Eglises d'Asie

LA QUESTION MUSULMANE EN BIRMANIE

Publié le 18/03/2010




Tandis que l’opinion publique internationale a le regard focalisé sur l’oppression exercée par la junte militaire sur le mouvement populaire en faveur de la démocratie, ce n’est pas par coïncidence que des tensions entre bouddhistes et musulmans, manipulées par le passé par Rangoun à chaque fois qu’une crise politique se profilait, réapparaissent à nouveau. Certains en Birmanie montrent du doigt ceux qu’ils appellent les nouveaux « terroristes » à l’ouvre parmi la minorité musulmane. Ces accusations reflètent-elles une présence islamiste accrue en Birmanie ou bien sont-elles issues de l’intérieur du régime qui voit là un moyen facile d’utiliser « la guerre contre le terrorisme » pour obtenir ce soutien international dont il a désespérément besoin ?

Dans sa robe cramoisie, la tête rasée de près, une expression de sereine indifférence au visage, le moine assis en face de nous renvoie presque parfaitement à la représentation dorée de Bouddha placée non loin de lui. Les paroles qu’il prononce n’ont cependant rien de tranquille. « Nous avons un problème au Myanmar. Nous avons un problème ici à Mandalay. Ce problème a un nom : l’islam. Il y a beaucoup de musulmans à Mandalay nouvellement venus du Pakistan [et du Bangladesh]. Ces gens sont des voleurs et des terroristes. Ils ne respectent pas notre religion et nos femmes. Nous sommes bouddhistes et nous sommes pacifiques mais nous avons le devoir de nous protéger. »

L’entretien a eu lieu dans un séminaire bouddhiste, adjacent à la pagode Shwe In Bin, à Mandalay, la seconde plus importante ville du pays. Dans cette nation profondément bouddhiste, les moines détiennent une influence considérable. L’abbé Win Rathu, un Birman à la personnalité charismatique, est un responsable très respecté parmi le clergé de Mandalay et ses discours, réputés pour leur fermeté, lui ont valu le surnom – très hollywoodien – de « Moine combattant ». Il est connu pour représenter et diriger le sentiment anti-musulman, de plus en plus répandu ces temps-ci.

Quelques semaines avant l’entretien que le moine a accordé à Asia Times online (le 14 septembre 2003), il avait pris la parole sur ces questions devant une assemblée de près de 3 000 moines – une foule substantielle en soi et dont l’importance reflète le sérieux avec lequel ce qui est perçu comme une menace musulmane est pris par le clergé bouddhiste.

Cette menace que certains moines dénoncent concerne donc les musulmans, la plus importante minorité religieuse du pays. Au nombre d’environ deux millions, les musulmans de Birmanie représentent au moins 4 % d’une nation très majoritairement bouddhiste, du bouddhisme theravada – soit une proportion sensiblement similaire à celle de la minorité musulmane de la Thaïlande voisine. En réalité, ce pourcentage est très certainement supérieur étant donné que la junte au pouvoir à Rangoun refuse la citoyenneté birmane à un nombre important de musulmans et que, de plus, toutes les statistiques officielles produites par la Birmanie sont connues pour ne pas être d’une fiabilité à toute épreuve, voire pour être fabriquées de façon à répondre aux besoins du gouvernement.

Il existe au moins quatre groupes distincts de musulmans en Birmanie, leur point commun étant une même appartenance à l’islam sunnite. Les Hui, d’origine chinoise, ont leurs racines au Yunnan et dominent le commerce transfrontalier entre la Chine et la Birmanie, du nord du pays jusqu’à Mandalay. Les musulmans originaires de ce qui est aujourd’hui l’Inde et le Pakistan sont arrivés lors de la colonisation britannique ; on les trouve un peu partout dans le pays, avec des concentrations plus importantes à Mandalay et à Rangoun. Les musulmans ethniquement birmans ont été convertis par des marchands et des lettrés indiens et arabes, venus dans ces contrées – et jusqu’en Malaisie et en Thaïlande – entre le IXe et le XIVe siècle ; ils vivent parsemés ici et là dans les plaines centrales du pays. Enfin, la partie la plus importante – et la plus pauvre – de la communauté musulmane en Birmanie est formée par les Rohingyas, une communauté située sur la frontière entre la Birmanie et le Bangladesh et qui partage un héritage culturel commun avec les musulmans bengalis ; ces musulmans vivent principalement dans l’Etat de l’Arakan (Rakhine), situé au nord-ouest du pays.

