Eglises d'Asie

ESPOIR DE PAIX – ET INQUIETUDE – AU SRI LANKA

Publié le 18/03/2010




Batticaloa, Sri Lanka – Le très secret chef des rebelles tamouls, un homme qui a envoyé à la mort plus de commandos-suicide que personne d’autre à travers le monde, a annoncé qu’il se montrerait à la face du monde mercredi 12 avril 2002. La dernière rencontre du chef tamoul avec la presse remonte à dix ans. Le simple fait que cet événement se produise est peut-être le signe le plus remarquable que la dynamique de paix que vit en ce moment le Sri Lanka gagne en crédibilité.

Cela fait 18 ans que Velupillai Prabhakaran, le chef des rebelles tamouls, combat le gouvernement de Colombo. Il a été placé sur la liste des terroristes par les Etats-Unis et la Grande-Bretagne et est recherché par l’Inde pour l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rajiv Gandhi. Aujourd’hui, depuis qu’il a conclu à la fin du mois de février un accord de cessez-le-feu avec le gouvernement sri-lankais, le chef rebelle se sent suffisamment à l’aise pour apparaître au grand jour sans craindre d’être arrêté.

Ces trois derniers mois, à mesure que différents accords de cessez-le-feu ont été décrétés par les rebelles tamouls puis par le gouvernement récemment installé à la tête du pays, personne n’a été tué sur le sol du Sri Lanka. En soi, ce simple fait constitue un événement lorsque l’on sait que les combats depuis 18 ans ont coûté la vie à plus de 62 000 personnes, soit plus de morts que n’en ont connu les Etats-Unis lors de leur guerre du Vietnam, dans un pays peuplé d’à peine 19 millions d’habitants.

Ces dernières semaines, des scènes que les diplomates en poste dans le pays tenaient pour impensables ont eu lieu. Pour la première visite d’un responsable du gouvernement en 20 ans dans la ville tamoule de Jaffna, à l’extrémité nord du pays, Ranil Wickremesinghe, le Premier ministre au pouvoir depuis peu, un bouddhiste pratiquant issu de la majorité cinghalaise, a été accueilli dans la joie par la foule tamoule, soulevant l’enthousiasme lorsqu’il a montré un signe remarqué de respect envers la coutume hindoue en ôtant sa chemise pour pénétrer dans un temple de la ville. La plupart des Tamouls sont de religion hindoue.

Dans de nombreuses villes du nord et de l’est du pays, contrôlées par le gouvernement mais situées dans cette portion du Sri Lanka qui deviendrait un Etat indépendant tamoul si la revendication des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (LTTE) aboutissait, d’importantes foules ont manifesté ouvertement en faveur des Tigres, lesquels sont toujours officiellement interdits dans le pays.

Les premiers pourparlers bilatéraux jamais organisés depuis sept ans sont prévus pour commencer en mai ou en juin prochain, sous l’égide des diplomates norvégiens, médiateurs entre les Tigres et le gouvernement. Les Sri Lankais, quelle que soit leur appartenance ethnique, sont avant tout soulagés que les armes se soient tues et que le parti actuellement au pouvoir, qui a fait campagne sur le thème de la paix, ait reçu un fort soutien populaire lors des élections du mois dernier. Pourtant, un très réel sentiment d’anxiété est sous-jacent et affleure sous les espoirs de voir un règlement négocié mettre fin au conflit.

La défiance existant entre les Tigres tamouls et l’importante minorité musulmane établie dans l’est du pays est un des éléments qui pourraient faire dérailler le processus de paix engagé. Les leaders des Tigres n’ont pas répondu aux demandes d’interview qui leur ont été envoyées dans leur bastion du nord du pays ou via des intermédiaires installés à Batticaloa, à l’est.

Les gens ici, dans la partie orientale du pays, dans cette région que les rebelles revendiquent comme faisant partie de la nation tamoule, déclarent qu’ils ne connaissent que trop bien les brutalités commises tant par les troupes gouvernementales que par les rebelles. Dans les zones contrôlées par Colombo, où aujourd’hui les Tigres peuvent de plus en plus facilement aller et venir, nombreux sont ceux qui craignent que plus de liberté pour les Tigres signifie plus de possibilité pour ces derniers d’abuser de leur pouvoir. Toute tentative en faveur de la paix est marquée par des stigmates du passé. En 1990, les Tigres ont massacré plus de 125 musulmans réunis pour la prière du soir dans deux mosquées différentes du district de Batticaloa. La même année, plus au nord, dans la péninsule de Jaffna dominée par les tamouls, les Tigres ont donné 24 heures aux musulmans pour fuir. Parmi les personnes qui ont dû fuir, des dizaines de milliers de réfugiés vivent aujourd’hui encore dans des camps.

