Selon diverses sources, l’interdiction de toute mention du nom de Jésus aux célébrations publiques et officielles de Noël le 25 décembre à Petaling Jaya, auxquelles doivent assister le roi Syed Sirajuddin et le Premier ministre Abdullah Badawi, a été promulguée afin de « protéger la susceptibilité des musulmans ».
Dans un premier temps, la presse, contrôlée de près ou de loin par le gouvernement, a ignoré l’affaire ; les questions liées à la religion et à l’appartenance ethnique y sont le plus souvent considérées comme trop sensibles pour être ouvertement évoquées. Mais elle a été débordée par une foule de réactions, commentaires et demandes d’explication sur Internet, que ce soit sur des sites particuliers, des journaux types ‘blogs’ ou encore des échanges de courriers électroniques. Ce qui soumis à question, c’était la logique à l’ouvre derrière une telle interdiction ainsi que la réalité d’une Malaisie revendiquée par ses gouvernants comme un modèle « de diversité et de tolérance ». Face à l’intensité de l’activité sur Internet, les grands médias ont bien été obligés de se saisir de la nouvelle.
« En fin de compte, a-t-on pu lire dans un éditorial du principal quotidien proche du parti au pouvoir, il s’avère que tout ceci se résume à : ‘Beaucoup de bruit pour rien’. » Des « rumeurs » tout au plus, ajoutait l’éditorialiste, dans son papier publié le 20 décembre dernier.
Les faits semblent cependant indiquer le contraire. Mais la réponse officielle, ainsi que la position des responsables chrétiens – qui ont finalement abondé dans le sens des grands médias après avoir, dans un premier temps, reproché au gouvernement de chercher à « usurper » le sens de Noël -, fournit une nouvelle illustration de la tendance à oblitérer toute discussion au sujet des différences liées à la religion ou à l’appartenance raciale. Cette affaire offre une nouvelle illustration de la façon dont cette manière de procéder favorise en même temps qu’elle mine l’unité nationale en Malaisie.
L’ancien Premier ministre de la cité-Etat voisine, le Singapourien Lee Kuan Yew, a déclaré un jour qu’il s’estimait heureux de ne pas avoir à présider aux destinées de la Malaisie, tant le défi est grand de satisfaire en même temps les différentes composantes de sa population. D’une certaine manière, c’était là un compliment indirect à la classe dirigeante de Malaisie, ce pays n’ayant pas connu de violences interraciales importantes depuis celles de 1969. Et, selon des sources proches des responsables chrétiens qui ont été associés aux discussions concernant l’interdiction de la mention du nom de Jésus pour ce Noël 2004, c’est certainement dans cet esprit que les instances dirigeantes ont agi.
La demande des autorités n’est pas nouvelle. Selon un responsable d’Eglise qui a souhaité garder l’anonymat, le gouvernement, ces trois dernières années, avait demandé aux Eglises chrétiennes de faire preuve d’une retenue similaire. A chaque fois, les Eglises avaient acquiescé à la requête gouvernementale. « La différence, a précisé ce responsable, c’est que cette année, quelqu’un a décidé de mettre cela sur la place publique. »
Si cela n’avait pas été le cas, il est très improbable que le Dr Rais Yatim, ministre des Arts, de la Culture et du Patrimoine, aurait déclaré : « Officiellement ou officieusement, il n’y a pas d’interdiction. » ou aurait donné une interview pour calmer le jeu, publiée parallèlement à l’éditorial mentionné ci-dessus. Dans cette interview, il lui était demandé : « Les cantiques de Noël seront-ils autorisés ? » et il a répondu : « Pourquoi pas ? . Pourquoi devrions-nous dire non aux chants de Noël ? Il y a bien certaines personnes qui ont essayé de dire que le gouvernement imposait des restrictions et avait promulgué des interdictions. Mais, à ceux-là, je dis : ‘Attendez la célébration de Noël. . Vous parlerez ensuite’. »
Cette réponse n’a pas satisfait tout le monde. Certains soulignent qu’il existe une différence sémantique entre les « cantiques » et les « chants » de Noël, que l’usage du nom de « Jésus », soit le point central qui fait débat, n’a pas été mentionné dans l’interview et enfin que dire qu’il n’y a pas d’interdiction ne rend pas toute la réalité des choses et des intentions du gouvernement : une requête formulée en des termes fermes par les autorités a autant de poids qu’une interdiction édictée en bonne et due forme.