« Ces Pakistanais, ce sont les pires, affirme Win Rathu. Ils font du tort à tout le monde en Birmanie. La véritable raison pour laquelle les Etats-Unis nous ont infligé des sanctions, c’est parce qu’ils veulent punir Al-Qaida, qui est implanté ici. Et nous devons tous payer à cause de cela. Les bouddhistes se meurent de faim parce que ceux-là entretiennent des liens avec Al-Qaida. »

Bien que Win Rathu soit sans doute le premier à affirmer que les sanctions américaines contre la Birmanie visent des terroristes et non la junte militaire au pouvoir, il n’est pas le premier à déclarer que des terroristes ont noué des contacts avec les musulmans de Birmanie. La communauté musulmane rohingya s’est rappelée au souvenir de l’opinion internationale quand des liens entre elle et des groupes islamistes fondamentalistes ont été découverts. Les responsables de la lutte anti-terroriste à travers le monde en ont pris note et le fait n’a pas échappé à la junte au pouvoir à Rangoun.

Le gouvernement de la Birmanie n’a jamais reconnu aux Rohingyas le statut de citoyens. Il a envoyé fuir au Bangladesh des centaines de milliers d’entre eux en 1978 lors d’une campagne de nettoyage ethnique baptisée « Naga Min » (‘le Dragon-Roi’). Puis, au début des années 1990, des pogroms ont à nouveau été commis, déclenchant une nouvelle vague d’immigration massive.

Aujourd’hui, la plus grande partie des Rohingyas qui avaient fuit ont été rapatriés en Birmanie, bien que plus de 100 000 soient toujours présents au Bangladesh. Une petite partie d’entre eux jouit de la protection de l’ONU, dans des camps de réfugiés, mais l’ensemble de cette population vit très mal et pauvrement. Ces musulmans se trouvent réfugiés dans un pays qui a déjà du mal à nourrir sa propre population. De ces camps de réfugiés où la vie est très difficile sont sortis plusieurs générations de petits groupes de résistance, menant des opérations de guérilla de basse intensité le long de la frontière nord-ouest de la Birmanie. Leurs agissements durent depuis de nombreuses années. Les revendications de ces groupes portent sur l’égalité de traitement – tant sur un plan religieux qu’économique – de la minorité rohingya en Birmanie ; très rares sont ceux qui militent pour la création d’un Etat musulman séparé. Face à une armée gouvernementale aguerrie par cinquante de lutte contre les différentes insurrections animées par diverses autres minorités ethniques de Birmanie, ces groupes n’ont jamais pesé très lourd.

L’Organisation de solidarité rohingya (OSR) est l’un de ces groupes. Elle a focalisé sur elle l’attention que les observateurs étrangers pouvaient avoir vis-à-vis de la communauté musulmane de Birmanie. Fondée au début des années 1980, l’OSR a cherché à imiter des mouvements tels que les talibans d’Afghanistan ou le Hizb-ul-Mujahideen du Cachemire. Après l’échec d’une fusion avec un autre groupe rohingya pour former l’Organisation nationale rohingya de l’Arakan, de tendance modérée, l’OSR a éclaté en plusieurs factions, toutes revendiquant l’étiquette OSR. Selon des rapports de la South Asia Intelligence Review, au moins une des factions de l’OSR est réputée avoir reçu un soutien technique et financier de différentes organisations panislamistes du Sud-Est asiatique et de l’Asie du Sud (dont le pakistano-bangladais Jamaat-e-Islami, l’Afghan Gulbuddin Hekmatyar et son Hizb-e-Islami et, sans doute le plus important, le bangladais Harakat-ul-Jihad-ul-Islami – ces groupes étant tous de près ou de loin en lien avec Al-Qaida).

