Sur le conseil du docteur du village, il fut transporté d’urgence de Huoxing à l’hôpital de Yinchuan, la capitale de la province, à une heure de distance par camion. Durant les trois premières semaines, les docteurs, après quatre radiographies et une imagerie par résonance magnétique ou IRM, ont diagnostiqué une attaque cérébrale. Ils ont pres-crit une cargaison de médicaments et administré injections et massages. Yang s’est rétabli. Mais les notes d’honoraires n’ont pas tardé. Elles se montaient à 1 350 dollars US, une fortune dans cette région de la Chine rurale où les paysans gagnent en moyenne moins de 220 dollars US par année. L’hôpital avait exigé un acompte considérable en espèces à son admission, et un règlement des sommes dues tous les trois à cinq jours. Or, cet argent sortait de ses poches car, comme 90 % des 900 millions de Chinois vivant dans la campagne, Yang n’avait pas d’assurance médicale. Grâce à ses nombreux fils, il a été sauvé de la ruine. Tous les quatre réussirent à rassembler, à grand-peine, l’argent exigé par l’hôpital. « L’un a payé 2 000 renminbi (240 dollars US) et l’autre 3 000. Mes fils sont de bons enfants », reconnaît-il. Mais les économies des fils sont complètement épuisées et les soins post-hospitaliers coûtent encore 30 dollars US par mois à leur père.
Ce n’est pas là le pire des cas. Dans chacune des histoires de famille vivotant ainsi pauvrement et que rapportent les voisins de Yang, on cite le cas d’une famille réduite à la pauvreté à cause du coût des soins médicaux. Près du village de Yang, les voisins évoquent le cas de Ma Yuqiang et de sa femme qui, l’an dernier, se sont endettés de 850 dollars US : 370 pour opérer les calculs rénaux du mari et 480 pour l’hystérectomie de sa femme. Ils ont été obligés d’emprunter de l’argent aux membres de leur famille et à leurs amis.
Dans un pays où il est de coutume que les familles, malgré leurs modestes moyens, dépensent des centaines de dollars pour les mariages des fils, la famille Ma n’a plus l’argent nécessaire pour marier son fils. Pour pallier à cette difficulté, le fils Ma s’est tout de même marié mais la famille de sa femme a payé une partie des dettes des parents Ma et, en échange, le fils Ma est parti vivre dans sa belle-famille, emportant avec lui sa force de travail et son revenu. Sans cet appoint, les voisins estiment que les Ma ont peu de chance de pouvoir profiter confortablement de leurs vieux jours.
Avec la diminution de la couverture de l’assurance santé et l’augmentation plus rapide des frais médicaux par rapport aux salaires, la Chine fait face à un désastre humanitaire qui menace de mettre à mal la réalisation la plus ambitieuse de ces dernières vingt années : sortir environ 210 millions de personnes de la misère absolue. Les recherches du spécialiste de santé publique de l’université de Harvard, William Hsiao et de ses collègues chinois, conduites dans plusieurs centaines de districts, montrent que pour dix Chinois tirés de la pauvreté, douze sombrent dans la misère, emportés par le fardeau des dépenses médicales. Les repré-sentants du ministère de la Santé publique et les experts indépendants identifient désormais systématiquement et ouvertement les coûts médicaux élevés conjugués à l’absence d’assurance comme le principal facteur générateur de pauvreté en Chine.
Le danger est très grave pour les paysans chinois car leurs revenus sont plus faibles que ceux des urbains et car ils ne disposent pratiquement pas assurance de santé. Les chiffres du ministère de la Santé indiquent que seulement une personne sur dix était assurée en milieu rural en 1999 – un chiffre en baisse de 25 % par rapport à 1995. Même dans les villes, seulement 42 % des habitants avaient une assurance en 1999 – chiffre en baisse de 22 % en quatre ans. Cependant, dans les années 1990, d’après les statisti-ques du ministère de la Santé publique, le coût moyen d’une admission à l’hôpital avait bondit de 511 % et celui d’une visite chez le médecin de 625 %, soit des taux de deux à trois fois supérieurs à celui de la hausse des salaires.
Il n’en a pas été toujours ainsi. Sous Mao Zedong, des années 1950 aux années 1970, l’infrastructure de la santé publique rurale avait acquis une certaine renommée, jusque dans nombre de pays étrangers. Mao avait créé des dispensaires dans les villages et des centres de santé dans les villes et des hôpitaux dans les districts. Les coopératives des villages payaient les salaires des « docteurs aux pieds nus » et versaient des fonds d’assistance collective pour les médicaments et les soins. Les patients payaient de modestes primes et des frais minimes pour les consultations et les remèdes. Les gouvernements locaux y participaient également. Le système n’était pas parfait. Rao Keqin, qui dirige le Centre de statistiques et d’information du ministère de la Santé, remarque que le manque de transparence dans les comptes des communes signifiait que les fonds étaient souvent mal employés et que les parents des dirigeants locaux étaient mieux soignés que les paysans pauvres. Les « docteurs aux pieds nus » recevaient une formation limitée et ne fournissaient que des soins élémentaires. Ils vaccinaient, prescrivaient les médicaments de base et faisaient des injections d’antibiotiques si nécessaires. « C’était une médecine à bon marché, explique Rao. Chacun pouvait se l’offrir. Elle convenait aux gens car leurs besoins étaient alors modestes. » L’espérance de vie a grimpé en flèche et la mortalité infantile diminué.
