Eglises d'Asie

AVANT SON RETRAIT DE LA VIE POLITIQUE, LE PREMIER MINISTRE MAHATHIR CHERCHE A COUPER L’HERBE SOUS LE PIED A L’OPPOSITION ISLAMIQUE

Publié le 18/03/2010




Le Premier ministre de Malaisie Mahathir Mohamad ne part pas sans faire de bruit. Il a annoncé qu’il quittera son poste en octobre 2003 et, à mesure que la date se rapproche, il multiplie les initiatives, soulevant à l’occasion la controverse. Prises ensembles, celles-ci ont un point commun : s’attaquer à ce que l’homme fort de la Malaisie considère comme représentant les plus menaçantes, à terme, des évolutions récentes de la société malaisienne, à savoir: la montée de l’extrémisme islamique et la polarisation sur des critères d’appartenance raciale de la jeunesse.

L’objectif de Mahathir, qui a atteint l’âge de 77 ans, est de parvenir, par des mesures concertées, de détourner les jeunes musulmans malaisiens de l’islam politique et de l’extrémisme pour les métamorphoser en soutien de la coalition actuellement au pouvoir.

En procédant de la sorte, le Premier ministre peut bien mettre fin à plusieurs programmes mis en place il y a des années afin d’élever le statut social et économique de la communauté malaise, cette communauté qui, en quasi-totalité musulmane, forme une grosse moitié de la population du pays. La mission que Mahathir s’est donné induit une révision ambitieuse du système éducatif qui, si elle est poursuivie jusqu’à son terme, aboutira dans les faits à supprimer l’enseignement de l’islam des programmes scolaires ordinaires.

La plupart des parents en Malaisie enrôlent leurs enfants dans le système scolaire national dans lequel le malais est la langue d’instruction et où l’islam fait partie du curriculum obligatoire pour tous les musulmans. S’ils le souhaitent, les parents peuvent à la place envoyer leurs enfants dans une école coranique, dans une école chinoise (dans laquelle le chinois est la langue d’instruction), dans une école tamoule ou encore dans toutes sortes d’écoles privées. Toutes les écoles non privées sont aidées dans une certaine mesure par les fonds gouvernementaux, les écoles coraniques recevant une aide partielle de l’Etat fédéral.

Mahathir a annoncé son programme en novembre dernier : « Les écoles publiques devraient être le choix préféré [des parents]. De plus, se mêler à des enfants issus d’autres communautés raciales favoriserait l’unité nationale. » Peu de temps après, Mahathir a décrété un arrêt temporaire des aides gouvernementales aux écoles coraniques. La prochaine étape, d’après un haut conseiller pour les affaires éducatives auprès du Premier ministre, sera de veiller de près au contenu de l’enseignement dispensé dans les écoles coraniques, accusées par Mahathir de se livrer à de véritables « lavages de cerveau » sur les élèves qui leur sont confiés.

Les plans du pouvoir fédéral ne s’arrêtent pas là. Début décembre 2002, Hamid Othman, conseiller du Premier ministre pour les affaires religieuses, a déclaré que le gouvernement avait décidé d’absorber dans les écoles publiques les 126 000 étudiants qui étudient dans les écoles coraniques afin de s’assurer qu’ils reçoivent une « éducation de qualité ».

Sur ce, le 12 décembre 2002, dans une réunion convoquée par Mahathir, un comité de haut niveau de responsables et de conseillers d’éducation a décidé de commencer la mise en place d’un nouveau programme relatif à l’enseignement de la religion dans le système scolaire public. Ce plan déplacerait l’instruction religieuse en-dehors des horaires normaux de cours, la reléguant après les classes et insistant sur la dépolitisation de cet enseignement.

Pour couronner cette soigneuse restructuration de la vie de la jeunesse malaisienne, le Premier ministre pense à instituer un service militaire obligatoire pour les garçons âgés de 18 ans afin de casser les barrières raciales et garder la jeunesse dédiée aux idéaux nationaux.

A la lumière des révélations de l’année passée, il ne devrait pas être difficile de convaincre les Malaisiens qu’ils font face à une menace islamique. En 2002, en effet, les autorités ont eu recours à la Loi sur la sécurité intérieure, qui permet l’emprisonnement sans jugement pour une durée indéterminée, afin d’arrêter soixante personnes qu’elles disent être suspectées de terrorisme. Parmi les personnes arrêtées, se trouvent des membres du groupe islamique de la Jemaah Islamiah, qui a été accusé d’avoir fomenté une série d’attaques terroristes, dont l’attentat meurtrier du 12 octobre 2002 à Bali, en Indonésie.

