Eglises d'Asie

L’Eglise catholique du Cambodge face au monde (1990-2002)

Publié le 18/03/2010




Première partie : L’Eglise catholique du Cambodge face au monde – 1990-2002 (EDA, P. François Ponchaud, octobre 2002)

Deuxième partie : La naissance des différentes communautés chrétiennes (EDA, P. François Ponchaud, octobre 2002)

Données statistiques et chronologie

PREMIERE PARTIE :

L’EGLISE CATHOLIQUE DU CAMBODGE FACE AU MONDE

(1990-2002)

par le P. François Ponchaud, mep

La fin de la guerre froide

Les pourparlers initiés par le Premierministre Hun Sen et le prince Sihanouk le 4 décembre 1987 piétinent pendant delongues années : les grandes puissances cherchent avant tout unarrangement pour mettre un terme à plus de quatre décennies de guerre froide,le Cambodge n’étant qu’un élément, comme l’Afghanistan ou les 15 000 km.de frontières communes entre la Chine et l’ex-URSS. Réaliste, le princeSihanouk remarque douloureusement : « LesCambodgiens, nous sommes comme des singes savants que l’on montre sur lesplaces. On dit : ‘Oh ! ces méchants Cambodgiens qui ne veulent pass’entendre !’ Mais ce sont les Grands qui tirent les ficelles. »

Après une première conférence de Paris,qui se conclut sur un échec, le 30 août 1989, une nouvelle conférence débouchesur les accords de Paris du 21 octobre 1991. Une solution est trouvée auxaspects internationaux du problème cambodgien, mais les problèmes internesrestent entiers : aux Cambodgiens de les résoudre eux-mêmes. Ces Accordsplacent le Cambodge sous une « AutoritéProvisoire des Nations Unies pour le Cambodge » (APRONUC, UNTAC enanglais), forte de 17 000 militaires et de 8 000 civils etoriginaires de vingt-deux pays (dont certains ne sont pas des champions de ladémocratie !). Cette Autorité est placée sous la responsabilité duJaponais Akashi Yakushi et sous le commandement du général australien Sandersonqui commande sa partie militaire. Elle dispose d’un budget de près de troismilliards de dollars, pour remplir quatre missions : désarmer les arméesen présence (celle de l’Etat du Cambodge, ex-République populaire du Kampuchéa,de Phnom Penh et celles du Gouvernement de Coalition du Kampuchéa Démocratiquequi comprend les Khmers rouges, le FNLPK et l’ANS), superviser les deuxadministrations ennemies, préparer la tenue d’élections libres, assurer leretour des quelque 350 000 réfugiés.

Par manque de volonté et de couragepolitique, l’Autorité ne s’acquitte que très mal des deux premières missions,ce qui ne facilitera pas la solution des problèmes internes du pays par lesdeux groupes antagonistes. Par contre, le rapatriement des réfugiés s’opèreavec une efficacité remarquable entre le 31 mars 1992 et le 31 mars 1993. Cependant,l’UNHCR (Haut Commissariat de l’ONU pour les Réfugiés) avait promis des terresà ceux qui revenaient au pays, mais bien peu en reçurent, les terres ayant étéla plupart du temps vendues par les autorités locales. Bon nombre de réfugiésvinrent donc s’agglutiner dans des squats à la périphérie des grandes villes.

Contre toute attente, les élections, du 23au 28 mai 1993, furent un « extraordinairesuccès historique », selon l’expression du prince Sihanouk. Ce succèsest à porter principalement au crédit des « Volontaires » de l’ONU : des jeunes gens ne faisant paspartie du sérail, relativement peu payés, ont dressé les listes des électeurs,organisé le scrutin sur le terrain, souvent au péril de leur vie. Un Japonais ya perdu la vie près de Kompong Thom. Les Khmers rouges tentent de s’opposer àla tenue des élections par la force, puis les acceptent tacitement, de trèsnombreux civils vivant sous leur contrôle se rendent même aux urnes. LePrachéachon (PPC), Parti du Peuple Cambodgien au pouvoir, prépare activementles élections n’hésitant pas à massacrer plus d’une centaine d’opposantspolitiques.

Le résultat constitue une surprise :le mouvement royaliste (FUNCINPEC : Front Uni National pour un CambodgeIndépendant, Neutre, Pacifique Et Coopératif) récolte 45,71 % des voix (58sièges à l’Assemblée constituante, qui en comprend 120), le PPC 38,2 % (51sièges), le Parti Démocratique Libéral Bouddhique (PDLB) de son excellence SonSann 3,81 % (10 sièges), le Molinaka 1,37 % (1 siège). Le PPCrend le Premier ministre Hun Sen responsable de la défaite, et le séquestrependant quelques heures. Le 10 juin, Chakrapong, fils bien-aimé de Sihanouk,décide alors de faire sécession avec les trois provinces de l’Est proches duVietnam (Kompong Cham, Svay Rieng, Prey Veng). Quatre jours plus tard,l’Assemblée constituante donne les pleins pouvoirs à Sihanouk qui invente unesolution « à la khmère » :toute l’administration sera doublée, pour permettre aux deux principaux partisde se connaître et de collaborer. Il nomme donc Ranariddh, « premierPremier ministre », et Hun Sen« second Premier ministre ». Il les considère tous deux comme ses« fils ». A chaque ministreest adjoint un autre ministre ou un vice-ministre du parti opposé. En effet,que peut faire le parti victorieux, sans hommes pour administrer le pays ?Le peuple cambodgien a, de fait, voté pour le mythe Sihanouk, en songeant auxannées du bonheur passé, mais le FUNCINPEC était implanté surtout à l’étranger,et peu au Cambodge, et de fait, n’avait aucune administration de rechange pourprendre les rênes du pays.

Le 22 septembre est votée une nouvelleConstitution et, de ce fait même, la mission de l’APRONUC se termine. Le 24septembre, le prince Sihanouk remonte sur le trône. Commence alors « le deuxième Royaume duCambodge », le premierayant été interrompu par le coup d’Etat de Lon Nol en 1970, le régime khmerrouge (1975-1979), puis l’occupation vietnamienne (1979-1989).

Si l’on sait gré à l’APRONUC d’avoir engros stabilisé la guérilla et permis une ébauche de paix, on peut à juste titrelui reprocher d’avoir incité les gouvernants à la corruption, en faisant monterexagérément les prix des loyers et des services. « Rien n’est trop cher pour l’ONU, disait un responsableinterviewé à Sisophon. Il faut montrerque nous sommes les chefs. »En plus de son salaire, déjà copieux, le simple soldat de l’APRONUC disposaitde 150 dollars d’argent de poche par jour, soit l’équivalent d’un an de salaired’un petit fonctionnaire khmer, de quoi autoriser tous les débordementsimaginables dans un pays en ruines : prostitution, drogue, pédophilie,sida, etc.

De la paix des nations à la paix khmère

Les débuts de la coopération entre lesdeux partis s’exercent relativement bien, chacun restant dans l’expectative.Mais la guerre larvée continue avec les Khmers rouges qui occupent encore unegrande partie des forêts du nord et du nord-ouest du Cambodge, avec le soutiende la Thaïlande qui voit en eux un bon rempart contre l’expansionnismevietnamien. Les négociations pour un cessez-le-feu entre les frères ennemispiétinent. Finalement, le 6 juillet 1994, l’Assemblée nationale décrète lesKhmers rouges « hors la loi ». Les deux Premiersministres demandent à l’ONU d’instaurer un tribunal pour juger les chefs khmersrouges.

Cependant, dès l’année 1994, les tensionsentre les deux partis au pouvoir apparaissent au grand jour. Devantl’enlisement de la situation politique, Son Sann propose que « tous les pouvoirs nécessaires » soienttransférés au roi, ce qui suscite la colère des deux partis au pouvoir quidépècent le pays de ses richesses naturelles à leur propre compte :forêts, pêche, casinos, aide internationale qui coule à flots… Le gouvernementse laisse aller à une dérive autoritaire, qui se manifeste, entre autres, par l’exclusionde Sam Rainsy du parlement cambodgien, le 19 juin 1994. Sam Rainsy fondera le « Parti de la Nation Khmère »le 9 novembre 1995, parti déclaré « illégal ».Sirivuddh est accusé de vouloir assassiner Hun Sen et doit s’exiler en Franceen décembre 1995. Hun Sen lamine l’opposition en divisant les partis enfactions rivales et musèle de plus en plus étroitement la presse.

