ainsi le monde sensuel, politique et social des laïcs pour entrer dans celui des ascètes, des samanes errants, des chercheurs de vérité. Une fois qu’il fut parvenu à l’éveil suprême, il retrouva cinq disciples qui l’avaient d’abord suivi puis rejeté et il en accepta d’autres, sans pratiquement aucune autre formalité que la promesse de mener une vie pure (brahmacariya). L’abandon de l’état de maître de maison, la sortie du monde des castes pour l’état de mendiant itinérant était un fait social bien connu de l’époque, et ce tout autant dans ce que nous appelons aujourd’hui “hindouisme”, “bouddhisme” ou “jaïnisme”.

Cependant, au fur et à mesure que le groupe des disciples du Bouddha grandissait, des questions pratiques se posaient : untel, au grand scandale des populations, avait creusé le sol (considéré comme vivant) ; un second, profitant d’un passage près de son ancienne épouse, avait cru bon de lui manifester un peu trop de bienveillance ; un troisième avait donné de la nourriture à un ascète nu. Chaque fois, le cas était référé au Maître par le scrupuleux rapporteur de service, et le Bouddha instaurait une nouvelle règle, innocentant toutefois le premier fauteur de troubles au bénéfice de l’ignorance (20). La règle était retenue, éventuellement complétée lorsqu’un moine imaginatif avait trouvé une parade, pour aboutir, dans l’ordre du Theravâda, à 227 règles pour les bonzes.

Et les laïcs, dans tout cela ? Ils restent évidemment présents, mais autour du sangha. Ils le nourrissent, le servent, lui offrent des monastères afin de bénéficier de sermons leur exposant les vertus qu’ils doivent pratiquer. Les laïcs constituent ainsi des fraternités de “servants” (upâsaka) ou de “servantes” (upâsikâ) qui, avec les deux ordres religieux, les deux sangha (bhikkhu et bhikkhunî), constituent, la “compagnie du Bouddha” (phutthaborisat). Question de foi ou de dogme, on leur demande simplement de mettre leur confiance, de prendre refuge dans les Trois Joyaux (le Bouddha, le Dhamma et le Sangha) et, dans le meilleur des cas, de respecter les cinq préceptes pour autant que cela soit possible.

La primauté de la règle

Le sangha, monde “idéal”, possible avant goût de la libération, n’est pas exempt de schismes. Mais le terme “schisme” est chargé pour nous d’une acception lourde de 2 000 ans d’histoire chrétienne selon laquelle il désigne une division pour cause de doctrine et/ou d’interprétation du “dogme”. Or, dans l’histoire du bouddhisme indien, les “schismes” ont d’abord été des divisions pour cause de désaccord sur la règle monastique (21).

La division (sanghabheda) d’une communauté locale en deux “sangha” est sanctionnée par la règle des bhikkhu (22). Or, qu’est-ce qu’un sangha ? Ce n’est pas une communauté de “bouddhistes”, c’est une communauté de bonzes, de bhikkhu et, plus précisément, un groupe d’au moins quatre religieux (23) qui reconnaissent la validité de leur ordination (upasampadâ) comme bhikkhu (ou bhikkhunî) et qui peuvent donc se réunir en chapitre pour accomplir les actes constitutifs (sanghakamma) de la surveillance du groupe et de son renouvellement.

L’autosurveillance du sangha est assurée par la récitation bimensuelle du Pâtimokkha, la liste des 227 règles de l’ordre du Theravâda, précédée de la confession des fautes, de l’expulsion éventuelle de ceux qui ont commis l’une des quatre fautes impardonnables et de la suspension provisoire ou de la pénitence pour ceux qui ont commis des fautes expiables (24). Le renouvellement du sangha est assuré grâce au rituel d’ordination (upasampadâ) de nouveaux bhikkhu. Autrement dit, l’appartenance à un sangha donné implique la reconnaissance d’une filiation d’ordination que l’on estime correcte, c’est-à-dire valide, et d’une règle (vinaya) que l’on estime correspondre à celle que le Bouddha a édictée. Tout le reste, tout ce qui fonde, en Occident chrétien, la division en “sectes” sur des désaccords doctrinaux, n’est ici que littérature. Et le terme de “secte” est donc tout à fait impropre. La preuve en est d’ailleurs que, dans les monastères indiens de l’époque où les courants (doctrinaux) du Mahâyâna commencèrent à apparaître, les partisans des idées mahâyânistes pouvaient fort bien résider dans les mêmes monastères que les tenants des théories traditionnelles et même siéger ensemble aux cérémonies rituelles de récitation du Pâtimokkha. Le désaccord doctrinal n’empêchait ni la cohabitation, ni l’appartenance à une même congrégation définie par le même vinaya.

Il a pu arriver, et il arrive encore, comme c’est le cas en Thaïlande aujourd’hui, que des moines acceptent la même règle (vinaya), mais ne reconnaissent pas la validité du rituel d’ordination d’un groupe précis. Nikâyabheda désigne ainsi une division en nikâya, c’est-à-dire en “groupes”. Au XIXe siècle, le prince Mongkut, en se faisant réordonner par un bonze môn selon un rituel légèrement différent, fut à l’origine d’une division du sangha thaï en deux nikâya : il acceptait le même vinaya que la majorité, mais contestait la validité de leur ordination. Il appela son groupe, sa congrégation, les “Thammayut” (Dhammayutika nikâya) (25) et le reste, la majorité, fut appelé “Mahânikâya”, le “grand groupe” (mahâ nikâya). J’utiliserai ici le terme “congrégation” pour désigner ces nikâya. La division en nikâya ne change pas l’appartenance à un “ordre” (Theravâda par exemple) puisqu’elle en conserve la même règle (vinaya).