La menace extrémiste est perçue comme suffisamment sérieuse pour que Mahathir la soulève dans son discours à la nation lors de -ul-Fitri, la fête marquant la fin du ramadan, le 6 décembre 2002. Le Premier ministre a évoqué à cette occasion l’objectif de la Jemaah Islamiah de créer par la force un Etat pan-islamique en Asie du Sud-Est. « Ils vont au Pakistan. en théorie pour apprendre l’islam. mais en fait ils veulent apprendre comment confectionner des bombes et attaquer des banques, commettre des meurtres et pratiquer le terrorisme en préparation d’une prise de pouvoir dans ce pays. »

Les projets de réforme dans le domaine de l’éducation et la mise en place d’un service national pourraient renforcer le statut de la Malaisie – et son image à l’extérieur – comme celui d’une nation musulmane modérée et moderne. Mais tout changement dans le système éducatif national est extrêmement sensible et sujet à controverse – jusqu’au sein du propre parti de Mahathir, l’UMNO (Organisation nationale des Malais unis). Ce parti est le pivot de la coalition au pouvoir, le Front national, qui a bâti son soutien populaire sur une doctrine pluriethnique et qui dépend en grande partie du soutien que lui apportent les 40 % de la population non musulmane.

Mais l’UMNO doit faire face à une menace spécifiquement islamique : l’opposition de plus en plus puissante du PAS ou Parti pan-islamique de Malaisie. Ce parti a gagné du terrain lors des dernières élections, et il a introduit une législation islamique dans les deux Etats qu’il gouverne (sur les treize Etats que compte la Fédération de Malaisie). Ce parti est le plus puissant concurrent de l’UMNO pour capter les votes des Malais, majoritaires dans le pays.

La Malaisie a des écoles coraniques privées depuis plus d’un siècle. Ces écoles vont d’institutions prestigieuses jus-qu’à des cabanes en ruines, disposant de très peu de moyens et dispensant un enseignement de piètre qualité. Le nombre réel de ces écoles et le nombre de leurs élèves sont incer-tains car elles sont très peu encadrées par la législation : nul n’est besoin d’autorisation officielle pour en ouvrir une.

Des hauts fonctionnaires du gouvernement affirment que certaines de ces écoles sont le terreau où se développe l’islam militant. Un officiel hautement placé estime que le « lavage de cerveau » des élèves confiés à ces écoles commence dès le plus jeune âge, les enfants jurant le matin de cultiver les vertus du djihad et du martyre.

Le résultat le plus probable d’une telle éducation islamique, et sa plus grande menace, du point de vue des hommes au pouvoir à Kuala Lumpur, est qu’il pourrait alimenter le soutien dont jouit le PAS. Le gouvernement a accusé le PAS de « politiser » les écoles coraniques de Malaisie. Les responsables du PAS ont bien entendu réfuté cette accusation et dénoncé la volonté des autorités de fermer les écoles religieuses.

Mahathir a déclaré que des membres de son parti qui avaient envoyé leurs enfants dans ces écoles les avaient vus revenir à la maison pour demander à leurs parents « de décrocher du mur les images de Pharaon référence péjorative au Premier ministre dont les photos ornent les demeures des partisans de l’UMNO.

En octobre 2002, le gouvernement a coupé les crédits à toutes les écoles coraniques, en attendant les résultats d’une vaste enquête qui, selon Mahathir, devait permettre de « savoir lesquelles de ces écoles sont des écoles religieuses et lesquelles sont des écoles politiques ».

Le Premier ministre a également déclaré que le gouvernement ne voulait pas que les musulmans aient uniquement des connaissances dans les matières religieuses. Il y a certainement davantage de personnes qualifiées en religion qu’il n’y a d’emplois pour elles : lorsque, récemment, le gouvernement a cherché à recruter cent maîtres d’instruction religieuse pour le système éducatif public, il y eut 4 000 candidatures. En novembre 2002, Mahathir a précisé qu’il n’était pas « nécessaire que tous les musulmans deviennent enseignants en religion » et donc qu’il n’était pas nécessaire que « les parents réclament d’envoyer leurs enfants dans des écoles religieuses ».

Mais les écoles coraniques continuent à être populaires, en partie parce qu’elles répondent à un désir parmi les parents musulmans de donner justement ce genre d’éducation à leurs enfants. Le gouvernement estime qu’au moins 15 000 des enfants musulmans qui suivent une éducation islamique privée le font parce que leurs parents trouvent les programmes de l’éducation nationale « trop laïques ».

D’après un haut fonctionnaire du gouvernement, le 12 décembre dernier, le comité suprême pour l’éducation a approuvé un plan pour adopter au niveau national ce que l’Etat de Johore fait depuis des décennies : dans cet Etat, tous les élèves vont à l’école le matin pour recevoir une éducation « laïque », et l’après-midi tous les musulmans reçoivent pendant au moins deux heures une éducation islamique soigneusement définie et contrôlée. L’Etat dépense au moins 80 millions de ringgits (20 millions d’euros) par an pour l’éducation islamique.

