Eglises d'Asie – Chine
HONGKONG ET LA PNEUMOPATHIE ATYPIQUE : MOURIR DANS LA SOLITUDE
Publié le 18/03/2010
Lors de cette visite à son mari dans les murs du Princess Margaret Hospital de Hongkong, Ming Chan a dû revêtir une tenue complète de protection, en plus de l’inévitable masque facial. Quelques jours plus tard, l’épidémie prenant de l’ampleur à Hongkong, les autorités ont interdit toutes les visites à l’hôpital et placé en quarantaine les familles des victimes du virus. La seule fois où Chan a pu revoir son mari, c’était quinze jours plus tard – à la morgue. “Je ne voulais pas croire que c’était lui. Il a fallu que je lise son nom sur l’étiquette attachée à son corps pour que je le réalise.”
Le mari de Ming Chan est mort dans la solitude. Pas un membre de sa famille n’était à ses côtés lorsqu’il est passé de l’autre côté. Aucune maison funéraire n’a accepté de prendre en charge le corps et très peu de ses proches étaient prêts à oser se rendre à ses funérailles.
L’épidémie de SRAS peut paraître reculer dans de nombreuses parties du globe mais elle fait toujours des victimes. Pour ces dernières et leurs familles, le SRAS est bien plus qu’un phénomène médical. Les mesures d’isolement prises vis-à-vis des malades contribuent certainement à sauver des vies mais elles obèrent la douleur émotionnelle que les familles et les malades doivent traverser.
Dans les communautés chinoises, qui ont payé le plus lourd tribut à la maladie, l’impact en est sans doute ressenti encore plus profondément qu’ailleurs. Le SRAS entre en effet en pleine collision avec un ensemble de traditions associées à la mort et au deuil. Les derniers contacts entre une famille et un être cher – qui sont tenus pour essentiels afin d’assurer le bonheur futur de l’esprit du mort – ne sont plus possibles. Les funérailles elles-mêmes n’apportent plus le repos ou le réconfort qu’elles donnent en temps normal. Les funérailles traditionnelles qui se déroulent en présence du corps du défunt ont dû être remplacées par des cérémonies écourtées, sans la dépouille mortelle de l’être décédé – une nouveauté complète pour de très nombreux Chinois.
“L’expérience du SRAS est tout à fait nouvelle pour les Hongkongais. Elle ne s’apparente même pas à ce qu’on peut connaître avec le sida, analyse Helios Lau, psychologue en chef du Bureau d’aide sociale de la ville, l’organisme qui a pris les devants pour apporter un soutien aux malades du SRAS et à leurs familles. En plus du deuil à assumer, elles doivent affronter le risque d’être montrées du doigt et ostracisées par une partie du reste de la communauté.”
Ming Chan sait ce que cela veut dire que de souffrir de la pneumopathie atypique. Peu après l’hospitalisation de son mari, elle aussi a été atteinte par le virus. Pendant que son mari agonisait trois étages en dessous, dans l’unité de soins intensifs de l’hôpital, elle se démenait pour obtenir des informations sur son état, sur l’état de son époux. Pendant ce temps, leurs deux jeunes enfants avaient été placés en quarantaine, sous la responsabilité de travailleurs sociaux. Tout contact rapproché étant interdit, elle ne pouvait parler à ses enfants que par téléphone interposé. “Ils m’appe-laient et me disaient des choses gentilles pour me rassurer mais, une fois le combiné raccroché, ils pleuraient, raconte-t-elle. Je me sentais comme emprisonné.”
Ce sentiment d’isolement est un thème récurrent parmi tous les survivants de la pneumopathie atypique. Yenny Tsui, une Hongkongaise de 28 ans et jeune mère de famille, n’était pas en mesure de s’occuper – et même d’aperce- voir – sa fille, née il y a peu. Son épreuve a duré deux mois, la durée de son hospitalisation après avoir été diagnostiquée contaminée par le virus. “Le véritable ennemi à l’hôpital, c’était la solitude, témoigne-t-elle. J’étais seule entre quatre murs, dans une chambre aveugle, sans fenêtre.”
