Un avant-goût de ce qui attend le Sri Lanka a émergé de façon évidente à mesure qu’il a été clair que ce serait l’UPFA qui formera le nouveau gouvernement. De vives tensions se sont fait jour au sein du Parti de la liberté (Sri Lanka Freedom Party – SLFP), la principale composante de l’UPFA, dès qu’il a été question de désigner le nouveau Premier ministre. Kumaratunga pesait pour que Lakshman Kadirgamar, un ancien ministre des Affaires étrangères, devienne Premier ministre, mais une vive opposition au sein de son parti à cette perspective l’a contrainte à faire machine arrière et à nommer Mahinda Rajapakse au poste de chef du gouvernement. Des tensions plus vives encore existent entre le SLFP et son allié dans l’UPFA, le Janata Vimukti Peramuna (JVP), un parti rassemblant d’anciens révolutionnaires marxistes, devenus aujourd’hui de fervents nationalistes cinghalais. Les divergences entre les deux principaux membres de l’Alliance existent aussi bien en matière de politique économique que sur la façon de régler le conflit ethnique.
A propos du conflit ethnique, bien que Kumaratunga a très vivement critiqué le Premier ministre sortant Ranil Wickremesinghe pour avoir trop cédé aux Tigres tamouls du LTTE (Liberation Tigers of Tamil Eelam) au cours des pourparlers de paix, la présidente s’est prononcée pour le cessez-le-feu et se montre désireuse de voir les négociations redémarrer. Par ailleurs, elle n’est pas sur le principe opposée à une solution de type fédéral au problème.
Le JVP ne fait pas mystère de sa virulence anti-Tigres, voire même anti-tamoule et est opposé à toute solution fédérale au conflit ethnique. Il est contre toute dévolution de pouvoir dans les régions tamoules et se prononce pour une décentralisation de l’administration – une éventualité rejetée sans équivoque par le LTTE. Le JVP a même affirmé qu’il n’avait pas l’intention de poursuivre le processus engagé avec le cessez-le-feu. Comment le nouveau gouvernement conciliera ces divergences pour relancer le processus de paix au point mort à l’heure actuelle reste à voir.
Sur les 105 sièges – sur les 225 que compte le Parlement – que la coalition a conquis vendredi 2 avril, le JVP en détient 40. Le nouveau gouvernement est donc minoritaire à l’Assemblée. Il ne peut se payer le luxe d’ignorer les demandes et les pressions que le JVP ne va pas manquer d’exercer dans les mois à venir. La dernière fois que le Sri Lanka a connu un gouvernement minoritaire au Parlement, c’était au début des années 1960. Il n’a tenu que deux mois.
Un nouveau facteur vient encore compliquer la tâche du gouvernement dans la résolution du conflit ethnique. C’est l’émergence de l’Alliance nationale tamoule (Tamil National Alliance – TNA) comme le troisième parti le plus important au Parlement. La TNA est une coalition de partis pro-LTTE qui est censée fonctionner comme la représentation politique du LTTE à l’Assemblée.
Le LTTE est soupçonné de s’être livré à des manouvres de fraude et d’intimidation dans les territoires qu’il contrôle et la TNA a remporté huit des neuf sièges de députés pour Jaffna – le cour du pays politique tamoul – et douze sièges dans le reste des régions Nord et Est du pays, dans ce que le LTTE appelle “la patrie traditionnelle” du peuple tamoul. Du fait de la loi électorale en vigueur – particulièrement complexe -, la TNA a bénéficié d’un siège supplémentaire et compte donc vingt-deux parlementaires.
Pour de nombreux observateurs, la percée de la TNA est analysée comme un soutien des Tamouls au LTTE et aux initiatives en faveur de la paix entreprises ces deux dernières années. Le LTTE s’est d’ailleurs empresser de qualifier le verdict des urnes de victoire pour les Tigres. Un communiqué officiel du LTTE, cité par le site Internet pro-tamoul Tamilnet, indique que le résultat des élections montre que les concepts de patrie tamoule, de nationalisme tamoul et de droit des Tamouls à l’autodétermination doivent former la base de la résolution du conflit ethnique. Dans le cas contraire, “le peuple tamoul combattra pour établir la souveraineté des Tamouls sur leur patrie selon le principe de l’autodétermination met en garde le LTTE.
Si les pourparlers entre le nouveau gouvernement et le LTTE reprennent, un durcissement des positions de part et d’autre est plus que probable. Du côté du gouvernement, un tel durcissement serait dans la logique des critiques que Kumaratunga n’a cessé d’adresser à Ranil Wickermesinghe, la présidente reprochant tout au long de ces derniers vingt-quatre mois à son Premier ministre d’avoir fait trop de concessions au LTTE. Son parti aujourd’hui ne peut pas apparaître comme étant prêt à satisfaire les demandes des Tigres. De plus, on peut difficilement attendre du JVP qu’il fasse des cadeaux au LTTE.
Du côté des Tigres, on peut aussi s’attendre à un durcissement, cette fois-ci du fait de la scission qui est apparue récemment dans le mouvement, à la suite de la rébellion du commandant de la région Est, le “colonel” Karuna. Ce dernier a reproché à la direction du LTTE les discriminations dont seraient victimes les Tamouls de l’Est au sein des Tigres. Paraître comme étant trop faible à la table des négociations avec le gouvernement sur les sujets concernant les Tamouls de l’Est et les affirmations de Karuna n’en paraîtront que plus véridiques.
