Eglises d'Asie – Chine
VINGT ANS DE REFORMES ECONOMIQUES EN CHINE : QUEL IMPACT SUR LE STATUT DES FEMMES ?
Publié le 18/03/2010
Comme on peut se l’imaginer, la réponse devra forcément être nuancée. Si, dans certains domaines, les réformes ont manifestement eu un impact catastrophique sur le statut des femmes, et notamment des petites filles à la campagne, dans d’autres, il est clair que les femmes chinoises, et surtout dans les villes, ont accès à infiniment plus d’opportunités que ce n’était le cas il y a vingt ans. Quoiqu’il en soit, égale à l’homme devant la loi, évoluant dans un Etat laïc, la femme chinoise ne semble pas souffrir des maux traditionnels qui accablent des centaines de millions d’autres femmes à travers le monde, que ce soit en Afghanistan du fait des talibans, ou même en Inde ou au Pakistan du fait de coutumes séculaires qui veulent que les familles du mari se sentent autorisées, dans certains cas, à brûler vives leurs brus lorsque celles-ci ne répondent pas à leurs exigences.
Pour mieux comprendre l’évolution qui s’est produite au cours de ces deux dernières décennies, il faut d’abord rappeler la situation du pays en 1979. A peine sortie de la Révolution culturelle (1966-1976), la Chine s’engageait tout juste sur la voie des réformes économiques qui allaient libérer en premier la productivité dans les campagnes, en mettant fin au système collectiviste des communes populaires puis inaugurer un mode de fonctionnement original dans les villes en créant de nouvelles relations entre l’Etat et les ouvriers à partir de 1986. C’est donc l’ensemble de la société qui allait évoluer très vite, passant d’une économie totalement dirigée à une espèce de capitalisme sauvage de plus en plus débridé. Parallèlement à l’évolution économique, on a pu remarquer une remarquable mutation dans l’évolution démographique. En 1949, la Chine comptait près de 500 millions d’habitants, en 1986, elle a dépassé le milliard. Aujourd’hui elle oscille autour du milliard trois cent millions, dont plus de 600 millions de femmes. Mais cette croissance rapide ne doit pas faire oublier le fait le plus marquant de la plus grande mutation sociale qu’ait connue la Chine en cinquante ans et qui se résume bien dans cette citation recueillie auprès d’une Pékinoise de quarante ans : « Ma grand-mère a eu quinze enfants, six sont morts. Ma mère en a eu sept. Tous ont vécu, et moi je n’en ai eu qu’un. »
La mise en place de la politique de l’enfant unique
En effet, jusqu’en 1979 le planning familial n’a jamais joué le rôle que lui a donné le gouvernement par la suite. Même si, depuis la fin des années soixante, les couples étaient encouragés à se marier tard, à procréer quelques années après leur mariage et à utiliser des méthodes contraceptives, le contrôle démographique strict, et l’exigence d’un enfant unique par couple, ne sont pas apparus avant 1979. La décélération de la croissance démographique s’est donc opérée très progressivement. L’historien Jonathan Spence (1) note en effet qu’un recensement de 1981 prouve que sur près de quinze millions de bébés nés cette année-là, six sont des seconds enfants, et un million sept cent mille sont nés dans des familles de cinq enfants ou plus ! C’est à l’issue de cette enquête que le gouvernement chinois s’est senti obligé de prendre des mesures coercitives, qui ont toujours cours aujourd’hui, même si certains assouplissements sont promis. Pour intensifier le contrôle sur la fécondité des femmes, un système bureaucratique complexe s’est mis en place. Les responsables du planning familial se sont vus attribuer des fonctions beaucoup plus importantes qu’ils n’en avaient jusqu’alors, ainsi que des responsabilités accrues. Même s’il ne s’agit en aucun cas de blâmer le gouvernement chinois d’avoir tenté de maîtriser la croissance démographique de sa population, il est à regretter que les méthodes employées aient été celles qui se retrouvent dans d’autres domaines de la vie sociale en Chine : mise en place d’une bureaucratie toute puissante, mépris de la vie privée et des droits de l’homme les plus élémentaires, notamment celui de mettre son enfant au monde lorsqu’on le souhaite.