Pendant que les partis au pouvoir sedisputent le gâteau cambodgien, la guerre continue, causant mort et désolation,bloquant tout développement durable du pays. Le FUNCINPEC, et spécialement legénéral Nhiek Bun Chhay, négocie en secret le ralliement de la faction Khmèrerouge basée dans la région de Païlin, dirigée par Ieng Sary, beau-frère de PolPot et numéro trois ou quatre du régime khmer rouge. Ce sont leurs ancienscompagnons d’armes au sein du Gouvernement de Coalition contre le régime dePhnom Penh. Le FUNCINPEC a le secret espoir que cette partie de l’armée khmèrerouge viendra l’appuyer de sa force de frappe dans le combat qu’il mène contrele PPC. Le 8 août 1996, Ieng Sary annonce qu’il rompt avec Pol Pot et qu’il serallie à Phnom Penh avec 3 000 hommes. Il se range du côté de Hun Sen quimilite pour demander son amnistie, et l’obtiendra du roi Sihanouk. Il réintègreles combattants khmers rouges dans l’armée nationale, à la fureur de Sihanouk,qui voit en eux un cheval de Troie.

Dès le début de l’année 1997, on peutobserver des accrochages sporadiques entre les forces fidèles au PPC et cellesfidèles au FUNCINPEC. Des deux côtés, les positions se durcissent, en prévisiond’élections législatives à venir, en 1998. Le 30 mars 1997, les sbires de HunSen lancent quatre grenades sur une manifestation d’ouvriers et d’ouvrières,conduite par Sam Rainsy, pour demander l’autonomie du système judiciaire soumisau PPC. Sam Rainsy échappe à la mort grâce au sacrifice de son garde du corps,dix-sept personnes sont tuées sur le coup, plus d’une centaine sont blessées.Aucune enquête n’est menée. Au mois d’avril, des rumeurs de coup d’Etatcirculent à Phnom Penh et certains membres du FUNCINPEC, visiblement manipuléspar Hun Sen, s’en prennent violemment aux dirigeants du parti royaliste ou fontsécession. En juin, des accrochages entre les forces de police des deux partiséclatent dans la capitale. Le Cambodge est dans l’impasse politique la pluscomplète, le pays risque de sombrer rapidement dans le chaos.

Le général Nhiek Bun Chhay continue ànégocier avec la seconde faction khmère rouge basée à Anlong Veng, fidèle à PolPot, à Ta Mok et à Khieu Samphân. Ces Khmers rouges sont d’ailleurs en proie àde graves dissenssions : le 10 juin, Pol Pot aurait fait tuer Son Sen, sonfidèle depuis le début du mouvement khmer rouge et chef de l’armée, ainsi queson épouse, leur fils et neuf gardes du corps. Suite à cet assassinat, desKhmers rouges dissidents tentent d’arrêter Pol Pot. Hun Sen reproche vivement àRanariddh de tenir des négociations « illégales »avec les Khmers rouges, le somme de choisir entre Khieu Samphân et lui-même. Le28 juin, Khieu Samphân doit déclarer la fin du régime khmer rouge, sa rupturedéfinitive avec Pol Pot et son soutien sans condition au gouvernement lorsd’une conférence de presse à Préah Vihéar, mais Hun Sen refuse les hélicoptèrespour y emmener les journalistes.

La tension est extrême : durant lespremiers jours de juillet, Hun Sen fait désarmer les gardes du corps deRanariddh qui rentraient seuls de Kompong Cham, fait désarmer la base fluvialede Ta Ten, fidèle à son adversaire, à une trentaine de km. au nord de PhnomPenh. Le 5 juillet, les commandos de la garde personnelle de Hun Sen, aidés pardes cadets vietnamiens venus de Kompong Cham, attaquent la base de TaingKrasaing, à l’ouest de Phnom Penh où des soldats khmers rouges auraient étéamenés par le FUNCINPEC. Les commandos de Hun Sen encerclent les maisons deRanarridh et des principaux dirigeants du FUNCINPEC. Environ 150 dirigeants duFUNCINPEC sont arrêtés, torturés et exécutés. Ho Sok, chef de la police pour leFUNCINPEC, est froidement abattu dans les locaux du ministère de l’Intérieurpar Hok Lundy, son homologue PPC, sans doute à cause des nombreux secrets qu’ildétient. Ranariddh est parti en France. De nombreux dirigeants cambodgienspossédant la double nationalité ainsi que la majorité des membres des ONGoffrent un pitoyable spectacle en quittant le pays, comme des rats fuyant unnavire en perdition. Les soldats fidèles à Ranariddh se rassemblent à O Smach,et mènent la résistance au gouvernement de Phnom Penh.

Hun Sen sort victorieux dans sa lutte pourle pouvoir, mais la communauté internationale le montre du doigt comme fauteurde trouble. Les investissements étrangers chutent vertigineusement. LesEtats-Unis, suivis par un certain nombre de pays, suspendent immédiatementtoute aide au Cambodge. Hun Sen se refuse de parler de « coup d’Etat » car la Constitution et les structures del’Etat demeurent. Pour régulariser la situation, il demande au FUNCINPEC denommer un nouveau premier Premier ministre en remplacement de Ranariddh,lui-même demeurant second Premier ministre. Après plusieurs jours denégociations, Ung Huot accepte de devenir premier Premier ministre, à la fureurde Ranariddh qui crie à la trahison.

Selon la Constitution, cinq ans après lepremier scrutin de 1993 doivent se tenir des élections législatives quidésigneront une Assemblée qui choisira un seul Premier ministre. Plusieurspays, dont les Etats-Unis, posent comme préalable à la reconnaissanceinternationale d’élections « libreset équitables » (les Etats-Unis ajoutent « crédibles ») le retour de Ranariddh et de tous les dirigeants réfugiés àl’étranger, et l’engagement qu’ils ne seront pas inquiétés. Hun Sen, pour sapart, exige que Ranariddh soit jugé pour atteinte à la sécurité de l’Etat pourles événements de juillet 1997, et accepte qu’il soit amnistié par le roi, sicelui-ci le désire. Ranarriddh est donc condamné deux fois par contumace :une première fois, le 4 mars, à cinq ans de prison, pour importation illégaleet transport d’armes ; une seconde fois, le 17 mars, à trente ans deprison, pour collusion avec les Khmers rouges « hors-la-loi ». Le 21 mars, Sihanouk accorde l’amnistieà son fils qui rentre au Cambodge le 30 mars.

Pendant que se joue cette comédie ubuesqueà Phnom Penh, le mouvement khmer rouge agonise dans les forêts de Samlaut etd’Anlong Veng. Le 29 mars, l’armée royale annonce la prise d’Anlong Veng,quartier général des Khmers rouges depuis 1994. Les soldats khmers rougesdésertent par milliers pour rejoindre l’armée royale. Le 15 avril, Pol Potmeurt, officiellement, d’une crise cardiaque, à quelques centaines de mètres dela frontière thaïlandaise. Il est plus vraisemblable que son médecin militairethaïlandais, seul témoin de sa mort, de son autopsie et de sa crémation, l’aitaidé à quitter ce monde. Ta Mok, Khieu Samphân et Nuon Chéa se réfugient dansles Dangrek, euphémisme désignant la Thaïlande, en dépit des dénégationsthaïlandaises.

Toutes les conditions semblent doncréunies pour la tenue d’élections législatives, qui sont fixées au 26 juillet1998. Le scrutin se passe dans un calme relatif, les partis d’opposition n’ontpratiquement pas droit aux médias de l’Etat ; on signale de très nombreuxcas d’intimidations. Une quarantaine de jeunes gens sont retrouvés les mainsliées derrière le dos et noyés dans le Mékong ou dans les étangs entourant lacapitale. De nombreuses fraudes ont lieu dans le décompte des voix, mais lesobservateurs étrangers préfèrent fermer les yeux, laissant à Sam Rainsyl’exclusivité des plaintes… Le PPC gagne les élections avec 41,42 % desvoix et 64 sièges, le FUNCINPEC 31,7 % des voix et 43 sièges, le PSUR(Parti Sam Rainsy, nouveau nom du PNK, depuis le 3 mars, suite à une scissionprovoquée par Hun Sen qui l’empêchait de s’inscrire sous son nom d’origine),obtient 14,75 % des voix et 15 sièges. Selon la Constitution de 1993, legouvernement doit être élu par les deux tiers des députés. Le PPC a donc besoindes deux autres partis pour être institué. Mais ceux-ci digèrent mal leurdéfaite. Le roi invite les députés à venir prêter serment à Angkor, dansl’espoir de débloquer la situation. A Siemréap, Hun Sen échappe à un curieuxattentat à la roquette qu’il semble avoir fomenté lui-même. Le 13 novembre,sous la menace du roi qui a décidé de partir à Pékin le 14, un accord est trouvé :Hun Sen est nommé Premier ministre, Ranariddh devient président de l’Assembléenationale, Chéa Sim, secrétaire général du PPC et président de l’Assembléenationale, sera président d’un Sénat à créer. Cet accord à la sauce Sihanouksauve à nouveau le Cambodge d’une situation politique bloquée.