Il est donc en un sens regrettable que les termes couramment utilisés pour traduire vâda et nikâya du bouddhisme soient respectivement “école” et “secte”. En effet, en français (je pourrais dire “en Occident”), ces deux termes se réfèrent à des divisions qui portent exclusivement sur des idées, sur des thèses, voire sur des dogmes. Il est vrai que les membres des vâda et des nikâya bouddhistes se disputaient souvent sur des thèses “doctrinales (26)”, mais ils étaient d’abord des religieux qui observaient une règle, parfois la même. Ils pouvaient vivre ensemble tout en ayant des positions doctrinales différentes, exactement comme aujourd’hui dans les congrégations catholiques où les différends “théologiques” entre les religieux peuvent s’avérer assez profonds, tandis que leur vie quotidienne reste harmonieusement régie par la même règle.

Une communauté de religieux bouddhistes thaïs n’est donc pas définie essentiellement par ses idées ou par ses thèses comme une “secte” protestante. C’est avant tout une communauté de profès définie principalement par sa règle, comme un ordre ou une congrégation catholiques, et secondairement par sa filiation d’ordination. Le tableau suivant montre la situation des différents groupes de bonzes thaïs et les termes qui leur correspondent le mieux :

CaractèresAppellationExemples en Thaïlande

Unique vinaya”ordre”Ordre thaï (theravâda)

par ordre(khanasong)Ordre chinois (mahâyâna)

(sangha)Ordre vietnamien (mahâyâna)

Unique vinaya”congrégation”Congrégation Thammayut

mais ordination°nikai)

différente(nikâya)Congrégation Mahânikâya

La logique de la forme et ses limites

Derrière cette primauté de la règle, plus forte évidemment dans l’ordre du Theravâda que dans les mi-lieux mahâyânistes, il y a une logique profonde. C’est toujours par rapport à l’efficacité auto-salvatrice pratique que les arguments sont pesés. La règle définit, dit et impose, pour chaque moment (voire cha-que instant) de la journée, ce qui favorise le progrès mental vers la libération totale des désirs. Au vain souci d’orthodoxie occidental se substitue ici, en principe, un souci d’orthopraxie, de pratique “droi-te”. “Droite” parce qu’elle correspond à l’objectif que le Bouddha a réalisé, prouvé, montré : la fin de toute souffrance. Les “idées”, ici appelées “vues” (ditthi), ne sont pas absentes certes, elles con-ditionnent même la guérison au même titre qu’un bon diagnostic, mais elles sont justement jugées à l’aune de cette guérison, de l’objectif, du résultat qu’elles visent. Une fois que le diagnostic a été ac-cepté (toute souffrance vient d’un désir vain), le débat, s’il a lieu, se fera simplement sur l’ordonnance, c’est-à-dire sur la méthode de méditation, plus fondamentalement sur la règle monastique qui est l’expression appliquée et infaillible de l’ordonnance non moins infaillible du Bouddha.

C’est pourquoi les grands débats dont se souvient l’histoire du bouddhisme en Thaïlande concernent ce qui pour un occidental risque de paraître secondaire parce que formaliste comme, par exemple, la nature des offrandes destinées aux bonzes, l’ajustement de l’habit monastique, la prononciation du pali ou la formule d’ordination des bhikkhu. Au XVe siècle, à Chiang Mai, avec le Vénérable Gambhîra (27) ; au XIXe siècle, à Bangkok, avec le prince Mongkut (28) ; au XXe siècle, toujours à Bangkok, avec Bodhirak (29), le sangha thaï a connu des débats qui avaient trait à la “forme” de l’ordination, à la “forme” des aliments, à la “forme” des vêtements, à la “forme” de la récitation.

Pour un occidental, la forme est généralement distincte du fond comme la lettre de l’esprit et c’est pour lui toujours une évidence que la lettre tue et que l’esprit vivifie. C’est donc toujours en fonction du fond et de l’esprit que la forme doit être, en principe, relativisée et jugée. Or, en Thaïlande, les débats religieux, pour ne rien dire des autres, laissent parfois penser que la forme est le fond. C’est logique ici parce qu’elle est censée remonter au Bouddha et que, comme forme, elle conditionne la fidèle transmission de son fond. Nul, en effet, ne saurait changer ce que le Bouddha a instauré. C’est en fonction de ce principe, conservateur si l’on veut, mais prudent, que sont prises beaucoup de décisions de la hiérarchie thaïe.

On touche ici à l’une des grandes différences de fonctionnement entre le bouddhisme du Theravâda et le christianisme. Le Bouddha ayant posé pour les religieux des règles de vie très précises, elles sont intangibles. Le Christ les ayant toutes fait exploser au nom de l’esprit, toutes celles que l’on peut poser après lui peuvent être, par principe, remises en question au nom de ce même esprit. La plupart des occidentaux qui observent le bouddhisme thaï, la plupart des bouddhistes occidentaux qui critiquent éventuellement le conservatisme du bouddhisme thaï, le font avec des réflexes de chrétien, comme si le Bouddha était mort à 33 ans, avant d’avoir pu fixer aucune règle.

Dans le bouddhisme thaï, cette prééminence de la forme est devenue un fait culturel qui, parfois, dépasse de loin son objet primitif. Le Vénérable Cha Subhaddo, un maître de méditation du Nord-Est qui avait formé chez lui un certain nombre de religieux occidentaux, décida de les laisser essaimer pour fonder un monastère où ils seraient entre eux. Il avait remarqué que le formalisme des Thaïs dépassait parfois les exigences de la règle et qu’il était inutile d’imposer aux bonzes occidentaux des particularités culturelles qui n’avaient rien à voir avec le vinaya du Bouddha.

