Eglises d'Asie

LA DIVISION DES CLASSES CHANGE DE FORME

Publié le 18/03/2010




Depuis quelques temps, il est des plus chics pour les riches en Chine d’emménager dans les villages baptisés « Napa Valley », « Palm Springs », « Long Beach », « Upper East Side » ou bien encore « Park Avenue », tous situés dans les banlieues de Pékin et Shanghai. Quand j’ai grandi à Shanghai, les noms de lieux s’appelaient rue de la « Chine Nouvelle », « Nouveau Village des Travailleurs » ou bien « Place du Peuple ». Désormais, les magnats de l’immobilier en Chine choisissent des noms à consonance américaine et ornent leurs constructions d’arcades espagnoles, de colonnades grecques et de fausses sculptures romaines.

Pour autant, les sites sur lesquels ils édifient ces nouveaux villages n’ont rien de bucoliques. La grande majorité de ces nouvelles maisons destinées à des familles formées d’un couple avec ou sans enfants, coûtent en moyenne 800 000 USD ; elles sont serrées les unes à côté des autres dans des compounds entourés de murs et gardés 24 heures sur 24. Les rares riches qui osent habiter dans des demeures isolées à la campagne sont presque toujours la cible de cambrioleurs, suffisamment résolus pour ne pas hésiter à tuer au besoin.

C’est le côté sombre de la nouvelle prospérité de la Chine : la jalousie, l’insécurité et la fracture sociale, fruits de l’énorme disparité entre le mode de vie des nantis et celui des masses de pauvres. Des signes évidents de divisions de classes ont émergé sous un gouvernement qui a longtemps prétendu qu’il avait éliminé les différences de classes.

La Chine se dit encore socialiste et, en un certain sens, elle l’est effectivement. Alors que la structure des revenus a changé, une bonne partie de ce qui était supposé étayer l’ordre social n’a pas évolué. La justice à l’égard des criminels, par exemple, est restée draconienne. Quand ils sont pris, les voleurs écopent invariablement de peines souvent très lourdes. Mais il n’y a pas de diminution du nombre des voleurs, et la raison en est simple : 18 % des Chinois vivent avec moins de un dollar par jour, selon les données publiées par les Nations Unies. Les pauvres sont visibles sur les pourtours de n’importe quelle métropole, où des taudis en contreplaqué jouxtent parfois les vastes demeures de style occidental.

L’indicateur le plus récemment publié d’après lequel les experts en sciences sociales mesurent l’inégalité de la distribution des revenus dans un pays donné montre que la Chine est plus inégalitaire, par exemple, que les Etats-Unis, le Japon, la Corée du Sud et l’Inde. En fait, les niveaux d’inégalité se rapprochent de ceux qui étaient constatés en Chine à la fin des années 1940, quand les communistes, en s’appuyant sur les pauvres, ont renversé le gouvernement nationaliste.

En 1980, quand le virage vers l’économie de marché a commencé, la Chine avait l’une des distributions les plus uniformes de la richesse au monde. Assurément, la Chine d’avant 1980 était un pays ou sévissait la pénurie matérielle. Quand j’étais enfant dans les années 1970 et 1980, je peux me souvenir que toutes les familles, aussi pauvres les unes que les autres, recevaient des coupons de rationnement pour obtenir de la farine, du riz, du sucre, de la viande, des oufs, des vêtements, des gâteaux et des cigarettes. Sans coupons, l’argent était en grande partie inutile. Aujourd’hui, d’immenses supermarchés de style occidental proposent des vins français et du fromage de Nouvelle-Zélande.

