Eglises d'Asie

SRI LANKA

Publié le 18/03/2010




Première partie : Sri Lanka : l’île hybride(EDA, Gérard Robuchon, juin 2003)

SRI LANKA : L’ILE HYBRIDE

 

par Gérard Robuchon

[NDLR – Gérard Robuchon est français. Titulaire d’un doctorat de linguistique soutenu à l’Ecole des Langues orientales de Paris, il enseigne au département de Langues modernes de l’université de Kelaniya (Sri Lanka).]

L’année dernière, les armes se sont enfin tues à Sri Lanka (1) après vingt ans de guerre civile. Pour combien de temps ? Et combien de temps faudra-t-il encore pour en taire l’écho ? L’année 2003 marquera le vingtième anniversaire des plus sanglants pogroms anti-tamouls, ceux de juillet 1983. Vingt ans, c’est toute une génération qui a grandi dans le conflit, qui n’a connu que la violence, les slogans, les contre-slogans, les vérités-cachées-révélées, qui a appris à se méfier de ceux qu’il ne faut pas croire et à aduler aveuglément ceux qu’il faut croire. Toute une génération orpheline : jeunes devenus adultes, orphelins de leurs parents tués d’une manière absurde, orphelins de leurs concitoyens plus aisés partis vivre à l’étranger comme réfugiés, orphelins de cette tradition d’éducation qui était la fierté et la raison d’être des Tamouls, et des Sri Lankais, à travers les siècles. Non moins grave, deux versions plutôt contradictoires de l'”histoire officielle” sont entrées dans les esprits de part et d’autre de la ligne de démarcation – là où Sri Lanka avait été de tous temps un melting-pot au centre des routes maritimes de l’océan Indien reliant l’Extrême-Orient, l’Asie du Sud-Est et l’Inde à l’Afrique, le Moyen-Orient mais aussi le monde méditerranéen.

Dans l’analyse de ce conflit, personne n’est à l’abri du risque de simplification, de bipolarisation de l’histoire, contemporaine autant que passée, de l’île – et du risque de désigner, chacun selon son gré, les “bons” et les “méchants”. Les Bons, c’est toujours nous malgré tout, parce que l’on nous a démontré que nous sommes toujours victimes de quelque chose, et les Méchants, c’est toujours les autres, l’Autre, parce qu’on nous a dit qu’il parlait une langue différente, donc que l’on ne peut pas maîtriser. Cela, depuis 1956 au moins, lorsqu’a été promue l’éducation en langues locales, et non plus en anglais, langue coloniale certes, et lorsqu’il avait été rapidement décidé que le pays ne pouvait avoir qu’une seule langue nationale, celle de la majorité, le singhalais. Alors, les émeutes passées, une fois acquise l’idée que ce seraient deux langues (mais sans plus de bilinguisme) (2), enfants singhalais et enfants tamouls se sont mis à fréquenter des écoles différentes bien qu’habitant le même pays, la même ville, après quoi des territoires “traditionnels” ont été imaginés, et finalement ce sont les armes qui ont parlé.

Les ambiguïtés du jeu démocratique, les intérêts des classes supérieures d’un côté comme de l’autre, le business de la guerre (buildings ultramodernes, BMW et Alfa Romeo croissent de pair avec la sophistication de l’armement et la surenchère sur l’aide au développement) (3), l’information internationale qui prétend montrer des guerres “tribales” un peu partout dans le monde, tout cela fait parfois oublier l’enjeu de la langue, à l’origine du conflit. Si ce n’est, il y a quelques semaines, un entrefilet dans la presse annonçant la décision gouvernementale, à l’occasion de la prochaine session du brevet des collèges, de présenter les épreuves selon un livret remis à chaque candidat et qui sera trilingue : anglais, singhalais et tamoul, avec liberté totale pour l’élève de répondre dans la langue de son choix à chacune des questions. Solution bon marché (outre le prix du papier bien entendu.) ? Innovation de taille en tout cas, et qui contredit toutes les théories officielles, sur la nation, sur l’histoire, sur la psychologie de l’enfant face à la prétendue surcharge handicapante du bilinguisme. Imaginez : mathématiques en anglais, religion en tamoul, et, disons, géographie en singhalais. Imaginez : le choix de la langue reste à la discrétion de chacun dans le pays – et non plus des élites. Imaginez : chacun parle avec qui il veut, la langue qu’il veut, quand il veut. Enfin on en reviendrait à la situation d’avant le conflit, la situation de paix, pendant déjà quelques millénaires d’existence commune – si l’on fait abstraction des guerres entre chefferies, entre rois et prétendants, qui sont autre chose que les guerres modernes avec promesse, ou menace, d’extermination.