Depuis cet accord, Hun Sen règne en maîtresur le pays, le FUNCINPEC étant devenu son allié fidèle. Seul le PSUR, « le trouble fête » comme le surnommeSihanouk, représente l’opposition. Le 25 décembre, Noun Chéa, numéro 2 duKampuchéa Démocratique et Khieu Samphân, Premier ministre du KampuchéaDémocratique et ennemi juré de Hun Sen, sont livrés par les militairesthaïlandais aux autorités cambodgiennes. Les deux responsables khmers rougesparaissent affolés, mais ils sont accueillis à bras ouverts. « Est venu le temps de parler deréconciliation, non de tribunaux ! », dit Hun Sen qui s’engage à ne pas traîner les deuxresponsables devant les tribunaux nationaux ou internationaux. Les deux chefskhmers rouges sont reçus dans un grand hôtel de Phnom Penh, et disent leur « regret » de ce que tantd’êtres (« sathlauk »)soient morts durant leur régime. Ils font le voyage d’Angkor pour se replongerdans le bain de jouvence de la khméritude, puis se retirent dans la solitude dePaïlin, qui comporte bien des aspects de résidence surveillée.

Hun Sen avait refusé que Ta Mok, le « boucher du Cambodge », deson vrai nom Chhit Chhoeun, fasse partie de la même livraison que les deuxpersonnalités khmères rouges. Il sera à son tour livré par les militairesthaïlandais le 6 mars et mené directement en prison où il attend un éventueljugement. Le 6 mai, Duch, de son vrai nom Kaing Kek Iev, ancien directeur de laprison politique de Toul Sleng, l’y rejoint, où il attend également un procès.

Le 3 février 2002, des électionscommunales permettent un début de démocratie dans le pays, même si, une fois deplus, ce scrutin est entaché de nombreuses fraudes. Le PPC sort vainqueur avecplus de 61 % des voix et la présidence de 1 597 communes, leFUNCINPEC connaît une déroute en obtenant seulement 22 % des voix et laprésidence de 10 communes, le PSUR maintient son score à près de 16 %,avec la présidence de 13 communes.

Lente reconstruction

En 1990, le Cambodge restait encore engrande partie un champ de ruines, le régime de la RPK avait pansé les plaiesplus urgentes, mais n’avait pas eu les moyens de reconstruire le pays. Depuis1993, le pays se relève peu à peu, même si ses richesses naturelles et lesaides internationales sont largement pillées par les prédateurs du régime.

Dès les années 1990, le port deSihanoukville avait été relié à la capitale par la réfection de la routenationale 4. Celle-ci a été refaite une nouvelle fois par des Thaïlandais, avecdes fonds américains. Le port de Sihanoukville s’est sérieusement agrandi, etjouit d’un terminal pétrolier, de nombreuses usines. En 2001, 825 cargosdébarquent ou réembarquent du fret, soit 4 fois plus qu’en 1992 ;145 292 conteneurs y transitent, soit 34 fois plus qu’en 1992. Un projetjaponais prévoit de doubler la capacité d’accueil du port dans les années àvenir.

Après la reconstruction du pont de ChruiChangvar (1994), le Japon finance la route menant à Chéaléa (1996), puis laprolonge jusqu’à Kompong Cham (1999), lance le pont Zizuna d’une longueur de1 350 m. qui enjambe le Mékong, à Kompong Cham (2001), et prolonge sestravaux d’infrastructures routières jusqu’à Mémot. La nationale 5 conduisant àBattambang, où passe une grande partie du trafic arrivant de Thaïlande, avaitconnu une réhabilitation lente et progressive depuis 1993, mais les « événements » de 1997 ontgelé l’aide américaine qui les finançait. Depuis l’année 2001, des Thaïlandaisreconstruisent la route, avec des fonds de l’aide internationale. Aprèsplusieurs réfections successives, l’axe Phnom Penh – Ho ChiMinh-Ville est en voie d’achèvement. Depuis avril 2002, un pont de 1 996mètres relie l’île de Koh Kong à la Thaïlande. D’ici 2003, on prévoit quepresque toutes les infrastructures routières seront rétablies, et que même lesroutes secondaires et chemins vicinaux dans les campagnes seront améliorés.

En douze ans, Phnom Penh s’esttransformée : les environs du palais royal, le Phnom, le quai Sisowat ontété ornés de lampadaires de style khmer, le quai Sisowat est devenu unepromenade agréable au bord du Tonlé Sap. Les grands boulevards sontregoudronnés, ainsi qu’une quarantaine de routes secondaires, des travauxgigantesques transforment la route de digue qui limite la ville vers l’Ouest enun véritable boulevard de ceinture. La presqu’île de Chrui Changvar est enpartie cerclée d’une digue de béton et ornée d’une promenade le long du fleuve.Elle va héberger un gracieux centre de conférences internationales. L’usage del’électricité est redevenu normal, comme dans toute autre capitale, des travauxde traitement des eaux et d’adduction d’eau sont en voie d’achèvement.Cependant les quartiers chinois n’ont connu aucune réfection, les quartierspériphériques restent largement à l’état de squats. Tous ces travaux d’infrastructures sont financés par l’aide étrangère, et presque toujours dirigés par des sociétés étrangères.

Une économie de pillage

En douze ans, on peut noter la construction d’environ 250 usines, employant plus de 190 000 ouvriers. La plupart sont des usines de confection textile. On assiste à la création d’un sous-prolétariat, comparable sur bien des points, à celui de l’Europe du XIXe siècle. Grâce à Sam Rainsy et la courageuse Ou Mary, la création de syndicats, notamment du SIORC (Syndicat Indépendant des Ouvriers du Royaume du Cambodge), créé le 15 novembre 1996, ainsi que les pressions du BIT (Bureau International du Travail) et des syndicats américains, les conditions de travail et de vie des travailleurs se sont légèrement améliorées. C’est sans doute dans la concentration des forces vives de la nation qui prendront un jour conscience de leur pouvoir, que viendra l’évolution politique et humaine du pays.

Le gouvernement met son espoir dans l’expansion du tourisme. En 2001 on comptait environ 400 000 visiteurs étrangers. On en attend 800 000 en 2003, et 2 millions en 2005. La politique « ciel ouvert », qui permet aux compagnies étrangères d’atterrir à Siemréap coupe la capitale de la manne touristique, en grande partie dans les mains des sociétés thaïlandaises.

Le développement économique du pays estlargement tributaire de l’étranger, puisque 60 % du budget national estfourni par les pays donateurs, au premier rang desquels se situe le Japon, avecplus de 110 millions de dollars par an. Les « événements »de juillet 1997, alliés aux effets de la crise financière asiatique ont stoppéen partie les investissements étrangers. La corruption omniprésente freinel’arrivée des capitaux. On estime à 70 millions de dollars les « frais administaratifs », motpudique pour désigner les pots de vin donnés par les investisseurs à despersonnes bien placées. Cette somme permettrait de doubler le salaire desouvriers les moins bien payés. Le ministre du Conseil des ministres lui-mêmereconnaît que la corruption ampute le budget de l’Etat d’environ 200 millionsde dollars (sur un total de 750 millions) par an. Les richesses naturelles,spécialement le bois, sont dilapidées par les prédateurs du gouvernement, lesterres les plus intéressantes sont confisquées par les puissants du régime,d’immenses pans de l’économie sont vendus aux étrangers (forêts, construction,travaux publics, pétrole), 15 casinos sont construits près de la frontièrethaïlandaise. L’entrée dans l’ASEAN en 2000 supprime progressivement les droitsde douanes et rend les produits cambodgiens de moins en moins compétitifs.

