Eglises d'Asie

Les minorités ethniques face au pouvoir birman

Publié le 18/03/2010




Plan :

p. 2La question ethnique : quelques repères historiques

p. 4Les attentes des minorités

p. 5Ce que propose la junte de Rangoun

p. 6La position d’Aung San Suu Kyi

p. 7La situation des différents groupes

p. 7Les groupes qui ont conclu un cessez-le-feu :

p. 8Les Mons

p. 8Les Kachins

p. 9Les Karennis (ou Kayahs)

p. 10Les Was

p. 12Les groupes qui poursuivent la lutte :

p. 12Les Shans

p. 13Les Karens

p. 15Les solutions envisageables

p. 15Une politique d’assimilation à la thaïlandaise

p. 15Un compromis politique

p. 16Les relations entre la Thaïlande et la Birmanie

p. 16Les réfugiés

p. 18La drogue et le prisme thaïlandais

La question ethnique : quelques repères historiques

Avant la colonisation britannique (1826-1948), la Birmanie dans ses frontières actuelles, avec une population composée d’environ 60 % de Birmans et de 40 % de minorités ethniques, n’existait pas. Le roi de Mandalay régnait sur la population birmane et les différents groupes ethniques s’auto-administraient chacun selon leur système propre. Les Britanniques eux-mêmes avaient pris soin de distinguer la « Birmanie proprement dite » (Burma proper) des « régions frontalières » (Frontier areas) ; leur degré de contrôle variait considérablement d’un territoire à l’autre.

Les Birmans étaient soumis à l’administration directe du British Raj et le Burma proper formait une colonie. Les Shans (10 % de la population actuelle, soit environ 5 millions de personnes) possédaient depuis des siècles leur propre système d’administration, très structuré, sous l’autorité de chefs traditionnels appelés Saohpas, chacun régnant sur un « pays » (Mong). Les Britanniques avaient jugé bon de laisser une large autonomie aux Mongs Shans : ceux-ci avaient le statut de protectorats et seul un « Chief Commissionner » avait été placé à Taunggyi, principale ville des Etats shans. Pendant toute la durée de la seconde guerre mondiale, les Shans s’étaient tenus à l’écart du conflit malgré l’occupation de deux de leurs Mongs (Kengtung et Mong Pan) par l’armée thaïlandaise. Ils n’avaient pas non plus subi l’influence du mouvement nationaliste anti-britannique qui avait enflammé la Birmanie proprement dite depuis les années 1930.

Contrairement aux Shans, les Karens (7 % de la population actuelle soit environ 3,5 millions de personnes) avaient largement essaimé au travers du territoire. Une importante partie d’entre eux s’était installée pendant la période coloniale dans le delta de l’Irrawaddy pour y cultiver du riz et, pour la plupart, ils s’étaient assimilés à la population birmane, adoptant le bouddhisme et les traditions birmanes. Parallèlement, les quelque 15 % de Karens qui avaient été évangélisés par des missionnaires américains ou anglais conservaient une forte identité culturelle. Bénéficiant d’une éducation nettement supérieure aux Karens bouddhistes et animistes, ils prirent dès la fin du XIXe siècle le contrôle des organisations politiques et sociales Karens et l’ont conservé jusqu’à aujourd’hui. Très loyaux vis-à-vis des Britanniques, ils formaient, avec les Kachins et les Chins, la colonne vertébrale de l’armée coloniale. Les Karens s’étaient particulièrement distingués lors des combats contre les Japonais et leurs alliés nationalistes birmans menés par les généraux Aung San et Ne Win.

Les Karennis (c’est-à-dire Karens rouges) ou Kayahs, un groupe ethnique lié aux Karens qui vit au sud des Etats shans, avaient adopté l’essentiel du système politique Shan et bénéficiaient pendant la période coloniale de la même marge d’autonomie. En théorie, leur territoire était même « indépendant » selon les termes d’un accord signé par le roi de Mandalay et l’empire britannique en 1875. D’autres ethnies – Kachins, Lahus, Lisus, Akhas, Palaungs et Was – vivaient hors du contrôle britannique dans les collines environnant les vallées Shans. Certains, comme les Was, habitant les collines reculées à l’Est du fleuve Salween (Salouen), suivaient un mode de vie encore primitif et, jusque dans les années 1950, maintenaient leurs traditions de chasseurs de têtes.

A la veille de l’indépendance, les attentes de ces groupes étaient évidemment influencées par le degré de liberté dont ils avaient joui sous l’égide des Britanniques, mais pour la plupart, ils étaient fort réticents à rejoindre l’Union birmane, un Etat de type fédéral selon la constitution alors en cours de rédaction par les nationalistes birmans menés par Aung San. Les Shans et les Karennis souhaitaient préserver leur autonomie. Les Karens, échaudés après les massacres de villageois Karens commis par les milices birmanes pendant leur alliance avec l’armée japonaise, réclamaient la création d’un Etat karen séparé à l’intérieur du Commonwealth. Quant aux Kachins et autres groupes montagnards, ils espéraient bien que leur isolement les protégerait des griffes d’un Etat central birman comme cela avait été le cas avec l’administration coloniale.

Le charisme et l’absence de malice d’Aung San allaient pourtant réussir à vaincre la méfiance de certains des leaders ethniques. A l’issue de la seconde Conférence de Panglong, dans les Etats Shans, le 12 février 1947, le leader nationaliste signe avec des représentants des Shans, des Karennis, des Chins et des Kachins un accord historique dans lequel ces groupes ethniques s’engagent à se joindre à l’Union birmane sous condition de bénéficier d’une « pleine autonomie administrative Les Shans et les Karennis obtiennent aussi le droit de sécession après dix ans s’ils ne sont pas satisfaits du fonctionnement de la Fédération.

Cinq mois après la rencontre de Panglong, Aung San et la quasi totalité de son gouvernement sont assassinés par un rival politique à Rangoun. Le fragile équilibre entre la majorité birmane et les groupes ethniques s’écroule : le seul leader birman en qui les leaders ethniques avaient quelque confiance a disparu. U Nu, un intellectuel qui avait été le compagnon de route d’Aung San depuis l’université, devint le premier chef de gouvernement de la Birmanie indépendante, mais il ne put jamais acquérir suffisamment d’autorité, ni faire preuve de suffisamment d’habileté, pour imposer aux nationalistes les plus étroits d’esprit parmi ses camarades birmans, menés par le chef des forces armées, le général Ne Win, un compromis politique qui satisfasse les groupes ethniques.

Les Karens n’avaient pas participé à la Conférence de Panglong car leur organisation politique légale, l’Union Nationale Karen (KNU) menait des négociations informelles avec les autorités birmanes. Après la mort d’Aung San, U Nu établit en août 1948 une commission pour étudier la possibilité de concéder l’autonomie locale aux Karens au sein de l’Union birmane. Mais les massacres de villageois Karens perpétrés par la police birmane au sud de Moulmein dans les jours suivants mettent un terme définitif à ces négociations. L’organisation militaire des Karens (la KNDO) est déclarée illégale en janvier 1949 ; les Karens continuent jusqu’à aujourd’hui à se battre les armes à la main contre l’Etat central birman pour obtenir le droit de s’auto-administrer sur leur territoire ancestral.

De leur côté, les Shans et les Kachins étaient restés loyaux vis-à-vis du gouvernement d’U Nu. Selon les termes de l’accord de Panglong, les Shans considéraient leur droit de sécession par rapport à l’Union birmane après dix ans comme une garantie si les relations avec l’Etat central birman se gâtaient. Mais l’irruption de milliers de soldats en déroute du Kuomintang, après la prise du pouvoir par les communistes à Pékin en octobre 1949, vient troubler l’atmosphère pacifique des Etats Shans. L’augmentation de la présence militaire birmane dans cette région pour repousser les nationalistes chinois s’accompagne de nombreuses violations des droits de l’homme – viols des femmes Shans, meurtres, humiliations. L’administration militaire mise en place rogne sur l’autonomie politique des Saohpas Shans et galvanise le sentiment anti-birman. Des étudiants Shans prennent le maquis en décembre 1956. Quand le Premier ministre U Nu abolit de facto dans un discours d’avril 1957 le droit de sécession des Shans, un véritable mouvement de guérilla s’organise. Parallèlement, les Kachins, qui avaient été à la pointe du combat contre les Japonais, comprennent mal pourquoi leur Etat reste pauvre et négligé par le gouvernement birman. Les prémisses d’un mouvement armé apparaissent au début de 1958. En février 1961, la Kachin Independence Army (KIA) est fondée dans les collines Kachins près de Lashio.