 

La presse, française comme internationale, a toujours tendu à parler du conflit qui sévit à Sri Lanka depuis une vingtaine d’années comme d’une lutte territoriale entre deux groupes “ethniques” (en un autre temps, on aurait dit “raciaux”, pour l’Afrique on aurait parlé de “tribus”) : une majorité et une minorité. Suivant le point de vue adopté, la minorité est, forcément, victime de la majorité, ou bien au contraire la minorité est, forcément, terroriste. En outre, la minorité est aisément qualifiée de “tamoule (hindouiste)” et la majorité de “singhalaise (bouddhiste)”. Est-ce si simple ? Est-ce si facilement dualiste ? Sans entrer ici dans le détail concernant les luttes d’intérêts, arrêtons-nous seulement à quelques aspects de la composition ethnique du pays.

S’il est vrai que les bouddhistes parlent singhalais et que les hindous parlent tamoul, on peut facilement constater qu’à côté de ces deux “majorités” ethno-religio-linguistiques, coexistent de nombreuses autres minorités que la bipolarisation du conflit tend à laisser de côté, par ignorance ou bien pour grossir les rangs de chacune des deux. “majorités”.

Il y a bien sûr les Musulmans (4), qui ont le tamoul comme langue maternelle et langue de l’enseignement religieux comme en Inde du Sud ; il y a les chrétiens, dont la langue maternelle est le singhalais pour une partie et le tamoul pour l’autre ; il y a les Burghers (descendants de métis coloniaux) dont les uns, plus à l’Ouest, ont grandi avec l’anglais pour avoir eu des ancêtres néerlandais, et les autres, plus à l’Est, avec un créole portugais et donc avec le tamoul, pour avoir eu des ancêtres portugais (mais les Cafres ou descendants d’esclaves mozambicains qui vivent plutôt au Nord-Ouest parlent créole portugais et singhalais.) ; il y a les aborigènes, dont les uns sont “devenus” tamouls et les autres singhalais ou à tout le moins bouddhistes ; il y a aussi dans les campagnes du Centre-Nord et de l’Est beaucoup de “Singhalais” bouddhistes aux noms tamouls et qui ont toujours parlé le tamoul comme le singhalais ; il y a encore à l’Ouest les pêcheurs catholiques de Negombo, qui sont comptés parmi la population singhalaise mais qui n’en sont pas moins tamoulophones par tradition, ou encore les Karavas ; il y a les Tamouls des plantations de thé, dits “indiens”, amenés par convois d’Inde au XIXe siècle par les Anglais, et apatrides jusqu’à il y a quinze ans à peine, qui se sentent tellement sri-lankais maintenant qu’ils manifestent une fierté évidente à être aussi bilingues tamoul-singhalais que durs à la tâche, faute des facilités nécessaires pour une éducation élémentaire et un accès à l’anglais ; il y a toute cette population tamoule de classes moyennes de Jaffna déplacées de la péninsule et résidant maintenant à Colombo qui a adopté le singhalais par nécessité alors qu’elle le refusait à Jaffna ; il y a les Malais, jadis déportés d’Indonésie par les Néerlandais, qui continuent de parler à la maison une forme de créole malais dont la syntaxe est d’ailleurs commune aussi bien au tamoul (langue de leur religion, l’islam) qu’au singhalais ; il y a les Chinois, qui parlent encore chinois entre eux, à la troisième génération, et s’efforcent bien sûr de savoir toutes les autres langues des autres “majorités” du pays ; il y a enfin les élites politique et économique qui parlent anglais comme langue première et, en public, utilisent un singhalais d’ailleurs fort sanskritisé depuis que des savants et érudits ont décidé que le singhalais devait être considéré comme une langue “indo-aryenne” et devait par conséquent rejeter de son vocabulaire, pourtant ancestral, les mots d’origine tamoule, parce que la langue et la “race” tamoules ont été déclarées dravidiennes au XIXe siècle. Il faudrait aussi ajouter, ce qui est souvent négligé, le bilinguisme des expatriés, des réfugiés, bilinguisme tamoul-français par exemple, où d’ailleurs le français tendrait à prendre le pas sur le tamoul à la deuxième génération, alors même que les parents dans le pays d’origine contestaient l’idée d’une éducation dans la langue de l’Autre.