Pour être sûr de parvenir à ses fins, le gouvernement a en effet pris le problème à l’envers, ou du moins est-ce ainsi que nous l’analysons. Au lieu de commencer par une intense campagne d’éducation sur la contraception, les droits des femmes, et de mettre en place des mesures de protection sociale, ainsi que des dispensaires distribuant des préservatifs ou d’autres contraceptifs gratuitement, il a d’abord commencé par établir des quotas. Tel quartier, telle ville, tel village aurait droit à tant de naissances par an, et il faudrait procéder à tant de stérilisations. Si les quotas n’étaient pas respectés, les responsables du planning familial encourraient des sanctions et risqueraient de perdre leur travail.
Entre septembre 1981 et décembre 1982, 16,4 millions de femmes et 4 millions d’hommes ont été stérilisés dans des conditions souvent primitives (2). En revanche la façon dont les consignes étaient respectées par leurs cadres locaux n’intéressait pas les autorités. Les abus n’ont pas tardé à apparaître et les faits divers n’ont cessé de se multiplier. Nous avons recueilli de nombreux témoignages concernant des descentes de police au domicile de couples endormis aux petites heures du matin, suivies d’examens gynécologiques sur-le-champ pour vérifier si les femmes étaient enceintes, et d’avortements dans le cas où la grossesse était « hors plan Des avortements forcés ont eu lieu même s’il s’agissait d’un premier enfant dans les cas où le couple n’aurait pas reçu l’occasion de procréer cette année-là, et même si la grossesse était déjà très avancée. Parallèlement, cette situation a permis le développement d’une véritable rente pour les fonctionnaires bien placés : moyennant quelques « petits cadeaux les autorités pouvaient fermer les yeux en cas de grossesse « hors plan D’autre part, les responsables subalternes se sont permis tous les débordements possibles et imaginables lorsque des couples étaient surpris avec plus d’un enfant : des paysans ont raconté comment leur télévision avait été confisquée, comment leur maison avait été saccagée, etc. On a aussi inventé un système de « contrats familiaux » d’après lesquels les paysans étaient autorisés à cultiver certains lopins de terre à condition de s’engager à ne pas mettre d’enfant au monde. En cas d’infraction, ils étaient chassés aussitôt et perdaient d’un coup tout moyen de subsistance au moment où leurs besoins alimentaires augmentaient.
Cette politique de l’enfant unique, qu’il serait fastidieux de décrire ici, est certainement en partie à l’origine d’un phénomène qui caractérise la Chine des années 1990 et 2000 : la migration des paysans. Il est maintenant estimé que plus de cent millions de Chinois originaires des régions rurales ont envahi les villes, et l’on précise généralement qu’il s’agit pour eux de trouver du travail, en oubliant que les couples de paysans choisissent souvent l’exil intérieur pour pouvoir mettre au monde deux ou trois enfants sans être poursuivis par les autorités locales. Dans les villes, le contrôle sur ces populations migrantes est en effet beaucoup plus difficile à exercer.
Une conséquence : le retour de l’infanticide
Une autre conséquence, directe cette fois-ci, de la politique de l’enfant unique a été la réapparition de l’infanticide féminin. Le phénomène avait en effet complètement disparu depuis 1949 et l’arrivée au pouvoir des communistes. Sensible aux duretés de la condition féminine dans la Chine traditionnelle, Mao Zedong avait en effet fait promulguer, dès 1950, une loi sur le mariage qui mettait pour la première fois dans l’histoire de Chine les femmes à égalité des hommes en ce qui concerne le mariage, le divorce, la liberté de choisir son conjoint, etc. Par ailleurs le système socialiste allait mettre tout le monde au travail sans discrimination sexuelle. C’est ainsi que la société chinoise a connu sa première grande mutation dans les années cinquante puisque, très vite, la place des femmes dans la population active a avoisiné celle des hommes. Cela n’a pas changé grand-chose pour les paysannes, qui ont toujours travaillé aux champs, mais dans les villes la position des femmes s’est nettement améliorée.
Durant la Révolution culturelle, sous l’impulsion de Jiang Qing, l’épouse de Mao, dont on connaît par ailleurs les excès d’autoritarisme et de violence, le statut de la femme a connu une nouvelle valorisation. La littérature, le cinéma, les opéras révolutionnaires (comme Le détachement féminin rouge et La fille aux cheveux blancs) ont porté aux nues le patriotisme et l’héroïsme féminin. Même si le contrôle et l’égalitarisme forcenés de la population ont été source de nombreuses souffrances, il faut bien reconnaître que les jeunes Chinoises, dans les tenues asexuées de l’époque, ont acquis alors une nouvelle assurance, aussi bien dans leur comportement social que domestique.
