Eglises d'Asie

L’ESSOR DE GROUPES PROTESTANTS MULTIFORMES EN CHINE

Publié le 18/03/2010




Huaide (province de Jilin) – Kuang Yuexia et son mari, Cai Defu, se considèrent comme de bons chrétiens. Le soir, avant d’aller se coucher, ils lisent la Bible. Lorsque leurs enfants se conduisent mal, ils les reprennent avec calme. Jamais ils ne profèrent de jurons ni ne mentent. Mais, lorsque, l’an passé, Zhang Chengli, un voisin, a commencé à les harceler pour qu’ils quittent leur mouvement religieux clandestin et qu’ils rejoignent le sien, cela leur a fait l’effet d’une épreuve d’une violence diabolique. Le voisin en question n’hésitait pas à escalader le mur de leur jardin, à les poursuivre jusque dans leurs champs ou encore à les réveiller en pleine nuit aux sons d’appels tonitruants, pour les appeler à se convertir avant que Jésus n’arrive pour sa Seconde Venue et ne les envoie en enfer.

Kuang Yuexia, excédée, s’est défendue en jetant à la figure de Zhang Chengli des eaux usagées. Cai Defu en est venu aux poings. Et, pourtant, Zhang Chengli s’est obstiné pen-dant des mois jusqu’à ce que la secte à laquelle appartenait le couple intervienne et mette pour de bon un terme à son prosélytisme : le corps de Zhang Chengli, les yeux, les oreilles et le nez arrachés du visage, a été retrouvé sur le bas-côté d’une route à 480 km de cette bourgade rurale, située dans la province de Jilin. La police a arrêté Cai Defu et plusieurs autres membres de la secte. L’un d’eux est mort en garde-à-vue et ses compagnons de détention ont dit qu’il était mort des mauvais traitements infligés par la police.

L’élévation du bien-être matériel en Chine a laissé de côté les campagnes, qui concentrent les deux tiers de la population. Mais, à côté du marché des biens, il existe un marché en pleine croissance, celui des âmes sur lequel un grand nombre de mouvements religieux et de sectes se livrent une concurrence acharnée. Cette situation ne laisse pas d’inquiéter les autorités, qui ne savent pas, de l’essor des religions ou de leur répression systématique, ce qui fait le plus pour détourner les paysans du Parti communiste.

La faillite de l’idéologie communiste a laissé un vide, et il est en train d’être comblé par la religion. Selon certaines sources occidentales, le pays compte plus de protestants pratiquants que les pays de l’Union européenne réunis. Le bouddhisme est en vogue jusqu’au sein des élites sociales. Nombre d’étudiants des universités de Pékin attendent des heures pour trouver une place sur un banc dans les églises de la capitale lors des cérémonies de Noël. Mais ce sont bien les classes rurales pauvres, le sous-prolétariat rural, qui sont les plus avides de salut. L’économie rurale a crû de manière plutôt lente. La corruption et l’effondrement des systèmes étatiques de santé et d’éducation sont ressentis avec acuité. Cependant, les églises autorisées par le gouvernement fonctionnent principalement dans les villes, où elles peuvent être plus facilement surveillées, et, selon la loi, les prêtres et les pasteurs ne peuvent prêcher qu’à ceux qui viennent à eux. Les autorités n’interdisent pas les activités religieuses dans les campagnes, mais elles rendent le fonctionnement des églises établies si difficiles que beaucoup de ruraux chinois se sont tournés vers des mouvements religieux clandestins, qui parfois virent à la secte.

Les dirigeants de ces sectes, souvent des leaders charismatiques, dénoncent les Eglises autorisées par l’Etat. Ils promettent la guérison dans des régions du pays où l’Etat a pratiquement renoncé à ses responsabilités en matière de santé publique. Ils promettent aussi le salut face à l’apocalypse à venir. Et ils exigent argent, fidélité et un secret complet de la part de leurs fidèles.

Les ‘Serviteurs des Trois Echelons’, une secte protestante désormais interdite qui revendique plusieurs millions de fidèles, a commencé à recruter autour de Huaide et dans les villes du nord-est du pays il y a dix ans environ. Elle a attiré à elle des paysans tels que Yu Xiaping ou sa voisine Kuang, qui fréquentaient auparavant les Eglises autorisées par l’Etat. Son réseau clandestin procurait des aides sociales et un soutien spirituel aux habitants des villages isolés. Mais elle a aussi attiré l’attention de ‘La Lumière d’Orient’, sa principale concurrente dans la région, qui a cherché à convertir Yu, Kuang et bien d’autres encore. Les deux sectes se sont violemment opposées et toutes les deux ont attiré sur elles la répression des forces de police.