Problèmes d’une société industriellenaissante

Avec le développement des villes et del’industrie, de nouveaux problèmes surgissent auxquels la sociététraditionnelle cambodgienne est mal équipée pour faire face. Jamais l’écartentre villes et campagnes, origine du mouvement khmer rouge, n’a été si grand.Avec un taux de croissance de 2,7 %, ce sont 200 000 nouveaux jeunesqui entrent chaque année sur le marché du travail, mais le taux de croissanceéconomique est insuffisant pour créer des emplois suffisants. La ville attireles jeunes gens des campagnes qui vont gagner leur vie comme ouvriers dans lesusines de Phnom Penh, ou gagnent la Thaïlande où ils se louent à des patronssans scrupules qui ponctionnent toute leur force de travail en leur faisantprendre du yama, cette drogue à bon marché, puis les dénonce à la police commeimmigrants illégaux au moment de la paie. Environ 80 000 Cambodgienstravailleraient ainsi en Thaïlande. 2 000 Cambodgiens, spécialementd’ethnie cham, travailleraient en Malaisie, où les Khmers n’ont pas besoins devisas d’entrée.

Le miroir aux alouettes de Phnom Penh faitsouvent rêver les jeunes filles qui sont la proie facile de maquerelles lesrecrutant pour de soit-disant travaux ménagers qui les mènent tout droit versla prostitution ou le trafic humain. Des femmes passent dans les villages pourrecruter des jeunes filles qui veulent épouser des Taiwanais, qui les mettentensuite sur le trottoir. Même le gouvernement s’en est ému et a interdit lesmariages avec les Taiwanais. Si jadis la prostitution était souvent réservéeaux filles vietnamiennes, actuellement, les prostituées cambodgiennes sontnombreuses. Environ 80 000 à 100 000 personnes vivraient de laprostitution, on compterait plus de 17 000 prostituées à Phnom Penh. En2000, on estimait que 18 000 enfants ou femmes avaient étés vendus enThaïlande, au rythme de 400 par mois. Le Cambodge devient un pays où transitela drogue du triangle d’or, l’un des principaux pays producteur de marijuana etégalement un lieu de fabrication d’amphétamines à bon marché.

Avec l’ouverture au tourisme, lapédophilie fait son apparition. Si jadis aucun enfant n’était abandonné à sonsort, certains parents vendent leur enfant pour adoption, à des réseaux bienorganisés. On dénombre plusieurs milliers d’enfants des rues, qui vivent engangs, de rapine, qui se droguent ou se sniffent à la colle. Les jeunes gensissus des classes aisées, se constituent en gangs de « grands frères », qui jouissent d’une quasi-impunitéjuridique grâce aux relations de leurs parents. Si jadis la plupart des jeunesfilles arrivaient vierges au mariage, un sondage de 2000 dans un lycée de lacapitale fait apparaître que près de 30 % des jeunes filles de ce lycée,réservé à une certaine élite, ont des rapports sexuels pendant leur scolarité.Le Cambodge traditionnel avec ses valeurs ancestrales est en train de muer àl’exemple de toutes les sociétés industrialisées qui entourent le pays, quil’inondent de leurs télévisions.

Outre la situation sanitaire plus queprécaire des campagnes (en 2000, l’OMS plaçait le Cambodge au 174erang sur 197 en ce qui concerne son système sanitaire), le point préoccupant duCambodge pour son avenir est sans doute son système scolaire. De nombreusesécoles ont été construites, grâce à des fonds étrangers, mais les instituteursétant très mal payés, l’enseignement reste de qualité médiocre, au moins pourles plus pauvres qui n’ont pas les moyens de payer des « cours »,durant lesquels les professeurs et instituteurs exercent vraiment leur métierd’enseignants. Or la population cambodgienne comprend plus de 40 % dejeunes de moins de 14 ans : c’est l’avenir du pays. Le tauxanalphabétisme, de 17 % dans la capitale, peut atteindre jusqu’à 60 %dans certaines provinces. L’économie des décennies à venir dans les paysvoisins reposera sur du personnel qualifié plus que sur la force physique destravailleurs. En ne développant pas l’éducation, sans doute pour des raisons d’ordrepolitique, les dirigeants du pays hypothèquent lourdement l’avenir.

Une Eglise en résurrection

Des débuts difficiles dansl’incompréhension

En 1989, Mgr Ramousse se rend pour lapremière fois au Cambodge après quatorze ans d’absence, avec une mission du CCFD(Comité Catholique Contre la Faim et pour le Développement). Ce retour est unchoc douloureux. Il revoit des lieux chargés d’émotion. Avec un certainserrement de coeur, il doit loger à l’hôtel,« comme tout le monde »,alors que son ancien évêché héberge la mairie de Phnom Penh. Il lui estimpossible de rencontrer les chrétiens, car tout contact entre Khmers etétrangers est interdit. Avec assiduité, il arpente le boulevard Achar Méan°ex-Monivong) de la capitale pour se faire repérer. Un jour, une chrétienne seglisse derrière lui : « Nousvous attendons à telle heure, dans tel restaurant tenu par monbeau-frère ». A l’heure dite, il rencontre ce qui reste de lacommunauté chrétienne de Phnom Penh : une poignée de personnes qui onttraversé les régimes successifs, qu’il constitue en « comité », responsable de l’Eglise du Cambodge.

Quelques mois plus tard, le P. EmileDestombes se rend au Cambodge comme touriste, par « Vietnam Tourism ». Il y passe une dizaine de jours,rencontrant discrètement quelques chrétiens ainsi que d’anciens étudiants dufoyer dont il avait jadis la charge, qui promettent de lui obtenir un visa.Quelques semaines plus tard, il se rend au Cambodge comme directeur de labranche cambodgienne de Caritas Internationalis, puisque les étrangersne peuvent entrer au pays que par le biais d’organisations humanitaires. ARome, il a été entendu clairement entre le cardinal Etchegaray, président de laCommission pontificale Justice et paix’, et le cardinal Tomko, président de laCongrégation pour l’évangélisation des peuples, qu’il s’y rend comme « vicaire délégué », dans lebut de fédérer les énergies pour la résurrection de l’Eglise.

Mais la tâche est complexe. Les ONGcatholiques en poste au Cambodge depuis 1980, qui soutiennent la RPK (Républiquepopulaire du Kampuché ou Phnom Penh), s’imaginent que le P. Destombes quiarrive des camps de réfugiés, donc du côté de l’ennemi, vient contrôler leurtravail ou dicter leur conduite.

Alors que jusqu’en 1970, aucune société nicongrégation missionnaire n’avait accepté de venir travailler au Cambodge, onassiste soudain à une ruée vers ce pays qui reste, en Asie, l’un des seulsouverts aux étrangers. Pour ces sociétés et congrégations, comme pour les ONG,travailler au Cambodge semble un label de qualité. Cependant, ces différentescongrégations agissent comme si le Cambodge était une terre vierge sur le plande l’Eglise, sans tenir aucun compte ni des chrétiens du Cambodge, ni de leurspasteurs. Un prêtre d’une société missionnaire, arrivé une semaine avant leP. Destombes, se prend pour l’évêque et lui dénie toute responsabilité. Ceprêtre ne prétend-il pas reconstruire l’Eglise du Cambodge à partir descommunautés vietnamiennes ! En 1990, il fait demander publiquement à MgrRamousse de présenter ses lettres de créances comme évêque. Un an plus tard, ilécrit une lettre de dénonciation à Rome, l’accusant de ne pas prendre en compteles Vietnamiens. La supérieure d’une congrégation religieuse féminine fait unlong voyage en Afrique pour rencontrer Hun Sen et lui remettre un chèque de120 000 dollars, moyennant quoi sa congrégation obtient l’autorisation devenir au Cambodge. Cette supérieure ne consulte pas l’évêque, mais demande auPIME de Milan (Pontificio Instituto Missioni Estere) d’envoyer un prêtrepour assurer les services spirituels de ses soeurs. Une grande congrégation deformation de la jeunesse qui connaît parfaitement Mgr Ramousse, fait signer uneautorisation à un obscur évêque hollandais pour aller s’installer au Cambodge,puis tente de faire venir plusieurs congrégations religieuses sans consulterl’évêque, comme s’il y avait jamais eu de concile Vatican II. Le cardinalMichai, de Bangkok, lance des projets de développement, comme la constructiond’un hôpital à Ratanakiri, comme s’il agissait dans son propre diocèse. Lorsd’une des visites du cardinal, le nonce apostolique le renvoie assez sèchementà Bangkok. Un autre cardinal se rend au Cambodge, invité par des ONG, célèbrela messe en anglais pour les chrétiens cambodgiens, et termine son homélie,devant l’évêque de Phnom Penh qui visiblement n’existe pas à ses yeux, endisant : « Je parlerai de vousau pape ». Au nom d’une curieuse théologie, certains se présententcomme « l’Eglise universelle », alors que les chrétienscambodgiens ne sont que « l’Egliselocale ».