Durant les trente années qui ont suivi la mise en place du pouvoir communiste l’idée de se débarrasser de petites filles à la naissance avait en tout cas bien disparu. D’abord, comme on l’a vu, parce que la place de la femme était valorisée, mais aussi parce que les couples autorisés à avoir plusieurs enfants ne voyaient pas comme une catastrophe l’arrivée d’un premier enfant féminin. En revanche, dès le début des années quatre-vingt et la politique brutale de l’enfant unique, l’infanticide féminin est réapparu. Avec le développement des échographies, on a également vu apparaître les avortements sélectifs. Au début des années quatre-vingt-dix, on pouvait lire dans la presse officielle des avertissements qui révèlent que des pratiques que l’on croyait révolues étaient bien réapparues, et en masse : « La loi interdit qu’on abandonne ou noie les bébés filles et autres formes d’infanticide, interdit toute forme de discrimination ou mauvais traitement à l’égard de femmes qui mettent des filles au monde ou qui sont stériles. Elle interdit qu’on maltraite les femmes avec des méthodes violentes ou liées à la superstition ainsi que l’abandon des femmes âgées. Elle interdit l’enlèvement des femmes ainsi que la vente et l’achat des femmes kidnappées. La loi s’oppose à toute action visant à organiser, forcer, séduire, abriter ou engager des femmes à s’engager dans la prostitution » (3).
La conséquence de l’infanticide féminin n’a pas tardé à apparaître dans les statistiques. Alors que le taux naturel de 106 garçons pour 100 filles à la naissance reflétait celui des pays développés au début des années 1980, il était de 113 garçons pour 100 filles dans les années 1990. Il est maintenant de 117 garçons pour 100 filles. Dans certaines régions pauvres, il dépasse 120 garçons pour 100 filles. On remarque également que la mortalité infantile a nettement baissé : de 85 pour mille en 1960 on est passé à 35 pour mille en 1990. Mais il n’est pas surprenant de noter que la mortalité infantile est sélective : 36 pour mille pour les filles contre 30,5 pour les garçons, alors que dans la plupart des pays développés, la mortalité infantile est généralement plus élevée chez les garçons que chez les filles.
Où sont les filles à marier ?
Au niveau national, le manque à gagner filles/garçons reflète l’arriération sociale et économique : il est de plus en plus important au fur et à mesure que l’on s’écarte des villes côtières et développées, où la fille unique est de mieux en mieux acceptée, voire même désirée. Cela signifie que, dans les villages les plus arriérés, un garçon sur six devra dorénavant aller chercher à l’extérieur une femme s’il veut se marier. Comme la répartition sociale en Chine fait que 21 % de la population vit dans des grandes villes, et 79 % à la campagne ou dans des bourgs, la mentalité paysanne continue à jouer un grand rôle. Comme la tradition exige la mise au monde d’un garçon aussi bien pour des raisons culturelles qu’économiques, il est à prévoir que la situation actuelle risque de perdurer pendant encore quelques décennies. Une des conséquences dramatiques du manque à gagner de femmes par rapport aux hommes dans les régions pauvres fait que le trafic et l’enlèvement des femmes a également pris des proportions inquiétantes. Bien que l’on ne puisse pas se prononcer sur les chiffres exacts du phénomène, la presse officielle a fait état de 10 000 femmes sauvées par la police pour la seule année de 1999 (4). Il est certain que ce chiffre ne représente qu’une faible proportion des femmes enlevées, mariées de force ou livrées à la prostitution. En effet, les femmes enlevées sont presque toujours transportées dans une province éloignée de leur province d’origine, où le dialecte est différent du leur, et où elles ne bénéficient d’aucune protection. Comme elles sont souvent issues de familles très pauvres, elles n’ont pas la possibilité de téléphoner à qui que ce soit. De plus elles sont assez souvent illettrées, ce qui les empêche également de faire connaître leur situation à leurs proches. Enfin la police rechigne à faire des recherches coûteuses et difficiles. Dans la province surpeuplée du Sichuan le phénomène est assez important pour avoir suscité des vocations de détectives privés ! Zhu Wenguang déclare qu’il lui faut souvent des mois avant de pouvoir retrouver une femme disparue, et qu’il demande l’équivalent de trois à quatre mille francs pour sa peine, ce qui peut représenter plusieurs années de revenus d’une famille paysanne (5).