Au cours de la campagne militaire américaine en Afghanistan, en octobre 2001, des journalistes ainsi que les services secrets américains ont trouvé des vidéos représentant des moudjahidines rohingya et bangladais à l’entraînement. Parmi les talibans capturés en Afghanistan par l’Alliance du Nord et les forces de la coalition internationale menée par les Etats-Unis, des Rohingyas ont été faits prisonniers. Tous ces éléments ont étayé la thèse d’un lien entre les Rohingyas et le terrorisme islamiste international. Selon Subir Bhaumik, expert des réseaux islamistes, des volontaires rohingyas ont été envoyés combattre en Tchétchénie et au Cachemire. Pour confirmer l’existence de ces liens, certains mettent en avant le fait qu’Oussama Ben Laden lui-même a ouvertement fait référence à la persécution des musulmans en Birmanie dans au moins un de ses discours, ses subordonnés faisant de même à différentes reprises.

De retour dans le bureau de Win Rathu, le moine poursuit l’entretien tout en manipulant une caméra vidéo numérique. Dans la pièce, dotée de l’air conditionné, se trouve un ordinateur personnel. Dans un pays aussi pauvre que la Birmanie, ces biens témoignent d’un luxe inhabituel, particulièrement de la part d’un moine sensément détaché des biens matériels. « Il y a eu des problèmes dans le passé mais ces problèmes ont gagné en importance ces dernières années du fait des musulmans pakistanais, poursuit Win Rathu. Ils veulent que le Myanmar devienne musulman. Mais le Myanmar est bouddhiste. Ils veulent que le reste de l’Asie soit musulman et vive selon le droit musulman. Mais nous sommes bouddhistes. »

Les craintes du moine renvoient à l’objectif affiché de certains groupes panislamistes tels que la Jemaah Islamiya qui appellent à la création d’un Etat islamique couvrant un vaste territoire allant du Bangladesh à l’Indonésie. Il ne faut pas être grand clerc pour comprendre que ces vues provoquent un certain émoi chez certains moines de Birmanie, même si d’autres craintes exprimées par Win Rathu ne renvoient qu’à des superstitions faisant le lit de la violence faussement légitimée par la religion. « Les musulmans sont responsables de pratiquement tous les crimes commis au Myanmar : l’opium, les vols, de nombreux viols. Ils veulent profaner les représentations du Bouddha comme ils l’ont fait en Afghanistan. Aujourd’hui, ils se moquent de nous et du port du longyi [habit traditionnels des Birmans] ». Pendant qu’il dit ceci, trois jeunes moines présentent des photos de longyis supposés reproduire l’image du sexe féminin et sur lesquels ils affirment que des symboles bouddhiques ont été volontairement placés à côté de symboles censés reproduire le sexe féminin. Importés de Malaisie, pays à majorité musulmane, ces longyis, affirment-ils, ont été tissés et vendus par des musulmans.

C’est ce genre de tensions qui a mené aux émeutes sectaires de 2001. A l’époque, des violences avaient éclaté entre musulmans et bouddhistes dans les villes de Taungoo, Prome, Sittwe, Pegu et Mandalay, des foules importantes menées par des moines bouddhistes (ou des personnes vêtues comme des moines bouddhistes) s’en prenant à des commerces tenus par des musulmans, des habitations de musulmans et des mosquées. Neuf personnes y trouvèrent la mort et les dégâts matériels furent très importants.

Selon un rapport de 2001 de Human Rights Watch, intitulé : « La répression des musulmans de Birmanie des moines, ouvrant avec le soutien du gouvernement, ont distribué des tracts anti-musulmans tels que « Myo Pyauk Hmar Soe Kyauk Hla Tai » (‘La crainte de voir disparaître la race’). La distribution de ces tracts a été facilitée par l’USDA (Union de solidarité et association pour le développement), une organisation connue pour être le bras civil du régime militaire et dont des membres ont été impliqués dans l’embuscade tendue récemment au leader de l’opposition démocratique Aung San Suu Kyi.

