Eglises d'Asie

PRESENCE MASSIVE ET AMBIVALENTE DES ORGANISATIONS HUMANITAIRES : BONNE VOLONTE ET EFFETS PERVERS

Publié le 18/03/2010




Introduction

Le Cambodge connaît certainement la plus grande concentration d’organismes d’assistance au monde. Pays martyr – il n’est pas une présentation qui ne commence par un rappel du régime Khmer rouge -, le Cambodge occupe une place à part dans l’histoire de l’humanitaire. L’arrivée d’un peuple de morts-vivants à la frontière thaïlandaise en 1979 a profondément marqué les imaginaires. La découverte au début des années 1990 du carnage d’un pays qui a vécu en vase clos pendant près de quinze ans, a déclenché un des plus grand raz-de-marée humanitaire jamais connu. Dix ans après, quel bilan peut-on tirer de la présence au Cambodge de quelque deux cents ONG occidentales ?

« Le Cambodge a survécu à la guerre, il a survécu au régime Khmer rouge, il a survécu à l’embargo et à l’isolement international des années 1980, mais survivra-t-il à l’afflux de l’aide et des organismes humanitaires ? » Cette question provocante d’Eva Mysliwiec, aujourd’hui directrice du Cambodia Development Resource Institute, pointe le problème préoccupant d’un pays qui vit aujourd’hui sous la perfusion de l’aide extérieure. Environ 40 % du budget de l’Etat cambodgien, soit près de 500 millions de dollars, provient de l’aide extérieure. Si l’on considère que ce sont des ministères tels celui de la Défense, sans grand rapport avec la stratégie nationale de réduction de la pauvreté, qui drainent la plus grande part du budget réellement national, on comprend que le développement du Cambodge est en grande partie pris en charge par les pays étrangers. Les ONG apportent grâce à leurs fonds propres presque 50 millions de dollars au pays chaque année, 80 millions si l’on ajoute les fonds publics qu’elles reçoivent (et jusqu’à 120 millions selon certaines sources).

Ces chiffres suscitent une foule de questions. Quel rôle les ONG occidentales jouent-elles dans le développement du pays ? Comment fonctionne cette énorme industrie de l’humanitaire et à quoi ressemble ce réseau de plus de 200 organisations ? Quelles sont les dérives de l’aide ? Quel est l’avenir des ONG occidentales au Cambodge et comment peut-on sortir de cette économie d’ONG en évoluant vers un cadre plus sain où l’Etat, la société civile et le secteur privé prennent peu à peu le relais des organismes d’assistance ?

Ce sont ces quatre grandes interrogations, qui recouvrent tout un champ d’autres questions, qui vont constituer le squelette de ce dossier. Les sources théoriques étant relativement limitées pour ne pas dire inexistantes, l’analyse se fonde principalement sur une observation de terrain de six mois (juillet-décembre 2003) et une cinquantaine d’entretiens auprès d’ONG au Cambodge. Le dossier est ici rédigé à partir de l’ouvrage détaillé qui paraîtra prochainement chez sous le titre : Les ONG occidentales au Cambodge, la réalité derrière le mythe.

I – Un rôle indéniable dans le développement du pays

Si dans la plupart des pays on a un secteur public, une société civile locale et un secteur privé, au Cam-bodge, il serait plus approprié de parler au contraire de quatre secteurs : un secteur public déficient, une société civile naissante, un secteur privé balbutiant et un secteur d’ONG étrangères imposant. La plupart des employés d’ONG rencontrés tiennent le même discours : les ONG, c’est ce qui permet au pays de garder la tête hors de l’eau. Tentons de mieux comprendre ce qu’ils entendent par là.

1.) Une omniprésence des ONG

Le Cambodge est certainement le pays où l’on recense le plus grand nombre d’ONG par habitant (si l’on exclut les catastrophes provoquant pendant une courte durée un afflux d’ONG sur une zone). Presque toutes les grosses ONG occidentales auxquelles on peut songer sont représentées au Cambodge. D’après les quelques documents officiels disponibles sur place, on compterait plus de six cents ONG : deux cents internationales, quatre cents locales. Des sources informelles laissent à penser que ces chiffres, déjà impressionnants, sous-estiment encore la réalité.