L’ancien président de l’Union birmane, le leader Shan Sao Shwe Thaike, parvient à apaiser les ten-sions avec le gouvernement d’U Nu en avril 1959 en abolissant le système féodal des Saohpas qui re-mettent leur pouvoir à un gouvernement élu de l’Etat Shan dans le cadre du système fédéral birman (à partir de là, les Etats Shans deviennent l’Etat Shan). U Nu convoque un « séminaire des nationalités » à Rangoun pour poursuivre les négociations politiques avec les Shans et les Karennis. Une solution semble à portée de main quand, le 2 mars 1962, le chef des armées, le général Ne Win, saisit le pou-voir lors d’un coup d’Etat. Sao Shwe Thaike et le Saohpa de Hsipaw, Sao Kya Hseng, sont assassinés par les militaires. La Constitution de 1947 est suspendue et une répression féroce est engagée contre les étudiants qui protestent contre Ne Win. Un décret militaire met un terme à l’autonomie dont bénéficiaient certains groupes ethniques. Les Shans entrent en rébellion ouverte contre le régime militaire et des centaines d’étudiants Kachins rejoignent l’embryon de guérilla Kachin créé un an auparavant. La guerre civile entre les groupes ethniques et le pouvoir militaire est déclarée (1).

Les attentes des groupes ethniques

Après des décennies de combat contre le gouvernement central, les guérillas ethniques ont toutes été forcées de se replier dans des recoins du territoire birman, le plus souvent le long de la frontière thaïlandaise et, pour les Nagas et les musulmans Rohingyas, près des frontières indienne et bangladeshi. Sur les quinze guérillas ethniques, douze ont conclu des accords de cessez-le-feu avec Rangoun entre 1989 et 1996. Les seuls qui continuaient à se battre en 2002 étaient les Karens de la KNU, les Shans de la Shan State Army – secteur sud (dirigée par le général Yod Serk) et certains groupes Karennis. Qu’ils soient encore actifs militairement ou non, tous ces groupes ethniques se trouvent dans une grande position de faiblesse vis-à-vis de l’armée birmane et de la junte de Rangoun. Cette lutte longue et sanglante a amené certains groupes à durcir leurs exigences politiques formelles – les Shans de la SSA par exemple réclament la séparation d’avec la Birmanie. Mais en fait, les Shans comme les autres groupes sont prêts à se montrer flexibles et tous se satisferaient d’une large autonomie administrative au sein d’un Etat fédéral, avec toutefois l’inscription d’une clause d’autodétermination dans la nouvelle constitution.

Cette « large autonomie » a été détaillée en août 2001 par la coalition des Nationalités unies de la Ligue pour la Démocratie (UNLD), un regroupement de partis politiques ethniques qui avaient remporté 16 % des voix lors des élections législatives de mai 1990 dont les résultats avaient été ignorés par la junte. L’UNLD appelle à l’établissement d’une Union fédérale de Birmanie composée de huit Etats fédérés avec des responsabilités et des droits égaux – Chin, Kachin, Karen, Karenni (Kayah), Mon, Birman, Rakhine (arakanais) et Shan – regroupés autour d’un Etat fédéral central (2). Ces Etats fédérés ethniques doivent être constitués non sur la base des anciennes délimitations géographiques (Etat Shan, .), mais en fonction des concentrations ethniques de population. S’il paraît cohérent de ne pas s’en tenir aux vieilles délimitations créées par les Anglais – la majorité des Karens vivent par exemple hors de l’Etat Karen -, on imagine facilement l’impraticabilité d’opérer des regroupements de population ethnique pour créer les nouveaux Etats, sans parler du risque de « purification ethnique » que cela comporte.

Selon l’UNLD, les seuls domaines ressortant de la compétence de l’Etat fédéral central doivent être ceux de la diplomatie, de la défense extérieure et de la monnaie nationale. Sauf exception expressément citée dans la constitution, les organes exécutifs et législatifs des Etats fédérés doivent être investis de tous les autres pouvoirs politiques, administratifs et judiciaires. Le droit à l’autodétermination de chaque Etat fédéré doit également être préservé. Nul besoin de dire qu’une telle répartition des pouvoirs qui tient plus de la confédération que de la fédération n’est pas du goût de la junte de Rangoun.

L’UNLD conçoit qu’un dialogue tripartite immédiat entre la junte, l’opposition politique birmane représentée par la Ligue Nationale pour la Démocratie d’Aung San Suu Kyi et les groupes ethniques n’est guère faisable : la transition démocratique est déjà assez délicate en elle-même pour ne pas trop charger la barque. Elle propose donc un dialogue en deux temps : d’abord des négociations politiques entre la junte et Aung San Suu Kyi pour la transition vers un pouvoir civil et démocratique ; puis, parallèlement, l’ouverture d’un second dialogue ouvrant la voie à la tenue d’une convention nationale pour définir les principes d’une nouvelle constitution. En outre, cette convention nationale, sorte de nouvelle Conférence de Panglong, doit servir de forum de négociations de paix – aucun groupe ethnique n’ayant encore conclu d’accord de paix avec la junte.

Ce que propose la junte de Rangoun

La junte de Rangoun, officiellement le Conseil d’Etat pour la paix et le développement (SPDC), a exposé les principes de sa vision d’un Etat birman lors de la Convention nationale convoquée en 1993 et officieusement suspendue depuis novembre 1995 lorsque la Ligue Nationale pour la Démocratie s’est retirée des « débats 

Le souci de maintenir l’unité nationale se trouve au cour de la vision de la junte. La forme d’Etat proposée est plus proche d’un Etat unitaire avec des provinces périphériques du type de la République d’Indonésie que d’un Etat fédéral.

Comme l’UNLD, la junte refuse de prendre les anciens Etats ethniques hérités de la colonisation comme entités administratives car ces Etats ne sont plus ethniquement homogènes. Certains groupes ethniques qui présentent une forte concentration sur plusieurs districts – comme les Was, les Nagas, les Danus, les Kokang et les Palaungs – reçoivent un degré limité d’autonomie locale dans le cadre de « zones auto-administrées Ce système, qui suit le modèle chinois des « provinces autonomes accorde à ces groupes un degré d’autonomie jamais atteint depuis l’indépendance sans pour autant nuire à l’unité nationale, le pouvoir étant diffusé à un niveau très local. Une telle solution peut s’avérer attractive pour ces groupes ethniques regroupant une population relativement faible. C’est de facto la situation actuelle pour certaines guérillas qui ont conclu un accord de cessez-le-feu comme celui des Was. En revanche, la junte ne propose rien de viable pour les minorités ethniques les plus importantes comme les Karens, les Shans et les Kachins (3).

La position d’Aung San Suu Kyi

La fille du leader nationaliste Aung San, plébiscitée par une majorité de Birmans lors des élections législatives du 27 mai 1990 dont les résultats n’ont jamais été reconnus par la junte, a toujours répondu de manière évasive aux questions sur la forme juridique précise que devrait prendre, selon elle, un futur Etat birman démocratique. Elle répond généralement qu’il faut d’abord travailler à « établir la confiance » entre les Birmans et les minorités ethniques et que les négociations sur la forme de ce nouvel Etat doivent se dérouler dans « un esprit de flexibilité » (4). Sans doute faut-il y voir la volonté de ne pas placer la charrue avant les boufs et de ne pas compliquer le difficile processus de transition démocratique en y injectant dès le départ la question cruciale et épineuse des relations majorité-minorités.