L’isolement pèse également sur les familles. “Avec ma pneumopathie atypique, tout a été plongé dans le noir, rapporte le docteur Raymond Wong, contaminé par le virus en soignant des malades dans un hôpital de Hongkong. J’étais dans l’ignorance de ce que vivait ma famille et ils ne savaient pas ce qui m’arrivait.” Comme d’autres patients, le docteur Wong gardait le contact avec sa famille par téléphone. Cela aidait mais il estime que c’était un bien pauvre substitut, particulièrement dans un lieu comme Hongkong. “Les Chinois ne sont pas facilement expansifs. Nous évitons de parler de la mort.” De fait, la façon dont la famille du docteur Wong exprimait son inquiétude et son attention à son égard passait par la nourriture. “Ma mère prend toujours soin de moi en me cuisinant des petits plats. Elle pense que c’est la meilleure façon de m’aider, dit-il. Mais, durant cette maladie, elle ne pouvait pas me cuisiner ces petits plats parce que je ne voulais pas qu’elle approche de l’hôpital. Elle se sentait impuissante.”
Paradoxalement, tout comme les familles pouvaient se sentir concernées au plus fort par le sort des victimes de l’épidémie, elles pouvaient aussi ressentir un sentiment de honte qui trouvait à s’exprimer par la colère. “Je n’ai pas parlé beaucoup à mon mari au téléphone, admet Priscilla Leung, dont le mari et le fils, âgé de quatre ans, ont tous deux été hospitalisés pour cause de SRAS. En fait, je suis un peu furieuse contre lui parce que c’est à cause de lui que la maladie s’est introduite chez nous et qu’il a refusé dans un premier temps de se rendre à l’hôpital.”
Selon des psychologues, ces sentiments contradictoires peuvent être particulièrement mal vécus dans l’univers culturel chinois. “Dans les sociétés chinoises, la souffrance est associée à une perte de face – elle provoque un changement à la fois dans votre statut moral et social, explique le docteur Arthur Kleinman, professeur de psychiatrie et de médecine sociale à la faculté de médecine de l’université de Harvard où il a mené des recherches sur l’anthropologie de la souffrance dans la culture chinoise. Il n’y pas d’équivalent à cela dans la culture occidentale. Il y a une dimension collective à la souffrance : les autres comprennent ce que vous vivez et craignent de vivre la même chose.”
Le moment que Ming Chan redoutait le plus est venu l’après-midi du 15 avril. Les jours précédents, elle avait tenté plusieurs fois de descendre les étages pour voir son mari alité. “J’aurais voulu lui rendre visite tous les jours, m’occuper de lui et lui apporter de la nourriture se souvient-elle. Mais les médecins craignaient l’impact de telles visites sur sa propre santé. (Dans quelques rares cas, les autorités médicales de Hongkong ont autorisé la visite d’un membre de la famille auprès d’un proche mourrant.) Le mardi après-midi, une infirmière a dit à Chan que son mari était dans un état critique. “Une heure plus tard – il était 16 h 10 -, une autre infirmière de mon unité est venue me voir pour me dire qu’il était mort. J’ai immédiatement appelé ma famille mais je n’ai pas pu dire un mot.”
Le SRAS prive les familles chinoises attachées aux traditions de nombreux rituels liés à la mort, en particulier le you zi song zong (être présent au chevet d’un être cher au moment de la mort). Même dans une ville ultramoderne comme Hongkong, cette coutume reste profondément enracinée. Selon une récente étude au sujet des rites liés à la mort chez les Chinois, étude menée par Cecelia Chan, de l’université de Hongkong, même plusieurs mois après la mort, la plupart des familles se soucient encore de l’expression du visage de l’être cher décédé au moment précis de la mort. Pour un mort, si, sur le visage, les yeux ou la bouche restent ouverts, cela peut indiquer que le défunt essayait de communiquer quelque chose à propos d’une tâche restée inachevée sur terre. Le mort qui passe dans cet état dans l’autre monde reste dans les mémoires comme “un esprit affamé” et ces esprits-là sont craints. “Les gens qui sont décédés d’une mort prématurée – que ce soit un accident ou une maladie – sont considérés comme dangereux, explique Joseph Bosco, professeur d’anthropologie à l’université chinoise de Hongkong. Ils ont toutes les raisons du monde d’être en colère contre ce monde car ils ont été privés de leur vie, leur vie leur a été en quelque sorte volée.” Pour apaiser ces esprits, des cérémonies particulières doivent être menées afin de les “nourrir” par de l’encens et en brûlant des offrandes. Une telle cérémonie a été organisée en avril à Amoy Gardens, à Hongkong, cet immeuble placé en quarantaine et où 42 personnes sont mortes du SRAS.