Les ONG interviennent à tous les niveaux et dans tous les domaines (médecine, droits de l’homme, développement rural, crédit bancaire, éducation, environnement, urbanisme, art et culture, justice, etc.). Si certaines régions demeurent oubliées de l’aide (notamment les régions montagneuses du Nord, à Préah Vihéar, par exemple), dans la capitale, en revanche, la présence des ONG est palpable au quotidien.

Lorsqu’on cherche à faire le bilan de l’aide, on a tendance à ne regarder que les projets mis en ouvre par les ONG, mais celles-ci interviennent aussi de façon indirecte. Implantées au cour du pays, elles emploient de nombreux Cambodgiens et travaillent en partenariat avec les autorités et organismes locaux. Elles s’insèrent dans le paysage local et l’influencent indirectement : elles représentent un débouché pour les fournisseurs locaux, un employeur idéal pour bien des Cambodgiens, un formateur, une vitrine et un modèle en terme de gestion, d’organisation, de conditions de travail et de bonnes pratiques (la plupart du temps) qui sont ensuite véhiculées vers d’autres sphères de la société. Par l’édition de travaux de recherche, la participation à différents séminaires et débats, elles jouent le rôle d’« agitateurs » auprès de la communauté internationale et du gouvernement cambodgien. Les ONG sont donc aussi présentes, au Cambodge, là où on ne les attend pas nécessairement. Il leur arrive même d’intervenir dans des sphères a priori sans rapport avec leur mission d’aide au développement : sphère religieuse, politique, sphère du « business 

Pourquoi, vingt-cinq ans après la chute du régime Khmer rouge, les ONG étrangères sont-elles toujours aussi nombreuses et influentes au Cambodge ?

2.) Historique et explication du phénomène

En prenant le pouvoir en 1975 et en chassant Lon Nol (qu’ils considèrent comme un pantin aux mains des Américains), les Khmers rouges entendent faire table rase du passé. La révolution communiste mise en place par la clique de Pol Pot en 1975 souhaite parvenir à l’autarcie du pays. Les frontières sont fermées, les échanges monétaires supprimés et les services postaux interrompus. Le pays se retrouve verrouillé. Les intellectuels et contestataires sont exécutés et le Cambodge est transformé en une immense coopérative agraire maoïste, sans écoles, sans hôpitaux, sans villes ni entreprises. Il s’agit d’une des plus brutales et radicales restructurations qu’un régime ait jamais tentée. Toute la population est embrigadée comme une armée pour le travail des champs. Les habitants des villes sont forcés de gagner les campagnes, où ils deviennent de véritables esclaves. Les familles sont séparées et on apprend aux enfants à dénoncer leurs parents s’ils désobéissent au régime. Les Cambodgiens connaissent bien cette métaphore : « Le régime a autant d’yeux qu’un ananas ; il voit tout et punit les complices des capitalistes On estime à près de deux millions le nombre de Cambodgiens qui ont péri pendant cette période.

Le gouvernement nationaliste de Phnom Penh déclenche une série d’incursions au Vietnam. Le 25 décembre 1978, les troupes vietnamiennes envahissent le pays. Le Vietnam renverse le régime de Pol Pot et installe le régime de la République populaire du Kampuchéa le 7 janvier 1979. Le pays, déjà sur les genoux, s’enfonce encore davantage dans la misère. Au milieu de l’année 1979, il est au bord de la famine. Des centaines de milliers de Cambodgiens, poussés par la faim, fuient vers la Thaïlande pour y chercher refuge.

Les Nations Unies refusent de prendre en compte l’occupation vietnamienne et la formation d’un nouveau gouvernement. Ce sont d’abord les Khmers rouges, puis une coalition formée des composantes de la lutte anti-vietnamienne (dont les Khmers rouges), qui siègent à l’ONU. Un embargo est décrété dès 1979 sur le Cambodge occupé. Les ONG internationales se retrouvent face à un dilemme : aider les réfugiés à la frontière thaïlandaise ou aider les Cambodgiens restés au pays ? Le choix est politique. Une très large majorité choisit d’aider dans les camps de réfugiés thaïlandais.