C’est d’ailleurs parfois le formalisme du Theravâda qui conduit certains jeunes ou anciens convertis occidentaux soit à passer au Mahâyâna, soit à fonder carrément un nouvel ordre religieux comme Sangharakshita le fit avec le Western Buddhist Order (30). Considérant que, vu les conditions que la règle impose pour qu’une ordination soit valide (la perfection des ordinants), il était pratiquement impossible que la filiation de l’ordination fût demeurée valide depuis le Bouddha, Sangharakshita en conclut qu’il n’était pas tenu de continuer le cinéma de la filiation et qu’il pouvait fonder lui-même un nouvel ordre religieux, en dehors de toute filiation directe, mais selon l’esprit du Bouddha. Sangharakshita est resté très chrétien.

L’occidental qui aborde le bouddhisme thaï doit donc commencer par rentrer dans sa logique, celle du Theravâda, l’ordre des Anciens, celle d’une religion dont les véritables représentants ne peuvent être que les religieux profès, celle qui fait des laïcs leurs nourriciers et leurs serviteurs, celle qui n’est pas concernée par les spéculations intellectuelles mais qui répète ce que le Bouddha a bien dit une fois pour toutes, celle qui met son point d’honneur non à penser mais à contrôler ses pensées, celle qui fait dépendre le maintien de la religion du maintien de la règle monastique. On aime ou n’aime pas, mais on ne peut juger sans se placer dans la même perspective. Dans cet esprit, nous pouvons maintenant nous approcher un peu plus et ausculter le corps institutionnel de notre objet.

Deuxième partie : L’institution du bouddhisme thaï héritée de l’histoire

Comme toutes les religions instituées, avant d’être un “isme” systématisé, le bouddhisme a commencé par être une inspiration, une invention, un “éveil” subversifs par rapport à ce qui se disait et se pratiquait à son époque. C’est une évidence que je ne prétends pas nier même si je vais commencer par décrire l’institution un peu sclérosée du bouddhisme thaï. Je me place en effet ici du point de vue de l’observateur contemporain et non de l’historien des origines. Or, ce que commence par voir l’observateur de la Thaïlande d’aujourd’hui, c’est bel et bien un bouddhisme en place, institué, institutionnalisé, officialisé de mille et une façons, qui fait de ce pays l’un des rares à vivre aujourd’hui, majoritairement et librement, d’une tradition lancée depuis environ 2 400 ans (31). Je commencerai donc par exposer ces apparences au lecteur, tout en suggérant des explications sur ce qu’elles révèlent ou, parfois, dissimulent.

2.1. – Le bouddhisme thaï à travers les statistiques

Si l’on retient qu’une conviction religieuse est une affaire fort personnelle et intérieure, il est alors difficile d’en appréhender avec certitude la qualité en se fondant sur ses manifestations externes. L’habit ne fait pas le moine, c’est bien connu. En France, les sociologues du catholicisme ont essayé d’objectiver les convictions religieuses profondes des Français en calculant par exemple le pourcentage des baptêmes par rapport aux naissances ou la fréquence de l’assistance dominicale à la messe. S’ils n’ont pas tout révélé sur leur objet, ces calculs n’ont pas été pour autant insignifiants.

En Thaïlande, on ne peut davantage sonder les cœurs, mais les statistiques officielles, publiées par le département des Religions, permettent de figurer l’évolution du poids sociologique du bouddhisme dans la société thaïe d’aujourd’hui. Elles nous apprennent d’abord que, en 1998, sur une population évaluée à 61 466 177 habitants, 92,95 % étaient qualifiés de “bouddhistes”, 5,24 % de “musulmans”, 1,61 % de “chrétiens”, 0,04 % de “hindous ou sikhs”, et 0,16 % de “autres (32)”. En gros, par le nombre d’habitants, par une proportion de musulmans voisine, par la domination d’une religion majoritaire, la Thaïlande n’est pas loin de la France.

Que choisir ?

Comme nous n’avons pas ici de pratique cultuelle dominicale ou hebdomadaire qui pourrait nous ser-vir de baromètre, nous devons chercher une “pratique” comptabilisable qui exprime à sa façon l’inté-rêt de l’ensemble de la population pour le bouddhisme ou, plus exactement, pour l’une de ses expres-sions. La prise d’habit religieux en est bien une. Or, même si l’œil du passant est fréquemment accro-ché par les robes orange, même si les chiffres en valeur absolue augmentaient jusqu’à ces dernières années, il n’empêche que la proportion des religieux par rapport à la population totale du pays décroît régulièrement depuis que l’on dispose de statistiques sur le pays dans ses dimensions actuelles.

Puisque la lignée des religieuses bouddhistes (les bhikkhunî) a disparu du bouddhisme theravâda (33), il ne reste que les religieux masculins. Ceux-ci se divisent en deux grandes catégories : d’un côté, les novices (sâmanera), apprentis soumis simplement à quelques règles de moralité élémentaire dès qu’ils ont effectué le rituel de sortie du monde appelé pabbajjâ, de l’autre les bonzes (bhikkhu), vrais profes-sionnels de la vie religieuse et soumis, à partir du rituel appelé upasampadâ, aux fameuses 227 règles de l’ordre du Theravâda. Bien que l’on puisse rester “novice” toute sa vie, l’usage le plus fréquent est de le demeurer simplement jusqu’à 20 ans, âge minimal pour pouvoir devenir bonze ou bhikkhu.

Le contexte sociologique de la vie religieuse

Devenir bonze ou bhikkhu, est présenté dans les livres comme l’idéal le plus élevé de tous les fidèles du bouddhisme theravâda en fonction de la thèse selon laquelle ce “bouddhiste” doit éteindre ses passions le plus vite possible. En réalité, le contexte socioculturel, les justifications et les pratiques diffèrent selon les aires culturelles et, en gros, les pays. A Sri Lanka, par exemple, “les enfants de 8-10 ans sont offerts au monastère comme novices si leurs horoscopes n’apparaissent pas favorables pour la vie laïque (34)”. Voilà un moyen imparable d’assurer des vocations. La prise d’habit y est considérée en théorie comme définitive et son abandon comme regrettable, ce qui n’empêche pas que, actuellement, “les deux tiers quittent (35)”. En Birmanie, en Thaïlande, au Laos et au Cambodge, on ne s’étonnera pas que l’engagement soit, comme toutes choses, soumis à l’impermanence. En Thaïlande, il valait mieux jusqu’à maintenant avoir pris l’habit afin d’être “cuit” et mûr pour se marier. Ce n’était qu’après avoir vu trois tentatives renouvelées d’ordination dans la force de l’âge que l’on commençait sérieusement à se poser des questions sur la confiance que l’on pouvait faire à l’impétrant en tant qu’homme.