Mais un changement bizarre est intervenu dans les esprits de certains consommateurs. Comme les membres de l’élite du monde politique et des affaires de la Chine, ils en sont venus à croire que le monde est une vaste jungle où sévit une concurrence de type darwinien, où les relations et les combines sont tout et où la notion – désuète – d’honnêteté compte peu. J’ai remarqué cette attitude lors de mon dernier voyage en Chine en provenance des Etats-Unis, où je me suis installé il y a neuf ans. J’ai demandé à un proche qui vit plutôt confortablement de me donner une explication. Je lui ai demandé « s’il était normal que les femmes de ménage gagnent 65 cents de l’heure alors que les promoteurs immobiliers qui ont des relations deviennent millionnaires ou milliardaires en quelques années à peine Mon ami s’est trouvé pris de court. Après quelques minutes de silence, il a élaboré une réponse qu’il avait lue dans un magazine populaire. Il m’a dit : « Regarde l’Angleterre, regarde les Etats-Unis, la révolution industrielle y a été très cruelle. Quand les capitalistes anglais avaient besoin de terre, les moutons ont mangé les gens. » (Les livres d’histoire chinois utilisent l’expression « les moutons ont mangé les gens » pour décrire ce qui s’est passé au XIXe siècle en Grande-Bretagne, lorsque les fermiers ont été privés des terres qu’ils louaient et ont donc été réduis à la famine, pour que les moutons puissent paître et produire de la laine pour les nouvelles usines.)

Je lui ai demandé : « Puisque l’Angleterre et les Etats-Unis ont traversé ce malheur, est-ce que nous ne devrions pas essayer d’éviter le même malheur, maintenant que l’histoire peut nous servir de guide ? » « Si nous souhaitons nous diriger vers une économie de marché véritable, certaines personnes doivent faire des sacrifices, m’a répondu ce proche sur un ton solennel. Pour aller où nous voulons aller, nous devons nous aussi passer par l’étape des ‘moutons qui mangent les gens’ En d’autres termes, alors que la plupart des Chinois ont laissé tomber les recommandations de Marx, deux piliers se sont maintenus dans sa façon de voir le monde.

D’abord, il y a l’inéluctable marche de l’histoire vers un but. Le but était autrefois l’utopie communiste ; maintenant, la finalité est une économie de marché orientée vers l’abondance matérielle. En second lieu, tout comme avant, le bien-être de certaines catégories de population doit être sacrifié pour que la communauté puisse marcher vers sa destinée. Beaucoup de Chinois aisés acceptent volontiers ce point de vue, aussi longtemps qu’aucun de leurs parents n’est sacrifié sur l’autel de l’histoire. En fin de compte, Marx est utilisé pour justifier le refus de prendre en considération le malheur des pauvres.

Ce que les nantis ont oublié d’apprendre de l’histoire, toutefois, c’est que l’inégalité extrême a tendance à engendrer les révolutions. Nombre de dynasties chinoises sont tombées lors de soulèvements de la paysannerie, et l’inégalité extrême a alimenté la révolution communiste.

Alors que le taux de croissance s’est maintenu autour de 7 % par an au cours de ces dix dernières années, le revenu des riches s’est développé beaucoup plus vite que celui des pauvres. Les élites du monde des affaires et de la politique s’unissent et les usines d’Etat sont vendues à un prix avantageux aux directeurs qui ont souvent des liens avec les autorités.

Wu Jinglian, économiste au Centre de recherche pour le développement du Conseil pour les Affaires d’Etat chinois, a récemment qualifié cette alliance d’« abus de pouvoir en vue de générer des revenus Il a dit cela dans une interview accordée au Quotidien du Peuple, le journal du Parti communiste, qui en était autrefois le porte-parole. Un article paru en décembre sur le site Internet de ce journal a donné des exemples d’hommes d’affaires-politiciens chinois achetant cash des propriétés de plusieurs millions de dollars à New York et Los Angeles et aux alentours.

Pendant ce temps, depuis que le Parti communiste a ouvert ses portes aux hommes d’affaires prospères, les travailleurs en bleu de chauffe ont perdu le moral et leur standing social. Des millions d’entre eux ont perdu leur travail, et les travailleurs licenciés plus âgés ont été qualifiés de « rebus de l’histoire » dans de nombreuses publications. Souvent, ces personnes sont de la génération née juste après la prise du pouvoir par les communistes, en 1949.