 

Cette extrême diversité ethnique et cet extrême enchevêtrement linguistique, cette insaisissabilité des frontières culturelles que des intérêts politiques limités prétendent pourtant tenir pour acquises de tous temps en réinventant le passé, c’est justement ce que le livre Hybrid Island (5), publié récemment, tente de refléter contre tous les discours dominants, au travers de divers articles de chercheurs sri-lankais.

Sri Lanka a toujours eu une longue tradition intellectuelle amplement stimulée pendant quelque deux mille ans par l’exégèse bouddhiste. Lorsque les Anglais ont cru bon de généraliser l’éducation au XIXe siècle, les “colonisés” se sont rapidement rendus maîtres des arguments et contre-arguments nécessaires pour contrecarrer la tentative d’acculturation coloniale. Et il est frappant de constater que, pendant ces vingt dernières années, le conflit a été en permanence analysé à Sri Lanka par des chercheurs sri-lankais en sciences sociales, souvent sans concessions. En outre nombre d’auteurs sri-lankais continuent de démonter les théories prétendument raciales développées par les Anglais (“Singhalais bouddhistes”, dits indo-aryens, versus “Tamouls hindouistes”, dits dravidiens), et dont se revendiquent les idéologues du conflit ! Celui-ci aura assurément précipité de telles recherches, importantes, car elles détruisent les arguments des deux côtés sur la prétendue différence raciale fondamentale. L’avenir de la paix est sûrement à ce prix et c’est là tout l’enjeu et le mérite de Hybrid Island et de bien d’autres publications locales, car l’initiative n’est pas si isolée que cela.

La thèse du livre L’Ile Hybride, qui tient d’une position élémentaire en anthropologie, est que l’île a toujours été hybride. Par exemple, l’anthropologue Gananath Obeyesekere s’interroge sur la disparition des Veddas (populations aborigènes) en l’absence de tout signe de catastrophe (ni génocide, ni épidémie). Evitant délibérément tout critère anthropométrique, l’auteur s’interroge d’autre part sur l’imprégnation de la culture bouddhiste par des pratiques populaires animistes. D’où sa question-titre : “Mais que sont les Veddas devenus ?” La réponse avait déjà été suggérée par des orientalistes au XIXe siècle : les Veddas seraient devenus singhalais, pour ne pas dire que les Singhalais, y compris certaines classes nobles, sont des Veddas de jadis. Ceci bien sûr marque une énorme distance d’avec le discours officiel, réitéré pendant tout le conflit, qui prétend que les Singhalais sont un bloc uni de descendants d’Indo-Aryens arrivés il y a deux mille cinq cents ans, avant même le bouddhisme.

Dans un autre article, Arjun Guneratne étudie l’autre composante fondamentale de la population singhalaise : sa partie dravidienne. Car non seulement les alliances à Sri Lanka se sont faites avec des femmes locales, ou voisines, c’est-à-dire tamoules, dravidiennes, quand elles n’étaient pas veddas, mais en sus les structures de la parenté singhalaise sont nettement issues d’un modèle dravidien (le mariage préférentiel avec la cousine croisée) et non pas indo-aryen.