Au tout début des années 1990, lorsque le Cambodge ouvre ses frontières et que la communauté internationale découvre le carnage, elle est en état de choc. Le sentiment de culpabilité de n’avoir rien vu (ou, pire, de n’avoir rien voulu voir) et le tapage médiatique autour de ce drame historique débouchent sur une sorte de cohue humanitaire. Les ONG agglutinées à la frontière thaïlandaise suivent le flux des réfugiés qui retournent au pays et tentent de passer d’une aide d’urgence à une aide de développement. Cet afflux soudain et désordonné est encore responsable aujourd’hui de la relative anarchie qui règne dans le milieu des ONG. L’argent distribué, à l’époque sans compter, par les bailleurs de fonds encourage le mouvement. Ceux qui ont vécu cette période des « ONG reines accompagnées de la présence massive des casques bleus de l’ONU (pour assurer une gouvernance provisoire jusqu’au élections de 1993), ne sont pas prêts de l’oublier. « En 1993, c’était le Far West ici ! se souvient Sébastien Drans, ancien journaliste du quotidien Cambodge Soir.

Mais pourquoi plus de dix ans après ces élections démocratiques, les ONG n’ont-elles pas quitté le pays ?

Cela tient tout d’abord à l’attitude du gouvernement cambodgien qui absorbe l’aide comme une véritable éponge. Peu regardant, il accueille volontiers les organismes d’assistance. Contrairement au contrôle strict qui peut exister en Birmanie ou même au Vietnam, l’Etat « fantôme » du Cambodge est complètement perméable. « Etat fantôme, pas si sûr, ou alors il a les mains qui sortent du drap ! rectifie avec humour Nathalie Schnuriger, responsable de l’ancienne plate-forme France-Pays du Mékong.

Cela tient aussi à la situation spécifique créée par le génocide. Lors de guerres, de catastrophes naturelles, les ONG affluent mais elles repartent rapidement après avoir passé le relais à la population locale. Ce n’est pas le cas au Cambodge, tout simplement parce que ce n’est pas possible. Dans un pays où il ne reste plus rien, même plus d’élite intellectuelle pour penser à un développement national, on comprend que toute l’aide vienne de l’extérieur et que, plusieurs dizaines d’années après le drame, le pays se trouve encore sous perfusion.

3.) Trois exemples représentatifs

Il est très difficile de dresser un bilan global du rôle des ONG occidentales au Cambodge : peu de chiffres fiables, organes de mise en commun d’information encore balbutiants, opacité générale de ce milieu. Avancer directement une conclusion s’appliquant à tous les domaines relève d’ailleurs de la gageure. Nous avons donc décidé de nous fonder sur une recherche de terrain et sur trois secteurs clés de l’aide, choisis avec précaution pour la pertinence et l’étendue des problématiques qu’ils soulèvent.

Le secteur médical et l’exemple de la lutte contre le sida :

Le bilan de santé du Cambodge est inquiétant. Les structures de soin sont trop précaires pour répondre aux nombreuses maladies présentes dans le pays : paludisme, dengue, tuberculose, hépatites B et C, MST, etc. Les soins coûtent trop chers et les plus pauvres, c’est-à-dire la majorité de la population, ont recours à la médecine traditionnelle à base de plantes et de formules magiques. A côté du fléau des mines antipersonnel (en amélioration) et de celui des troubles mentaux (dus aux atrocités vécues pendant le génocide), c’est le problème du sida qui s’avère le plus préoccupant dans le pays. « Le sida tue un Cambodgien toutes les 30 minutes annonce France-Presse en novembre 2001. Prostitution, tourisme sexuel, usage du préservatif non encore généralisé au sein du couple, échanges de seringues, etc., les causes de la maladie, en pleine croissance depuis le passage des casques bleus de l’ONU au début des années 1990, sont nombreuses. Le gouvernement a érigé le sida en priorité nationale en 2001, mais dans les faits, les hôpitaux publics n’ont que très peu d’espoirs de soins à apporter aux patients, pour qui un traitement par ARV (anti-rétroviraux) reste financièrement inabordable.