La seule précision qu’ait donnée Aung San Suu Kyi est qu’elle ne favorise pas le maintien de l’Etat unitaire centralisé tel qu’il existe en Birmanie depuis l’indépendance : « Nous avons une forme centralisée de gouvernement depuis 1947 et ce gouvernement n’a pas connu de réussite. Il n’y a aucune raison de suivre une formule qui a échoué. Nous devons trouver une nouvelle formule en discutant avec les groupes ethniques et en prenant en compte leurs demandes » (5). Selon plusieurs analystes, Aung San Suu Kyi estime que, si un gouvernement civil démocratique est établi, la question des relations entre la majorité et les minorités sera ensuite facile à résoudre.

Un des rares documents écrits qui expose la position de la Ligue Nationale pour la Démocratie, dont Aung San Suu Kyi est la secrétaire générale depuis sa fondation en 1989, est le Manifeste du parti, adopté le 6 novembre 1989 (6). Cette profession de foi électorale n’est pas signée par son ou ses auteurs, mais on peut supposer qu’Aung San Suu Kyi en avait approuvé le contenu ; elle n’a d’ailleurs jamais renié ce document par la suite. Le Manifeste reprend, avec plus de détails, la position développée par Aung San Suu Kyi dans ses interviews. Une fois le parlement élu et avant la rédaction d’une nouvelle constitution, « le parlement votera une loi pour instituer des corps administratifs régionaux dans les divers Etats Puis, la constitution sera rédigée et inclura le principe suivant : « Chaque minorité ethnique aura le droit de promulguer des lois pour sa propre région, dans les domaines de l’administration, de la politique et de l’économie. » Enfin, « lorsque les institutions démocratiques auront été établies avec succès dans le pays une conférence réunira les dirigeants du parlement et les représentants des minorités sur le modèle de la Conférence de Panglong en 1947 « pour jeter les bases d’une société démocratique Ce programme reste flou et semble contenir des contradictions : comment la constitution peut-elle être adoptée avant que ne soit défini le mode des relations majorité-minorités ? Est-ce à dire qu’une seconde constitution doit être rédigée après la « conférence nationale » ? Quel type d’Etat découlera du principe allouant aux minorités le droit de promulguer leurs propres lois dans les domaines administratif, politique et économique : un Etat fédéral, confédéral ou encore un Etat unitaire avec des provinces bénéficiant d’un degré limité d’autonomie ? Enfin, si les minorités ne sont pas satisfaites de l’arrangement, pourront-elles faire sécession ? En d’autres termes, le droit à l’autodétermination, exigé actuellement par la quasi-totalité des minorités, sera-t-il reconnu ?

On peut comprendre qu’Aung San Suu Kyi considère comme prématuré de répondre à toutes ces questions. Il y aurait notamment le risque de « braquer » inutilement l’une ou l’autre des parties en entrant dès à présent dans les détails. Mais force est de constater que, sur la base du Manifeste, la formule que semble privilégier la dirigeante de la Ligue Nationale pour la Démocratie, un parti composé en grande majorité de membres de l’ethnie majoritaire birmane, est l’établissement dans un premier temps d’un Etat central birman dominant, et, dans un second temps, le règlement de la question des relations avec les ethnies minoritaires. Cette approche est radicalement différente de celle adoptée par son père Aung San, qui, dès le départ, avait voulu associer les représentants des groupes ethniques à la rédaction de la constitution et à la construction de la Nation.

De leur côté, les représentants des différents groupes ethniques soutiennent le combat démocratique d’Aung San Suu Kyi, mais restent prudents à son égard. Selon les termes d’une intellectuelle Shan, « au moins, elle peut être un bon leader pour les Birmans. Mais nous devons continuer à l’observer pour voir si on peut lui faire confiance » (7). Même si Aung San Suu Kyi se voit autorisée à jouer un rôle au sein d’un nouveau gouvernement, le poids de l’armée – obsédée par le maintien de l’unité nationale – sur le pouvoir restera prédominant pour les dix ou vingt ans à venir. En admettant qu’Aung San Suu Kyi souhaite l’établissement d’un Etat fédéral qui laisse une large autonomie aux minorités, elle aurait du mal à imposer cette solution aux militaires. La plupart des leaders des minorités ethniques se souviennent des exemples de duplicité birmane dans le passé et craignent les conséquences d’un accord négocié à Rangoun : ils ont du mal à croire que la junte puisse accepter d’affaiblir le pouvoir central au profit de la périphérie.

La situation des différents groupes

Les groupes qui ont « cessé le feu »

Sous l’impulsion du général Khin Nyunt, numéro trois du SPDC et chef des services de renseignement militaires (DDSI, Directorate of Defense Services Intelligence), la junte a lancé à partir de la fin des années 1980 une politique d’apaisement vis-à-vis des guérillas ethniques. Treize ans après, douze guérillas sur la quinzaine qui sévissent sur les frontières birmanes ont conclu des accords de cessez-le-feu avec le régime. D’un groupe à l’autre, les termes de ces accords varient, mais la ligne générale est en gros la même : cessation des hostilités sous certaines conditions (cantonnement des groupes armés dans certaines zones définies, obligation de prévenir les autorités quand ces groupes veulent emprunter les routes contrôlées par le gouvernement) et, en échange, mise en place d’une assistance économique par le gouvernement et autorisation donnée aux groupes armés de s’engager dans certaines activités économiques. Il faut toutefois opérer une distinction entre les groupes armés qui ont renoncé à tout espoir d’un accord politique négocié avec le pouvoir – comme les Was et le Kokang – et ceux qui tentent toujours de négocier un véritable accord de paix qui reconnaîtrait formellement leurs droits politiques – Kachins, Mons. Les premiers – qui selon la terminologie du SPDC ont « rejoint l’ordre légal » – sont en général satisfaits de ce qu’ils ont obtenu (8) alors que les seconds sont tous fort mécontents, non seulement du manque total de progrès vers un accord politique et de la poursuite des violations des droits de l’homme par l’armée birmane, mais aussi de l’application incomplète des promesses d’assistance au développement faites par le SPDC. A ces récriminations, le SPDC offre toujours la même réponse : il ne peut prendre de décision engageant l’avenir politique du pays, car il ne constitue qu’un pouvoir transitoire. Il faut attendre que la « convention nationale ouverte en 1993, ait fini de rédiger la constitution pour qu’un nouveau gouvernement puisse traiter du statut politique des groupes ethniques.

Dans presque tous les cas, la junte a pleinement bénéficié du cessez-le-feu, figeant les mouvements de guérillas sur des territoires restreints, pénétrant les zones anciennement contrôlées par les mouvements rebelles, les affaiblissant politiquement et militairement et, selon les termes d’un observateur de longue date de la frontière, « continuant petit à petit à serrer la vis Grâce aux cessez-le-feu, l’armée birmane contrôle aussi la plupart des points d’accès à la frontière thaïlandaise auparavant occupés par les guérillas ethniques ; les possibilités de passage en Thaïlande – vitales pour ces groupes – sont donc devenues beaucoup plus difficiles.

Les Mons

Le principal mouvement politique Mon – le New Mon State Party (NMSP) – a conclu un cessez-le-feu avec la junte en juin 1995 après que l’armée birmane eut incendié le camp de réfugiés Mon de Halockani. Le NMSP et sa branche armée, la Mon National Liberation Army (MNLA), ont pu conserver leurs armes et le contrôle des territoires qu’ils occupaient au moment du cessez-le-feu face à la passe des trois pagodes. Les Mons ont aussi été autorisés à s’engager dans des activités économiques et ont reçu en 1996, dix-sept concessions de la part de la junte (exploitation forestière, mines d’or, pêche, transport, commerce avec la Malaisie et Singapour entre autres). Le NMSP reçoit également une enveloppe financière de la junte pour acheter du riz pour les populations vivant sous son contrôle.