Xu Shuangfu, le fondateur des Serviteurs des Trois Echelons, prétendait avoir des pouvoirs divins. Il a été arrêté l’été dernier en compagnie d’une vingtaine d’affidés. Selon la police, Xu Shuangfu est soupçonné par la police d’avoir commandité l’assassinat de plusieurs ennemis, membres de mouvements religieux concurrents du sien. Mais de telles mesures de répression n’empêchent pas la prolifération des Eglises et des sectes, qui justement puisent une légitimité dans cette répression. « Pékin ne peut pas tolérer les groupes religieux qui ne sont pas directement sous son contrôle, explique Susanna Chen, chercheur à Taiwan qui a étudié les sectes rurales. Mais pour chaque groupe réprimé, il y en a deux qui surgissent pour les remplacer. Et les nouveaux sont souvent plus dangereux que ceux qui les ont précédés. »

La ‘Consolation baptiste de Huaide’ est située au cour du grenier à grains de la Chine. Les plants de maïs s’élèvent à 3,50 m. au-dessus des plaines sans arbres qui entourent des combinats industriels rouillés et des villages de briques, s’étirant vers l’est le long de la frontière avec la Corée du Nord. Après la récolte d’automne, les champs sont dénudés, seules quelques feuilles de maïs rappelant ce qui est cultivé là, et tout le pays commence à fonctionner au ralenti, un ralenti qui durera tout le temps d’un hiver long et rigoureux. Mais le calme qui règne en surface masque une agitation spirituelle réelle.

A Huaide, Yu Xiaoping est cultivatrice et complète ses revenus en étant employée dans un commerce. Elle a été élevée dans l’athéisme. Membre du Parti communiste et administrateur d’une école élémentaire, son père désapprouvait la religion, surtout lorsqu’il découvrit que sa propre sour fréquentait l’église. Mais il mourut d’un cancer de l’estomac il y a une dizaine d’années, laissant un petit lopin de terre, une maigre pension et une idéologie moribonde. Après la mort de son père, Yu Xiaoping a trouvé un emploi à temps partiel au marché paysan local. Elle, sa sour et la fille de celle-ci qui était encore bébé dormaient épaule contre épaule avec sa mère sur le kang familial, ce lit surélevé et chauffé que l’on trouve dans les habitations traditionnelles de cette région. Leur maison comportait deux pièces. Elle se sentait toujours à court d’argent et oppressée. Un jour d’hiver, en 1995, sa tante l’invita à assister à des cérémonies à Gongzhuling, localité située à une soixantaine de kilomètres, dans l’église protestante autorisée la plus proche. Sur un coup de tête, Yu Xiaoping accéda à l’offre de sa tante. Dans un bâtiment simple, elle fut surprise de découvrir une assemblée de 700 fidèles, priant et chantant d’une seule voix. Elle revint la semaine suivante, seule cette fois-ci, après avoir pris le bus. Après son troisième voyage, elle était baptisée.

Yu Xiaoping a aujourd’hui 36 ans. Menue, elle se retient de pouffer de rire, les joues écarlates. Elle dit que sa vie trouve son sens dans le dévouement à Dieu. « Jusqu’au jour où j’ai rencontré Dieu, je me sentais comme si j’errais sans but, témoigne-t-elle. Tout à coup j’ai vu clair dans ma tête, libre de toute culpabilité et de tout péché. »

Le village de Huaide n’avait pas d’église. Mais, rapidement, Yu Xiaoping a reçu des invitations de la part de nouveaux amis d’assister à des services privés. Les villageois commentaient la Bible. Parfois un pasteur de passage prononçait un sermon. Plusieurs de ces pasteurs de passage critiquèrent l’Eglise autorisée par le gouvernement qu’avait fréquentée Yu Xiaoping. Ils dénonçaient notamment le fait que les Eglises « officielles » exigent de leurs paroissiens – comme la loi le leur intime – d’être âgés de plus de 18 ans et affirmaient que Dieu veut que les enfants entendent l’Evangile. Yu Xiaoping ne comprenait pas pourquoi l’Etat voulait que les membres des Eglises s’enregistrent auprès des Associations patriotiques, de même qu’elle n’acceptait pas l’obligation faite aux membres du Parti d’abjurer le christianisme. « La religion doit être fondée sur le cour, pas sur des règles de ce type dit-elle.