En Thaïlande donc, alors même que, formellement, la frontière entre le bonze et le laïc est très nette et dresse immédiatement une barrière de gestes, de langage et de respect formel, les deux états sont par ailleurs en situation d’osmose, tellement on passe facilement de l’un à l’autre. Cette osmose entraîne un enrichissement réciproque. En milieu rural, les anciens bonzes, plus instruits, sont encore facilement chargés de responsabilités sociales ou religieuses. En université, ils ont monopolisé beaucoup de chaires d’enseignement de philosophie, de bouddhisme, de pali ou de sanscrit. Dans les arts plastiques, ils ont maintenu jusqu’à aujourd’hui une inspiration souvent bouddhique. Inversement, le recrutement, par le sangha, de quelques laïcs à la forte personnalité, met parfois de la couleur dans la palette un peu grise du personnel religieux. Dans le passé, ces transferts entre l’état religieux et l’état laïque favorisaient substantiellement le maintien, l’enrichissement et l’utilisation des bibliothèques de pagode. Les anciens bonzes devenaient des lecteurs, des conteurs, des poètes. Si l’on se reporte par la pensée au XIXe siècle, la richesse culturelle des bibliothèques des monastères du Nord du pays aurait fait pâlir n’importe quelle paroisse rurale française.

Les tableaux 1 et 2 qui figurent page suivante, rassemblent un certain nombre de données relatives aux bonzes et aux “novices” (sâmanera) pour les années 1927 à 1998. Ces statistiques ne constituent qu’une ossature dépourvue de chair et de charme. Elles ne disent pas tout sur le bouddhisme thaï. Elles n’en représentent qu’un élément mais nous permettent de prendre conscience d’une diminution d’effectifs régulière par rapport à l’ensemble de la population qui n’est généralement pas soulignée.

Au cours de ces quelque soixante-dix années, alors que la population a plus que quintuplé, le nombre de bonzes n’a fait que doubler, faisant chuter le ratio de 1 174 à 435 pour 100 000 habitants. En 1998, si la proportion des bonzes par rapport à la population avait été celle de 1927, ils auraient dû être 721 702 au lieu de 267 300.

Si l’on considère maintenant le nombre des “novices” par rapport à la population, la chute est encore plus marquée. De 1927 à 1998, alors que la population a plus que quintuplé, le nombre de novices est passé simplement de 83 343 à 97 840, faisant chuter leur ratio de 755 à 159 pour 100 000 habitants, soit une proportion presque cinq fois moindre. En 1998, si la proportion des novices par rapport à la population avait été celle de 1927, ils auraient dû être 721 701 au lieu de 97 840.

Une chute lente et irrémédiable ?

Cette diminution est à verser au dossier de la sécularisation qui a touché tous les pays au XXe siècle. Ici, les passéistes de service attribuent au “matérialisme” occidental des plans de développement, commencés en 1960, la plus grande partie des maux de la société contemporaine et notamment le désintérêt pour la vie religieuse. En fait, ce désintérêt remonte beaucoup plus loin, à une époque où l’on n’avait pas précisément beaucoup d’argent. Et, comme on va le voir, l’agent secret de ce matérialisme, s’il faut l’appeler ainsi, a été le ministère de l’Education nationale lui-même, créé par le bien-aimé roi Chulalongkorn (Rama V, 1868-1910) en personne.

Faute de données suffisamment régulières, il ne m’a pas été possible de construire une pyramide des âges du personnel religieux profès. Si cela avait pu se faire, on aurait une pyramide qui aurait la forme d’un stupa, d’un cetiya, avec une base maintenant plus étroite qu’autrefois, un maintien jusqu’à 23 ans et une diminution assez rapide jusqu’à 35 ans, ne laissant ensuite qu’une hampe étroite de permanents qui explique la difficulté de la hiérarchie à fournir des supérieurs de qualité à toutes les pagodes.

C’est en fait sur la hampe étroite de permanents que repose l’ordre monastique thaï. Ces bonzes ont été de jeunes novices, ils ont plus ou moins étudié le pali, ils ont plus ou moins étudié la doctrine, mais ils ont persévéré. Ils ont créé entre eux et les villageois des liens solides. Ils ont acquis une expérience dont la communication est souvent édifiante. Constatant que le vivier des novices diminue à grande vitesse, on peut cependant se poser la question du renouvellement des permanents.

Les optimistes pensent qu’avec les avancées de l’éducation, avec la lassitude devant le progrès matériel, avec les problèmes que pose la complexité de la vie moderne, la perte de recrutement à l’âge tendre sera compensée par un gain de recrutement à l’âge mûr. Déjà, un groupe comme celui du Thammakai ne s’est-il pas fait gloire de n’ordonner que des licenciés ?

D’autres, mais moins nombreux, pensent carrément qu’il est bon qu’on en finisse avec le bouddhisme automatique et que l’on retourne à un bouddhisme volontaire, élitiste, rationnel, qui élimine toutes les “superstitions” affleurant tous les jours à la une des quotidiens.