Cependant, après 1979, Deng Xiaoping a démantelé les coopératives rurales au nom des réformes. Par manque de financement, l’infrastructure de la santé publique rurale s’est effondrée. L’an dernier, un article écrit par Rao en coopération avec Liu Yuanli, professeur à l’Ecole de santé publique de Harvard, a montré que, dans les six premières années qui ont suivi l’accession de Deng Xiaoping au pouvoir, le nombre des ruraux assurés par les systèmes médicaux des coopératives rurales de l’époque de Mao est passé de 90 % à 9,6 %. Les « docteurs aux pieds nus » ont dû se suffire à eux-mêmes avec ce qu’ils pouvaient obtenir des ordonnances et des soins, tels que piqûres et perfusions intraveineuses. Les paysans ont dû prendre entièrement à leur charge les frais de visite et d’admission à l’hôpital.
L’an dernier, l’article écrit par Liu et Rao, faisant partie d’une étude financée par la Banque asiatique de développe-ment et la Commission pour le développement et la planifi-cation de l’Etat chinois, s’est retrouvé sur le bureau du plus haut dirigeant de la République populaire, Jiang Zemin. Les experts internationaux estiment que ses statistiques, alarmantes, et ses conclusions, sans complaisance, ont ébranlé Jiang et l’ont obligé à s’intéresser activement, sinon tardivement, à la crise, quelques mois avant d’avoir à se retirer comme chef du Parti communiste. Cette année, à la suite à deux coups de téléphone de Jiang au ministre de la Santé, Zhang Wenkang, l’organisation d’un système d’assurance de santé rurale est devenue l’une des trois priorités principales du ministère. Roa rapporte que Jiang aurait dit au ministre : « On doit accorder une importance toute particulière aux ruraux. Il faut faire plus. »
Cependant, les paroles de Jiang soulignent à quel point les dirigeants chinois ont évité jusqu’à ce jour d’aborder la question des soins médicaux ruineux pour la population rurale. En 1996, une conférence nationale sur les services de santé avait brièvement abordé la question, en demandant l’établissement d’un filet de sécurité communautaire à contribution volontaire pour les ruraux. Mais aucun ministère du gouvernement central n’a été chargé d’étudier la réalisation d’un tel système. Lorsque le ministère du Travail et de la Sécurité sociale a commencé à établir un filet de sécurité pour les villes en 1998, dans le but de faciliter la réforme des entreprises d’Etat, le ministre de la Santé a affirmé que c’était au ministère du Travail de le faire également pour les zones rurales. Le ministère du Travail s’est défaussé. Et, finalement, ce n’est que cette année que les dirigeants chinois ont chargé le ministère de la Santé de cette mission.
Jiang Zemin vient de désigner un responsable pour organiser ce filet de sécurité en milieu rural : Li Jiange, sous-directeur du Bureau de la Restructuration économique auprès du Conseil des affaires d’Etat. La tenue d’une conférence nationale sur ce sujet est prévue d’ici à la fin de l’année. Mais personne ne se fait d’illusion sur une prochaine amélioration de la crise. La grande question est de savoir d’où viendront les fonds pour ce projet. Le gouvernement central est réticent à payer. Les gouvernements des provinces disent que leurs propres budgets sont déjà très tendus. De nombreux résidents ruraux sont sur leur garde au sujet d’une éventuelle contribution à un programme d’assurance de santé rurale parce qu’ils se méfient des fonctionnaires locaux qui ont souvent la réputation de mal gérer les finances. Quant à ces derniers, ils font remarquer qu’ils ont pour ordre de diminuer le nombre des impôts des fermiers et non de les augmenter. La nouvelle taxe rurale à l’étude destinée à remplacer tous les impôts des paysans n’inclut aucun élément en faveur de la santé publique. De plus, la Chine se trouve à la veille d’une transition politique majeure. On s’attend à ce que non seulement Jiang mais aussi la moitié du Comité central du Parti communiste soit remplacée cette année. Si une initiative pour la santé rurale était trop étroite-ment liée à Jiang, avertissent les experts, elle risquerait de se voir rejetée par la prochaine équipe dirigeante.