L’intérêt pour un paysan de se procurer une épouse au marché noir vient du fait que les jeunes Chinoises exigent maintenant une dot payée par leur fiancé qui peut dépasser les vingt mille francs, alors qu’on achète une femme aux trafiquants pour le quart de ce prix.
L’illettrisme : un problème plutôt féminin
Il est probable que la discrimination contre les petites filles qui résulte de la politique de l’enfant unique diminuera au fur et à mesure que le pays se développera et que la part de la population dépendant du travail de la terre pour sa survie descendra nettement en dessous des 50 % de la population active. L’élévation générale du niveau de la formation permettra non seulement à l’économie nationale de se développer sur des bases compétitives par rapport au reste du marché mondial, elle facilitera également l’insertion professionnelle des femmes dans des domaines qualifiés, où la compétence ne se mesure plus en fonction de la force physique. Le chemin semble pourtant encore relativement long. Thierry Pairault explique dans un article abondamment illustré de statistiques diverses (6) que l’illettrisme reste en Chine un problème important puisque 18,4 % de la population est considérée comme illettrée. Il constate que, loin d’être l’apanage des provinces les plus pauvres, l’illettrisme est surtout présent dans les provinces dont la part de la population industrialisée et urbanisée est encore faible, comme la province du Shandong (23 % d’illettrés) et les provinces du Jiangsu, Zhejiang et Fujian, « quatre provinces profitant par ailleurs pleinement des bénéfices de la politique de réforme
Comme Thierry Pairault, Tan Lin, chercheur à l’université de Nankai, à Tianjin, constate que le taux de scolarisation des femmes est moins élevé que celui des hommes et que, par conséquent, ses possibilités d’émancipation et de progression sociale restent souvent nettement inférieures à celles des hommes. Dans une conférence sur le statut des femmes chinoises, donnée à l’Institut National d’Etudes Démographiques à Paris le 31 janvier 2001, Tan Lin a cité les chiffres suivants :
Taux d’analphabétisme
AnnéeFemmes
Part dans l’ensemble
Taux en %de la population analphabète
19824969
19972371
Hommes
19822131
1997 929
Comme on peut le constater, l’analphabétisme est en nette régression entre 1982 et 1997, mais la part des femmes illettrées par rapport à l’ensemble de la population analphabète augmente de 69 % à 71 % durant cette même période. On constate de nettes différences de composition dans la population féminine n’ayant jamais fréquenté l’école selon les âges et selon les origines sociales.
Toujours d’après Tan Lin, dans la tranche des 60 à 64 ans, en 1990, 50 % des femmes en ville, 88 % à la campagne ne sont jamais allées à l’école. Dans la tranche des 40 à 44 ans, elles ne sont plus que 5,1 % en ville, 35,8 % à la campagne. Dans la tranche des 18-19 ans, 1,2 % en ville, 9,8 % à la campagne. En deux générations, on constate donc une évolution très nette puisque le pourcentage des femmes illettrées à la campagne passe de 88 % à 9,8 %, mais la différence entre villes et campagnes s’est considérablement accrue. En effet, selon une enquête réalisée par le New York Times dans son édition du 1er novembre 1999, la scolarisation des petites filles reste un problème majeur. En Chine, l’école élémentaire est théoriquement gratuite mais, dans les villes comme dans les campagnes, pour compenser le manque de moyen financier, les familles sont obligées de payer divers frais, de plus en plus conséquents. Cet état de fait pénalise particulièrement les filles à la campagne qui, très souvent, ne sont plus scolarisées. L’idée que c’est une perte d’énergie et d’argent d’élever une fille car elle ne subviendra qu’aux besoins de la famille de son époux une fois mariée, est encore très présente dans l’esprit des paysans chinois.