Darini Rajasingham-Senanayake déconstruit – Foucault, Bourdieu ou Derrida à l’appui, comme l’ensemble des auteurs du livre – les faux-semblants des théories passées, et rappelle que le bilinguisme (il faudrait même préciser : parmi le peuple analphabète, avant l’accès à l’école et à l’histoire officielle) a toujours été là. Il est frappant de constater que les théories et les politiques monolingues, en faveur du singhalais d’abord, ont généralement été le fait de Sri Lankais anglophones de par leur milieu social. Et le singhalais est devenu langue électorale autant qu’argument électoral. Mais, dans bien des provinces du pays, notamment celles dites maintenant “provinces limitrophes celles qui jouxtent le no man’s land entre les deux parties en conflit, les vieux paysans singhalais parlent encore couramment le tamoul (quand ils ne portent pas des noms tamouls bouddhistisés.) ; les vieux Tamouls, hindous, se rappellent qu’ils aimaient tout autant participer aux rites bouddhistes, et jouer aux cartes avec leurs voisins singhalais à l’occasion des veillées, funéraires et autres. En fait, si ce livre est un jalon, il reste encore une longue étude à poursuivre, non seulement sur la composante vedda de la population bouddhiste de l’île, mais aussi sur sa composante tamoule, ou dravidienne : on sait qu’une importante partie de la population tamoule d’Inde du Sud était bouddhiste aux environs du début de l’ère chrétienne, et que le bras de mer qui sépare cette région de l’île n’a longtemps été qu’un pont naturel. On sait aussi que le plus vieux roman épique tamoul, le Manimekalai, aux fondements de la littérature en langue tamoule, n’est pas hindouiste mais bouddhiste.

L’article de Nira Wickramasinghe retrace certains aspects de l’histoire inventée de toutes pièces de quelques symboles de la culture singhalaise : la chaussure (concept pourtant étranger au Sri Lanka précolonial) (6), précisément la chaussure “autochtone” codifiée par les Anglais pour le protocole, l’étiquette au sens fort ; mais aussi le trône dit kandyen, prétendument celui du dernier roi singhalais, en fait monarque bouddhiste sri-lankais originaire d’une dynastie tamoule d’Inde du Sud, qui aurait été historiquement un cadeau des Néerlandais audit roi. Ils l’auraient commandé à des artisans tamouls d’Inde du Sud, sur des thèmes certes orientaux mais sur un modèle qu’ils auraient choisi à partir du style Louis XIV.

Sans forcément citer ici tous les articles, on peut encore mentionner celui d’Anne Sheeran rappelant combien la musique populaire singhalaise contemporaine a été façonnée sur des rythmes afro-portugais, ce qu’assurément on entend tous les jours à la radio et dans les bus, trois cent cinquante ans après le départ définitif des Portugais.

Enfin Neluka Silva, comme dans un autre livre récent Neloufer de Mel (7), s’arrête sur la condition de sri-lankaise, de femme, et d’écrivain de Jean Arasanayagam, dans une optique à la fois féministe et multiculturaliste. Mais l’ouvre de Jean Arasanayagam mérite pour d’autres raisons encore d’être évoquée ici.

 

Colonisateur / Colonisé

Le sang du colonisateur qui coule

Dans mes veines est aussi le sang du colonisé, une île envahie,

Une île violée,

Subjuguée / victime –

Conquérant / sacrificateur.

Où reste-t-il une place ici

Pour les anciens dieux, les anciennes

Déesses ?

Aucune conquête ne peut les détruire,

Ceux-là qui habitent encore les sources,

Les rivières, les arbres de cette terre.

L’Histoire ne peut pas les exorciser,

Ils respirent encore dans l’eau, l’air, la feuille,

La terre est encore la leur, le champ,

L’aire de battage où la flamme mange

La flamme et le sacrifice et les offrandes

Ont toujours lieu, nourriture déposée pour les divinités

Et langue des dieux, incantations qui pourfendent

La nuit.

Il n’empêche que les actes irréparables de la conquête

Sont toujours là, qui nous donnent une

Langue différente, une couleur différente,

Des pensées, des rêves qui arrivèrent

Par des bateaux de haute mer, un monde de mythes

Dirigés par l’astrolabe et la boussole mystiques.