Mais en un sens, on peut dire que la focalisation sur cette diminution inéluctable et statistique des membres du sangha est trompeuse. Il est vrai que, comme on va le voir, les novices n’apprennent plus les traditions de leur région puisqu’ils ne peuvent plus en lire les manuscrits. Mais il est vrai aussi que toute librairie qui se respecte possède maintenant un rayon de littérature religieuse et que les étalages de journaux présentent des dizaines de publications bouddhistes. Cela était impensable en 1927, année de départ de nos statistiques.

Il est vrai également qu’auparavant, l’instruction que délivraient les bonzes était principalement destinée aux garçons alors que l’éducation contemporaine s’est étendue aux filles qui sont également des lectrices de la presse religieuse en expansion. Pour ce qui est de l’instruction religieuse, la perte numérique des ordinations est en partie compensée par la mise sur pied d’écoles du dimanche, inspirées par la tradition chrétienne de l’enseignement du catéchisme. Enfin, les divers mouvements bouddhistes et certains monastères organisent maintenant des retraites de méditation.

Signe des temps nouveaux, même des filles d’une dizaine d’années peuvent passer deux ou huit jours dans une pagode pour commencer à s’initier à la concentration (samâdhi), sous la direction de quelques mae chi, femmes au crâne rasé, vêtues de blanc, qui se sont retirées du monde. Simples servantes des bonzes autrefois, beaucoup d’entre elles sont devenues maintenant expertes soit en méditation, soit en doctrine bouddhique, soit en pali, soit en éducation. Elles se consacrent à des œuvres éducatives, mais aussi aux malades du sida, ou à la formation à la méditation. On entend leurs instructions à la radio, au même titre que celles des bonzes.

Si l’on devait résumer le cadre sociologique, on retiendrait donc que les ordinations coutumières sont en voie de diminution relative, affaiblissant l’assiette de recrutement, et accentuant peut-être une élitisation grâce au recrutement de moines ayant fait des études et lassés du monde. Les statistiques trahissent donc bien l’avancée inexorable de la sécularisation qui réduit les facteurs culturels favorisant la prise d’habit. En revanche, elles n’expriment pas le développement des connaissances et des activités religieuses qui sont maintenant offertes aux laïcs.

2.2. – Le bouddhisme thaï et l’éducation

Où sont passés les 623 861 novices manquant dans nos statistiques de 1998 ? Tout simplement dans les écoles publiques et privées qui se sont développées depuis la fin du XIXe siècle. grâce à la collaboration initiale de la hiérarchie bouddhiste (36). C’est en effet l’un des paradoxes de ces cent dernières années que l’éducation a presque totalement échappé aux bonzes thaïs grâce à l’assentiment initial de leur supérieur de Bangkok. C’est lui qui permit que bonzes et pagodes fussent les premiers et exclusifs agents de la réforme éducative de Chulalongkorn. L’éducation thaïe est aujourd’hui orpheline de ses parents traditionnels, les bonzes. Le problème, c’est que l’enfant émancipé en a fait le deuil tandis que les parents orangés expriment encore le regret d’avoir perdu ce terrain privilégié de formation des futurs hommes. Ils en accusent aujourd’hui l’Occident et la modernité, boucs émissaires toujours commodes. Ils oublient simplement qu’en tant qu’institution dirigée par Bangkok, ils ont été les agents volontaires de leur propre démission (37).

Dans le contexte du colonialisme européen menaçant, le roi Chulalongkorn avait créé un ministère de l’Education en 1887 et lancé une réforme de l’éducation qui, en 1898, marquait le pas. Il demanda alors à son demi-frère, le Vénérable Wachirayanwarorot qui, sans avoir alors le titre de “patriarche” (sangharâja), en avait pratiquement la fonction, de pouvoir exploiter le réseau des pagodes pour y installer des écoles où serait enseigné un programme “profane”. Il s’agissait alors de diffuser un savoir qui rendrait le pays capable de résister à l’Occident. Pour l’Etat en cours de centralisation accélérée, cela avait l’avantage de résoudre, temporairement au moins, deux problèmes cruciaux : celui des locaux et celui du personnel enseignant. Les pagodes disposaient de salles et de terrains, et les bonzes pouvaient se charger d’une partie de l’enseignement primaire puisqu’ils assuraient depuis des siècles une certaine alphabétisation des garçons. Toutefois, cette exploitation des bonzes et des pagodes se cantonna d’abord, simplement, et non sans difficultés, aux centres urbains (38).

Mettant cette réforme en perspective cent ans après, on peut sans doute affirmer qu’elle a très bien fonctionné. La Thaïlande a un taux d’alphabétisation remarquable qui ne laisse plus les filles de côté. Même si ses universités ne sont pas les meilleures d’Asie, ses docteurs en médecine et ses ingénieurs ne sont pas moins efficaces qu’ailleurs, ni ses architectes moins créateurs. Comme il se doit, cette brillante médaille a cependant un revers et même, pour le bouddhisme, des effets pervers.

Tout d’abord, faute de personnel suffisant et/ou formé, les bonzes ne purent accompagner le développement de ces écoles publiques de pagodes qui durent vite faire appel à des enseignants laïcs, lorsqu’elles ne furent pas concurrencées par des écoles publiques et privées échappant totalement à l’autorité monastique bouddhiste. De toute façon, soit dans les écoles publiques de pagodes, soit dans les écoles publiques ou privées hors pagodes, les parents purent désormais scolariser leurs garçons ailleurs et autrement que comme novices. Pire, les élites non seulement n’envoyèrent plus leur progéniture masculine se faire novice ou suivre les cours des écoles de pagode, mais elles la placèrent dans les meilleures écoles du marché. Et ces dernières, outre le fait qu’elles étaient plus chères que les autres, appartenaient souvent (horreur !) à des missions chrétiennes. Les enfants des plus pauvres et/ou des plus éloignés des villes ont fini par être condamnés à suivre les cours d’écoles de moindre qualité et, dans le pire des cas, à la scolarisation comme novices.