Pour des raisons difficiles à cerner,tenant à la politique, à l’impérialisme de la langue anglaise que les anciensmissionnaires ne connaissent pas, à une vision de l’Eglise et du Royaume, ou àdes raisons moins nobles, une hostilité sourde se fait jour contre les anciensmissionnaires, Français, des Missions étrangères de Paris qui ont oeuvré presqueseuls pendant plus de trois siècles, et qui canoniquement restent responsablesde l’Eglise au Cambodge. Ce climat douloureux d’incompréhension semblereplonger l’Eglise au temps du patroado et mettra des années à sedissiper. Il s’agit en fait de deux visions théologiques de l’Eglise :l’une plus « mystique » quienvisage le Corps du Christ comme une communion consciente dans la foi etl’amour, et qui permet de s’engager, de l’intérieur, résolument dans latransformation de la société. Une autre, apparemment plus « engagée » dans le service des hommes, estime que latransformation des coeurs et la venue du Règne se fait par la transformation dela société. On retrouve les intuitions des diverses organismesmissionnaires : le souci d’implanter l’Eglise pour les MEP et les sociétéssoeurs, les conversions individuelles pour les autres. Il est souvent plusfacile de construire des bâtiments ou des écoles que d’éduquer la foi par unlong chemin d’écoute et de lent compagnonnage. Il est également plus faciled’apporter un produit tout fait de l’étranger que de se mettre à l’humble étudede la culture d’un peuple, pour tenter d’y renaître d’une certaine façon.

L’Eglise et l’Etat

La liberté de culte est accordée auxchrétiens le 4 avril 1990. Le 14 avril, le P. Destombes avec plus de millecinq cents chrétiens, catholiques et protestants, célèbre la première messedepuis 15 ans, dans la salle de spectacle Chenla : l’Eglise estressuscitée ! (voir La Cathédrale dela Rizière, p. 207-208).

Cependant, l’Eglise, comme tout autreorganisme de la société reste sous haute surveillance : on connaît lesespions chargés de rapporter aux autorités vietnamiennes et cambodgiennes lesfaits et gestes ainsi que les paroles des prêtres de l’église de Phnom Penh. Unjour, par exemple, le P. Emile Destombes est convoqué au Front, organe quidirige la politique du pays, parce qu’il a osé lire le texte de l’Evangile selonSt Mathieu : « J’étais enprison, et vous m’avez visité ». Il paraît évident aux autorités quetoute personne en prison est coupable, et que toute visite ne peut êtreconsidérée que comme un acte contre-révolutionnaire. Plus tard, un jeune hommecambodgien suivra une grande partie du parcours catéchuménal, qu’il interromptjuste avant l’entrée en Eglise : il était chargé d’espionner leschrétiens. Chaque église doit remettre un rapport mensuel de ses activités, lesautorités locales demandent parfois la liste de chrétiens, l’identité desvisiteurs. Les déplacements en provinces sont sujets à une autorisationpréalable, parfois assez longue à obtenir.

Depuis l’arrivée de l’APRONUC, en 1993,une réelle liberté s’installe, même si parfois certains réflexes demeurentauprès des autorités locales qui multiplient les tracasseries administratives.La Constitution de 1993 prévoit que le bouddhisme est religion de l’Etat, maisla liberté est accordée aux autres religions. Le Vatican établit des relationsdiplomatiques avec le Royaume du Cambodge le 25 mars 1994. Le 5 novembre 1997,le Conseil des ministres approuve les statuts de l’Eglise, mais aucun décretd’application n’est signé, si bien que l’Eglise n’est toujours pas considéréecomme personne morale pouvant posséder des biens. Les visas des missionnairessont toutefois accordés au titre de l’Eglise, alors que jusqu’alors ils étaientdélivrés au titre de Caritas.

Une démarche synodale

En 1990, l’Eglise se trouvait, devant unchamps de ruines : la plupart des chrétiens avaient disparu durant latourmente, les survivants dispersés, les cadres religieux supprimés, àl’exception de quelques religieuses pour la plupart âgées, les églises raséespar Lon Nol, ou par les Khmers rouges, les écoles et institutions spoliéesconfisqués comme « butin deguerre ».

Dans le « Bilan d’une pastorale », rédigé en 1996, Mgr Ramoussefait le point sur le passé : « Latentation était réelle de vouloir reconstruire rapidement ce qui était détruit,grâce à des moyens et du personnel venus de l’extérieur, au risque dedémobiliser les chrétiens du pays et de construire pour eux une Eglise« clefs en main », donc étrangère, qui ne serait pas fruit de leurtravail ou de leurs sacrifices… Il fallait éviter de l’étouffer sous desapports étrangers, même si ceux-ci étaient souvent nécessaires ». Lesresponsables pastoraux ont donc résolument pris le parti d’écouter lescommunautés et de construire avec elles « uneEglise à visage cambodgien ». « Il fallait d’abord rassembler lesfidèles en Eglise, développer les communautés dans le sens d’une prise encharge de leurs responsabilités chrétiennes, promouvoir leur créativité pourrépondre à leurs besoins » (Bilan 2,1-3).

« Pendantquinze ans, les fidèles cambodgiens avaient appris à se taire et à obéir auxordres du Parti… Une fois retrouvée la liberté de se réunir, ils devaientréapprendre à prier ensemble, à parler, à s’exprimer. Après 15 ans de dressage’, ils auraient pu se contenter de devenir une Eglise de la soumissionet de la passivité » (Bilan3,1). Il fallait donc leur rendre la parole confisquée longtemps par le pouvoirpolitique.

A partir de 1991, les chrétiens plusconscients de leurs responsabilités dans l’Eglise se réunissent deux fois paran pendant une semaine, pour « unsynode des communautés », pour « marcherensemble », selon l’étymologie du mot. Divers thèmes sont abordés dansune réflexion commune, autour d’un texte de l’Ecriture : – Qui estl’Eglise ? C’est nous ! – Comment exprimer sa foi selon laculture cambodgienne, affrontés comme nous le sommes aux traditions bouddhiquesde notre culture, de nos proches, de nos voisins ? Plus qu’un dialogueinterreligieux mené au sommet par des responsables, le dialogue s’instaure dansle coeur de chacun : quand je pose tel acte, qu’est-ce que j’ai dans lecoeur ? Quel témoignage je donne à ceux qui me voient ? « Mais alors, être chrétien, c’estavoir la foi », s’écrie un chrétien de souche après un synodecomparant les voies chrétienne et bouddhique. – Comment résoudre nosdifficultés matérielles ? D’abord bien cerner les besoins : sont-ilsd’Eglise ou non ? Ensuite mettre toutes les ressources dont nous disposonsen commun, puis faire appel à l’aide extérieure, selon la formule cambodgienne « on creuse le canal, alors l’eau peutcouler ». Souvent l’aide étrangère coule, mais le canal n’étant pascreusé, elle ne profite qu’à un petit nombre ! Dès les premiers « synodes », les différentescommunautés décident de porter un effort tout particulier aux problèmesd’éducation des enfants et de santé, deux domaines encore peu pris en comptepar les autorités gouvernementales.

Ces « synodes »permettent aux chrétiens des camps de réfugiés et à ceux restés au Cambodge des’apprivoiser, d’ennemis de devenir membres d’un seul peuple. Progressivement, leschrétiens de souche, quelque peu traditionnels dans leur foi et leur pratique- ce qui leur a permis de survivre pendant vingt ans -, sontsubmergés par le nombre de nouveaux chrétiens et de catéchumènes qui changentle visage et le questionnement de l’Eglise, et font passer certains d’uneappartenance sociologique à l’Eglise, à une Eglise de témoins, réunis par lamême foi au Christ ressuscité.

Ainsi, progressivement, les communautés,souvent minuscules, se sont organisées autour des trois missions de l’Eglise :célébrer, transmettre la foi et manifester l’amour du Christ pour les pluspauvres. Alors que jadis les prêtres avaient tendance à être les « hommes orchestres » chargésde tous les pouvoirs, les communautés furent formées à se suffire par elles-mêmes,démarche prudente en cas de revirements politiques toujours possibles. Un « comité de liturgie », animela célébration de la communauté, un « comitéde catéchèse » anime la transmission de la foi, et un « comité de charité », animel’amour des chrétiens.