Sur les 22 députés de la TNA, cinq sont dits être des parti-sans de Karuna. Ils viennent tous de la région Est. Quatre sont de Batticaloa et un d’Amparai. Karuna, qui était le commandant du LTTE responsable de la zone Batticaloa-Amparai, jouit d’un soutien considérable dans cette région. Il semble qu’avant de déclarer sa rébellion, Karuna se soit assuré que la liste des candidats de la TNA dans la région Est soit constituée de personnalités qui lui étaient dévouées.
Pour les observateurs tamouls, la victoire des candidats de Karuna dans la région Est est un camouflet pour le LTTE. Ce qui vient encore ajouté du sel sur les plaies du LTTE est la défaite de Joseph Pararajasingham, un fidèle inconditionnel du chef suprême des Tigres, Velupillai Prabakaran. Durant la campagne électorale, Pararajasingham s’est fait le champion du nationalisme tamoul, qu’il opposait au régionalisme de Karuna.
La veille du scrutin, Rajan Sathiamoorthi, candidat de la TNA et fidèle de Karuna, a été abattu par balles – semble-t-il par le LTTE. Cet assassinat, croit-on, a été commandité non seulement pour intimider les partisans de Karuna mais aussi pour influencer l’électorat tamoul. Mais, malgré cela, les électeurs dans la région Est n’ont pas tenu compte des avertissements du LTTE. Le taux de participation dans le bastion de Karuna a atteint les 70 %, là où, dans les régions contrôlées par les Tigres, il n’a pas dépassé les 35-40 %.
Selon la presse locale, les cinq députés pro-Karuna de la nouvelle Chambre pourraient apporter leur soutien au gouvernement UPFA et Karuna demanderait un portefeuille ministériel en contrepartie. A ce jour, ce scénario ne s’est pas concrétisé. Pour le nouveau gouvernement, s’assurer du soutien des partisans de Karuna est une option tentante. Certains voient cela comme une stratégie qui, potentiellement, présente l’avantage d’accentuer la division au sein du LTTE et donc de l’affaiblir.
Karuna a déjà indiqué que le gouvernement ne pouvait l’ignorer dans les pourparlers de paix. Ces élections lui ont donné – à travers ses cinq partisans au Parlement – un certain poids politique à Colombo. Tout dépendra, bien entendu, de la fidélité de ces cinq députés à Karuna. On peut compter sur ce dernier pour manouvrer au mieux afin de tirer son épingle du jeu.
Il n’en reste pas moins que, pour le gouvernement, faire de Karuna son allié à l’heure actuelle aura pour conséquence de réduire à néant ou presque le peu d’espace restant au processus de paix. Le LTTE a fait savoir que si le gouvernement tentait de traiter avec Karuna, cela signifiait la fin du processus de paix.
Le rôle que les partisans de Karuna dans la TNA joueront dans la nouvelle Chambre reste peu clair. Ils font face à un dilemme, se trouvant sous la menace tant de Karuna que de Prabakaran. Prabakaran est connu pour sa brutalité et a montré très peu de miséricorde dans le passé envers ceux qu’il estimait être des traîtres à la cause tamoule. Un communiqué du LTTE pour les Tigres de l’Est en date du 25 mars dernier accusait Karuna de trahir “la lutte pour la liberté. Pour sauvegarder notre nation et notre peuple, il a été décidé de débarrasser Karuna de notre sol pouvait-on lire. Le LTTE a ordonné à ses cadres “d’analyser la trahison de Karuna et de se détacher de lui. Quiconque s’opposera aux actions disciplinaires contre Karuna sera considéré comme traître à la cause nationale tamoule”.
Depuis la scission de début mars, la tension entre les partisans de Karuna et le LTTE s’est accentuée. Plusieurs Tamouls de l’Est soupçonnés d’être proches de Karuna ont été tués. Et Karuna a rendu la pareille. Il a publié une note appelant tous “les éléments traîtres” à quitter la région Est dans les vingt-quatre heures. A Batticaloa se trouve une population relativement importante originaire de Jaffna et déjà des cadres fidèles à Karuna ont pris le contrôle de leurs biens ou de leurs affaires. Un exode des Tamouls de Jaffna installés dans la région Est a commencé.
Les déclarations de Karuna au cours de la dernière semaine de la campagne électorale ont de grande chance d’envenimer la tension dans la partie Est du pays. Si une guerre fratricide entre partisans de Karuna et partisans de Prabakaran est en soi un facteur d’inquiétude, ce qui peut être une encore plus grande source de soucis pour le gouvernement serait une escalade du conflit qui se propagerait aux civils – Tamouls, Cinghalais et musulmans confondus. Au cas où un tel scénario se produise, les forces armées gouvernementales ne pourront rester inactives. Et, si elles sont entraînées dans ce conflit, ce serait la fin du cessez-le-feu.
Ceux qui peuvent fuir cette guerre fratricide le font déjà. C’est un luxe que les cinq députés pro-Karuna de la TNA n’ont pas. Tandis que les autres députés vont célébrer leur victoire et leur entrée ou leur réélection au Parlement, les cinq pro-Karuna de la TNA vont sans doute regretter de s’être présentés devant les électeurs. Ils sont condamnés quoi qu’ils fassent, qu’ils soutiennent Prabakaran ou qu’ils restent fidèles à Karuna.