Les ONG occidentales jouent un très grand rôle dans la lutte contre le sida tant au niveau de la prévention que des soins. Elles font aussi un important travail de « lobbying » pour faire bouger le gouvernement cambodgien, pour sensibiliser les pays donateurs et les bailleurs de fonds qui n’honorent pas leurs promesses, pour fustiger le comportement des grands groupes pharmaceutiques s’accrochant à une logique commerciale de rentabilité difficilement compatible avec les besoins des plus pauvres.

Penchons-nous sur deux exemples intéressants :

L’ONG Médecins Sans Frontières (MSF) soigne le sida par trithérapies depuis juillet 2001 à l’hôpital Norodom Sihanouk de Phnom Penh. En Thaïlande, le relais politique local a suivi. Au Cambodge, l’ONG se sent encore bien seule. Catherine Quillet, chef de mission de MSF Cambodge, ose poser les questions pertinentes : « Qu’est-ce que cela signifie de dire que le sida est priorité nationale quand le budget santé n’arrive pas à la cheville du budget défense ? » L’entrée du Cambodge à l’OMC (Organisation mondiale du commerce) va aussi modifier dans le futur les conditions d’accès aux médicaments génériques à faible prix. A MSF, on ne baisse pas les bras. L’ONG cherche à élargir la population des bénéficiaires en ouvrant notamment un second centre en province pour désengorger l’hôpital Sihanouk et en débutant des traitements pour enfants. Elle envisage également un soutien à des structures privées pour faire en sorte que les hôpitaux publics ne se consacrent plus qu’aux malades sans moyens financiers. Elle continue à faire pression sur le gouvernement cambodgien (notamment en animant des débats de groupes de malades), sur les grands laboratoires et sur les pays occidentaux.

L’ONG Friends d’aide aux enfants des rues, dirigée par le Français Sébastien Marot qui est en train de passer le relais à une équipe cambodgienne, est très active en terme de prévention contre le sida. Dans un « condom café » tenu par les enfants des rues, on peut venir se renseigner discrètement sur les maladies sexuellement transmissibles. Des pièces de théâtre de sensibilisation sont montées et tournent en province. Des jeux de société, des concours de dessins et des bandes dessinées diffusent de l’information sur la maladie. L’ONG reste pragmatique et préfère distribuer seringues neuves et eau stérile pour une injection propre de drogue plutôt que de fermer les yeux sur le problème.

Actuellement, au Cambodge, on compte donc moins d’une dizaine d’ONG capables de traiter la maladie, une cinquantaine qui peuvent encadrer le malade, soigner les maladies opportunistes et une centaine qui ont des programmes de prévention. Les ONG comblent un vide préoccupant laissé par le service public. Elles tiennent un rôle de premier plan dans la lutte contre la pandémie.

Le secteur bancaire et l’exemple du micro-crédit

Sous les Khmers rouges, la monnaie et les banques sont interdites. On comprend que seul un miracle aurait permis le passage d’un système de troc primitif à un paysage bancaire semblable à celui des riches pays occidentaux en si peu de temps. Il n’est donc pas surprenant de se trouver aujourd’hui face à un système bancaire fragile et peu structuré. Sur les vingt-quatre provinces qui composent le Cambodge, quinze n’ont pas de succursales de banques commerciales. 90 % de la population n’a pas accès aux prêts classiques et a donc recours à des usuriers pratiquant des taux d’intérêt très élevés. Dans ce contexte, le micro-crédit, qui consiste à fournir des prêts à court terme à des personnes pauvres pour lancer une activité créatrice de revenus, est une réelle aubaine. Il a surtout le mérite d’éviter le piège si courant de l’assistanat puisque le but est de donner les moyens aux plus pauvres de sortir eux-mêmes de la spirale de la misère.