Grâce à la cessation des combats, le NMSP a pu développer ses activités communautaires. Il gère 370 écoles, soit un total de 51 000 élèves, et peut faire imprimer les manuels en langue Mon à Moulmein et non plus en Thaïlande (9). Certains dirigeants du parti ont aussi bénéficié à titre personnel des licences économiques concédées par la junte. Mais globalement, le NMSP s’est affaibli, d’une part du fait des rivalités internes pour l’exploitation des concessions économiques et surtout à cause des incursions des troupes birmanes dans certaines zones sous contrôle de la MNLA et des violations consécutives des droits de l’homme. Plusieurs scissions sont apparues : dès la fin 1997, la conscription pour le travail forcé sur le chantier ferroviaire Ye-Tavoy pousse plusieurs groupes de combattants Mons à reprendre les armes ; en novembre 2001, le colonel Nai Pan Nyunt forme un nouveau groupe armé, le Parti de la Restauration Honsawatai (HRP), et reprend l’offensive contre les Birmans. Cette compétition entre mouvements nationalistes a augmenté l’insécurité dans l’Etat Mon, déjà sous pression de l’armée birmane à cause du gazoduc de Total-Unocal qui le traverse : les villageois se voient souvent forcés à payer des « taxes de protection » à trois ou quatre groupes différents.

Du fait de l’absence de progrès vers un accord politique, le NMSP a perdu de son influence auprès de la population Mon, d’autant plus que la junte a commencé à revenir sur certaines concessions économiques à partir de 1998. Les ressources traditionnelles du mouvement ont aussi diminué du fait des possibilités moindres de prélever des taxes sur les marchandises circulant dans les zones autrefois patrouillées par l’armée rebelle. Beaucoup de villageois Mons s’interrogent sur les bénéfices qu’a apportés le cessez-le-feu. Même la paix relative de la fin des années 1990 semble être compromise. Le 26 décembre 2001, le camp de réfugiés Mons de Ler Ber Her, situé du côté birman de la frontière birmano-thaïlandaise, a été rasé, renvoyant tous les réfugiés du côté thaïlandais. Le 28 janvier 2002, l’armée birmane a attaqué le village Mon de Kyon Kwee et abattu plusieurs villageois soupçonnés d’aider un des groupes rebelles.

En revanche, l’armée birmane a renforcé ses positions : elle a installé de nombreux postes militaires à travers le territoire Mon et prend prétexte de la reprise de l’activité militaire de certains commandants Mons pour violer les clauses du cessez-le-feu. Surtout, elle a tellement affaibli politiquement et militairement le NMSP et sa branche armée que celle-ci hésite à reprendre la lutte malgré sa déception quant aux résultats du cessez-le-feu. La tactique du SPDC semble avoir parfaitement réussi.

Les Kachins

La Kachin Independence Organisation (KIO) a conclu un accord de cessez-le-feu avec la junte en février 1994 dans des termes très similaires à celui conclu l’année suivante par le New Mon State Party. Les mêmes effets se sont produits à l’égard de l’organisation politique Kachin et de sa branche armée, la Kachin Independence Army (KIA). Les forces de la KIA – environ 7 000 hommes – ont pu conserver leurs armes et une partie des territoires qu’ils occupent, mais ils ont dû se retirer des villes et abandonner les routes au contrôle de l’armée birmane. Il s’en est suivi un affaiblissement économique important : non seulement, la KIO ne peut plus prélever de taxes sur les hommes d’affaires opérant dans les villes de l’Etat Kachin, mais surtout elle a en grande partie perdu le contrôle des mines de jade de Hpakan qui constituaient jusqu’en 1994 sa principale source de revenus. Ces mines sont désormais exploitées par des hommes d’affaires birmans ou chinois liés aux généraux de la junte. La KIO a dû se rabattre sur l’exploitation forestière avec toutes les conséquences désastreuses pour l’environnement que cela comporte. Selon le magazine Irrawaddy publié par des étudiants birmans en Thaïlande, la KIO a récemment conclu un accord avec le SPDC selon lequel ce dernier est responsable de la construction de routes et d’infrastructures dans l’Etat Kachin et reçoit en échange d’importantes concessions forestières (10). Mais des représentants Kachins reconnaissent aussi exploiter eux-mêmes les forêts de l’Etat Kachin à destination du marché chinois, n’ayant plus d’autres sources de revenus (11). Il s’ensuit une dégradation accélérée de l’environnement, l’Etat Kachin constituant la dernière zone de forêt importante de Birmanie avec la vallée du Chindwin dans la division de Sagaing. Les décrets pris en Chine en 1998 et en 2000 interdisant la coupe des arbres ont aggravé la situation : la Chine est devenue le second importateur mondial de bois (après les Etats-Unis) et des milliers de bûcherons chinois ont passé la frontière pour exploiter les forêts birmanes.

Politiquement, la KIO subit aussi le contrecoup de l’absence de progrès dans les négociations politiques, mais contrairement à ce qui s’est passé dans l’Etat Mon, cela n’a pas entraîné de scissions : le cessez-le-feu se maintient, permettant aux villageois Kachins de reprendre le cours d’une vie normale, de se déplacer librement et de travailler leur champ sans crainte des rafles. Le défi pour la KIA est de maintenir le niveau de ses effectifs et surtout la motivation de ses troupes. Selon un représentant de la KIO à Chiang Mai, en Thaïlande, l’organisation parvient à maintenir le niveau des troupes en continuant à recruter des jeunes soldats, mais il reconnaît que « les soldats sont beaucoup plus concentrés sur les moyens de gagner des revenus pour leur famille » que sur la possible reprise de la lutte armée (12). Le KIO a ainsi perdu de son emprise sur la population et l’armée Kachin perd peu à peu de sa vitalité.

Le sida présente un défi particulier au mouvement indépendantiste Kachin. La forte présence des drogués, combinée à la prostitution traditionnelle autour des mines de jade et à l’absence de tout moyen de prévention, fait de l’Etat Kachin une zone de forte prévalence du virus. Les leaders Kachins disent n’avoir même pas les moyens d’effectuer des tests pour mesurer l’ampleur de l’épidémie. Quelques ONG, comme Médecins Sans Frontières, apportent un soutien, mais le régime militaire continue à nier que le pays soit fortement touché et rechigne à adopter un programme dynamique pour enrayer le fléau.

Face à la KIO dirigé depuis février 2001 par le général Tu Jai qui continue à militer pour un accord po-litique avec le pouvoir central birman, deux mouvements dissidents Kachins sont « rentrés dans l’or-dre légal » : la New Democratic Army – Kachin (NDA-K) issue du Parti communiste birman, qui con-trôle le nord-est de l’Etat depuis un accord de cessez-le-feu passé en 1989 ; et la Kachin Democratic Army (KDA), présente dans le nord de l’Etat et qui a conclu un accord de cessez-le-feu en 1991.

Les Karennis (ou Kayahs)

La triste dérive des mouvements politiques Karennis depuis le début des années 1990 illustre cruellement les effets destructeurs que les cessez-le-feu peuvent avoir sur ces groupements nationalistes, parallèlement à leur incontestable bienfait principal qui est de stopper en théorie les combats. Pas moins de huit cessez-le-feu ont été négociés entre la junte et les diverses factions Karennis depuis la fin 1993, plus que dans aucun autre Etat ethnique. Fin 1993, l’évêque catholique Karenni Soetero Phamo, aujourd’hui archevêque de Rangoun, réussit à convaincre quatre factions Karennis de l’ex-Parti communiste birman, alors en voie de désintégration, de déposer les armes. En mars 1995, c’est au tour de la plus vieille organisation nationaliste Karenni – le Karenni National Progressive Party (KNPP) – de cesser les hostilités, mais la trêve ne dure que quelques mois : devant les incursions des troupes birmanes sur les territoires contrôlés par le KNPP, les combattants Karennis reprennent la lutte armée.