Certains responsables chrétiens affirment que la requête gouvernementale est compréhensible, étant donnée la nature de l’événement. « Le gouvernement ne veut pas que cette célébration devienne un événement religieux ; les autorités veulent rassembler ensemble tous les Malaisiens, elles ne souhaitent pas que certains d’entre eux se sentent ostracisés déclare le pasteur Dr Herman Shastri, du Conseil des Eglises (protestantes), à Kuala Lumpur. Le Rév. Shastri faisait partie de la délégation de responsables chrétiens qui a rencontré les autorités pour préparer la cérémonie de Petaling Jaya. « Nous nous sommes mis d’accord sur le fait d’utiliser des symboles plus neutres, tels que des étoiles et des sapins de Noël, [que des figurines représentant Jésus]. Cette manifestation est un événement social et non une célébration religieuse. Ce dont il est question, c’est de célébrer la joie d’être ensemble, réunis en tant que Malaisiens. La religion n’y tient pas la première place. »
D’autres estiment qu’autoriser la représentation de Jésus aurait créé moins de divisions que n’en favorise son interdiction, même si les musulmans voient en Jésus l’avant-dernier des prophètes et si les chrétiens le vénèrent comme le Fils de Dieu. « Qu’y a-t-il de si sensible à célébrer en public la naissance de Jésus interroge un internaute sur un site d’information en lignes. Si [le gouvernement] est sincère dans son désir de participer à la cérémonie, il doit accepter le fait d’être chrétien pour ce que cela représente et ne pas chercher à manipuler le sens de Noël en interdisant l’usage du mot ‘Jésus’. Agir comme il le fait, c’est faire injure non seulement aux chrétiens mais aussi à l’islam. »
En Malaisie, parmi les non-musulmans, nombreux sont ceux qui ressentent en leur for intérieur la promotion de l’islam faite par le parti au pouvoir, une promotion excessive à leurs yeux. De fait, le dessin et l’architecture de la nouvelle capitale administrative, bâtie à coups de milliards de dollars, sont clairement inspirés de l’islam. Une mosquée surgit comme posée au bord d’une vaste étendue d’eau mais aucune église ou temple indien ou chinois n’apparaît à l’horizon. A de nombreuses manifestations publiques, le « doa une prière à Allah, est dite à haute voix et les non-musulmans sont tenus de dire en silence leurs propres prières ou invocations à caractère religieux.
Les non-musulmans sont plus soucieux encore du renouveau islamique qui se fait jour depuis la fin des années 1970. Le renouveau gagne en ampleur depuis quelques années, en partie du fait de la mondialisation et de la politique étrangère menée par certains pays développés, tenue par de nombreux musulmans comme une guerre contre l’islam. Un autre facteur qui contribue au renouveau islamique est l’affrontement qui existe entre le PAS (Parti Islam Se-Malaysia), parti de l’opposition et tenant d’un islam rigoureux, et l’UMNO (United Malays National Organization), le parti au pouvoir. Afin de s’assurer la faveur du vote musulman, chacun des deux partis a rivalisé dans la défense des valeurs de l’islam. Ce qui est gênant dans ce processus – et le fait n’est pas relevé uniquement chez les non-musulmans – est que les partis instrumentalisent l’islam à des fins politiciennes.
En mars dernier, cependant, la coalition au pouvoir, réputée plus modérée que le PAS, a remporté de façon éclatante les élections législatives (1). Certains partisans du renouveau islamique ont souligné que ce renouveau et le fondamentalisme ne devaient pas devenir synonyme d’intolérance et de non-respect des non-musulmans. Parmi la plupart des musulmans de Malaisie, l’opinion la plus répandue est qu’il doit exister une façon de coexister en paix avec les non-musulmans. A ce jour, d’ailleurs, le système en place a plutôt bien fonctionné. Mais, dans certains milieux, minoritaires, de la communauté musulmane, est apparue une revendication à une affirmation plus forte de leur place dans la société ; à mesure que l’environnement mondial a changé, ces milieux sont devenus plus susceptibles face à ce qu’ils perçoivent comme des mesures vexatoires ou humiliantes prises à l’encontre de l’islam. Selon Hatta Ramli, membre du comité central du PAS, si cette évolution n’est pas prise en compte, les conséquences pourraient être graves.