Un jour un pasteur de passage – Yu Xiaoping dit se le remémorer distinctement en raison de son accent du sud – prononça une critique acerbe contre les Eglises soutenues par l’Etat. Il disait qu’elles mettaient l’accent sur une lecture surannée et littérale de la Bible plutôt que d’interpréter comment les Saintes Ecritures devaient informer le monde d’aujourd’hui. Il l’exhorta à envisager une alternative qui avait, selon lui, rendu vivant l’enseignement de Jésus : ‘Les Serviteurs des Trois Echelons’.

L’appel d’une secte

Selon les autorités, Xu Shuangfu est en fait né sous le nom de Xu Wenkou. Aujourd’hui âgé d’une soixantaine d’années, il peut être considéré comme une sorte d’entrepreneur en religion. Il a fondé les Serviteurs des Trois Echelons à la fin des années 1980 dans la province du Henan et a supervisé la croissance du mouvement en dépit de plusieurs séjours en prison.

La hiérarchie de la secte est fondée sur ce que Xu Shuangfu présente comme le thème de la Trinité, présent dans les Ecritures : les trois serviteurs de Dieu (Moïse, Aaron et Pashur, l’ancêtre d’une famille sacerdotale) dans l’Ancien Testament, et les trois compagnons de Jésus (Marthe, Marie et Lazare) dans le Nouveau Testament. Xu Shuangfu occupe le sommet de son mouvement et affirme que, comme Moïse, il parle avec Dieu.

Le groupe est millénariste. Xu Shuangfu, disent ses fidèles, avait prédit que Jésus reviendrait sur terre et supprimerait les incroyants en 1989, puis une nouvelle fois en 1993. Lorsque cela ne se produisit pas, Xu Shuangfu expliqua que même Dieu s’était mépris sur la durée durant laquelle les descendants d’Abraham demeureraient en Egypte. A ce jour, il n’a pas fixé de nouvelle date pour la seconde venue du Christ.

Bien qu’il ait échoué à prédire l’avenir, Xu Shuangfu est parvenu à s’enraciner profondément dans la vie des adeptes de son mouvement, des paysans pour la plupart. La secte a joué un rôle déterminant dans la vie de Yu Xiaoping, comme le Parti communise, au temps de sa splendeur, lorsqu’il coulait tout le monde dans le moule de la doctrine maoïste et marxiste, avait façonné la vie de son père. Yu Xiaoping rendait compte à un « travailleur » membre des Serviteurs des Trois Echelons, une femme qui se présentait sous le pseudonyme de Xing Zhi (‘Qui Tend Vers le Bonheur’). Xing Zhi organisait les séances de prières, collectait les dons et apprenait à Yu Xiaoping comment s’habiller, manger, à quelle heure se lever le matin. Elle mit également en contact Yu Xiaoping avec un autre de ses jeunes protégés, Zhang Qinghai. Yu Xiaoping et Zhang Qinghai lurent la Bible ensemble, parlèrent de leurs projets et tombèrent amoureux. Six mois après s’être rencontrés, ils étaient mariés. C’était il y a dix ans de cela. « Ce n’était pas une obligation de se marier dans le groupe, explique Yu Xiaoping. Mais Xing Zhi disait que si tu rencontrais quelqu’un que tu aimais et qu’il était aussi du groupe, alors c’était l’idéal. »

Comme Yu Xiaoping, Kuang Yuexia et son mari, Cai Defu, ont connu leur première expérience religieuse au sein d’une église autorisée par l’Etat. Mais parce que l’église était éloignée de leur domicile et qu’ils avaient trois enfants à élever, leurs visites à l’église étaient rares. Puis, en 1995, Cai Defu contracta une tumeur au cerveau. Il subit une opération qui contraignit la famille à emprunter 1 200 euros et dont il sortit avec une capacité à parler diminuée. Les médecins recommandèrent des examens supplémentaires. Mais ils ne pouvaient plus se permettre de nouvelles dépenses médicales et il récupéra chez lui, petit à petit. Les Serviteurs des Trois Echelons envoyèrent un organisateur local, Chen Zhihua, pour lire la Bible et chanter des cantiques auprès de Kuang Yuexia et de son mari alité. Durant la maladie de Cai Defu, des membres du mouvement aidèrent Kuang Yuexia à faire face aux travaux requis par leurs deux hectares de champs de maïs.