Alors que les ONG et les Eglisesprotestantes recrutaient du personnel pour remplir leurs missions dans desprojets précis, l’Eglise faisait un choix différent, convaincue que la foi estun don gratuit que l’on transmet par conviction, non pour en toucher desdividendes financiers. Cette orientation de ne pas salarier des permanentspouvait être discutable, et ralentir le développement rapide de l’Eglise, maisà l’expérience, elle s’est révélée fructueuse, car elle a renvoyé les chrétiensà leurs responsabilités de baptisés, provoqué et affermi leur foi, sans céder àla facilité, tant il était difficile de ne pas accorder des aides dans unesituation de telle détresse matérielle. En 2002, par contre, plusieurschrétiens sont salariés pour leur travail apostolique : ce sont des gensqui ont exercé une profession, qui n’ont pas attendu les subsides de l’Eglisepour vivre et qui ont manifesté suffisamment de preuves de leur foi. De même,les comités de charité auraient pu ne devenir que des courroies de transmissiondes aides venues de l’étranger. Une certaine tension s’est d’ailleurs fait jourdurant les premières années entre le personnel de Caritas, rémunéré pourmanifester la charité de l’Eglise, et les chrétiens membres des comités quiétaient bénévoles. Sans doute est arrivé le temps de salarier un certain nombrede chrétiens, sur place, pour faire partie de Caritas-Cambodge.

Cette démarche synodale a permis un débutd’acculturation des rites étendus à l’ensemble du pays. En 1990, cetteacculturation était une nécessité de survie, les catholiques étant si souventaccusés de pratiquer une religion étrangère, d’être des traîtres à la religion,et pire encore, d’être agents du Vietnam. La position assise, sans bancs pourtous les offices, comme à la pagode, est adoptée sans problème, les gestesreligieux limités au salut bouddhique, l’usage des bâtonnets d’encens fontpartie du rituel, les grandes fêtes nationales comme le Nouvel An ou la Fêtedes morts (Pchum Ben) sont fêtées solennellement par les chrétiens. Tousles lectionnaires, missels et rituels sont traduits et édités en langue khmère,les psaumes versifiés selon les rythmes cambodgiens connus de tous et doncfaciles à psalmodier, donnent un aspect cambodgien aux célébrations. Ladécoration des églises s’inspire progressivement des dessins de pagode, unchemin de croix de style khmer décore quelques églises, certaines sontconstruites avec une certaine recherche… Mais, en l’absence de toutedirective précise, l’arrivée de nombreux prêtres d’horizons différents estl’occasion de retrouver le style Saint Sulpice le plus mièvre…

Cependant, reste à opérer une« khmérisation » encore plus profonde, touchant à l’expression de lafoi. Un début de travail a été commencé par le P. Ponchaud, dans un petitouvrage qui compare Jésus et Bouddha, mais ce n’est que le début d’un vastechantier… Si Jésus était né khmer, il aurait sans doute vécu à la pagode etaurait transformé le bouddhisme de l’intérieur. Le P. Gérald Vogin, poussépar cette intuition, a éprouvé le besoin de faire deux fois une retraitebouddhique de dix jours. Un terrain est acheté pour tenter d’instaurer unesorte de « pagode chrétienne ».Depuis 2000, il organise fréquemment des retraites pour les catéchumènes,conscient des dimensions monastique et méditative de la religion bouddhique.

Une Eglise catéchuménale

Dans cette petite Eglise du Cambodge, prèsde 10 % des membres sont des catéchumènes. A Phnom Penh on compte près de180 baptisés depuis 1992, à Kompong Cham plus de 120. La plupart sont desCambodgiens.

En examinant le parcours des catéchumènes,on observe diverses voies qui les ont conduits à une démarche de foi. Le plussouvent, c’est le témoignage de charité concrète : « J’étais malade, les chrétiens m’ont soigné. J’ai cherché à comprendrepourquoi ils ont fait cela. » D’autres c’est l’intérêt : « Je voulais être aidée, puis je mesuis aperçue que les chrétiens donnaient une aide autre que celle quej’attendais. » Pour d’autres, c’est la fréquentation d’une écoleprofessionnelle catholique ou la perspective d’obtenir un emploi, selon leprincipe khmer « On entre dans lefleuve par ses méandres, on entre dans le pays en suivant ses coutumes ». Pour d’autres encore,c’est la curiosité : « Je suispassé devant l’Eglise, je suis rentré, j’ai trouvé le climat amical, ce qui yétait dit intéressant, et j’ai demandé à connaître. »

Parfois des réfugiés qui ont connu la foidans les camps de Thaïlande entre 1975 et 1979, sont rentrés dans leur villaged’origine, dans les campagnes les plus reculées. Ils y ont été mal accueillis,comme faisant partie des « ennemis »qui ont combattu le Cambodge pendant 13 ans, mais malgré tout sont devenus destémoins vivants, priant en famille, souvent en cachette, presque toujours enbutte aux critiques de leur entourage. Devant leur persévérance et leur joieprofonde, les voisins se sont interrogés sur la foi qui les animait et ontdemandé à connaître Celui qu’ils priaient. Parmi les réfugiés rentrés deThaïlande, ce sont souvent les petits, ceux sur lesquels peu d’espoir étaientfondé qui se sont révélés apôtres…

D’une façon générale, on peut dire que lescatéchumènes se recrutent dans les milieux pauvres. Comme dans toute démarchecatéchuménale, il convient de faire oeuvre de discernement et de purification desintentions premières qui ne sont parfois que des aspirations spirituellesdéguisées. L’Eglise établit donc un critère de prudence pour assurer la libertéintérieure des candidats : aucun jeune gens étudiant dans lesétablissements catholiques n’est baptisé avant d’avoir fini sa scolarité ettrouvé du travail. Un critère de discernement est sans doute la joie intérieureinconnue jusqu’alors. Les catéchumènes sont heureux de se réunir, de parlerentre eux, de résoudre leurs problèmes quotidiens. « Désormais, ma vie a de la valeur », dit un paysan. « Personne ne s’est jamais occupé denous : les moines bouddhistes ne sont intéressés que par l’argent que nousleur donnons, l’administration ne fait que nous pressurer. Les chrétiens sontles seuls qui s’intéressent à nous, à notre vie et nous mettent debout. Ilsfont des routes, des barrages, des canaux, des écoles », dit un autrepaysan d’une cinquantaine d’années. « Désormaisje fais partie d’une grande famille, je ne suis plus seul »,« Désormais je n’ai plus peur », « Je suis libérédes règles bouddhiques », « Dans l’Eglise nous pouvons parler denos problèmes », « J’ai appris à pardonner », sont autant de propos recueillisauprès des nouveaux baptisés qui ont découvert la nouveauté de l’Evangile. Dansles pagodes ou la société civile, rien n’est véritablement organisé pourl’éducation des enfants et des jeunes. Il n’est donc pas surprenant quebeaucoup de jeunes trouvent dans les différentes Eglises des possibilités des’épanouir et d’échapper au carcan d’une société verrouillée dans sestraditions, ou qui ne vit que dans la hantise du « démérite ». La révélation d’un Dieu Père et de ladignité humaine est source de bonheur pour des bouddhistes qui naissent seuls,vivent seuls, et meurent seuls.

Les obstacles à l’entrée dans la foichrétienne sont pourtant multiples : on accuse les chrétiens d’être des « traîtres à la religion desancêtres », de « trahir lestraditions nationales, trahir la religion bouddhique », d’« entrer dans la religion desétrangers », d’être des « ingratsà l’égard des anciens »,en ne leur procurant pas les mérites qu’ils sont en droit d’attendre de leurprogéniture.

La formation catéchuménale prend appui surles désirs exprimés par les catéchumènes, et dure trois à quatre années. Durantune première année, c’est une approche globale de la foi, en réponse auxquestions que se posent les catéchumènes et leurs aspirations. Pendant environune autre année, c’est une mise en contact avec Jésus et son enseignement.Quand les responsables estiment que la foi commence à germer, a lieu lapremière étape, selon le rituel issu du Concile : dans une célébrationd’entrée en Eglise, les catéchumènes prennent solennellement le « Christ comme refuge, la Parole commerefuge, l’Eglise comme refuge »,comme jadis, à la pagode ou dans toute célébration bouddhique ils prenaitBouddha, la Loi, la Communauté monastique comme refuge. Pendant encore uneannée de formation, ils approfondissent leur foi, surtout à partir de textesbibliques et de liturgies appropriées.