Le premier effet des cessez-le-feu a été d’aviver considérablement la compétition entre les diverses factions Karennis pour l’exploitation des forêts de teck, principale richesse de cette région qui fait face à la province thaïlandaise de Mae Hong Son. Les cessez-le-feu ont pris la forme de sortes d’accords économiques octroyant certains secteurs de la zone à l’exploitation indifférenciée de telle ou telle faction. Plusieurs d’entre elles – comme le Karenni National People Liberation Front (KNPLF, ex-PCB) – sont activement impliquées dans le trafic de drogues et s’accrochent régulièrement avec des unités de l’armée thaïlandaise, à tel point que certains observateurs estiment que « le trafic de drogues fait partie intégrante du schéma de développement envisagé par la junte pour les groupes ethniques » (13).

Après la reprise des combats par le KNPP, la junte a commencé à opérer des déplacements de villageois Karennis des zones contrôlées par le KNPP vers des zones militaires. 26 000 villageois ont été déplacés de force pour la seule année 1996 et 4 400 ont traversé la frontière thaïlandaise. Les pressions militaires, les violations des droits de l’homme et la difficulté de trouver des moyens de financement ont poussé trois factions à quitter le KNPP pour conclure des accords de cessez-le-feu séparés avec la junte (là encore, c’est Mgr Soetero Phamo qui a négocié ces trêves). Totalement isolé, le KNPP se trouve sous une pression intense pour abandonner la lutte armée, d’autant plus qu’une de ses principales sources de financement – un poste de taxation de marchandises à la frontière thaïlandaise – est passée dans les mains d’une faction Karenni qui a cessé le combat. Début novembre, le KNPP a repris ses pourparlers avec la junte dans l’espoir d’obtenir un cessez-le-feu plus acceptable à ses yeux. Les délégués réclament notamment l’arrêt des déplacements forcés de villageois, de la conscription pour portage, de l’implantation de mines explosives, des meurtres de villageois et des viols de femmes Karennis.

La situation de l’ethnie Karenni montre clairement comment les trêves, dénuées de toute clause politique à long terme, profitent essentiellement à la junte : elles ont accru les rivalités internes au mouvement nationaliste Karenni, elles ont transformé les divers mouvements politiques en groupements économiques et elles ont isolé la principale formation nationaliste, le KNPP, de sa base parmi les villageois Karennis accablés par les violations des droits de l’homme et la reprise des hostilités.

Les Was

Bien que l’ethnie montagnarde des Was ne compte environ qu’un million de personnes, le mouvement politique qui la représente, le United Wa State Party (UWSP), et sa branche armée la United Wa State Army (UWSA), sont de loin les plus puissantes des organisations ethniques de Birmanie. La junte birmane redoute l’armée Wa, approvisionnée en armements par la Chine et qui comprend 30 000 combattants dont la réputation de bravoure et de férocité est devenue légendaire. Le pays traditionnel des Was se trouve dans le nord-est de l’Etat Shan, entre le fleuve Salween (Salouen) et la frontière chinoise, une zone montagneuse, difficile d’accès d’environ 80 000 km .

Le Parti Wa est apparu dans la foulée de l’effondrement du Parti communiste birman en avril 1989, quand les hommes du rang et les officiers intermédiaires – en majorité d’ethnie Wa – ont chassé les vieux dirigeants birmans et chinois du PCB. Ce faisant, la United Wa State Army a récupéré les importants stocks d’armes du PCB (y compris des pièces d’artillerie). Alors que les Was, chasseurs de têtes jusque dans les années 1950, étaient traditionnellement divisés en clans rivaux guerroyant entre eux, ils ont hérité à la fin des années 1980 d’une nouvelle cohésion ethnique inculquée par les décennies de lutte commune sous l’égide du PCB. C’est donc, contrairement à toutes les autres guérillas ethniques, en position de force que les Was ont négocié un cessez-le-feu avec la junte de Rangoun en 1989. L’accord a concédé aux Was toute liberté dans les activités économiques sur leur territoire (y compris pour leurs deux activités les plus courantes, l’exploitation des mines de pierres précieuses et le trafic de drogues), à charge pour eux d’attaquer la Mong Tai Army (MTA), l’armée Shan de Khun Sa, le « seigneur de l’opium » qui, jusqu’en 1996, contrôlait le sud de l’Etat Shan tout le long de la frontière thaïlandaise. Les Was se sont aussi vus garantir la possession des territoires conquis, autour de la ville de Mong Yawn (face au district thaïlandais de Mae Ai, province de Chiang Mai). Et effectivement, peu après la reddition de Khun Sa en janvier 1996 et la « victoire » des Was, environ 2 000 combattants de la UWSA ont occupé Mong Yawn. Une fois rejoints par leur famille (les Was peuvent avoir jusqu’à trois femmes), ils ont formé une communauté significative, transformant peu à peu la bourgade de Mong Yawn en une « ville nouvelle » dotée d’infrastructures et de bâtiments en béton grâce à l’argent de la drogue et à l’afflux de milliers de travailleurs thaïlandais.

A partir de 1996, l’UWSP a commencé à déplacer de force des dizaines de milliers de villageois Was des montagnes du nord-est de l’Etat Shan vers le sud pour peupler le « nouveau pays Wa » de Mong Yawn et ses alentours. Ce transfert massif de population (qui a inclus aussi d’autres minorités) s’est fortement accéléré depuis 1999 : selon un rapport établi en avril 2002 par une organisation Lahu, environ 126 000 villageois Was de six districts townships ont été forcés de quitter sur le champ leur village puis ont été transférés 400 kilomètres plus au sud, autour de Mong Yawn. L’UWSP a souvent fourni les camions pour le voyage, mais beaucoup ont été forcés d’effectuer le voyage à pied de deux mois à travers les montagnes. Certains sont morts en route (14).

Une fois arrivés dans le sud, les migrants Was se sont établis dans des villages des townships de Mong Hsat, Mong Ton et Tachilek. Approvisionnés en riz par l’UWSP, ils ont dû néanmoins s’adapter à un environnement totalement différent de leur habitat traditionnel : il est estimé que 4 000 d’entre eux sont morts du paludisme et d’autres maladies pendant la seule année 2000.

L’arrivée massive des villageois Was a évidemment provoqué des tensions avec les Shans (ainsi qu’avec les Akhas et les Lahus) qui occupent depuis des siècles cette région proche de la frontière thaïlandaise. Même des représentants Was reconnaissent que les autorités birmanes utilisent l’UWSP pour affaiblir les Shans. Selon les termes d’un travailleur humanitaire, « les Was ont trahi leurs frères ethniques pour leur propre bénéfice Dans bien des cas, les terres des Shans, des Akhas et des Lahus ont été saisies de force pour être données aux nouveaux arrivants. Les autochtones ont aussi dû faire face aux méfaits perpétrés par l’armée birmane et par l’UWSA (viols, meurtres, vols).

Ce transfert de population a abouti à l’apparition de deux régions distinctes peuplées par les Was : leur bastion traditionnel du nord de l’Etat Shan, près de la frontière chinoise, autour du quartier général Wa de Pang Sang ; et la région sud autour de Mong Yawn face aux provinces thaïlandaises de Chiang Mai et de Chiang Rai. La région nord est fortement sous influence chinoise : tout l’approvisionnement alimentaire, en carburant et en munitions provient du Yunnan. A Pang Sang, la direction de l’UWSP est partagée entre des Chinois établis depuis longtemps dans cette zone et des Was. Depuis que le président de l’UWSP, Chao Ni Lai, a été terrassé par une attaque cardiaque en 1995, les Chinois ont accru leur domination sur la direction du mouvement. Le dernier dirigeant qui fasse véritablement figure de « nationaliste Wa » est Chao Yu-Pang (surnom : Tha Pang), le chef de l’UWSA.