Selon Hatta Ramli, le gouvernement doit pousser un peu plus en avant sa réflexion à propos de ce que signifie vraiment la tolérance. « Pourquoi des restrictions devraient-elles être imposées aux chrétiens à Noël ? Laissons [les chrétiens] organiser [cet événement] de la façon dont ils le souhaitent et, si [des non-chrétiens] veulent leur rendre visite à cette occasion, ça les regarde. »
Pour Rashid Moten, professeur de sciences politiques à l’Université islamique internationale, à Kuala Lumpur, « un Etat islamique offre la liberté de religion aux non-musulmans ». La Constitution de la Fédération de Malaisie stipule que l’islam est la religion officielle du pays mais reconnaît le droit de professer et de pratiquer d’autres religions. Un droit qui, toutefois, connaît des limites certaines. Les chrétiens, par exemple, se voient refuser la possibilité d’imprimer et de diffuser la Bible dans la langue commune à tout le pays, le bahasa melayu. Rashid Moten ajoute qu’humilier les autres religions afin de protéger les musulmans peut en outre avoir des répercussions sociales importantes : si des groupes sont artificiellement maintenus à l’abri des idées ou des pratiques mises en ouvre par d’autres religions, ils seront moins enclins à les tolérer le jour où, inévitablement, ils viendront à entrer en contact avec elles.
Pour le pasteur Shastri, à l’époque de la mondialisation, les musulmans ont de multiples occasions de se voir exposés aux pratiques religieuses des non-musulmans, que ce soit par le biais des films américains, des informations ou de la mode. De plus, les musulmans ont de bonnes raisons de se montrer soupçonneux vis-à-vis de certaines pratiques chrétiennes, étant donné le prosélytisme pratiqué par certains mouvements chrétiens. Dans ce contexte, le responsable protestant assure qu’il était plutôt heureux de satisfaire à la demande du gouvernement. « Nous ne voulons pas en faire tout un plat parce que [cet événement] va réunir des personnes de cultures et de religions différentes a-t-il déclaré, ajoutant : « Enfin, on ne peut pas dire que nous manquons d’occasions pour dire ce que signifie Noël. »
Parmi les chrétiens protestants, au sein des croyants et des pasteurs de la base, les avis sont nettement plus contrastés au sujet de la demande des autorités. Selon eux, la demande concernant la cérémonie de Petaling Jaya n’est que la partie émergée de l’iceberg. Ils estiment en effet que le gouvernement, avec discrétion mais constance, ne cesse de rabaisser les minorités religieuses et gagne en audace au fil du temps. Récemment, par exemple, les musulmans se sont vus interdire l’accès aux salles de cinéma projetant La Passion, le film de Mel Gibson relatant les dernières heures de la vie du Christ. Et seulement une poignée de salles ont reçu l’autorisation de programmer le film (2).
Pour certains chrétiens, le fait que toute cette controverse à propos de Petaling Jaya et de l’arrangement conclu dans la discrétion entre les autorités et les responsables des Eglises chrétiennes a été mis sur la place publique, ce fait-là représente en soi une victoire pour les non-musulmans et finalement pour la Malaisie toute entière. En Malaisie, affirment ces chrétiens, le gouvernement éloigne du débat public nombre de sujets pourtant chers au cour des habitants du pays, estimant que ces matières sont trop sensibles pour être débattues publiquement. Typiquement, il s’agit des questions de religion, de race et de droits de l’homme. « Ainsi personne ne prend le taureau par les cornes par crainte d’être accusé d’incitation au désordre. Mais plus les gens se taisent, plus leurs droits sont battus en brèche. »
Pour le Rév. Shastri, il est certain que les célébrations du jour de Noël seront menées conformément aux usages en vigueur en Malaisie. Les cantiques de Noël ainsi que des chants chinois et malais seront entonnés, affirme-t-il. Si ce qui s’est passé les années passées peut être un indicateur de ce qui va se passer le 25 décembre, on peut être certain que tous les chants à connotation chrétienne cesseront dès lors que musulman, le roi, fera son apparition. Interrogé à ce sujet le 22 décembre, le ministre Yatim a répondu qu’il ne savait si cela sera effectivement le cas. « Je n’ai pas vu le programme. Les organisateurs feront ce qu’il convient que voie et entende a-t-il répondu.
(1)Voir EDA 393, 394, 404
(2)Voir EDA 395, 402