Malgré cette longue formation, force estde constater qu’un certain nombre de nouveaux baptisés, surtout en ville, ne semontrent guère fidèles à la fréquentation de l’Eglise. « Les chrétiens étaient très accueillants quand nous étionscatéchumènes, mais beaucoup moins maintenant », disent certains pourse justifier. Dans les groupes de chrétiens de provinces, l’atmosphère est pluschaude, tous se connaissent et invitent les autres à venir à l’église. Enville, c’est l’anonymat dû à l’urbanisation. Cependant, le diocèse de KompongCham a fait un gros effort pour suivre les nouveaux baptisés partis à PhnomPenh, le catéchuménat de Phnom Penh délègue un catéchiste chargé de faire lelien entre ses nouveaux baptisés.

Ces nouveaux chrétiens, avec la fraîcheurde leur foi, donnent un dynamisme à l’Eglise, spécialement dans la partie norddu diocèse de Kompong Cham où ils forment la plupart des communautés. Pourformer ces nombreux catéchumènes. Depuis juillet 1997, le P. Ponchaud etSoeur Gilberte Masson se sont lancés dans la formation de « catéchistes », par session d’une semaine, à raison detrois à quatre sessions par groupe et par an. Ce sont environ 250 jeunes etmoins jeunes qui étudient la Bible ou réfléchissent sur les sacrements ouautres points de doctrine. Pendant une première session, les catéchistesapprennent à se situer dans le temps et l’espace, dans le vaste monde. Puis ilssont invités à refaire l’expérience d’Abraham qui lui aussi a quitté sa familleet ses traditions, celle de Moïse qui a rencontré le Dieu saint et libérateur,celle de David qui reçoit la promesse, puis ils reçoivent l’enseignement desprophètes qui invitent à la justice sociale, à l’amour, à l’espérance. Chaquepersonnage biblique est situé dans son temps, par rapport à Jésus, et parrapport à chacun d’entre eux : « Abraham,c’est moi ». Certains d’entre eux ont acquis par cette formation uneconnaissance en profondeur du dessein de Dieu, comparable ou supérieure à cellede prêtres ou de religieux.

Cette formation catéchuménale a donnél’occasion de forger des instruments de travail : des catéchismes pour lesenfants avec des livres du maître, toujours basés sur la Bible, desillustrations de la Bible et de la vie de Jésus avec de motifs khmers quipermettent aux Cambodgiens de s’approprier plus facilement la foi.

Oecuménisme, priorité de la mission

Avec l’absence des étrangers, leschrétiens avaient retrouvé une certaine voie vers l’unité. Sous le régime de laRPK, le pasteur Clavaud rassemblait catholiques et protestants pour un cultecommun. Des liens étaient tissés entre chrétiens. Le 14 avril 1990, lesprotestants assistent à la messe de la Résurrection avec les catholiques.

Avec l’ouverture du Cambodge aux ONG,spécialement à partir de 1993, s’ouvre « lesupermarché des religions », par l’arrivée de toutes sortes dedénominations chrétiennes. Le ministère des Cultes ne s’y reconnaît pas etdemande aux catholiques de les éclairer sur ce foisonnement de groupesanglo-saxons. C’est à peu près toujours le même processus : une ONG arrive,recrute du personnel qui, de gré ou de force, doit devenir chrétien pour gardersa place. Avant de commencer la journée, le personnel se réunit pour étudier untexte biblique et prier. Cela explique sans doute pourquoi les diversesconfessions « protestantes »(mais que les protestants dignes de ce nom ne reconnaissent pas comme telles)recrutent dans la classe relativement élevée de ceux et celles qui peuventparler anglais. Aux dires d’un pasteur méthodiste cambodgien, atterré par detels procédés, le protestant idéal est devenu celui qui sait parler anglais.Assez rapidement, des« pasteurs » sont recrutés et doivent annoncer la Parole pourjustifier leur rémunération. La religion est devenue un business lucratif.Souvent, les catégories sociales les plus défavorisées sont attirées par desdons : les veuves devenues « chrétiennes »touchent un sac de riz par mois, des fidèles touchent un dollar par dimanchepour venir au culte… Il n’est pas rare que l’on nous demande : « Combien payez-vous pour que jedevienne chrétien ? »

Assez souvent ces groupes anglo-saxonsfondamentalistes ont une vision très rigide concernant le Bouddhisme et laculture khmère qu’ils méprisent au profit de la seule « sous-culture américaine ». Deux pasteurs cambodgiens,chrétiens de longue date, ne sont-ils pas allés faire des exorcismes sur AngkorVat, symbole à leurs yeux, du démon. Bouddha est souvent traité de démon, etl’on affirme qu’un pasteur américain en a brûlé les représentations.

En 1995, un télévangéliste américain nomméMike Evans a invité tous les malades, les estropiés, les aveugles à venir sefaire guérir par Jésus dans le stade municipal de Phnom Penh. Ses spotspublicitaires à l’américaine sont diffusés sept fois par jour, pendantplusieurs semaines sur les ondes de la radio nationale. Le jour dit,40 000 estropiés attendent la guérison. Certains viennent de fort loin etont tout vendu pour faire le voyage. Après les incantations d’usage, letélévangéliste invite l’Esprit de Jésus, mais personne n’est guéri. Il s’enprend alors aux moines bouddhistes présents, mais la foule en délire tente dele lyncher. Il ne doit son salut qu’à l’intervention de la police. Ce faitburlesque marque beaucoup les autorités cambodgiennes qui font tout pour éviterun nouvel événement de cet ordre. Des enquêtes sont menées du côté des prêtrescatholiques. En 1996, on affirme de sources sûres que le Premier ministrevoulait chasser tous les prédicateurs étrangers. C’eut été un acte de santénationale.

Quoi qu’on puisse reprocher aux frèresprotestants, on doit admirer leur détermination à proclamer la Parole de Dieu,dans les milieux les plus défavorisés. Ils sont présents partout, et souventparmi les plus pauvres. Même si on ne peut que dénoncer un prosélytismeracoleur, ils ont fait accepter la religion chrétienne comme un fait que l’onne peut plus ignorer, mais trop souvent présentée sous un aspect mercantileméprisable. Par leur fondamentalisme, ils risquent d’anesthésier des gensréfléchis à toute démarche chrétienne. Ils nous renvoient cependant à notrefrilosité, à notre manque d’audace pour inventer des voies nouvelles àl’évangélisation.

En dépit de ces aspects scandaleuxmontrant le déchirement de la tunique unique, des efforts notables sontentrepris pour travailler ensemble. La traduction biblique oecuménique commencéeen 1973, et interrompue brusquement par le régime de Pol Pot, reprend enFrance, en 1984, sous l’égide de la Société Biblique Française. Le pasteur SokNhep Arun, méthodiste, est désigné par les protestants, le P. FrançoisPonchaud par les catholiques. Après une bonne année de difficulté, le travailavance, et le Nouveau Testament en version oecuménique est remis aux Eglises le10 octobre 1993. Un nouveau comité, comprenant les deux mêmes responsables, continuela traduction de l’Ancien Testament, en un temps record, puisqu’il est remisofficiellement aux Eglises en juin 1998. Un certain nombre de confessionsprotestantes l’utilisent, car c’est une traduction intelligible. Un certainnombre s’y oppose farouchement, plus pour des raisons de susceptibilitéspersonnelles et financières, que pour des raisons littéraires ou exégétiques.En 2002, un comité de révision de la traduction est désigné par la Sociétébiblique cambodgienne. Du côté catholique, on y retrouve encore leP. Ponchaud, cheville ouvrière de ce travail depuis trente ans.

Le mouvement oecuménique devrait être unepriorité de la Mission : « Qu’ilssoient un pour que le monde croit ». En réalité, par manque de tempsou manque de convictions, peu de réalisations voient le jour, seulementquelques prières communes durant la semaine de l’Unité, des réunionstrimestrielles entre ONG chrétiennes à Phnom Penh. C’est à Kompong Cham oùl’orientation oecuménique est la plus concrète : chaque mois, les responsablesétrangers des diverses confessions se rassemblent pour prier : ce sontleurs Eglises qui sont à l’origine des divisions. Les chrétiens cambodgiens serassemblent entre eux, pour deux heures de prière ou réflexion commune.

