Eglises d'Asie

LES MUSULMANS DU NORD DU PAYS SE SENTENT DESORMAIS CONCERNES PAR CE QUI SE PASSE DANS LE SUD DU PAYS

Publié le 18/03/2010




Depuis des décennies, les missionnaires chrétiens parcourent les hauts plateaux du nord de la Thaïlande, travaillant à l’évangélisation et à la conversion des minorités ethniques animistes qui forment une bonne partie des populations pauvres de cette région. Ces derniers temps, ces missionnaires ont rencontré une concurrence venue de là où ils ne l’attendaient pas : des prédicateurs musulmans qui prêchent l’islam.

A Pangsa, un petit village poussiéreux de la province de Chiang Rai, des enfants appartenant aux minorités ethni-ques jouent sur les terrains d’une mosquée et d’un pensionnat nouvellement construits. Un minaret étincelant s’élève au-dessus des huttes du village construites en bambou, pendant que des garçons des minorités, la calotte vissée sur le crâne, et des filles voilées se rendent à l’école voisine.

L’imam de l’école, Nasir, s’occupe des quelque 40 convertis récents, membres principalement de la minorité des Akha. Le prêcheur, barbu comme il se doit, assure que sa mission prêche un islam tolérant. “Musulmans, bouddhistes, chrétiens et juifs, nous appartenons tous à la même famille, et nous sommes une communauté pacifique dit-il.

L’attrait pour l’islam au sein de la communauté akha n’est pas surprenant. Vivant dans une situation abjecte et depuis longtemps victimes de discriminations, la plupart des Akhas ont migré récemment en Thaïlande où ils vivent depuis une cinquantaine d’année seulement. Ils sont principalement originaires de Birmanie et du Yunnan, en République populaire de Chine. En conséquence, le gouvernement thaïlandais leur refuse le plus souvent la nationalité thaïlandaise. Empêchés de s’installer dans les gros villages et les villes, ces groupes ethniques minoritaires en sont réduits à vivre dans les régions rurales, où ils survivent en cultivant les pentes abruptes des collines et où ils sont soupçonnés d’être mêlés au trafic de drogue. Les enfants qui ne sont pas citoyens thaïlandais pour la plupart d’entre eux ne peuvent pas fréquenter les écoles publiques.

Ainsi en position vulnérable, les minorités ethniques sont laissées à elles-mêmes, proies faciles pour des intervenants extérieurs bien organisés et dotés de moyens financiers conséquents. “Ils sont fatigués d’être méprisés par la plupart des Thaïs, qui éprouvent un sentiment de supériorité à leur égard explique Andrew Forbes, un intellectuel musulman indépendant basé à Chiang Mai. Sur le terrain, on ne peut que constater que les missionnaires musulmans gagnent du terrain.

Ces convertis, et certaines communautés musulmanes mieux établies, installées elles aussi dans le nord du pays, n’entretiennent traditionnellement que peu de contacts avec les musulmans vivant dans le sud islamisé du pays ; l’éloignement géographique et les différences d’appartenance ethnique limitent les contacts. On ne connaît pas au nord les affrontements qui régulièrement font l’actualité au sud où la révolte des musulmans contre les forces de sécurité thaïlandaises est récurrente (Cf., par exemple, les événements du 25 octobre dernier et les 78 musulmans morts étouffés lors d’un transfert organisé par les forces de l’ordre, dans la province de Narathiwat). Mais la donne est en train de changer. Les deux communautés, celle du nord et celle du sud, sont en train de nouer des liens de plus en plus étroits et partagent de plus en plus les mêmes soucis. Par exemple, les allégations faites par les musulmans du sud selon lesquelles les forces de sécurité utilisent des méthodes musclées trouvent un écho au nord. A tort ou à raison, cette convergence inquiète les forces de sécurité thaïlandaises.

Pour constater de visu ces liens, il faut parcourir 1 500 km, en partant du nord, de la province de Chiang Rai, pour aller dans le sud, jusqu’à la province de Narathiwat, région d’où est originaire l’iman Nasir. Là, le paysage offre un contraste saisissant avec les verdoyantes montagnes du nord. Ici, dans la ville de Tak Bai, les chèvres broutent une végétation rare sur des terrains sablonneux ; le pourtour de la madrasa (école islamique) Darul Muallaf est couvert d’immondices. C’est là que des jeunes convertis issus des minorités ethniques du nord viennent étudier. Les élèves fréquentent les classes de l’école Nuruddin voisine, où on leur enseigne l’islam, version wahhabite. La madrasa Darul Muallaf offre le gîte et le couvert ainsi qu’un enseignement religieux à trente-trois élèves, en grande majorité des Akhas.