Le profit passe avant la santé
En attendant, les coûts médicaux grimpent. Principalement, précise Rao, parce que les malades recherchent à l’heure actuelle des soins différents. Du fait d’une longévité accrue, « au lieu d’avoir à traiter les épidémies, les docteurs soignent de plus en plus des diabètes et des tumeurs ». Mais la part également importante de l’équation est la recherche du profit à travers tous les échelons du système de santé, des institutions médicales des villages jusqu’à celles des grandes villes. Hsiao, de Harvard, explique que, dans de nombreuses localités, « les médecins de village sont fondamentalement devenus des marchands de médicaments et vendent les remèdes les plus chers et les plus lucratifs » car ils doivent se financer eux-mêmes. Ils gagnent aussi sur les perfusions intraveineuses « qu’ils ne savent pas administrer », remarque Hsiao.
Aux niveaux supérieurs, les médecins non seulement prescrivent des médications inutiles, mais aussi ordonnent systématiquement des examens superflus. Les soins de Yang en sont l’exemple. En Occident, les faiblesses constatées sur une moitié de son organisme auraient jugées suffisantes pour une attaque. Si un médecin avait à choisir un examen, ce serait normalement un scanner plutôt qu’un IRM, encore plus coûteux. Yang aurait été probablement hospitalisé pour deux jours seulement et ensuite transféré dans une maison de santé pour convalescence et thérapie. Et, au lieu d’un traitement à 30 dollars par mois, il aurait pris de l’aspirine, nettement moins coûteux.
A Ningxia, Dou Wenmin, le sous-directeur du Bureau régional de la Santé, explique que, par manque de financement pour l’assurance santé en milieu rural, ses collègues et lui font tout leur possible pour contrôler les médecins dont le seul objectif est de s’enrichir. Dans six districts de la province de Nixia qui font partie d’un projet de la Fondation des Nations Unies pour l’enfance, le Bureau de la Santé a interdit aux médecins de village d’administrer les thérapies par voie intraveineuse. Ils ont également exigé la réduction de leurs références en matière de médicament à 80 produits seulement et le remplacement des antibiotiques coûteux par d’autres moins chers. Les médecins reçoivent en échange une indemnité équivalente à sept dollars par mois pour compenser le manque à gagner. Ceux des quatre districts les plus pauvres sont plutôt satisfaits, mais pas les docteurs des deux autres régions, relativement plus prospères.
Le Bureau de la Santé essaye aussi de sévir contre les médecins qui prescrivent sciemment des médicaments, souvent falsifiés, produits sans licence et qu’ils achètent bon marché pour les revendre au prix fort à leurs patients. Ding Zhanming, un ancien « médecin aux pieds nus » dans une clinique de Huoxing, déclare que les inspecteurs arrivent à l’improviste plusieurs fois par mois pour voir si les reçus officiels correspondent bien à son stock de 150 médicaments différents. Pour empêcher les médecins de réutiliser les seringues jetables, les seringues usagées doivent être restituées pour vérifier si leur nombre correspond bien aux achats.
Au cours d’un après- midi très chargé, seul un patient de la clinique de Ding est ressorti avec une pile de médicaments. Généralement, un malade reçoit aussi une piqûre d’antibiotique, pour des maux aussi divers que l’impétigo et le mal de dents, bien que l’efficacité d’une simple dose ou même de deux doses à un jour d’intervalle soit incertaine. Mais Ding possède une forte réputation. Personne ne rechigne à lui payer un ou deux dollars US la visite.
« Les gens viennent ici avec des maladies bénignes et ne dépensent pas beaucoup, explique Ding. La plupart craignent les maladies graves, celles qui nécessitent une hospitalisation. Ce qui pourrait généralement leur coûter au minimum 5 000 renminbi, en espèce. Ils ont besoin que leurs familles et leurs amis leur prêtent l’argent. C’est là leur plus grande crainte. »
MOINS D’ARGENT POUR LES PAUVRES
Dans le système de santé publique du gouvernement chinois, ce sont ceux qui ont le moins les moyens de payer qui supportent le fardeau de dépenses le plus lourd. L’Organisation mondiale de la santé rapporte que, d’après les classements officiels de l’année 2000, la Chine arrive à la 188ème place, sur un total de 191 pays, pour ce qui est de la justice en matière de contribution financière au service de la santé.
D’après William Hsiao, économiste de la santé publique à l’université de Harvard, il est stupéfiant de constater que 68 % des fonds gouvernementaux pour la santé sont utilisés pour soigner les 20 % de la population la plus riche. Dans la province autonome de Ningxia Hui, une région pauvre du nord-ouest de la Chine, sur les 24 millions de dollars US du budget annuel de la santé, 84 % sont destinés aux 30 % de la population urbaine.
Liu Yuanli, professeur de santé publique à Harvard, et Rao Keqin, fonctionnaire au ministère chinois de la Santé, ont fait remarquer l’an dernier dans un article, que le gouvernement central avait réduit la part des dépenses de santé dans son budget, une chute radicale de presque 60 % depuis 1980. Dans le reste du monde, écrivaient-ils, « quand les pays se développent et que leur économie croît, les gouvernements prennent à leur charge une part plus importante des dépenses de santé, aboutissant à ce que les déboursements effectués par les malades décroissent. » En Chine, c’est le contraire qui est vrai.