Ce qu’il n’a pas été politiquement correct de dire jusqu’ici, c’est que, en imposant peu à peu des manuels de doctrine et de pali en écriture thaïe dans tout le pays, le ministère de l’Education nationale et la hiérarchie bouddhiste ont fait d’une pierre deux coups.

Par le premier coup, ils ont de fait rendu illisibles les manuscrits écrits en caractères khmers (dans le Centre), lan na (dans le Nord), et tham (dans le Nord-Est), livrant un certain nombre d’entre eux en pâture aux termites, aux rats et aux touristes. Ils coupaient de ce fait la majeure partie des habitants du pays de ses racines littéraires et religieuses pour lui faire absorber les ingrédients d’une nouvelle identité nationale, la “thaïté”, concoctée par les idéologues de Bangkok.

Par le second coup, le ministère de l’Education nationale et la hiérarchie bouddhiste ont peu à peu gommé les traditions religieuses provinciales au profit de l’orthodoxie du Theravâda. En effet, tandis que, dans les écoles “profanes”, les garçons n’avaient que le choix d’un enseignement profane inspiré par l’Occident, dans les écoles ou les cours réservés aux novices, ceux-ci n’avaient que le choix d’un enseignement normalisé du pali, de la doctrine et de la discipline bouddhiques à travers des manuels en thaï rédigés par les bonzes intellectuels de Bangkok (appartenant surtout la congrégation Thammayut, soucieuse d’un retour à la pureté originelle du Theravâda).

2.3. – La hiérarchie administrative

Tel un médicament absorbé progressivement et à petites doses mais régulièrement pendant cent ans, cette réforme de l’éducation profane et religieuse a profondément changé le visage du bouddhisme thaï et son impact sur la société, d’autant qu’elle s’est accompagnée de l’instauration d’une hiérarchie religieuse administrative calquée sur l’administration civile et fondée sur les mérites acquis dans l’assimilation des programmes religieux de Bangkok.

Contrôle royal des communautés religieuses

Selon la logique de leur règle censée remonter au Bouddha, les communautés de moines bouddhistes (sangha) reposent par principe sur des supérieurs élus démocratiquement, avec un fléchage vers les plus anciens qui sont les plus avancés spirituellement. Les communautés s’autocritiquent et s’autorégulent, notamment grâce au rituel de la confession, de l’exclusion et de la pénitence couronné par la récitation du Pâtimokkha évoquée plus haut.

Toutefois, cette autogestion n’a pas toujours fonctionné idéalement, surtout de l’avis des rois qui, à commencer par le modèle des souverains bouddhistes, Asoka (39), ont condamné de façon récurrente certains bonzes à défroquer pour cause de manquements à leur propre règle. Ils n’ont pas manqué également d’obliger les ordres ou les congrégations à s’unifier, tandis qu’ils favorisaient matériellement et par des honneurs, ceux qui étaient fidèles : fidèles à leur règle et. à leur roi. Ces mises au pas politico-religieuses des bonzes n’étaient peut-être pas toujours machiavéliennes mais elles facilitaient sans aucun doute l’exploitation du bouddhisme à des fins “politiques” comme la légitimation du pouvoir (40), l’harmonisation sociale, la centralisation administrative, le contrôle des mouvements irrédentistes, la rationalisation bouddhiste des guerres (41), etc.

On peut sans doute inclure cette exploitation dans le phénomène général de la “domestication” du sangha par laquelle les bonzes, créés pour “sortir” de la société des laïcs, des maîtres de “maison”, finissent en fait par en être dépendants, voire par s’y asservir, parce que les dons des laïcs appellent une réciprocité (42). En principe, celle-ci ne devrait être que spirituelle, les religieux répondant aux dons des laïcs par le don du Dhamma (la doctrine du Bouddha) “qui surpasse tous les dons”. En fait, la réciprocité devient facilement “mondaine” à cause des services que les moines rendent aux humbles comme astrologues ou médicastres, et aux puissants comme thuriféraires silencieux ou loquaces de leurs corruptions ou de leurs guerres.

Depuis la domination du bouddhisme du Theravâda en Asie du Sud-Est, même s’il y eut toujours une volonté royale d’encadrement, la gestion des communautés de bonzes reposait principalement sur les supérieurs de pagode et sur les ordinants précepteurs (upajjhâya), ceux qui, selon le rituel d’ordination, étaient responsables de l’instruction des nouveaux bonzes et de leur observance de la discipline. L’isolement géographique et la difficulté des communications avaient naturellement pour effet de valoriser les pouvoirs locaux de quelque ordre qu’ils fussent. Pour le bouddhisme, c’était le pouvoir des supérieurs de pagode et plus particulièrement de ceux qui s’étaient fait un nom comme spécialistes de certains arts : comme maîtres ès méditation certes, mais aussi comme maîtres ès arts plastiques ou martiaux, ou comme maîtres ès astrologie ou médecine. Par-delà ces spécialisations techniques, il était un charisme que le supérieur devait toujours cultiver, celui de l’autorité justifiée par son observance de la règle. La filiation orthodoxe de l’ordination d’une part, et la filiation technique des spécialisations d’autre part, créaient des liens et des hiérarchies qui cimentaient les bonzes d’une région et assuraient aussi bien la transmission de la discipline que celle des savoirs.

Etablissement d’une hiérarchie administrative d’Etat

Il faut croire pourtant que tout n’était pas pour le mieux dans le meilleur des sangha possibles. Si les religieux de Nakhon Si Thammarat, de Chiang Mai ou d’Ayutthaya connurent leurs heures de gloire, les récits de voyageurs étrangers et les rapports de fonctionnaires thaïs nous font également part de l’état d’ignorance et d’indiscipline où se trouvaient beaucoup de bonzes, ce qui motivait les sanctions royales ordonnant des retours à l’état laïc. C’est de ce constat, aggravé sans doute par le souci orthodoxe de sa congrégation Thammayut, que le Vénérable Wachirayanwarorot tira sa justification de la mise sur pied d’un système contraignant de programmes, d’examens et de titres honorifiques. Ce système, télécommandé de Bangkok, télescopa les allégeances et hiérarchies provinciales naturelles et finit par conditionner l’avancement dans la hiérarchie religieuse à l’obtention des diplômes normalisés.