Aujourd’hui âgée de 46 ans, Kuang Yuexia se perd dans des soliloques nerveux qui donnent lieu souvent à crises de larmes lorsqu’elle parle de religion. Elle dit que les ‘Serviteurs des Trois Echelons’ sont devenus une force déterminante dans sa vie. « J’aimais les chants et la discipline, se rappela-t-elle. Je me mettais en colère avec les enfants avant qu’ils ne m’apprennent comment changer ma personnalité. J’ai appris qu’il fallait bannir la haine de son esprit. » Elle affirme que les enseignements reçus ont amélioré la santé de son mari. La secte prêche le calme en cas d’épreuve, et Cai Defu a appris à contrôler le flux de son sang à son cerveau, dit-elle, réduisant les risques d’hémorragies en cas de stress. Après un temps de convalescence, son mari a repris les travaux des champs. « Développer notre compréhension de la Bible a donné des résultats qu’une médecine coûteuse ne pouvait pas donner dit Kuang Yuexia.

Il y a quelques années, Yu Xiaoping et Kuang Yuexia ont reçu une convocation à venir assister à un office célébré chez Chen Zhihua, l’organisateur local, et, là, ils ont fait connaissance du « Grand Serviteur » en personne, Xu Shuangfu, venu pour prononcer un sermon. Tout le monde resta muet en sa présence. Kuang Yuexia se souvient mieux de son apparence de ce qu’il a dit. Il avait des joues rondes mais une peau très blanche et un sourire radieux, lui donnant un air mi-chinois mi-occidental. « On aurait dit Jésus dit-elle.

En marge de la société

Depuis la mise en place des réformes économiques, au début des années 1980, la Chine a assoupli les restrictions mises à l’organisation des activités religieuses, en particulier dans les villes. Mais l’obligation d’enregistrement et les tracasseries périodiques limitent la croissance des religions et le nombre des membres du clergé est maintenu artificiellement à un niveau assez bas. Les cinq religions reconnues officiellement (bouddhisme, taoïsme, islam et catholicisme et protestantisme) n’ont ni la possibilité de faire leur promotion, ni celle de croître facilement. L’objectif est, semble-t-il, d’empêcher quelque religion qu’il soit d’acquérir un poids suffisant pour concurrencer le Parti communiste.

A ce jeu, les perdants sont ceux que l’évolution actuelle de la société marginalise et qui ont de fortes attentes dans le domaine spirituel. Parmi eux, on trouve les ouvriers licenciés, les paysans en zone rurale et les populations ‘flottantes’, venues des campagnes pour chercher à s’employer dans les villes. Ils reçoivent peu de secours de la part des Eglises qui ne sont pas autorisées, par la loi, à aller au devant d’eux.

Un mouvement qui s’est infiltré dans la brèche est le Falungong, formation qui fait appel à un syncrétisme mêlant exercices de qigong traditionnels et pratiques de méditation. Ses millions d’adeptes ont opposé une résistance opiniâtre – et pacifique – aux autorités depuis que le gouvernement a décrété l’interdiction de cette organisation, en 1999. Dans les zones rurales du pays, des formations protestantes se forment et se développent, cherchant à capter les mêmes classes déshéritées. « Les sectes fleurissent là où le gouvernement s’est désengagé, explique Kang Xiaoguang, politologue à l’université Qinghua de Pékin. Elles offrent les services sociaux que le gouvernement n’assure plus. Elles procurent aux gens un sentiment d’appartenance. »

Parmi ces formations, on peut citer ‘les Hurleurs’, ‘l’Eglise de l’Esprit’, ‘les Disciples de l’Alliance’, ‘le Soleil blanc’, ‘l’Eglise holistique’ ou bien encore ‘la Section de Ceux qui Pleurent’. Nombre d’entre elles s’apparentent à des mouvements apocalyptiques. Quelques-unes sont farouchement anticommunistes. Les ‘Serviteurs des Trois Echelons’ et la ‘Lumière d’Orient’ sont parmi les plus importantes, chacune revendiquant plusieurs millions d’adeptes.