Les musulmans, qui affirment que les Tigres n’ont pas cessé – au contraire – leurs manœuvres d’extorsion depuis la mise en place de l’accord de cessez-le-feu, n’ont pas de représentants directs dans les pourparlers de paix, et cela bien que leur soutien politique à la coalition gouvernementale au pouvoir est essentiel. “Qui va représenter les besoins et les droits des musulmans ?”, interroge Nawaz Mohammed, militant des droits de l’homme qui affirme que sa sœur, âgée de 22 ans, a été enlevée et tuée par les Tigres en 1990.

Certains Tamouls également avouent avoir peur. Une Tamoule de 19 ans raconte comment elle a réussi à s’échapper d’entre les mains des Tigres au début de ce mois alors qu’elle avait été forcée de joindre leurs rangs, sous la menace d’une arme à feu, en février dernier. Elle et trois autres jeunes filles, âgées de 16 et 17 ans, ont eu leurs longs cheveux noirs grossièrement tondus. En dépit des promesses de passage à tabac en cas d’évasion, les quatre jeunes filles ont passé cinq nuits à marcher, à se cacher, dormant le jour, jusqu’à ce qu’elles finissent par tomber sur un poste de garde de l’armée gouvernementale. Deux des quatre affirment qu’elles ont été kidnappées par les Tigres le 26 mars dernier sur le chemin qui les menait vers leur cours de mathématiques. Les quatre déclarent qu’elles ne peuvent revenir chez elles désormais. “Cela fait peur, témoigne la Tamoule âgée de 19 ans, évoquant les Tigres qui vont et viennent de plus en plus librement. Si je retourne dans mon village, inévitablement, ils me repéreront.”

Nombreux sont ceux qui se demandent si les Tigres peuvent changer et passer d’une organisation militaire à un parti politique désireux de jouer le jeu des élections. Evolueront-ils “à la manière d’un régime stalinien ou sandiniste ?, se demande Milinda Moragoda, un des personnages clefs désignés par le gouvernement pour mener les négociations de paix. Je l’ignore.” Selon de nombreux observateurs, le gouvernement, récemment élu, serait prêt à laisser les Tigres administrer le nord et l’est du Sri Lanka pour sans doute deux ou trois ans sans que des élections ne soient organisées afin de laisser du temps aux négociateurs chargés de résoudre le conflit.

Selon Moragoda, Colombo s’assurera que des garde-fous démocratiques sont mis en place afin de protéger les droits et les intérêts des populations cinghalaises et musulmanes résidant dans la partie orientale du pays et qui y forment des minorités consistantes ; de même, des garanties devront être données pour les Tamouls qui ne sont pas d’accord avec la domination des Tigres. Dans tous les cas de figure, le gouvernement a exclu la possibilité que les Tigres obtiennent la création d’un Etat séparé mais s’est déclaré prêt à discuter d’une large autonomie.

Pour l’heure, les deux parties continuent à recruter des hommes de troupes et maintiennent en l’état leurs arsenaux. Les Tigres sont devenus au fil des années une machine de guerre disciplinée, forte de 4 000 soldats bien entraînés. Les attentats-suicide sont une de leurs caractéristiques et Prabhakaran a envoyé à la mort 220 commandos-suicide, comparé à environ 70 pour le Hamas au Moyen-Orient, déclare Rohan Gunaratna, chercheur au Centre d’études du terrorisme et de la violence politique de l’université St. Andrews, en Ecosse.

Depuis la mise en place du cessez-le-feu, les Tigres ont ren-forcé leur position du fait que les groupes tamouls rivaux ont dû déposer et de rendre leurs armes. Le gouvernement prend cependant le risque de voir les Tigres conforter leur situation militaire au cas où les pourparlers de paix seraient rompus, comme cela s’est déjà produit dans le passé.

A Batticaloa, la crainte qu’inspirent les Tigres est palpable. Un citoyen en vue de la ville nous a parlé ouvertement des tactiques terroristes des Tigres puis nous a supplié de ne pas le citer. “Si je dresse la tête, je suis sûr qu’ils me la couperont”, a-t-il affirmé. Un des rares à oser parler à visage découvert – à moins qu’il soit assez fou pour le faire – est le P. Harry Miller, âgé de 78 ans, prêtre jésuite originaire de la Nouvelle Orléans, qui est arrivé à Batticaloa en 1948 et qui a été choisi par le gouvernement pour faire partie des observateurs chargés de veiller à l’application du cessez-le-feu. Selon lui, personne n’ose critiquer ouvertement les Tigres par crainte des représailles. Le P. Miller raconte ainsi l’histoire d’une famille à qui les Tigres avaient demandé de leur donner un fils et qui avait envoyé un de leurs enfants, handicapé mental. Les Tigres ont réagi en battant sévèrement le jeune homme avant de le jeter dans la maison de ses parents ; il a dû être ensuite hospitalisé. “Les parents sont-ils allés déposer une plainte à la police ?, interroge le prêtre candidement. Personne ne porte jamais plainte contre le LTTE.”