Fondée primitivement sur une vie ascétique modèle et sur sa reconnaissance “d’en bas” (des disciples), la hiérarchie religieuse spirituelle flottante devait peu à peu laisser la place à une hiérarchie religieuse administrative figée, fondée sur la reconnaissance “d’en haut”, des autorités de Bangkok, au premier rang desquelles le roi, qui établirent au cours du siècle passé des critères de délivrance des titres honorifiques fondés, un peu trop, sur des réalisations visibles, les constructions notamment.

Les instruments de ce passage à une nouvelle hiérarchie furent les différentes lois-cadres qui, en 1902, 1941 et 1962, précisèrent les rapports entre ce qui, en France, s’appellerait l’Eglise (et qui se nomme ici les ordres religieux sangha ou, en thaï, khana song) et l’Etat (43).

La motivation officielle de ces lois-cadres a toujours été, bien sûr, la protection du bouddhisme et, plus mezza voce, la protection des bonzes contre eux-mêmes, contre leur paresse à étudier, contre leurs tendances hétérodoxes, contre leurs manquements à la règle. La motivation officieuse a également toujours été la “domestication”, l’assurance que les bonzes ne feraient rien qui pût mettre en péril le pouvoir central, l’unité du royaume ou, plus récemment, pendant la menace communiste, la “stabilité” du pays. Bien que les trois lois-cadres évoquées plus haut eussent des dispositions de détail légèrement différentes (celle de 1941 étant considérée comme la plus “démocratique”), elles eurent toutes les trois le même résultat : garder les religieux sous l’œil du pouvoir, sous couvert de les aider dans leur tâche.

C’est ainsi que fut créée une institution, l’Association des Anciens (Mahâthera samakhom), destinée à assurer la bonne marche administrative du sangha. Pour cela, le pouvoir (c’est-à-dire le roi jusqu’en 1932 et le gouvernement ensuite) se réservait quelques privilèges. C’est le pouvoir qui a toujours nommé le patriarche, supérieur suprême de tous les ordres de bonzes. C’est encore le pouvoir qui s’est arrogé le droit d’exercer le rôle de secrétaire de l’Association des Anciens, un peu comme si, en France, un directeur de département du ministère de l’Education nationale était le secrétaire général de la Conférence épiscopale des évêques de France. C’est toujours le pouvoir qui attribue aux bonzes les grades d’un système honorifique de titulature sophistiqué (samanasak). Ce système n’est pas seulement honorifique d’ailleurs puisque c’est parmi les titulaires des plus hauts degrés que sont nommés les supérieurs de provinces, les assistants du patriarche et le patriarche lui-même.

De temps en temps, des voix s’élèvent parmi les bonzes pour réclamer plus de démocratie dans l’administration du sangha et plus de transparence dans l’attribution des grades. Pourquoi, par exemple, les hautes autorités ne seraient-elles pas élues ? Mais ces réclamations n’ont jamais été très virulentes, en partie parce qu’elles s’attaqueraient à un privilège multiséculaire du roi et peut-être aussi parce qu’elles feraient apparaître sur la place publique des tendances et des divisions à l’intérieur du sangha que celui-ci, au fond, préfère cacher. Il faut dire que, depuis la disparition du Bouddha, créer des divisions dans le sangha est considéré comme la pire des choses. On tente d’abord de l’éviter par l’admonestation ou la discussion privée, puis par un avertissement public, pour ne décréter une sanction que si tous les moyens ont été épuisés.

Bouddhisme politique et politique du bouddhisme

De même qu’au début du siècle les bonzes thaïs avaient été mis à contribution pour favoriser la mise en œuvre de la réforme de l’éducation en partie grâce à la mise sur pied de cette administration politico-religieuse, ils furent de nouveau mis à contribution entre 1950 et 1983 pour lutter contre la propagande communiste. Cette dernière exploitation fut fort habile, se présentant plus comme un en-couragement positif et pacifique au développement que comme une lutte armée. Quelques déclarations méritent simplement d’être rappelées pour mémoire. Le Vénérable Kittivuddho prêcha : “Tuer les communistes n’est pas déméritoire”, tandis que Buddhadasa Bhikkhu s’étonna que les Etats-Unis pussent bombarder le Nord-Vietnam au nom de la morale. La déclaration de Kittivuddho ne surprit que ceux qui ignoraient l’histoire du bouddhisme. Celle de Buddhadasa ne fut pas répercutée (44).

Le 11 octobre 1997, la Thaïlande s’est donné une nouvelle constitution qui a maintenu la ligne des constitutions précédentes selon laquelle l’Etat n’est tenu à aucune affiliation religieuse, même si le roi doit être bouddhiste. Pourtant, des bonzes bien en vue avaient fait campagne pour que le bouddhisme soit déclaré explicitement “religion d’Etat” et deux millions six cent mille signatures avaient été recueillies dans ce sens. Maintenant, alors qu’il faut progressivement adapter les structures administra-tives à cette nouvelle constitution, un problème a surgi pour l’administration d’Etat du bouddhisme.

L’Association des Anciens (Mahâthera samakhom), présidée par le patriarche dépend actuellement du département des Religions qui en assure le secrétariat. Selon la nouvelle constitution, le ministère de l’Education, le bureau du Comité national de la Culture, le département des Beaux-Arts et le département des Religions devraient être fondus dans un nouveau ministère de l’Education, des Religions et de la Culture. D’après le projet de loi sur l’éducation qui est soumis actuellement à la critique de tous les partis concernés, l’administration du bouddhisme tomberait sous la coupe d’un comité des Religions et de la Culture qui pourrait contrôler tous les règlements, principes et proclamations relatifs au bouddhisme. Ce comité de 39 membres comporterait un représentant de chaque religion.