Si l’idée de voir des moines prendre la tête d’une manifestation d’émeutiers peut sembler étrange, certains détails ne trompent pas. Le Directorat des services secrets et de la sécurité de la défense, les très craints services secrets militaires, est plus que soupçonné d’entretenir des agents au sein du clergé bouddhique. Une partie des moines ayant toujours témoigné des sympathies pour le mouvement démocratique, ces agents ont pour mission de surveiller le clergé, mais il semble que leur tâche aille plus loin. Selon Human Rights Watch, des moines, lors des émeutes de 2001, étaient équipés de téléphones portables, un luxe très peu accessible au commun des mortels et qui ne peut être obtenu que si les autorités en donnent le feu vert. L’organisation de défense des droits de l’homme rapporte également qu’il y a eu une nette division entre les moines qui provoquaient les violences et ceux qui s’y refusaient. Human Rights Watch et d’autres organisations ont suggéré que ces faits témoignaient de la présence d’agents provocateurs parmi les moines. Une suggestion qui reste sans doute d’actualité.

« Win Rathu travaille pour le gouvernement, déclare sous le sceau de l’anonymat un moine à Asia Times online. Ce qu’il dit n’est pas bouddhiste. Ce qu’il fait n’est pas bouddhiste. Très peu de moines soutiennent de tels points de vue. » De fait, le discours de Win Rathu n’est pas repris par des moines plus importants dans le clergé du pays. De même, certains doutent que ce soit le clergé qui finance le luxueux train de vie de Win Rathu.

Dans le passé, le régime militaire a déclenché des offensives d’envergure contre l’une ou l’autre des minorités ethniques du pays dès lors qu’il traversait une période de crise politique. La logique est simple : sans crise interne fournissant un prétexte aux autorités pour exercer une répression, le Conseil d’Etat pour la paix et le développement, la dénomination officielle de la junte, ne peut pas justifier son autoritarisme. De fait, la junte a souvent été accusée de fomenter ou d’encourager les violences intercommunautaires de façon à atteindre ses propres objectifs politiques. Le 15 février 2000, témoignant devant la Commission pour les droits de l’homme du Congrès américain, Stephen Dun, un chrétien karen, a raconté comment la division entre les factions bouddhistes et chrétiennes de la rébellion karen dans le sud du pays avait été manigancée par des agitateurs. La division avait abouti à la chute de Manerplaw, le bastion de la rébellion, pris par les forces armées de la junte, portant ainsi un coup presque fatal à la rébellion karen.

En 1992, la désignation des Rohingyas comme boucs émissaires et l’exode qui a suivi de 250 000 d’entre eux au Bangladesh s’est produit alors que le pays vivait une crise politique majeure, la junte ayant été battue à plate couture par la Ligue nationale pour la démocratie. Refusant de reconnaître la victoire électorale de la Ligue, le régime a été condamné aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays.

Aujourd’hui, le gouvernement étant confronté à des sanctions économiques et aux condamnations renouvelées de la communauté internationale pour le traitement réservé à Aung San Suu Kyi, on peut s’attendre à ce que le régime recourre à nouveau au même genre de diversions. Les récentes opérations militaires contre l’Armée karen de libération nationale dans le sud du pays en sont une confirmation. La minorité musulmane représente une autre cible de choix. Mais, contrairement à la rébellion karen, les opérations contre les Rohingyas ont l’avantage de s’inscrire dans « la lutte contre le terrorisme » menée par la communauté internationale. Si la tension continue à monter, des violences semblables à celles de 2001 pourraient éclater. La radicalisation de la communauté musulmane qui en résulterait sans doute présenterait un risque certain dans une région où la Thaïlande voisine constitue une cible idéale pour des opérations terroristes d’envergure.

Si la violence éclate à nouveau, il est certain que des agitateurs comme Win Rathu seront aux avant-postes. Le résultat est qu’un renouveau des violences interreligieuses détournera l’attention de l’opinion internationale du vrai problème qui se pose en Birmanie, à savoir le maintien d’un peuple dans la pauvreté par une dictature militaire impopulaire.