Plus de quatre-vingt-dix enfants des minorités ethniques sont passés par la madrasa Arul Muallaf depuis qu’elle a été fondée en 1999 ; au même moment, une autre école coranique, semblable en tout point, ouvrait ses portes au nord, à Pangsa. Les deux établissements ont été montés par Nusee Yakoh, un Malais de Thaïlande. Ses deux sours, Yusanee et Rongreeda Yakoh, affirment que le seul but de l’école est “de donner aux enfants défavorisés un enseignement fidèle aux préceptes de l’islam”. Montrant à côté d’elle un groupe de filles voilées des minorités ethniques, Yusanee Yakoh ajoute : “Ces enfants ne se voient offrir aucune opportunité, alors nous nous occupons d’eux.” Arlor Suemou, 15 ans, un des étudiants akhas de l’école Darul Muallaf, précise : “L’école nous montre une meilleure manière de vivre.”

L’avenir de cette mission islamique a été subitement remis en cause le 24 juin dernier lorsque Nusee Yakoh a été tué par balles par des assaillants non identifiés. La police de Tak Bai dit enquêter sur cette affaire, mais, à ce jour, elle n’a pas réussi à arrêter de suspect. Peu après la mort de Nusee Yakoh, des responsables thaïlandais de la sécurité, qui n’hésitent pas à accuser les écoles coraniques de prôner une idéologie séparatiste, ont fait pression pour que l’école Darul Muallaf soit fermée et que ses étudiants appartenant aux minorités ethniques soient renvoyés au nord. Les services de renseignement thaïlandais aussi bien qu’occidentaux ont assuré que Darul Muallaf recevait des fonds provenant de groupes fondamentalistes d’Arabie saoudite et du Koweït. Les sours Yakoh nient ces assertions et disent que la plus grosse partie de leur argent provient de modestes donations faites par les villageois musulmans du village et de petites sommes envoyées de Malaisie. “Si nous avions de l’argent provenant de l’Arabie Saoudite ou des pétromonarchies, nous ne serions pas obligés de vivre comme cela dit Yusanee en montrant du doigt les abords immédiats de la madrasa.

La querelle a pris une autre tournure lorsque les communautés du voisinage qui avaient donné de l’argent donnèrent de la voix et la dispute tourna au conflit entre les forces de sécurité et les musulmans locaux. Le Premier ministre Thaksin Shinawatra intervint et plaça l’école sous l’autorité d’une responsable politique musulmane, Pongpich Patanakullert. Cette dernière affirme aujourd’hui que les trente-trois élèves de l’école fréquentent tous l’école parce qu’ils veulent se former professionnellement et non parce qu’ils y recherchent un endoctrinement idéologique. “Pour les musulmans, il est très important de prendre grand soin des nouveaux convertis, assure-t-elle. Nous voulons tous que ces enfants apprennent la voix moyenne de l’islam. Ils veulent étudier, ils veulent avoir un emploi, ils veulent croire en Dieu. Quel mal y a-t-il en cela ?”

Il n’est pas facile de savoir combien de Akhas se sont convertis à l’islam au cours des années récentes. Des intellectuels musulmans comme Andrew Forbes et des groupes musulmans à Chiang Mai parlent de quelques centaines – et non de plusieurs milliers. Dans les années 1990, un village hmong dans sa totalité, à 70 km au nord de Chiang Mai, s’est converti à l’islam. Près de Pangsa, une petite mosquée a été construite pour permettre à un groupe de Hmongs de célébrer le culte.

Ces changements ne sont pas passés inaperçus auprès des forces de sécurité thaïlandaises. Devant faire face à un conflit séparatiste de plus en plus dur dans les provinces du sud à majorité musulmane, les forces de sécurité se sont mises récemment à mettre la pression sur les musulmans du nord car elles craignent que ces derniers développent des sympathies pour la rébellion du sud.

Chiang Mai, la plus grande ville du nord de la Thaïlande, a la plus forte population musulmane du pays après les provinces méridionales de Yala, Pattani et Narathiwat. D’après les estimations faites par le consulat américain à Chiang Mai, 14 % des habitants de cette province, qui compte un million de personnes, sont des musulmans. La plupart sont d’origine chinoise, leurs ancêtres, venus de la province chinoise du Yunnan, étant arrivés en Thaïlande il y a plus de cent ans. D’autres viennent du sous-continent indien, qu’ils soient les descendants de musulmans tamouls qui ont émigré depuis le nord de la Malaisie ou qu’ils soient les descendants de musulmans venus du nord de l’Inde arrivés via la Birmanie et qui se désignent souvent sous le nom de “Pakistanais”.