La région sud est dominée par les hommes de Wei Xue Kang, un Chinois, ancien trésorier de la Mong Tai Army de Khun Sa, qui est aujourd’hui le principal trafiquant d’héroïne et de métamphétamines dans la région du Triangle d’or. Recherché par la police thaïlandaise et par la police anti-narcotique américaine, Wei Xue Kang se déplace sans cesse dans le nord de la Birmanie, avec l’appui de la junte birmane, et passerait peu de temps à Mong Yawn, jugé trop proche de la frontière thaïlandaise. Les autorités birmanes semblent s’appuyer sur la faction de Wei Xue Kang (officiellement vice-président de l’UWSP et proche du général Khin Nyunt) pour contre-balancer l’influence des leaders de Pang Sang, très proches des Chinois. Une lutte d’influence entre Pékin et Rangoun est ainsi à l’ouvre au sein du mouvement politique Wa, avec pour enjeu le contrôle d’une région stratégique qui borde la Chine, le Laos et la Thaïlande.

Officiellement, les dirigeants Was se disent satisfaits de l’accord de cessez-le-feu et, incontestablement, ils se sont considérablement enrichis grâce à leur implication dans le trafic de drogue. Un récent entrefilet dans la presse thaïlandaise affirmait que les Was avaient acheté 500 kilos de pierres précieuses brutes en octobre pour blanchir quelque trois millions de dollars (15). Certains travailleurs humanitaires constatent toutefois que cette manne n’a pas filtré aux échelons inférieurs. Certes, Mong Yawn dispose d’une centrale hydroélectrique, de deux écoles et d’une clinique, mais hors des enclaves de Mong Yawn, Pang Sang et Mong Mau, la plupart des Was sont toujours aussi dépourvus qu’avant d’éducation et de services médicaux. En outre, infiltré à la fois par les Birmans et les Chinois, la cohésion du mouvement politique Wa semble se fragiliser. Les hommes du rang s’inquiétent notamment de voir des Chinois dominer la tête de l’organisation. Les leaders nationalistes Was, comme Tha Pang, revendiquent encore l’indépendance pour leur ethnie, mais les préoccupations économiques affaiblissent de plus en plus ces prétentions politiques. Par la manipulation des leaders Was et les déplacements de population, la junte birmane a aussi planté les germes d’une tension grave à long terme entre Was et Shans qui ont cohabité sans conflit sérieux pendant des siècles au sein de l’Etat Shan.

La question de la drogue reste l’une des plus épineuses. C’est en partie par appât du gain que l’UWSP a développé la production de l’héroïne au nord et celle des métamphétamines au sud. Mais pour les dirigeants Was, la production de drogues reste aussi l’unique moyen de pouvoir continuer à s’armer pour défendre l’autonomie de facto qu’ils ont acquise en 1989. Même si les généraux birmans se sont alliés avec les Was pour pouvoir concentrer leurs forces sur les Karens et les Shans, l’UWSP reste consciente de ce que les autorités birmanes n’hésiteraient pas à profiter d’un affaiblissement de leur mouvement pour les neutraliser comme elles l’ont fait avec les autres groupes qui ont conclu des accords de cessez-le-feu.

Les groupes qui poursuivent la lutte armée

Les Shans

Le mouvement indépendantiste Shan a traversé une crise majeure en 1996, quand Khun Sa, le leader de la Mong Tai Army (MTA), le principal groupe armé Shan, a conclu un accord avec la junte de Rangoun qui équivalait à une trahison de la cause Shan. Khun Sa, un trafiquant de drogue sino-shan, qui était parvenu à se faire passer pour un nationaliste Shan pendant plusieurs décennies, a ordonné aux quelque 15 000 combattants de la MTA de déposer les armes et, en échange, a reçu la garantie d’une vie dorée dans une villa de Rangoun. Pour les véritables nationalistes Shans, la surprise a été totale et les troupes birmanes ont rapidement occupé le camp de Ho Mong, quartier général de la MTA à une quinzaine de kilomètres de la frontière thaïlandaise. Découragés, pris à contre-pied, la majorité des hommes du rang ont repris la vie civile. Un des officiers de Khun Sa, le général Yod Serk, s’est toutefois enfui avec un petit millier d’hommes sur la rive occidentale du fleuve Salween (Salouen) et a reconstitué un mouvement de guérilla baptisé Shan State Army (connu sous le nom SSA – secteur sud). Ce groupe, composé aujourd’hui d’environ 6 000 hommes, reste le seul mouvement armé Shan à continuer la lutte contre le régime de Rangoun. Deux autres groupes Shans ont conclu des accords de cessez-le-feu avec Rangoun : la Shan State Army – secteur nord, issu de l’ex-Parti communiste birman, qui a déposé les armes en 1989 (environ 4 000 hommes dirigés par le colonel Loi Mao), et la Shan State National Army (SSNA), issue d’une scission d’avec la MTA en 1995. Dirigée par le colonel Kan Yot qui était mécontent des privilèges accordés aux officiers chinois au sein de la MTA, la SSNA comprend 3 000 hommes et a conclu une trêve en 1995.

Parallèlement au combat contre le pouvoir central birman, la SSA – secteur sud s’est fixé pour politique la lutte contre les trafiquants de drogues opérant dans l’Etat Shan, quelle que soit leur origine ethnique, conscient qu’une telle initiative ne pouvait que leur apporter la bienveillance de la Thaïlande et de la communauté internationale. Cela a eu pour conséquence un certain nombre d’accrochages entre la SSA et la guérilla des montagnards Was – la United Wa State Army – qui contrôle une partie du trafic de l’héroïne et monopolise la production et le trafic des métamphétamines à destination de la Thaïlande. Mais, soulignent des représentants de la SSA, l’essentiel des combats se fait contre l’armée birmane et non contre les Was. Selon plusieurs sources bien informées, jusqu’en septembre 2001, l’armée thaïlandaise a apporté un soutien secret mais significatif à la SSA. « En 2001, la 3ème armée (qui contrôle le nord du pays) donnait directement des armes à la SSA pour attaquer les trafiquants de drogue indique l’une d’entre elles. Désireux d’améliorer les relations avec Rangoun, le Premier ministre thaïlandais Thaksin Shinawatra, au pouvoir depuis février 2001, a purgé le sommet de la hiérarchie militaire – écartant notamment le très respecté chef de l’armée de terre, le général Surayudh Chulanont en le « promouvant » au poste de commandant suprême – pour mettre un terme à l’implication des militaires thaïlandais. Depuis, la SSA a perdu plusieurs de ses positions proches de la frontière thaïlandaise mais continue de harceler l’armée birmane par des opérations de guérilla.

Les représentants de la SSA insistent sur le fait qu’ils n’ont « pas de problème avec les Was Les deux ethnies coexistent dans l’Etat Shan depuis des siècles. La SSA compte des officiers et des soldats Was parmi ses rangs (ainsi que des Akhas, des Palaungs et des Kokangs). Certains leaders de l’UWSA, comme Wei Hsai-Tang, basé dans le quartier général sud de l’armée Wa à Mong Yawn, refusent même d’attaquer la SSA. Mais ces représentants de la SSA affirment que les militaires birmans utilisent les Was pour affaiblir la cohésion ethnique de l’Etat Shan et détruire la SSA. Pour eux, le déplacement des villageois Was par l’armée Wa depuis 1996 s’inscrit dans cette stratégie.

Ce déplacement massif de quelque 126 000 villageois Was est l’autre grand bouleversement qui a secoué récemment l’Etat Shan. Sponsorisé par la junte de Rangoun et organisé par l’armée Wa, ce déplacement a officiellement pour objectif de stopper la culture de l’opium et la production de l’héroïne en transférant les populations villageoises du nord de l’Etat Shan, près de la frontière chinoise, vers le sud, près de la frontière thaïlandaise. Quand on connaît l’implication de l’UWSA dans le trafic de drogues, on ne peut qu’être sceptique, d’autant plus que ces villageois sont transportés par camions entiers dans la région où la production d’amphétamines bat son plein. Chassés par les nouveaux arrivants, les Shans qui vivaient dans la région de Mong Yawn se regroupent près des centres urbains et le long des grands axes, mais aucune infrastructure n’est mise en place pour les accueillir. D’après la Fondation Shan pour les droits de l’homme, environ 150 000 de ces Shans déplacés ont traversé la frontière thaïlandaise et se sont mêlés à la population locale (les langues sont très proches). Ce chiffre est jugé crédible par les ONG. Plusieurs camps « informels » de réfugiés Shans existent sur la frontière, mais ni le Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies, ni les ONG n’y ont accès.