Là encore, tous les projets émanent des ONG occidentales. Il existe aujourd’hui une offre à deux vitesses : d’un côté des ONG spécialisées dans le micro-crédit qui montent des caisses autosuffisantes gérées de façon stricte et susceptibles de se transformer en banques à vocation sociale, de l’autres des ONG plus généralistes qui offrent de temps à autres des prêts aux bénéficiaires mais sans poser de sanctions en cas de non-remboursement. Une meilleure répartition des tâches semble nécessaire pour relever tous les défis auxquels les ONG sont confrontées : manque de transparence sur l’identité des emprunteurs, difficultés de communication avec les provinces les plus reculées, etc. Les ONG non spécialistes, plutôt que de s’obstiner à offrir une aide peu professionnelle, pourraient recentrer leur travail sur l’accompagnement de l’emprunteur : le guider vers un Institut de micro-finance (IMF) certifié, lui fournir une formation technique et une aide sociale parallèlement à son emprunt. Les IMF pourraient fonctionner grâce aux remboursements des prêts et toucher de plus en plus de bénéficiaires sans réinjections permanentes par les bailleurs de fonds.

Le GRET (Groupe de recherche et d’échanges technologiques), à la fois bureau d’étude et ONG, a accompli au Cambodge un travail remarquable. Le projet occidental a donné naissance à une société commerciale cambodgienne en 2000 : (Ennatien Moulethan Tchonnebat), le plus important Institut de micro-finance du pays en terme de clientèle. Ce projet a également participé à l’émergence d’un certain cadre juridique et d’un débat à l’échelle nationale. A côté de certains projets phares, gravitent des petites structures plus artisanales, comme Agir Pour le Cambodge par exemple, dont l’apport dans certaines régions isolées est loin d’être négligeable.

Le secteur de l’éducation et l’exemple de la formation professionnelle

Dans un pays comme le Cambodge qui a subi un génocide, le développement repose tout entier sur les épaules de la nouvelle génération. Sous Pol Pot, la classe intellectuelle a été décimée. « Le stylo c’est la houe, l’université c’est la rizière scandait la propagande. Tout est à reconstruire.

Aujourd’hui, l’éducation nationale est pourtant dans un piètre état. On peut, certes, se féliciter de voir la plupart des enfants scolarisés, mais ensuite on ne peut que se désoler devant un système éducatif où il faut acheter son passage en classe supérieure et ses examens, où l’enseignement reste de faible niveau. D’après le rapport 2003 du PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement), 35 % de la population ne sait ni lire ni écrire. La condition des professeurs est déplorable (salaire de 30 dollars par mois) et la part du budget de l’Etat consacrée à l’éducation nationale reste très faible.

Aujourd’hui, la formation professionnelle semble indispensable pour donner aux jeunes générations l’apprentissage de base de quelques métiers. Les ONG se substituent encore une fois totalement aux pouvoirs publics pour offrir quelques formations, inexistantes sinon.

Citons ici quelques projets originaux et d’une grande utilité pour le pays.

Les ONG Agir Pour le Cambodge et Pour un Sourire d’Enfant ont ouvert tout récemment des écoles hôtelières pour répondre au développement important de l’industrie touristique au Cambodge. Dans le même état d’esprit, certaines ONG forment des orphelins et enfants défavorisés aux arts populaires. Le Cambodge, pendant le régime de Pol Pot puis l’occupation vietnamienne, a perdu toutes ses traditions : chants, danses, théâtre, etc. Ces ONG voient, dans ces formations artistiques, un moyen de donner du travail à des jeunes et surtout une façon pour une génération perdue de retrouver ses racines et ses valeurs. L’ONG Krousar Thmey forme ses jeunes au théâtre d’ombres, à la musique et à la danse traditionnelles. A travers certains contes, les enfants diffusent également des idées civiques telles que la solidarité, le respect des anciens et même la prévention du sida. L’ONG Enfants d’Asie Aspeca (EAA) a de son côté ouvert en 2000 un Conservatoire des Arts et des Traditions populaires à Siem Reap (près des temples d’Angkor).

Pour intéressantes que soient ces initiatives, on peut cependant être choqué par le fait que même dans le domaine de la culture et du patrimoine national, ce sont des ONG étrangères qui interviennent. Ces exemples donnent une idée claire de l’état de perfusion dans lequel se trouve le Cambodge. Le défi pour les ONG occidentales de formation professionnelle, c’est d’impliquer le gouvernement cambodgien et de s’insérer dans le cursus éducatif national sans venir créer un enseignement parallèle plaqué de l’extérieur.