Selon cette enquête, dans les familles de deux ou trois enfants, les parents doivent faire le choix chaque année, en fonction de leurs revenus, de celui qui sera scolarisé. Ce choix exclut, dans la quasi-totalité des cas, les filles. Par exemple, dans un village du Ningxia, Lijiagou, seulement 20 % des filles et 40 % des garçons sont scolarisés actuellement. Devant l’ampleur du problème, un projet destiné à favoriser la scolarisation des filles surnommé « Les bourgeons du printemps » a été mis en place par la Fédération des Femmes Chinoises. Malheureusement ce projet manque cruellement de moyens et ne peut remplir ses objectifs. Pour toutes ces raisons, on trouve parfois des petites filles, dans les rues animées de Pékin de Shanghai ou d’ailleurs, en train de vendre des fleurs, le plus souvent pour subvenir aux frais de scolarité de leurs frères. De même, dans les cités ouvrières des Zones Economiques Spéciales, les jeunes employées avouent souvent renvoyer de l’argent à la maison pour financer les études techniques de leur jeune frère. La baisse de l’effectif féminin dans les écoles est particulièrement conséquente dans les régions des minorités musulmanes, comme dans le sud du Ningxia. Dans les régions plus favorisées, l’exclusion du système scolaire se fait un peu plus tard, mais reste néanmoins bien présente. Dans les zones les plus pauvres de la municipalité de Chongqing, en 1999, plus de 30 % des enfants âgés de 12 à 17 ans sont sortis du système scolaire. Les trois quarts d’entre eux étaient des filles. Cet état de fait n’augure rien de bon pour l’avenir : il est à craindre que l’abaissement net du taux d’illettrisme féminin observé durant les quarante premières années du régime communiste risque de se transformer en une résurgence durant les premières décennies du troisième millénaire !
Plus de femmes ? Alors, des filles.
Pauvreté, niveau culturel bas, manque de filles à marier, culte du veau d’or, tout est là pour que la prostitution fasse, elle aussi, une réapparition notable. Là encore, le phénomène, pratiquement inconnu en 1979, a fini par prendre des proportions alarmantes vingt ans plus tard. La police estime que les prostituées représentent 40 % de la population féminine dans les camps de rééducation par le travail. Dans une enquête sur ce phénomène réalisée par le magazine Kaifang de Hongkong en juin 2001, on cite le chiffre de 4 milliards de RMB (7) retirés d’un coup des banques chinoises parce que la presse officielle avait annoncé que la police allait confisquer les économies des ouvrières de l’industrie du sexe ! L’association Human Rights in China, basée à New York, estimait au début de 1999 le nombre de prostituées chinoises à trois ou quatre millions d’individus. Bien que ce métier reste officiellement interdit par la loi, il est de notoriété publique que la plupart des hôtels destinés à ce genre de commerce sont gérés par la police ou l’armée. En privé, de nombreux cadres locaux estiment d’ailleurs qu’il est inévitable de voir « une génération de jeunes femmes sacrifiées » durant la montée en puissance économique de la Chine. Et de citer le phénomène taiwanais où, effectivement, durant les années 1960 et 1970, la prostitution était pratiquement institutionnalisée et permettait au pays d’engranger les yens grâce aux sex-tours qui conduisaient les hommes d’affaires japonais directement de l’aéroport aux bordels de luxe du quartier de Beitou !
Il faut aussi prendre en compte un autre phénomène provoqué par l’irruption de l’économie de marché au sein d’une population avide de consommation : le retour des concubines. Comme on ne saurait plus être un homme d’affaires avisé sans pouvoir s’afficher dans les boîtes de nuit au bras d’une créature de rêve, une nouvelle catégorie sociale émerge : les xiaomi, ou petites secrétaires. C’est ainsi qu’on les présente, permettant de laisser flotter un flou délicat quant à la nature des relations qui lient le patron à la secrétaire. Dans le cas des hommes d’affaires expatriés originaires de Taiwan ou de Hongkong, qui sont plusieurs centaines de milliers sur le continent chinois, les xiaomi deviennent souvent de véritables deuxièmes épouses, avec enfants et résidence permanente.
Alors que l’on se contentait de sourire (ou de grincer des dents) en voyant les xiaomi s’épanouir aux côtés de leurs généreux mécènes, l’affaire a pris un tour plus dramatique depuis que l’Assemblée nationale populaire a annoncé une réforme de la loi sur le mariage (la quatrième depuis 1949) le 28 avril 2001. En effet cette nouvelle loi, dont le but était de protéger les épouses légitimes et les enfants, a en fait mis des mots sur un concept qui restait encore plus ou moins dissimulé, l’existence des concubines. Cela a déclenché une vague de revendications et de procès, dont les conséquences risquent d’être coûteuses pour de nombreux hommes coincés entre deux foyers. En effet, d’après cette loi, les enfants naturels ont les mêmes droits que les autres, mais rares sont les épouses légitimes qui l’entendent de cette oreille ! Elles attaquent les maris qui réclament le divorce pour aller retrouver leur jeune compagne. Les concubines attaquent les amants sous prétexte que ces derniers leur avaient promis de divorcer pour les épouser. Les enfants naturels, guidés par des mères revendicatrices attaquent les pères pour réclamer pensions alimentaires, frais de scolarité, etc. Si, dans de nombreux cas, les femmes ont effectivement été victimes d’hommes peu scrupuleux, il est à craindre que l’appât du gain facile, obtenu grâce à des compensations décrétées par la loi, suscite des vocations de plaideuses en masse.
