Eglises d'Asie

LE FACTEUR MUSULMAN DANS LE REGLEMENT DU CONFLIT SRI LANKAIS

Publié le 18/03/2010




Tandis que les négociateurs norvégiens travaillent sans relâche pour amener le gouvernement de Colombo et le LTTE (Mouvement des Tigres pour la libération du Tamil Eelam) à la table des négociations (1), le processus de paix se trouve compliqué par l’éruption de violence qui s’est produite la semaine dernière et qui a mis aux prises Tamouls et musulmans du Sri Lanka. Dans la partie est du pays, des affrontements entre des Tamouls et des musulmans ont causé la mort de sept personnes et fait une cinquantaine de blessés. Le couvre-feu a été imposé dans les districts les plus affectés par ces désordres, à Batticaloa et à Ampara, de façon à circonscrire l’éruption de violence.

Le Sri Lanka forme une société multiethnique, plurilingue et plurireligieuse. Les Cinghalais, qui représentent la plus grande part de la population sur l’île, sont, dans leur majorité, bouddhistes tandis que les Tamouls, la plus importante des minorités du pays, sont majoritaires dans les provinces nord et est du pays et sont principalement hindous – bien que l’on trouve chez les deux groupes un nombre significatif de chrétiens. Les musulmans forment le troisième plus important groupe religieux du Sri Lanka (2). Contrairement aux bouddhistes, aux hindous et aux chrétiens, les musulmans sri lankais fondent leur identité sur leur religion. On les trouve répartis un peu partout dans l’île mais ils sont principalement regroupés dans les districts orientaux du pays. Ils parlent la langue de la région dans laquelle ils vivent mais la culture et les aspirations politiques des musulmans qui vivent en zones tamoules sont nettement distinctes et ne recoupent pas celles des Tamouls. Les violences qui ont éclaté la semaine dernière dans l’est du pays ont opposé des musulmans tamoulophones et des Tamouls hindous.

La Province de l’Est présente un mélange assez explosif de Tamouls, Cinghalais et musulmans. Autrefois, cette province était habitée de façon prédominante par des Tamouls. Cependant, les équilibres démographiques de la région ont changé du fait des installations financées par le gouvernement de Cinghalais. Aujourd’hui, le district de Trincomalee – le district le plus septentrional des trois districts qui forment la Province de l’Est – comprend une forte proportion de Cinghalais, Batticaloa est majoritaire-ment tamoule tandis qu’Ampara est principalement peuplé de musulmans.

Au cours des deux dernières décennies, la Province de l’Est a été le théâtre de combats parmi les plus violents que le pays a eu à connaître, des combats qui n’ont pas seulement opposé le LTTE et les forces de sécurité gouvernementales mais qui ont vu des tueries de masse perpétrées par l’une ou l’autre de ces communautés. Il n’est pas rare de voir des villages entiers, qu’ils soient tamouls, cinghalais ou musulmans, rasés jusqu’à la dernière brique.

Le fait ou le responsable qui a déclenché les violences de la semaine dernière n’est pas connu avec précision. Les musulmans ont rejeté la responsabilité de ces incidents sur le LTTE tandis que ce dernier a dénoncé des « extrémistes islamiques ». Les désordres ont débuté à Mutur, un petit port à majorité musulmane situé non loin de Trincomalee, après que des musulmans eurent appelés à la grève générale pour protester contre, selon eux, les extorsions de fonds menées par les Tigres. Les manifestations se sont rapidement propagées au reste de la province.

La suspicion qui existe entre les Tamouls et les musulmans ne date pas d’aujourd’hui. Les musulmans accusent les Tamouls de « collaboration » avec les Cinghalais à l’époque des émeutes anti-musulmanes de 1915 et les Tamouls estiment que les musulmans ont trahi la cause tamoule en apportant leurs voix aux partis politiques cinghalais. Sous la bannière du Parti fédéral puis plus tard du Front uni de libération tamoule (TULF), le mouvement nationalise tamoul a cherché à construire une unité entre tous les tamoulophones, évitant pour ce faire de recourir aux symboles tirés de l’hindouisme. Et pourtant, en choisissant des symboles issus du passé dravidien, les partis nationalistes tamouls ont abouti à exclure les musulmans, qui ont très peu de chose en commun avec les récits mythiques qui fondent l’identité des hindous tamouls.

Avec l’essor de l’activisme tamoul, les musulmans ont peu à peu pris leur distance avec la cause tamoule. D’autre part, l’extrémisme d’une partie des musulmans a crû. Selon certaines informations, des fonds originaires du Moyen Orient ont été déversés entre les mains des musulmans pour qu’ils s’arment contre les forces sri lankaises qui, elles, ont été entraînées par les Israéliens. En fait, on pense que le LTTE également a reçu des armes des Israéliens à l’époque.