Dans ces trois exemples, lutte contre le sida, micro-crédit et formation professionnelle, le constat est chaque fois le même : à part le travail des ONG occidentales, rien n’est fait ou presque. Il ne s’agit pas de conclure à la hâte que, sans les ONG, rien ne serait fait car il est possible que cette omniprésence de l’aide internationale n’encourage pas les autorités locales à prendre le relais et à définir leurs propres politiques de lutte contre la pauvreté. Cependant, même en partant sur le terrain avec un esprit très critique, comme c’était mon cas lors de cette étude, on ne peut qu’être admiratif devant l’étendue du travail accompli par les ONG internationales.

Le réseau est ensuite inégal, certaines ONG sont très professionnelles, d’autres plus artisanales. Certaines sont gérées avec une grande efficacité, d’autres font preuve de beaucoup moins de transparence. Les philosophies de départ, les types de financements, les sortes de projets soutenus, les structures des organisations, etc., tout cela diffère énormément d’une ONG à l’autre. Sonder ce réseau complexe, c’est ce que nous allons tenter à présent.

II – Un réseau hétéroclite et complexe à sonder

1.) Une communauté très hétérogène

Il apparaît difficile d’établir une classification des quelque deux cents ONG occidentales présentes au Cambodge puisque les critères entrant en ligne de compte sont aussi divers que nombreux.

La première chose qui surprend lorsqu’on essaie d’avoir une vue globale de la communauté, c’est la différence de tailles des structures. On trouve d’énormes ONG très professionnelles à côté de petites structures artisanales. Quelques « mastodontes de l’humanitaire » dominent le réseau : World Vision, Save The Children, CARE, etc. Ce sont des ONG anglo-saxonnes ou internationales, avec d’énormes budgets (8 millions de dollars annuels au Cambodge pour World Vision), venant souvent de la coopération américaine ou australienne (USAID et AusAID). Beaucoup sont confessionnelles (surtout fondamentalistes américaines) et sont représentées dans de nombreux pays en voie de développement. A l’opposé, on trouve des petites structures associatives qui fonctionnent par l’aide de bénévoles et cantonnent leur aide soit au Cambodge, soit à un champ très précis de l’humanitaire.

On remarque aussi la présence de différentes nationalités. Il existe d’abord une série d’ONG sans nationalité, réellement internationales. Les fonds sont récoltés dans tous les pays développés et redistribués dans tous les pays en voie de développement, les employés sont de nationalités diverses. Parfois même, les sièges sont disséminés partout dans le monde : World Vision en possède par exemple cinq différents. Certaines ONG telles que Save the Children, CARE ou Oxfam sont en fait des consortiums regroupant des ONG de différents pays. Ensuite, les ONG anglo-saxonnes, souvent proches des milieux chrétiens fondamentalistes, sont très puissantes au Cambodge où elles arrivent avec de gros budgets. Les ONG françaises sont nombreuses dans le domaine de la santé (Handicap International, Médecins du Monde), ainsi que dans le domaine de l’enfance (Pour un Sourire d’Enfant, Enfants d’Asie Aspeca). Il existe en effet un lien spécifique entre la France et l’ancienne Indochine. J’ai assisté, à Phnom Penh, à l’anniversaire des cinquante ans de l’indépendance du pays (1953-2003), qui a donné l’occasion de rappeler les liens entre la France et son ancien protectorat. J’ai remarqué durant mon étude un fossé assez impressionnant entre le monde des ONG anglo-saxonnes et celui des ONG françaises. Les ONG anglo-saxonnes se plaignent souvent du fait que les organisations françaises forment un microcosme qui ne cherche pas à s’intégrer au reste du réseau. On mentionne aussi souvent une conception différente de l’humanitaire. On oppose volontiers un humanitaire à la française, « léger, contestataire, indépendant et non gouvernemental à un humanitaire à l’anglo-saxonne plus imposant, via de grosses structures professionnelles, plus lié aux fonds publics, et plus docile aussi. On remarque enfin une présence japonaise importante, ce pays cherchant en effet à asseoir sa position dans la région. Les autres nationalités se font plus discrètes : quelques ONG originaires des pays scandinaves, d’Allemagne ou d’Italie mais aucune, à ma connaissance, venant d’Espagne ou de Singapour.