Ma mère est de cette génération. Née en 1950, elle n’a jamais terminé ses études secondaires parce que Mao Zedong a fermé presque toutes les écoles pendant la Révolution culturelle, de 1966 à 1976. Elle a commencé à travailler à l’âge de 16 ans, dans une usine textile, et y est restée jusqu’en 1999, quand l’usine a fermé. Heureusement, j’étudiais à ce moment-là aux Etats-Unis, et je me suis mis rapidement à travailler pour envoyer de l’argent à la maison. Ma mère, à l’opposé de certains de ses collègues avec des enfants plus jeunes, n’était pas dans l’obligation de prendre un travail à 90 cents de l’heure, en tant que femme de ménage ou d’employée chargée de la livraison du lait. Cela embarrasse encore ma mère d’être devenue un « rebus de l’histoire Ses contemporains n’étaient-ils pas les héros de la rapide industrialisation de la Chine ? Parfois, elle remarque qu’elle est celle qui a eu le moins de chance des trois femmes : ma grand-mère, elle et moi. Ma grand-mère, fille d’un propriétaire de grand magasin dans la Chine pré-communiste, est allée dans des écoles privées. J’ai réussi dans les écoles publiques de la Chine des réformes économiques.

Les voix de la génération de ma mère sont rarement entendues de nos jours, parce que le gouvernement maintient un couvercle sur la diffusion des informations des gens qui ont été licenciés. La presse, qui se montre généralement accommodante, participe de ce système hérité de l’ancienne époque. Sun Liping, professeur de sociologie à l’université de Qinghua à Pékin, est l’un des rares universitaires qui en parlent ouvertement. « Ils ne sont pas un ‘rebus de l’histoire’, dit-il des chômeurs. La richesse du pays communiste, les actifs des entreprises d’Etat ont été créés par les travailleurs en bleu de travail. »

Il estime que la raison pour laquelle les chômeurs ne sont pas complètement abattus est « qu’ils ont reportés leurs espoirs dans leurs enfants » et ajoute : « Tant que leurs enfants ont une chance de recevoir une bonne éducation, ils ne seront pas complètement désespérés. »

Ici à Pékin, j’ai pris un taxi dont le chauffeur, dans la quarantaine, travaille de quatorze à quinze heures par jour, sept jours par semaine, pour gagner 350 USD par mois. « Ma fille est brillante, dit-il en rayonnant. Elle est étudiante en première année en design d’intérieur. Elle est l’espoir de notre famille. Quand elle finira ses études, j’abandonnerai ce travail. »

Les dirigeants de la Chine ont juré de réduire la disparité des revenus, et la presse s’est empressée de les présenter comme les avocats des pauvres, pour beaucoup comme autrefois lorsqu’elle décrivait les dirigeants comme des archétypes du prolétariat. Mais la tâche qui les attend est herculéenne. Ils doivent construire un système de sécurité sociale et de soins médicaux de base avec des rentrées fiscales correspondant à 17 % du produit national brut, selon Anbound Group, une société de consultants basée à Pékin. (D’après la Banque mondiale, les prélèvements obligatoires aux Etats-Unis représentent environ un tiers du PNB, dans une économie beaucoup plus vaste.)

Il existe d’autres aspects qui font que l’héritage bizarrement composite et cynique du marxisme chinois présente des difficultés pour quiconque essaierait de redistribuer la richesse. L’époque des réformes a commencé en mettant en avant des concepts tels que « la vérité », « la bienveillance » et « la beauté » – des concepts qui étaient en fait déjà dévalorisés tant ils avaient été instrumentalisés pendant la période maoïste et dont les gens avaient appris à se moquer. Pendant quelques décennies, les idéaux communistes tels que la libération de l’humanité de l’oppression capitaliste ont détrôné les enseignements confucéens comme le respect des anciens. De tout ceci, une fois la pression du communisme relâchée, il ne reste qu’un grand vide moral et rien n’a encore émergé pour le remplir.

« Beaucoup de gens ne croient tout simplement pas que des choses comme la vérité, le désintéressement et l’altruisme existent, affirme un chercheur du gouvernement à Pékin. Nous avons une population très cynique. »