Mais, comme Ming Chan l’a découvert, peu de choses peuvent être faites pour apaiser les sentiments des vivants dès lors qu’il s’agit de porter en terre les victimes du SRAS. En dépit d’une certaine confusion initiale, les autorités sanitaires de Hongkong ont décrété que les corps des personnes décédées du SRAS pouvaient être exposés sans danger dans les maisons funéraires. Malgré cela, Ming Chan a été dans l’impossibilité de trouver une maison funéraire acceptant la dépouille de son mari. “On éprouve un très curieux sentiment, dit-t-elle. Pourquoi nous ont-ils traité de cette manière simplement parce que nous avons eu le SRAS ?”
Le plus souvent à Hongkong, la dépouille d’une personne décédée est déposée dans une maison funéraire où la foule des proches et des amis se réunit pour les dernières cérémonies, le plus généralement menées selon un rituel taoïste. Ce n’est qu’après que le corps est emmené pour la crémation ou l’enterrement proprement dit. Cependant, comme bien d’autres victimes du SRAS, le corps du mari de Ming Chan n’a pas été embaumé dans une maison funé-raire mais à la morgue. C’est là que Ming Chan a vu pour la dernière fois son mari – un simple coup d’oil sur un corps à travers un sac mortuaire en plastique transparent. Le corps a été ensuite placé dans un cercueil, lui-même scellé, avant d’être envoyé directement au crématorium – sans passer par le stade de la cérémonie funéraire dans un temple taoïste.
De fait, à l’exception de trois cas bien particuliers (ceux des funérailles, très publiques, de trois personnels de santé), la plupart des victimes du SRAS ont été traitées ainsi. Ces cérémonies tronquées ont également conduit à l’omission de certains rituels pourtant essentiels, précise Liu Teng, directeur de la Maison funéraire de Kowloon, où les funérailles de dix victimes du SRAS ont été menées. “Dans une cérémonie taoïste normale, le fils aîné ou un parent de sexe masculin de la personne décédée doit témoigner de son respect à une personne plus âgée en ‘achetant de l’eau’, c’est-à-dire en présentant symbolique-ment de l’eau pour laver son visage, explique Liu Teng, 83 ans. Pour les personnes âgées à Hongkong, la pire des insultes que l’on puisse jeter à la figure d’un de ses ennemis est de dire : ‘Quand tu seras mort, j’espère que pas un de tes fils ne t’achètera de l’eau.’ Or, sans dépouille mortelle, ce rituel de l’eau ne peut avoir lieu.”
Comme Ming Chan peut en témoigner, même en l’absence du corps de son mari pour la cérémonie funéraire au temple taoïste, bien peu de personnes sont venues. “J’ai eu le sentiment que l’atmosphère était froide, vide, dit-elle. J’étais brisée tant spirituellement que psychologiquement.” Selon Liu Teng, de la Maison funéraire de Kowloon, en temps normal, un bus doit être affrété pour transporter l’assistance mais, pour les victimes du SRAS, cela n’a jamais été le cas.
Ces assistances clairsemées aux funérailles des victimes du SRAS montrent combien les stigmates de la maladie s’étendent bien au-delà du cercle de la famille proche. “Dans les sociétés chinoises, les stigmates ne sont pas attachées à une seule personne en particulier. Elles sont contagieuses et s’étendent à la totalité de la famille et aux guanxi, au cercle des relations. Non seulement elles les souillent mais elles leur ôtent toute efficacité pratique précise Arthur Kleinman, de Harvard.
En attendant, Ming Chan tente de recoller les pièces du puzzle de sa vie brisée, après ces derniers mois d’expériences traumatisantes. Elle s’inquiète pour ses enfants : “Mes enfants comprennent mais ils ne savent pas exprimer tout cela par eux-mêmes. Ils pleurent de leur côté, la nuit venue.” Elle s’inquiète également pour feu son mari : “Je vois mon mari dans mes rêves mais nous ne pouvons échanger aucune parole. Nous portons tous les deux un masque, comme la dernière fois que je l’ai vu à l’hôpital. Cela me donne un sentiment d’impuissance.”