Leurs spécificités sont peut-être moins importantes que leur profusion. Elles surgissent subitement, exaspérant les autorités avec leur manie du secret, leurs moyens financiers autonomes, leur organisation efficace et, quelquefois, leur volonté d’en découdre en usant de la force. Pour le Parti communiste, ce foisonnement prend des allures, inquiétantes, de réminiscence du passé. Ses responsables se souviennent que l’apparition et le développement de sectes millénaristes sont les signes avant-coureurs des changements dynastiques depuis que les ‘Turbans jaunes’ ont contribué à la chute de la dynastie Han, à la fin du IIe siècle de notre ère. Pas plus tard qu’au XIXe siècle, les révoltes des Taiping et des Boxers avaient affaibli la dynastie des Qing et nourri l’agitation sociale qui a contribué, en fin de compte, à la prise du pouvoir par les communistes. Au début de 2004, le gouvernement a donné l’ordre au service créé pour combattre Falungong, le Bureau 610, d’étendre son action aux mouvements sectaires en milieu rural. « La menace représentée par Falungong a été supplantée par des organisations dans les campagnes qui concurrencent le Parti pour toucher le cour des gens a-t-on pu lire sur une brochure éditée par le Bureau 610. « Certaines sont même le fer de lance d’un mouvement qui cherche à conquérir le pouvoir au détriment du Parti communiste. »

La bataille pour la religion

Le Bureau 610 a placé ‘Lumière d’Orient’ en tête de sa liste. Le groupe a été fondé en 1990 par une femme, nommée Deng, qui déclare être le Christ revenu sur terre. Il recrute principalement au sein des adeptes d’autres groupes religieux et, selon deux personnes qui disent avoir été détenues de force par le groupe, il n’hésite pas à recourir à des moyens tels que l’espionnage, le kidnapping et le lavage de cerveau.

Les autorités ont interdit ‘Lumière d’Orient’ il y a quelques années, mais cela n’a pas empêché son extension, au point que, selon certains experts étrangers, ce groupe forme aujourd’hui l’organisation religieuse clandestine la plus importante du pays.

A Huaide, comme dans d’autres régions du nord-est de la Chine, ‘Lumière d’Orient’ a jeté son dévolu sur la principale force religieuse locale : les ‘Serviteurs des Trois Echelons’. Au début de 2003, ‘Lumière d’Orient’ a fait un petit nombre d’adeptes à Huaide. A ces nouvelles recrues, il a été donné l’ordre de recruter un certain nombre d’autres fidèles, des quotas et un calendrier serré leur étant soumis, avec l’argument suivent : sauver le maximum d’âmes avant que Jésus – ou plus exactement son avatar féminin – ne règle leur compte aux incroyants.

Yu Xiaoping et son mari ont été ainsi approchés par deux anciens membres du mouvement protestant auquel ils appartenaient. Ces deux convertis à ‘Lumière d’Orient’ leur ont remis une bible revue et corrigée, un ouvrage d’un millier de pages, ainsi qu’un livre de cantiques relié de jaune. A de nombreuses reprises, ils sont venus et revenus les visiter, discutant du contenu de ces livres et cherchant à les persuader de se convertir. « Si vous ne dites pas oui à une personne, ils vous en enverront une autre, comme des émissaires du Diable témoigne Yu Xiaoping.

Zhang Chengli, un paysan du coin et un membre de ‘Lumière d’Orient’, avait pris la tête de l’équipe responsable de convertir Kuang Yuexia et Cai Defu. Selon Kuang Yuexia, il les suivait jusque chez eux et dans leurs champs. Son message était clair. « Il nous a dit que si nous rejoignions ‘Lumière d’Orient’, alors Dieu nous protègerait, rapporte Kuang Yuexia. Mais que si nous refusions, nous mourrions. » Une nuit, après minuit, il s’est posté devant leur chambre, un mégaphone à la main, leur hurlant à travers la porte : « Convertissez-vous ou vous mourrez ! rapporte encore Kuang Yuexia. Un autre jour, il a coupé les ailes à un pigeon avant de balancer l’oiseau dans leur potager. Le volatile sautilla dans le jardin jusqu’à ce que Kuang Yuexia l’attrapât et le ramenât dans sa cuisine, pensant que cela pourrait convenir pour faire un repas. Lorsqu’elle l’examina, elle découvrit un mot collé sur l’abdomen du pigeon. Il était écrit : « Ceux qui ne reçoivent pas la lumière mourront. »

Pour se débarrasser de Zhang Chengli, Kuang Yuexia lui déversa les eaux ménagères sur la tête. Cai Defu, ignorant les enseignements reçus de sa propre secte au sujet du calme à garder en toute circonstance, frappa Zhang Chengli et fracassa les roues de sa bicyclette à coups de barre de fer. Lorsque Zhang Chengli s’obstina, ils songèrent à alerter la police, mais ils faisaient eux-mêmes partie d’un groupe protestant clandestin. Et ils pensèrent que c’était moralement répréhensible. « Aussi mauvais était-il, dit Kuang Yuexia, je ne pouvais pas dénoncer un autre protestant à la police. »