Les chrétiens vietnamiens

Dans l’Eglise catholique, la présence denombreux chrétiens vietnamiens n’a cessé de poser problème durant les sièclespassés. Le Christ avait non seulement le visage de l’étranger européen, mais del’ennemi détesté.

En 1990, on ignore le nombre exact decivils vietnamiens entrés au Cambodge dans les fourgons de l’arméevietnamienne. Officiellement, le gouvernement avance le chiffre de 90 000.En réalité il doit y en avoir au mois trois à quatre fois plus. Parmi eux ondénote une quinzaine de milliers de chrétiens, donc dans une proportion bieninférieure à celle des chrétiens au Vietnam (7 à 8 %). On se souvient queVat Champa était la vitrine officielle de l’Eglise pour les étrangers depassage (La Cathédrale de la Rizière,p. 204). En 1990, des prêtres de l’Eglise patriotique vietnamienne quienvisageaient un voyage au Cambodge, en sont dissuadés par lesPP. Destombes et Ponchaud. Ces Vietnamiens immigrés appartiennent auxcouches laborieuses de la société, ce sont des artisans, des pêcheurs, desmanoeuvres. Un certain nombre des chrétiens vietnamiens actuels sont d’anciensimmigrés vietnamiens d’avant 1970. Depuis 1997, le nombre d’immigrantsvietnamiens augmente rapidement, des communautés catholiques vietnamiennesnaissent un peu partout. Souvent, les catholiques vietnamiens se cotisent pouracheter un terrain et construire un lieu de culte, puis en avertissent l’évêquedu lieu.

En 1993, accaparés par de multiples tâchesauprès des communautés cambodgiennes, priorité de leur mission, lesresponsables de l’Eglise laissent aux prêtres de la société de Maryknoll lesouci des Vietnamiens. Ils célèbrent la messe en anglais, traduite envietnamien. Les Vietnamiens se sentent cependant exclus de l’Eglise duCambodge. Progressivement, le P. Lesouëf qui parle le vietnamien, et leP. Ramousse, un peu à son corps défendant, dispensent leurs services à cescommunautés. Le dernier samedi de chaque mois est réservé par les deuxordinaires à la formation des catéchistes vietnamiens. Depuis 1998, leP. Ponchaud dispense un jour et demi d’enseignement aux catéchistesvietnamiens chaque mois, et avec Soeur Gilberte, forme trois groupes de jeunescatéchistes tous les trois mois à Néak Loeung et à Vat Champa. Mgr Destombes etAntony visitent systématiquement et régulièrement toutes les communautésvietnamiennes. Quelques responsables vietnamiens participent au « synode des communautés »,mais on limite volontairement leur nombre pour éviter que les chrétiens khmersne soient submergés par eux.

Des orientations épiscopales précises sontdonnées à l’égard des chrétiens vietnamiens : ils sont partie prenante del’Eglise du Cambodge, et sont donc responsables de l’apostolat auprès desCambodgiens. Pour leur faciliter cette mission, la liturgie dominicale estcélébrée en langue du pays, même si les lectures sont doublées en languevietnamienne. L’Eglise se refuse à créer des écoles vietnamiennes, commec’était le cas jadis, mais favorise l’accès des enfants vietnamiens à l’écolecambodgienne : c’est sa contribution à l’établissement de la paix entredeux communautés qui s’ignorent. Si l’on se montre très souple avec les adultesqui ne sont pas très à l’aise en cambodgien, on est par contre intransigeantpour la formation catéchétique des enfants : ils doivent lire courammentle khmer avant de recevoir la première communion.

Cependant, le problème de la cohabitationentre les deux communautés demeure difficile : elle ne peut se trouver desolution par de bonnes paroles du type « aimez-vousles uns les autres ». Ces paroles du Maître peuvent aider, mais lesblessures sont trop anciennes et douloureuses. Rêver d’une cohabitationharmonieuse relève du rêve, même si c’est l’utopie vers laquelle marchel’Eglise. Le problème de langue n’est toutefois que le plus petit dénominateurcommun qui permet de se sentir membres de l’Eglise d’un même pays, mais lesdivergences culturelles entre les deux peuples sont profondes. Dès que lesKhmers voient des Vietnamiens trop nombreux dans leur église, ils la désertent.Par contre, même peu nombreux, les Vietnamiens s’imposent. La cohabitation estdonc un danger permanent, qui explose parfois en conflit ouvert, même danscette si petite communauté d’Eglise. Il convient à tous prix d’éviter que lesKhmers ne se sentent étrangers dans l’Eglise de leur propre pays.

Si l’Eglise du Cambodge a le devoird’assurer aux communautés vietnamiennes les services religieux auxquelles ellesont droit, elle se doit de les ouvrir à l’esprit de Vatican II et de les fairepasser d’une appartenance trop souvent sociologique à l’Eglise à une vie de foiavec le Christ, d’une religion faite de longues prières, de cérémonies pour lesouvrir à l’Evangile. Gros consommateurs de sacrements, les chrétiensvietnamiens risquent d’accaparer les prêtres par les confessions hebdomadaires,des prières et des bénédictions. L’Eglise a également le devoir d’ouvrir cescommunautés vietnamiennes qui vivent souvent en milieu fermé, en marge de lasociété khmère, au monde khmer qui les entoure.

Mais il s’agit avant tout, pour l’Eglisedu Cambodge d’être présente au monde bouddhiste khmer, en évitant de se laisseraccaparer par la brebis restée au bercail, et d’oublier les 99 qui sont perduesdans la montagne. Quand l’Eglise cambodgienne sera nombreuse et forte, leproblème de la minorité ethnique vietnamienne, majoritaire dans l’Eglise, serarésolu. Mais il faudra encore des siècles…

Vers la formation d’un clergécambodgien

La disparition des deux ordinairescambodgiens et des trois prêtres durant le régime khmer rouge a décapitél’Eglise catholique, pour laquelle le sacerdoce reste si important, bien quel’on ne cesse de dire ou de chanter « peuplede prêtres, peuple de prophètes, peuple de rois ». Dès 1990, leP. Bernard Dupraz, alors diacre de l’Eglise de Chambéry, se passionne pourla résurrection du clergé cambodgien. Grâce à lui, le BPAC (Bureau pour laPromotion de l’Apostolat parmi les Cambodgiens) va demander à Tumlop Sophâl,réfugié au Canada, et qui a commencé son séminaire à Montréal, ainsi qu’à UnSon, également réfugié au Canada et qui envisage de devenir Fils de la Charité,s’ils veulent venir travailler au service de l’Eglise du Cambodge. Tous deuxacceptent, même si ce ne fut pas très facile pour Sophâl qui se souvenaitdouloureusement des événements de 1970, lorsque les soldats khmers avaient maltraitésa famille.

Catéchiste un peu malgré lui dans lescamps de Thaïlande, Sophâl avait laissé une renommée qui avait atteint laFrance. Après deux ans de travail en usine au Canada, il décide de devenirprêtre et entre au séminaire de Montréal. A la demande des responsables del’Eglise du Cambodge, il va donc continuer sa formation au Séminaire St Irénéede Lyon, puis complète sa formation diaconale avec le remarquable prêtreJacques Jouban, à Oullins. De retour au pays en 1993, il passe une année diaconaleà Kompong Thom, puis est ordonné prêtre à Phnom Penh, le 2 juillet 1995, pourle diocèse de Battambang. Il administra le secteur de Kompong Thom pendant cinqans, puis celui de Battambang.

Un Son avait été chassé par la guerre, deson village natal, près de Takéo, pour venir vivre à Battambang. Vers quatorzeans, il part se réfugier en Thaïlande, et devient moine bouddhiste àNakonsawann, puis regagne les camps pour partir avec sa famille au Canada,laissant son frère jumeau au Cambodge. Après plusieurs années de travail enusine, il découvre la foi chrétienne par Jeanne Bineau, sa marraine, puisdécide de devenir prêtre dans la congrégation des Fils de la Charité. Ilaccepte volontiers l’offre du BPAC, et se rend en France pour compléter sesétudes générales au séminaire d’aînés de Vienne.

En Thaïlande, dans les camps de réfugiés,quelques jeunes gens émettent également le désir de devenir prêtres. Parmi eux,le jeune Hang Ly, de Moat Krasas, arrivé en 1990, qui fait office de catéchisteet impressionne par l