Des associations bouddhistes ont animé une manifestation le 10 avril 2001 qui a réuni plus de dix mille personnes et déposé une requête pour demander entre autres choses : 1) que le bouddhisme relève d’un établissement séparé doté d’une personnalité juridique et dépendant directement du Premier ministre ou, éventuellement, du ministère de l’Education ; 2) que, dans tous les comités relatifs aux affaires religieuses, les représentants des religions soient nommés proportionnellement à la représentativité de chaque religion dans le pays ; 3) que l’enseignement du bouddhisme soit obligatoire dans toutes les écoles pour tous les élèves bouddhistes. Il est encore trop tôt pour savoir comment le gouvernement répondra à ces requêtes. Selon la presse, il ne se montrerait pas opposé à la première.

Les formules entendues ou écrites à l’occasion de ces manifestations expriment une inquiétude devant l’étape supplémentaire de sécularisation que la nouvelle constitution veut faire parcourir au pays. Les bonzes ont interprété le projet de loi comme une tentative de mettre le sangha sous la coupe de laïcs, et de laïcs pas forcément bouddhistes.

2.4. – La hiérarchie spirituelle et les maîtres du soupçon

La hiérarchie dont nous venons de parler concerne bien le bouddhisme thaï, mais elle n’en représente que le côté administratif, celui sur lequel l’Etat garde un œil et parfois met la main. En réalité, au cours du XXe siècle, plusieurs mouvements sont nés qui, au nom de l’idéal de pureté originelle du bouddhisme, ont délibérément ignoré cette hiérarchie administrative ou ont voulu s’y opposer. Pour leurs disciples, ces mouvements ont produit des maîtres spirituels qui constituent en quelque sorte une hiérarchie parallèle à la hiérarchie administrative.

Certains bonzes peuvent être considérés comme des “maîtres du soupçon” en ce sens qu’ils regardaient avec beaucoup de méfiance la course aux diplômes, aux titres honorifiques et aux responsabilités administratives, qui agite beaucoup de membres du sangha.

Man Bhuridatto

Man Bhuridatto (1870-1949) fut l’un de ceux-là. Il lança l’un des mouvements les plus importants qu’ait connu le bouddhisme thaï au XXe siècle, celui des religieux itinérants puis sédentarisés, occupés simplement à mater leur esprit grâce à l’ascèse et à la méditation.

Sans avoir fait d’études, sans guère connaître le pali, Man se spécialisa, pour ainsi dire, dans ce qui avait été l’une des spécialisations de la tradition monastique bouddhique, la pratique de l’inspection mentale (vipassanâ).

Appartenant à la congrégation Thammayut, il en était pourtant presque l’antimodèle pour ce qui concerne le rôle implicitement politique que cette congrégation se donnait. Il n’était pas intéressé par l’administration qui intéressait au contraire beaucoup sa congrégation.

De par sa forte personnalité et son autorité, il marqua profondément des dizaines de disciples qui fondèrent eux-mêmes des “monastères de forêt” dans l’ensemble du pays mais principalement dans le Nord-Est. Des occidentaux vinrent se faire ordonner chez l’un de ses disciples, Cha Subhaddo, à qui Man avait justement demandé de rester dans la congrégation Mahânikâya. Cette lignée spirituelle est maintenant présente en Occident dans plusieurs pays (45).

Buddhadasa Bhikkhu

Buddhadasa Bhikkhu (1906-1992) a également été écœuré par l’ambition administrative des bonzes de Bangkok. Il y arrêta vite ses études de pali pour retourner à Chaiya, son village natal. Il s’installa dans une pagode abandonnée et y relut le Canon à tête reposée en refusant les obligations de type paroissial qui sont le lot de la plupart des bonzes. Il lut des livres occidentaux et fit connaissance, grâce notamment aux publications de la Pali Text Society, avec les principes chrétiens, mais surtout protestants, de la critique des textes religieux. Il comprit que le Canon bouddhique du Theravâda était le résultat de compilations composées par les disciples, que tout n’était pas attribuable au Bouddha. Il lut aussi des livres occidentaux sur le zen et comprit que les gros traités et les rites ne disaient peut-être pas l’essentiel.

Après la guerre, Buddhadasa commença à développer ses idées que l’on qualifie aujourd’hui de “modernistes” selon lesquelles il faut purifier la religion de tout ce qui s’est accumulé depuis sa création. Pour lui, la majorité des Thaïs n’étaient pas véritablement bouddhistes. Pour lui, ils cherchaient d’une manière très matérialiste des renaissances dans les paradis. Pour lui, ils édifiaient surtout un bouddhisme extérieur, fondé sur des bâtiments, mais pas un bouddhisme profond. Comme il critiquait le bouddhisme de son pays, on l’accusa d’être communiste.

Buddhadasa inventa en même temps un nouveau genre de communication, celui de la conférence prononcée debout, devant toutes sortes d’audiences. Il était surtout invité par une certaine élite de Bangkok et de Chiang Mai. Futurs juges, étudiants, jeunes bonzes de la congrégation Mahânikai dont il faisait partie étaient attentifs à son enseignement atypique, original en constante recherche d’invention. Ses disciples laïcs transcrivaient ses conférences et ses instructions, ce qui donna lieu à un véritable phénomène éditorial encore vivace.

Buddhadasa reçut quelques titres honorifiques et fut nommé supérieur de la pagode la plus importante de son district. Mais il n’y résida jamais, restant fidèle à sa forêt dans laquelle se pressait quand même de plus en plus de monde (46).

Bodhirak

Néophyte, Bodhirak commença sa vie re