Les déplacements de population sont fréquents dans les Etats ethniques – l’ONG Burmese Border Consortium estime qu’il y a environ un million de « personnes déplacées » sur le territoire birman -, mais le transfert des villageois Was et l’éviction consécutive des Shans est remarquable par son ampleur. Ils s’accompagnent de multiples violations des droits de l’homme, régulièrement dénoncées par Amnesty International : viols collectifs, vols, portage forcé, travail forcé. La véritable raison de cette opération semble être la volonté d’affaiblir le soutien de la population à la guérilla Shan et de couper ses sources de ravitaillement, mais aussi de pousser les Shans hors de l’Etat Shan. Beaucoup de Shans vivant en Thaïlande disent s’inquiéter d’une « birmanisation » de l’Etat Shan. Selon certains, c’est aussi un moyen d’envenimer les relations entre Was et Shans et donc d’amoindrir la puissance de la guérilla des Was, qui, avec ses 30 000 combattants, représente la plus forte menace potentielle contre Rangoun.

Les Karens

Cinquante-trois ans après avoir pris les armes contre le pouvoir central birman pour obtenir leur indépendance, la Karen National Union (KNU), le principal mouvement politique Karen, et sa branche armée, la Karen National Liberation Army (KNLA), n’ont jamais été aussi faibles. Frappés par une série de défaites militaires qui a culminé avec la perte du quartier général de Manerplaw en 1995 et par de multiples défections politiques, la KNU ne contrôle plus que quelques bandes de terrain près de la frontière thaïlandaise. Avec environ 8 000 hommes, elle représente toujours le plus important groupe armé en lutte contre la junte, mais elle n’est plus que l’ombre de l’armée Karen qui faisait trembler le gouvernement de Rangoun dans les années 1950.

La défection de milliers de Karens bouddhistes en décembre 1994, apparemment mécontents des discriminations exercées à leur encontre par le leadership chrétien du mouvement, a été le plus dur coup porté à l’organisation dans toute son histoire. Rangoun avait habilement réussi à exploiter ces dissensions internes à la KNU. Ces Karens bouddhistes ont créé la Democratic Karen Buddhist Association (DKBA), une milice Karen à la solde de l’armée birmane. Depuis, la DKBA fait office d’éclaireur pour les troupes birmanes dans leur guerre contre la KNU et a commis un certain nombre d’exactions : incendies de camps de réfugiés Karens, raids contre des villages et enlèvements et assassinats de leaders politiques et militaires Karens. La DKBA n’a pas signé d’accord de cessez-le-feu avec Rangoun, ce qui permet au régime birman d’avancer la version d’un « conflit entre factions Karens » à chaque fois que des militaires birmans accompagnés de guides de la DKBA viennent semer la terreur dans les camps de réfugiés ou les villages Karens. D’autres groupes moins importants se sont aussi séparés de la KNU et ont conclu des accords de cessez-le-feu avec Rangoun, comme la Karen Peace Force (avril 1997) et la KNU Special Region Group (novembre 1997).

Sur le plan militaire, le changement de stratégie de la KNU s’est avéré plutôt payant. Le mouvement a perdu ses places fortes, mais il continue à harceler les troupes birmanes par des opérations de guérilla. « Nous pouvons être indéfiniment une épine dans le pied de la junte explique Padoe Manh Shah, secrétaire général de la KNU. Cette nouvelle approche a toutefois entraîné une fragmentation du mouvement. De nombreuses brigades Karens opèrent de manière autonome par rapport au leadership central, représenté par le président de la KNU, Saw Ba Thein. Certains de ces « commandants perdus » se sont affublés de noms mystiques comme « Les soldats de la Montagne sainte de Dieu une unité très combative dirigée jusqu’en 2001 par deux jumeaux de 12 ans.

Il est aussi difficile de maintenir le niveau des troupes et la qualité de l’équipement du fait du manque de ressources. L’essentiel des revenus de la KNU provenait des taxes sur les marchandises passant au travers de son territoire. La passe de Wang Kha, près de Mae Sot, sur la frontière thaïlandaise, rapportait cinq millions de bahts par jour (120 000 euros) ; elle est désormais contrôlée par l’armée birmane. Outre quelques soutiens financiers de l’étranger – sur lesquels les leaders de la KNU préfèrent rester discrets -, les sources de revenus restantes sont fournies par l’exploitation de scieries sur la frontière thaïlandaise, le trafic du bois et quelques taxes. L’utilisation de plus en plus fréquente de mines explosives résulte de cette difficile situation financière.

La KNU souffre aussi depuis une dizaine d’années de l’absence de jeunes dirigeants qui pourraient prendre la relève de la génération des septuagénaires (général Bo Mya, 76 ans, Saw Ba Thein, 75 ans) qui continue à chapeauter l’organisation. Face à ces caciques de la lutte armée, les jeunes Karens préfèrent en général aller travailler en Thaïlande plutôt qu’être enrôlés dans les rangs de la KNU. Beaucoup d’autres jeunes Karens, qui partent étudier à Mandalay ou à Rangoun et se mêlent aux autres minorités et aux Birmans, trouvent aussi que l’approche de la KNU est trop étroitement nationaliste. L’influence de la KNU resterait néanmoins forte sur l’ensemble des Karens de Birmanie, même ceux habitant dans le delta de l’Irrawaddy. Principal mouvement armé à ne pas avoir déposé les armes, son combat demeure un symbole de la volonté des groupes ethniques de ne pas accepter les diktats de Rangoun. Des négociations politiques avaient eu lieu au milieu des années 1990 entre la KNU et la junte, mais elles avaient achoppé sur l’exigence de Rangoun d’annoncer formellement le renoncement à la lutte armée comme préalable au dialogue, pré-condition que les émissaires Karens, rudoyés en tant qu’hôtes des généraux birmans, considéraient comme inacceptables. Depuis, aucun contact formel n’a eu lieu, même si les Karens affirment que la porte des négociations est toujours ouverte.

Les solutions envisageables

Une politique d’assimilation à la thaïlandaise

Le gouvernement thaïlandais pousse la junte birmane à résoudre son « problème ethnique » en suivant la voie adoptée par Bangkok : celle d’une assimilation à la fois culturelle, économique et sociale des minorités ethniques. Cette assimilation ne s’est pas toujours déroulée en douceur. Dans les années 1970, quand les Hmongs du nord de la Thaïlande soutenaient l’insurrection du Parti communiste thaïlandais, les forces de sécurité leur ont donné un choix simple : l’assimilation ou la suppression. L’identité culturelle des minorités ethniques du nord de la Thaïlande a aussi beaucoup souffert dans ce processus. Et encore aujourd’hui, de nombreux membres de ces minorités font face à des menaces fréquentes d’éviction des terres qu’ils occupent depuis des décennies ou s’efforcent avec beaucoup de difficultés d’obtenir la citoyenneté thaïlandaise, ce qui leur permettrait de scolariser leurs enfants. Toutefois, du point de vue de l’unité nationale, la politique suivie par Bangkok vis-à-vis des groupes ethniques peut être considérée comme un succès : la cohésion nationale est forte et les plus sérieuses tensions ont été résolues. Les activités de la famille royale thaïlandaise, qui s’est très tôt souciée du sort des groupes ethniques, a incontestablement facilité la mise en place de cette politique d’assimilation (16).