A quand une présidente de la République ?
Comme nous l’avons signalé dans l’introduction, le statut des femmes chinoises ne peut en aucun cas être considéré comme l’un des plus mauvais de la planète ! Si l’on s’en tient aux critères internationaux cités par Tan Lin dans sa conférence donnée à l’INED, le programme des Nations Unies pour le Développement classe la Chine au 33ème rang mondial pour le « gender empowerment measure un critère difficile à traduire mais qui signifie approximativement « renforcement du pouvoir d’action des femmes » et au 93ème rang mondial pour l’Indicateur de développement par sexe (IDS), ce qui place la Chine au-dessus de la moyenne des pays du Tiers Monde mais loin derrière celle des pays industrialisés.
Pourtant le taux de participation des femmes à la vie économique nationale dépasse les 45 %, selon les statistiques officielles. Il faut immédiatement ajouter que, parmi les ouvriers mis au chômage dans les entreprises d’Etat actuellement en cours de restructuration, 60 à 70 % sont des femmes. Plus ou moins bien défendues par l’Association des Femmes de Chine (AFC), qui couvre l’ensemble du pays, les femmes ont du mal à se faire entendre dans les domaines qui ne les concernent pas spécifiquement. En effet, le système socialiste prend en compte les problèmes considérés comme féminins, c’est-à-dire liés à la maternité (congés, crèches, soins infantiles, etc.), en théorie du moins. L’AFC s’exprime également sur les thèmes du chômage des femmes, de la violence exercée contre les femmes, etc., mais les Chinoises continuent à rencontrer des difficultés en ce qui concerne l’accès aux sphères « neutres » de la vie sociale. Comme l’a bien expliqué Susan H. Perry dans un article à paraître (8), la loi chinoise enlève la possibilité aux femmes de s’organiser en-dehors des organismes ou associations contrôlées par le parti communiste chinois. Cet état de fait explique en partie la faible participation des femmes à la vie politique du pays. Le graphique suivant exprime la proportion des femmes parmi les dirigeants du gouvernement et du parti (en %) :
AnnéePart de femmes (en %)
198210,4
199514,6
On constate une baisse de la proportion des femmes après le début de la restructuration de l’Etat dans les années 1980, puis une lente remontée de cette proportion grâce à des quotas de femmes imposés dans les élections au sein des cellules. On observe également que les femmes sont très présentes au bas de l’échelle, mais le sont de moins en moins au fur et à mesure que l’on grimpe dans la hiérarchie politique, économique et administrative. Sur les 27 membres du Bureau politique du Parti communiste chinois, ne se trouve qu’une femme, Wu Yi, mais parmi les sept membres du Comité Permanent du Bureau politique, l’organe du pouvoir le plus élevé, on ne compte que des hommes. L’histoire chinoise compte trois impératrices en plus de 2 000 ans de successions dynastiques : Lü Hou sous les Han, Wu Zetian sous les Tang et Cixi sous les Qing. A ce rythme-là, il faudra encore attendre quelques siècles avant de voir une femme au sommet de la hiérarchie politique en Chine !
Notes
(1)The Search for Modern China, Hutchinson, Londres, 1990
(2)Spence, op. cit
(3)Cité par la propagande distribuée par l’Association des Femmes de Chine au moment de la Troisième Conférence Mondiale sur les Femmes, qui s’est tenue à Pékin en 1995
(4)Voir article de Elisabeth Rosenthal publié dans Herald Tribune du 26 juin 2001
(5)Ibid.
(6)In Perspectives Chinoises, n° 85, mai-juin 2001
(7)Un renminbi vaut à peu près 0,1 euro
(8)Article à paraître en 2001 dans un ouvrage signé Perry et Schenk, intitulé Eye to Eye : Women practicing Developement Across Cultures, Zed Books, London