Les musulmans tamoulophones ne militent pas pour la sécession des régions tamoules du Sri Lanka. Un Eelam tamoul indépendant ne répond pas à leurs intérêts car ils formeraient à nouveau une minorité dans un tel Etat mais aussi ils perdraient le poids qu’ils détiennent actuellement sur la scène politique sri lankaise où le Congrès musulman du Sri Lanka (SLMC) fait partie de la coalition aujourd’hui au pouvoir tout comme il a fait partie du précédent gouvernement. La revendication du SLMC visant à créer un conseil pour les zones à majorité musulmane (même si ces zones ne sont pas contiguës territorialement) comprenant toutes les régions musulmanes du nord-est du pays a « irrité » les Tamouls. D’une part parce que cette revendication a été « tacitement soutenue » par le gouvernement de Colombo qui y a vu une opportunité pour affaiblir la lutte des Tamouls et d’autre part parce que les Tamouls y ont vu une menace à leur propre objectif politique d’un Etat séparé. « C’était comme si le SLMC sabotait les aspirations tamoules (à l’indépendance) », a ainsi écrit D.B.S. Jeyraj dans les colonnes de l’hebdomadaire sri lankais The Sunday Leader.

En 1990, le LTTE a chassé les musulmans de la Province du Nord. Environ 65 000 musulmans tamoulophones ont été contraints de se réinstaller dans d’autres régions de l’île. Ayant échoué à s’assurer le soutien des musulmans, le LTTE avait décidé de les chasser. Des massacres de musulmans s’étaient alors produits. Taraki, éditorialiste bien au fait des affaires tamoules, a écrit au début des années 1990 que la politique anti-musulmane des années 1990 du LTTE avait été décidée par la direction des Tigres à la demande des cadres du LTTE de la partie est du pays qui affirmaient que les Tigres auraient à répondre aux appels des Tamouls dans l’est à les défendre contre les attaques des musulmans. Depuis lors, il semble que le LTTE a compris à quel point cette stratégie était une stratégie à courte vue étant donné l’important rôle tenu par des musulmans dans son réseau logistique et les souffrances endurées. Mais, dans l’intervalle, le LTTE a été identifié par certains comme étant une organisation hindoue – ce qu’elle n’est pas. De plus, la direction des Tigres semble avoir réalisé que la prise en compte de la question musulmane faisait partie intégrante de toute solution politique à la crise vécue par le pays.

Peu après que le LTTE et Colombo eurent signé un accord de cessez-le-feu en février dernier, le chef des Tigres, Velupillai Prabakaran, et le dirigeant du SLMC, Rauf Hakeen, ont conclu un accord dont un des éléments clefs est la promesse que les musulmans chassés de chez eux auront le droit de revenir dans leurs maisons dans le cadre du processus de paix (3).

Cependant, malgré le récent changement d’attitude du LTTE vis-à-vis des musulmans, le harcèlement dont sont victimes des commerçants musulmans sur le terrain continue. Il semble que les Tigres lèvent toujours des taxes et les musulmans ressentent très mal ces extorsions. Bien qu’il soit possible que l’éruption de violence de la semaine dernière ait été une action isolée et spontanée, l’éventualité d’une préméditation n’est pas à écarter. Selon certains analystes, des parties opposées au processus de paix peuvent avoir intérêt à déclencher un nouveau cycle de violence. Une partie des forces armées gouvernementales n’envisage pas d’un bon oil de négocier avec le LTTE. Les musulmans, dit-on, se sentent exclus du processus de paix engagé sous les auspices de la Norvège. Ils craignent que, dans sa hâte à conclure un accord avec le LTTE, le gouvernement ignore les revendications des musulmans. Ils craignent de voir leurs droits laminés dans un ensemble dominé par les Tigres ou au cas où les Provinces du Nord et de l’Est sont fusionnées, ainsi que le demande le LTTE. D’autre part, il existe des groupes armés tamouls qui sont opposés au LTTE et vivent mal leur mise à l’écart des négociations. Enfin, certains estiment que, au sein même du LTTE, les Tigres de la partie est du pays ne voient pas d’un bon oil les négociations entamées. On peut se demander si les cadres du LTTE de la partie est du pays n’attisent pas les tensions en sous-main. Quoiqu’il en soit, l’explosion de violences entre Tamouls et musulmans souligne le fait que le gouvernement ne peut espérer conclure une paix durable avec les Tigres seuls ; il doit également intégrer les griefs et les revendications des musulmans.