Déplacer l’enseignement de l’islam vers des classes spéciales après les classes ordinaires est peut-être juste une partie du processus visant à refondre le système éducatif national. Un plan radical, détaillé dans le Brain Trust Report, un rapport commandé par Mahathir et achevé en octobre dernier, est destiné à corriger les effets diviseurs que l’éducation a pu avoir sur les différentes communautés raciales de Malaisie.

Les chiffres indiquent que ces divisions vont en grandissant. En 1964, 98 % des enfants d’origine chinoise étaient scolarisés dans le système public ; aujourd’hui, la proportion est tombée à 5 %, les 95 autres pour cent optant soit pour des écoles privées, chinoises ou non. Cette évolution est due en partie à la perception d’un déclin dans la qualité de l’éducation nationale, et en partie au changement de la langue anglaise vers la langue malaise comme médium d’instruction.

Les races divisées

La disparition des Chinois des écoles nationales a créé une brèche entre les races qui commence dès l’école primaire. Les écoles nationales sont désormais des écoles très majoritairement malaises. (Au sein de la population totale, les Malais représentent 60 % des Malaisiens, les Chinois 32 %, les Indiens 7 %, le reliquat de 1 % étant formé par d’autres groupes ethniques.)

Le Brain Trust Report, d’après des responsables gouvernementaux, recommande un changement complet, allant des qualifications plus rigoureuses pour les maîtres à un retour vers la méritocratie et la création d’écoles d’« élite », qui avaient été mises de côté pour favoriser depuis des décennies un plan de discrimination positive en faveur des Malais, qui auparavant avaient des difficultés à entrer dans les écoles de bon niveau.

Au fur et à mesure que les écoles nationales ont accueilli principalement des élèves d’origine malaise et donc musulmans, l’islam est entré au programme des études, même si cette part est demeurée faible, l’enseignement religieux étant limité à quatre heures par semaine.

Le Brain Trust Report « cherche à ‘malaisieniser’ l’éducation, par rapport à l’état actuel où l’éducation nationale est trop exclusivement ‘malaise’ explique une personne familière de ce rapport. Elle ajoute qu’un haut responsable du gouvernement lui a déclaré que plus de 50 % du plan sera probablement exécuté.

Le rapport a seulement effleuré la question de la religion. Le comité pour l’éducation convoqué par Mahathir sur la religion pourrait aussi mettre la religion tout à fait hors des programmes éducatifs. D’après le plan du 12 décembre, les heures normales d’école n’auraient plus de contenu religieux, mais il serait demandé aux élèves musulmans d’assister à deux heures d’éducation religieuse chaque après-midi, soit dans l’école elle-même, soit dans un autre lieu. Aux non-musulmans, on offrirait le choix d’étudier soit leur langue maternelle, soit leur religion.

Et si des jeunes ont été dévoyés ou ont subi un « lavage de cerveau » par une éducation fallacieuse, Mahathir veut introduire un service national obligatoire pour les 300 000 Malaisiens qui atteignent l’âge de 18 ans chaque année. « C’est la meilleure manière de forcer toutes les races à se mélanger, affirme un responsable de l’UMNO. Et c’est une bonne manière pour modeler les jeunes esprits. » Jusqu’à aujourd’hui, l’UMNO s’était toujours refusé à instaurer un service national obligatoire.

Le ministère de la Défense doit prochainement étudier cette possibilité avant de soumettre des propositions au Conseil des ministres pour considération. Il n’a pas encore été décidé quelle forme ce service militaire pourrait prendre. De quelque manière qu’il soit fait, il sera certainement très coûteux.

Avec la domination continue de Mahathir sur la vie politique du pays, il est peut-être le seul homme à pouvoir mener à bien des plans aussi controversés. « Le Dr Mahathir est peut-être prêt à s’en prendre à quelques-unes des « vaches sacrées » de l’UMNO, explique Michel Yeoh, directeur de Strategic Leadership Institute, un centre d’études de Kuala Lumpur. Il est peut-être le seul à en être capable. »

Il est certain que des membres de l’UMNO s’opposeront à toute mesure visant à réformer l’éducation nationale car ils ne sont pas d’accord avec le démantèlement des dispositions de discrimination positive qui ont bénéficié aux Malais. De même, le PAS s’opposera probablement à ces mesures au motif qu’elles sont dirigées contre l’islam ou non islamiques.

Mais certains responsables gouvernementaux se montrent optimistes. « Ces choses devraient avoir été faites il y a plus de dix ans affirme une personne familière du Brain Trust Report. Et si Mahathir ne peut pas mener à bien ces réformes avant octobre 2003, il y a toujours son successeur, le vice-Premier ministre Abdullah Ahmad Badawi. Abdullah a déclaré que l’UMNO « est déterminé à donner un éclairage positif de l’islam » et à empêcher que l’extrémisme ne prenne racine. Il reste à voir s’il est en mesure de reprendre le flambeau de Mahathir.