Pour plusieurs raisons, le modèle thaïlandais semble mal adapté pour le cas birman. D’abord du fait de l’importance des groupes ethniques non birmans : les minorités montagnardes de Thaïlande représentent environ 700 000 personnes (1 % de la population) contre environ 20 millions en Birmanie (40 % de la population). Mais surtout, de nombreux groupes ethniques en rébellion en Birmanie ont derrière eux une longue histoire de lutte pour l’indépendance, une histoire amère, ponctuée de meurtres de leurs dirigeants, de trahisons et de serments brisés. Comment espérer que les Shans acceptent la « birmanisation » quand leurs deux principaux dirigeants, Sao Shwe Thaike et Sao Kya Hseng, ont été froidement exécutés en 1962 par les généraux birmans ? Au cours de ce long combat, des personnalités ont émergé à la tête des différentes rébellions ethniques, des leaders ont accumulé un important prestige, la conscience collective de ces minorités s’est renforcée. Même si ces rébellions ethniques sont aujourd’hui dans une position de relative faiblesse, elles ont encore un capital de fierté qui leur permet de tenir tête à l’Etat central oppresseur.

En outre, certains de ces groupes ethniques comme les Shans et les Mons ont été des sociétés politiquement structurées de longue date, avant même l’arrivée des Birmans dans ce qui constitue aujourd’hui la Birmanie. Enfin, le gouvernement thaïlandais n’a pas mené une guerre civile contre ses minorités de l’ampleur de celle qui sévit en Birmanie. Ce capital de haine engendré en Birmanie par un demi-siècle de conflit sans merci n’a jamais existé en Thaïlande, ni la présence de dizaines de milliers de membres des minorités en armes dans les régions frontalières du pays.

Un compromis politique sur l’autonomie locale

Une politique d’assimilation du type thaïlandais n’étant pas concevable dans le contexte birman, seul un compromis politique accepté à la fois par le pouvoir central et les groupes ethniques peut mettre un terme à l’imbroglio birman. Le manifeste de la Ligue Nationale pour la Démocratie, cité plus haut, définit le cadre général dans lequel devrait, selon ce parti, s’inscrire ce compromis politique : « C’est l’objectif de la Ligue de garantir le plus haut degré possible d’autonomie, en corrélation avec les droits intrinsèques des minorités et le bien-être de l’Union dans son ensemble L’universitaire américain David I. Steinberg a développé les différentes étapes d’un possible compromis (17). Il faut d’abord, selon lui, que la communauté internationale reconnaisse la légitimité de la préoccupation de la junte quant à l’unité nationale de la Birmanie. Aucun gouvernement de la zone ne souhaite de fait l’implosion de la Birmanie, pays encastré dans le bloc continental d’Asie du Sud-Est et pays-charnière entre le monde indien et le monde chinois, les deux grands univers culturels asiatiques. Steinberg suggère ainsi que le Forum régional de l’ASEAN (ARF) réaffirme solennellement l’intégrité territoriale de la Birmanie.

La seconde étape consisterait pour les différentes parties à accepter un compromis sur la question de l’autonomie locale. Steinberg estime que le système des zones « auto-administrées » envisagé par le gouvernement pour certaines minorités pourrait être utilisé plus largement. Dans un tel cadre, l’autonomie serait limitée aux coutumes, aux lois sur la famille, sur la succession et à la perception de certaines taxes locales. Parallèlement, certaines des fonctions administratives des sept Etats existants (Shan, Karen, Kachin, Chin, Arakanais, Karenni, Mon) pourraient être maintenues et leur assemblée représentative locale pourrait servir de base à une Chambre des nationalités au niveau national. Hormis pour les Shans et les Karennis, une telle solution apporterait aux autres minorités, selon Steinberg, le plus important degré d’autonomie depuis l’indépendance. Un tel dispositif serait assez proche de celui adopté par le gouvernement chinois vis-à-vis des minorités ethniques, hormis au Tibet et au Xinjiang. La contrepartie indispensable à cette acceptation d’une autonomie limitée par les minorités doit être un changement radical de l’attitude des militaires birmans dans les régions périphériques. Les ONG internationales doivent pouvoir travailler librement pour s’occuper des besoins humanitaires des populations.

Le gouvernement central doit dans un premier temps resserrer son contrôle sur les commandants des différentes régions militaires, dont certains ferment les yeux sur les violations des droits de l’homme commises par leurs hommes ou même les encouragent. Les militaires birmans doivent se retirer de ces zones et ne maintenir que les garnisons strictement nécessaires pour la protection des frontières. Des membres des minorités doivent être recrutés dans l’armée et formés pour pouvoir reprendre le flambeau des soldats d’ethnie birmane, processus qui doit être reproduit parallèlement dans le système administratif. Enfin, la part des dépenses militaires dans le budget global devrait être réduite pour que les fonds puissent être utilisés pour le développement des groupes ethniques. Cette ébauche de solution, suggérée par David I. Steinberg, est sans doute loin de correspondre aux aspirations des groupes ethniques, mais elle peut, au premier regard, ne pas sembler complètement irréaliste dans le cadre d’une domination du gouvernement par les militaires birmans pour les dix ou vingt ans à venir et le maintien d’un Etat centralisé dont les organes dirigeants resteront dominés par l’ethnie birmane. L’obstacle principal reste l’absence totale de confiance entre les deux parties en conflit. Les dirigeants des groupes ethniques doutent fortement qu’un statut d’autonomie, même limité, soit réellement appliqué sur le terrain par la junte. En outre, une autonomie « à la chinoise » limitée au domaine culturel et à certains domaines du droit privé ne prend pas en compte l’exigence d’une reconnaissance politique des groupes ethniques – objectif pour lequel ils se sont battus depuis des décennies – et a donc peu de chances d’être acceptée.

Les relations entre la Thaïlande et la Birmanie

Les réfugiés

Selon l’ONG Burmese Border Consortium, 130 000 membres des minorités ethniques birmanes sont répertoriés comme « personnes déplacées » vivant sur la frontière birmano-thaïlandaise dans des camps de réfugiés (18). Pour la plupart, ces camps sont situés du côté thaïlandais de la frontière, mais certains, notamment les camps de réfugiés Mons, se trouvent sur le versant birman. Les Karens représentent la majorité de ces personnes déplacées (65 %), suivis des Karennis (18 %), des populations du Tenasserim (10 %, essentiellement des Karens) et des Mons (3 %). Mais la taille véritable de la population des membres de minorités ethniques qui ont fui les combats et se trouvent sur la zone frontière dépasse probablement de beaucoup ce chiffre. Ainsi, la Shan Human Rights Foundation estime par exemple qu’environ 150 000 Shans affectés par les déplacements forcés de population dans l’Etat Shan ont traversé la frontière thaïlandaise depuis 1996. Beaucoup se sont « fondus » dans la population thaïlandaise, mais plusieurs camps informels de réfugiés Shans, inaccessibles aux ONG, existent sur la frontière. Ces Shans ne sont pas comptabilisés dans les recensements car le gouvernement thaïlandais refuse de les considérer comme « personnes déplacées Du fait de la proximité ethnique et culturelle entre les Shans et les Thaïs, Bangkok a toujours laissé la population Shan s’intégrer à la population thaïlandaise du nord.

Le chiffre réel des « réfugiés » des groupes ethniques venant de Birmanie doit donc se situer aux alentours de 300 à 400 000 personnes. Selon le directeur d’une ONG, environ 2 000 membres de groupes ethniques traversent la frontière chaque mois. Plusieurs ONG occidentales – dont la principale est le Burmese Border Consortium -, l’Union européenne et le Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations Unies tentent de subvenir aux besoins humanitaires des réfugiés répertoriés par le HCR.

Selon un rapport publié en Thaïlande, ce flot continu vers la Thaïlande s’explique en bonne partie par les déplacements forcés massifs de population à l’intérieur du territoire birman même (19). Ces déplacement internes n’ont pas ralenti, bien au contraire depuis l’instauration des cessez-le-feu : un million de personnes ont été déplacées sur le territoire birman le long de la frontière thaïlandaise depuis 1996, 2 536 villages ont été déplacés ou détruits, 180 « centres d’accueil » ont été ouverts par l’armée birmane. Parallèlement à ces transferts massifs de populations, de nombreux membres des m