Jean Arasanayagam, née Solomon, descendante de huguenots néerlandais et français, Jansz ou Grenier, épouse Arasanayagam : femme, burgher (8), mariée à un Tamoul de Jaffna, Jean a au moins trois bonnes raisons d’être “minoritaire” – elle se refuse cependant à être “victime” et en un sens son exemple prônerait plutôt la “burgherisation” de la société sri-lankaise, le métissage pan-insulaire qui serait l’ultime condition de la création d’une identité sri-lankaise effective. La différence fondamentale avec le cosmopolitisme très à la mode dans les sociétés occidentales (celui de la World Fiction des Salman Rushdie, des Vickram Seth, des Michael Ondaatje, et autres écrivains qui se revendiquent “différents” mais non sans se priver des conditions de vie des pays développés), est que, comme d’ailleurs sa cadette indienne Arundathi Roy, Jean a accepté de vivre au pays, même dans les périodes les plus difficiles, notamment les années 1990 (9). Cette année encore des intellectuels sri-lankais suggéraient au cours d’un colloque que son ouvre était un cas à part dans le paysage sri-lankais, car, comme disait une intervenante, “de toute façon les Burghers sont en voie de disparition”. Or, n’est-ce pas justement là le contresens ?

Jean, la plus prolifique des écrivains anglophones de Sri Lanka, qui – on l’aura compris – ne vit pas de sa plume, qui publie plutôt en Inde où au moins ses thèmes et son style trouvent un écho, manie avec un bonheur égal aussi bien la nouvelle que la poésie, à l’occasion le roman ou le théâtre. Elle vit avec sa famille dans une vieille maison d’une rue des plus bruyantes de Kandy, au milieu d’un petit jardin des plus fouillis, comme une forêt vierge qui reprend le dessus et admet en son sein toute forme de vie sans discrimination. Elle aime à en dessiner les frondaisons, quand elle se donne un peu de temps libre entre sa journée de professeur d’anglais et ses veillées consacrées à cette passion dévorante de l’écriture. Dotée d’une formidable capacité d’empathie, dans ses nouvelles, elle sait emprunter successivement le “Je” de personnes appartenant à toutes les communautés et toutes les classes du pays : prostituée singhalaise, tueur à gages, instituteur tamoul réchappé d’un massacre, émigré précipité dans les couloirs de l’illégalité, étudiant singhalais au cour de la répression, Burgher bien sûr qui voit disparaître son mode de vie, mais aussi le simple d’esprit singhalais du quartier que tout le monde rejette sauf elle et sa famille, non sans exaspération pourtant. Jean écrit, sans concession, pour exorciser un passé colonial qu’on lui reproche encore, qu’en tout cas elle n’a pas choisi. Ce sont bien ses ancêtres qu’elle dénonce comme pilleurs, voleurs de femmes autochtones, missionnaires calvinistes dévoués mais qui auront fait peu d’effort pour comprendre le pays. Dans les titres de ses poèmes, on retrouve souvent : identité, nation, héritage (colonial), carte, traces, pas. Elle restitue dans sa poésie un monde insulaire autrement plus complexe qu’on ne tente de le faire entendre : non seulement des majorités, des minorités, des étrangers qui se disputent un sol occupé par d’autres, mais aussi des espèces animales dites féroces, sauvages, qui existaient avant tout humain, au milieu d’un univers végétal qui fait aussi partie du domaine vivant, et qu’explore inlassablement son “Je” d’écrivain (10). Cette étrange remontée de l’Histoire que Jean restitue dans sa poésie est l’ultime réponse, lyrique, à l’omniprésente question : Mais qu’est-ce qu’une nation ?

 

Voyageurs

Nous avons à redécouvrir de nouveaux mythes et légendes

A décrire notre périple, les vieilles cartes faussées

Ne peuvent, oh non, ne peuvent sûrement pas nous aider

A préparer nos voyages.

Les conquérants d’un temps sont maintenant poussière,

Leurs os, les pales du vent et du Temps

Tordues par les tempêtes qui jadis

Firent rage sur les palmes jusqu’à les courber

Puis les déracinèrent, les abattirent sur la côte.