Avec la violence qui fait rage dans le sud, les policiers thaïlandais en poste dans le nord du pays ainsi que, dit-on, des agents secrets ont commencé à surveiller les mosquées de Chiang Mai, officiellement pour y rechercher des immigrants illégaux. Des membres de la communauté musulmane locale se plaignent du fait que les descentes de la police sont brutales et sans égard pour la religion. Ce qui est perçu comme du harcèlement commence à susciter des ressentiments de la part des musulmans du nord. “Dans le passé, nous n’avons jamais montré aucun intérêt pour les problèmes du sud, affirme Nitaya Wangpaiboon, un juriste musulman d’origine chinoise connu et respecté à Chiang Mai. Nous pratiquons notre propre version de l’islam, laquelle est très influencée par la culture chinoise. Les gens du sud sont très différents. Mais, maintenant, à cause des actions de la police, nous nous intéressons aux problèmes du sud.”

Récemment, Nitaya Wangpaiboon s’est rendu dans le sud pour s’informer des éventuelles violations des droits de l’homme perpétrées contre des musulmans locaux. Avec l’aggravation de la situation dans le sud islamisé, au moins quarante enfants musulmans du sud ont trouvé refuge à la mosquée Ban Haw, située dans le bazar de Chiang Mai et qui est la plus importante mosquée chinoise installée hors de Chine. Le lien entre les musulmans du nord et ceux du sud – un lien que les autorités thaïlandaises ont cherché à prévenir – est en train, très rapidement, de devenir une réalité, du fait de l’approche choisie par les autorités thaïlandaises pour régler la question de la sécurité dans le sud.

Jusqu’ici, il y a peu de signes d’une radicalisation islamiste parmi les musulmans du nord. A la fin 2001, un de leurs groupes a organisé une manifestation de protestation devant le consulat américain. Cette manifestation coïncidait avec le début de la campagne américaine de bombardements en Afghanistan. Vers la fin de 2003, un jeune musulman, d’origine chinoise, a lancé un cocktail Molotov sur les grilles du consulat. “Beaucoup de musulmans sont en colère, explique Nitaya Wangpaiboon. Ils se sentent sans pouvoir et ils sont mécontents de la manière dont ils sont traités par les autorités.” Si on laisse ce foyer s’infecter, cette colère risque d’étendre les problèmes des musulmans du sud aux montagnes du nord qui sont encore calmes.

Les musulmans du nord du pays : des laissés-pour-compte

Le visiteur de passage au bazar nocturne de Chiang Mai ne peut les manquer : les femmes aux costumes colorés et aux coiffes élaborées et ornées de pièces anciennes sont nombreuses à mendier. Elles appartiennent à la minorité ethnique des Akhas, le groupe le plus pauvre et le moins alphabétisé des sept principaux groupes ethniques du nord de la Thaïlande.

Selon l’Institut de recherche sur les ethnies minoritaires de Chiang Mai, les Akhas sont environ 50 000 en Thaïlande, principalement regroupés dans les collines autour de Chiang Rai. Ces cinquante dernières années, les missionnaires baptistes ont ouvré à la scolarisation des jeunes Akhas mais cela n’a pas suffit à réduire la pauvreté : de nombreuses Akhas travaillent dans l’industrie du sexe à travers le pays.

Les missionnaires musulmans sont arrivés bien plus récemment. Ce n’est qu’en 1980 que Mohammad Ali Tanggoon, un Birman chrétien converti à l’islam, a lancé un programme d’éducation selon les préceptes de l’islam pour les Akhas. Au début des années 1980, il a aidé à l’envoi de quarante garçons et filles dans une école coranique de la province méridionale de Phatthalung. Les autorités thaïlandaises ont empêché la poursuite du programme lorsque l’Organisation de la conférence islamique et la Banque de développement islamique se sont intéressées au projet. “Les enfants ont été renvoyés chez eux et j’ai dû me cacher pendant un temps raconte Mohammad Ali Tanggoon dont le travail missionnaire s’était développé bien avant qu’on ne parle de l’essor d’un militantisme islamique en Asie du Sud-Est lié à Al-Qaida. Mais, déjà à cette époque, les autorités thaïlandaises soupçonnaient que les enfants akha étaient envoyés dans le sud pour y soutenir la guérilla séparatiste.

La plus importante mission musulmane centrée sur les Akhas, installée à Pangsa, dans la province de Chiang Rai, reste à ce jour tolérée par les autorités. Pour combien de temps encore ? La police a récemment interrogé des enseignants dans un village à propos des liens qui existeraient entre la mosquée locale et une école coranique dans le sud. Mais, selon Mohammad Ali Tanggoon, les Akhas n’ont rien pour être de “bons” terroristes. “Ce n’est pas un peuple violent, met-il en avant. Et ils ont peur de la société qui les entoure.”