Une solution définitive

Les ‘Serviteurs des Trois Echelons’ s’inquiétaient des défections constatées dans leurs rangs au sein de plusieurs provinces du nord-est. Aussi, lorsque Xing Zhi, la coordinatrice de la secte à Huaide, prit connaissance des agissements de Zhang Chenli, elle décida d’agir. Elle dit à Cai Defu de la prévenir la prochaine fois que Zhang Chenli viendrait les relancer, rapporte Kuang Yuexia. Le mari de Yu Xiaoping fut placé en embuscade. Lorsque Zhang Chenli passa sur son vélo, il fut intercepté, ligoté avec du scotch et précipité à l’arrière d’une camionnette blanche, qui fila au loin, selon des habitants du coin qui ont assisté à l’enlèvement.

Les meurtriers mutilèrent le visage de Zhang Chenli avant de se débarrasser du corps – une pratique qui semble être la signature des ‘Serviteurs des Trois Echelons’ et qui a été constatée lors de plusieurs autres affaires d’assassinat. La police a pu identifier le corps uniquement parce qu’elle a retrouvé dans les vêtements de la victime une carte de l’école de son fils, l’école élémentaire de Huaide. La répression allait se mettre en marche.

Lors d’une interpellation nocturne, Yu Xiaoping et son mari, Kuang Yuexia et Cai Defu, Chen, une voisine de ces derniers et membre de la secte, étaient embarqués au siège de la police de la province, à Jilin. Kuang Yuexia était si tendue qu’elle vomit sur la banquette arrière. Une fois libérées, Yu Xiaoping et Kuang Yuexia ont rapporté qu’elles et leurs maris avaient été enchaînés à des chaises en métal et interrogés séparément durant toute la nuit. Au petit matin, les deux femmes se rappellent avoir entendu Mme Chen crier et gémir de douleur.

Lorsque le jour se leva, la police suspendit brusquement ses interrogatoires et libéra Yu Xiaoping et Kuang Yuexia en leur intimant l’ordre de ne parler à personne de leur interpellation. Quelque temps après, les deux femmes apprirent que Mme Chen était morte pendant sa garde à vue. La police a déclaré à la famille de Mme Chen qu’elle avait été terrassée par une « attaque cardiaque subite ».

Près d’une année après avoir été interpellés, leurs maris sont toujours en prison, bien qu’ils n’aient pas été encore inculpés. Xing Zhi, la coordinatrice de la secte sur place, a elle aussi été arrêtée. Le fondateur de la secte, Xu Shuangfu, a été appréhendé cet été après une longue chasse à l’homme. Des groupes de protestants à l’étranger ont mené campagne pour protester contre cette arrestation, la citant en exemple des représailles menées contre les Eglises domestiques. La Sécurité publique a répondu par un communiqué écrit que Xu Shuangfu était inculpé pour avoir commandité plusieurs meurtres et dirigé une « secte illégale ».

Aujourd’hui, Kuang Yuexia vit seule à Huaide. Ses enfants sont partis pour chercher du travail en ville. Elle dit qu’elle vit dans la peur des représailles, de la part de ‘Lumière d’Orient’ aussi bien que de la police. Récemment, elle a repéré deux policiers qui pénétraient dans son jardin, vraisemblablement pour venir reprendre leur interrogatoire. Elle dit qu’elle a eu si peur qu’ils la mettent à nouveau sur la sellette qu’elle se précipita pour ingurgiter devant eux un flacon entier de mort aux rats. Emmenée à l’hôpital, elle a été sauvée après un lavement d’estomac.

Yu Xiaoping vit toujours avec sa mère et sa sour. Un grill à charbon de bois que son mari utilisait pour vendre de la viande grillée dans la rue rouille près de leur porte, plein d’eau de pluie et de boue. La police a confisqué leur Bible. Mais elle continue de prier régulièrement pour que son mari soit relâché. Toute cette violence dans son village conforte simplement sa foi dans Xu Shuangfu. Elle dit que Xu Shuangfu avait toujours prédit que les autorités diaboliques et les sectes démoniaques se disputeraient le pouvoir le jour dit. « C’est exactement ce qui arrive, continue-t-elle, quand la fin du monde approche. »