Alors les noix des cocotiers éclatèrent et s’éparpillèrent,

Leur lait, aigre, irrigua la terre

Blessée.

Les routes que nous retraçons maintenant,

Les délimitations et les frontières

De notre propre fabrique effacent les anciennes

Marques des cartes surannées.

Notes

(1)Le Bon Usage de Maurice Grevisse indique que les petits pays, les villes-pays et les îles-pays ne prennent jamais l’article (Singapour, Hongkong, Madagascar, par exemple). Ainsi, on ne dit pas ‘le Sri Lanka’ mais ‘Sri Lanka’, ‘au Sri Lanka’ mais ‘à Sri Lanka’, ‘du Sri Lanka’ mais ‘de Sri Lanka’. Le Journal officiel témoigne de cet usage : après avoir écrit dans les années 1980 “Ambassade de France au Sri Lanka on peut désormais y lire “Ambassade de France à Sri Lanka”.

Par ailleurs, pour l’orthographe de ‘Singhalais’, nous avons préféré ‘Singhalais’ à ‘Cinghalais’ ou ‘Cingalais’, l’usage du ‘S’ se justifiant en référence au ‘S’ de ‘sing-‘ (lion, que l’on retrouve dans ‘Singapour’). De plus, les textes des missionnaires comme ceux du P. Duchaussois, OMI, retiennent l’orthographe de ‘Singhalais’ avec un ‘S’.

(2)Tout cela rappelle malheureusement la France depuis la Révolution et l’abbé Grégoire : la question de la langue en rapport avec l’éducation est faussée par l’idée, absurde, que le bilinguisme serait une surcharge pour l’intellect.

(3)Voir à cet effet, notamment : Darini Rajasingham-Senanayake, “The economics of peace Polity, Vol. 1 N. 1, February-March 2003, revue de la Social Scientists’ Association, Colombo, pp. 15-25

(4)Lorsque le mot “Musulman” apparaît avec une majuscule, il désigne la communauté comme groupe ethnique (puisqu’officiellement, les musulmans sont considérés comme un groupe ethnique distinct). Ecrit avec une minuscule, le mot renvoie à la religion musulmane.

(5)Hybrid Island – Culture crossings and the invention of identity in Sri Lanka, edited by Neluka Silva, published by Social Scientists’ Association, Colombo (Sri Lanka), 2002

(6)Voir aussi : Nira Wickramasinghe, “Sur la trace de la chaussure traditionnelle à Sri Lanka La Chaussure Revue de l’Institut de Calcéologie, N. 6, France, 1999

(7)Women & the Nation’s Narrative – Gender and Nationalism in Twentieth Century Sri Lanka, Social Scientists’ Association, Colombo (Sri Lanka), 2001

(8)Le terme “burgher d’origine néerlandaise (comme dans “bourgeois” au sens “Bourgeois de Calais” ou dans “bourgmestre”) désigne les Eurasiens sri-lankais, descendants de métis coloniaux – c’étaient les “Topazes” des Portugais (peut-être à cause de la couleur de peau, et “faire topaze” en singhalais signifie encore “traduire”, précisément “faire l’interprétariat”). D’une manière générale le terme “burgher” désigne toute personne ayant un ancêtre d’origine européenne, portugais, néerlandais, ou anglais, toute personne autrement “inclassable” selon les catégories ethniques du recensement décennal. La plupart des Burghers ont quitté le pays, souvent pour l’Australie, après les émeutes anti-tamoules de 1956. Cependant, nombre de Singhalais contemporains, de religion bouddhiste ou catholique, ont eu un ancêtre burgher.

(9)Dans sa nouvelle La ligne de partage (The Dividing Line, Indialog, New Delhi, 2002), elle raconte comment, invitée à une rencontre d’écrivains en Amérique du Nord, elle doit passer par les affres des services d’immigration et est sommée de donner sa parole de ne pas demander l’asile. Elle raconte alors comment elle refuse de céder à l’insistance de sa fille, déjà réfugiée au Canada.

(10)L’un de ses derniers recueils de poèmes : Colonizer / Colonized, Writers Workshop, Calcutta, 2000

(EDA, Gérard Robuchon, juin 2003)