Les formes de l’aide diffèrent également. On trouve encore quelques ONG dites « d’urgence » reconverties dans une aide sur le plus long terme. Mais la majorité des ONG internationales présentes au Cambodge sont des ONG de développement, qui viennent dans le pays pour mettre en place des projets et des programmes d’aide. Il existe également des ONG d’« advocacy » ou de « lobbying » qui mobilisent la communauté internationale ou le gouvernement local sur des thèmes de société : lutte anti-corruption, lutte contre le sida, combat pour la démocratie et les droits de l’homme, etc. On relève ensuite toute une série d’organisations qui ne mettent pas en place de projets au Cambodge mais interviennent de façon différente au niveau de l’aide : ONG de placement de volontaires (comme la Guilde européenne du raid), ONG de coordination (comme le CCC : Comité de coopération pour le Cambodge), ONG-bailleurs de fonds. Ces dernières se distinguent des bailleurs de fonds traditionnels en ce qu’elles sont présentes sur le terrain et accompagnent davantage les projets. La tendance étant de plus en plus à ce qu’on appelle, dans le jargon anglo-saxon, de l’aide aux « community-based projects c’est-à-dire le soutien à des projets conçus et mis en place par les communautés villageoises locales, ces ONG-bailleurs de fonds sont amenées à se développer.

Enfin, on remarque des philosophies différentes tant à l’origine de l’aide que dans sa mise en place. Pour établir une dichotomie un peu grossière, on pourrait classer d’un côté des ONG historiques, professionnelles, déjà présentes dans d’autres régions du monde, qui décident d’étendre leur aide au Cambodge ou d’y revenir suite à son histoire tragique, et de l’autre côté des ONG plus petites, que des fondateurs souvent charismatiques ont créées spécialement pour répondre à cette crise cambodgienne. Dans ce dernier cas, c’est le choc émotionnel de la rencontre du Cambodge qui est à l’origine du développement des programmes.

Si les motivations à l’origine de l’aide sont différentes, la façon de travailler une fois sur place l’est également. Quelques questions clés, permettent de dégager de grandes tendances.

Faut-il privilégier la quantité ou la qualité ? Avec une somme donnée, on peut toujours choisir entre aider un peu tout le monde ou beaucoup peu de personnes. Toutes les ONG n’adoptent pas la même stratégie.

Faut-il choisir une intégration verticale ou horizontale ? Certaines ONG font le choix de se concentrer sur une zone et de mettre en place une aide verticale qui touche pour ainsi dire tous les domaines. De nombreux projets d’ONG anglo-saxonnes sur des zones rurales pauvres font partie de cette catégorie. D’autres ONG font au contraire le choix d’une aide spécialisée dans un domaine mais étendue à l’ensemble du pays ou presque. EAA, dans le domaine de l’aide à l’enfance, intervient dans tous les orphelinats d’Etat du pays. MSF, avant de se concentrer sur le projet sida à Phnom Penh et Siem Reap, est intervenue dans de nombreux hôpitaux publics du pays.

Faut-il miser sur une insertion dans le tissu local ou sur une aide sous forme de « kit » importé de l’extérieur ? Certaines ONG se donnent comme priorité d’intervenir dans les structures publiques. Elles justifient aisément ce choix : si l’on veut que le Cambodge se développe, il ne faut pas contourner l’Etat mais travailler en coopération avec lui. Ce choix n’est pourtant pas toujours facile à assumer étant donné les très faibles moyens et la corruption au sein de l’appareil étatique. D’autres ONG, au contraire, montent leurs projets parallèlement à la structure étatique. La logique d’une aide efficace et immédiatement opérationnelle plaquée de l’extérieur peut permettre de combler rapidement des besoins urgents. En revanche, sur le long terme, le choix d’une insertion locale s’avère plus utile même si le travail est lent et compliqué.

Enfin, un débat oppose souvent professionnalisation et vocation au sein de l’aide humanitaire.

On pourrait finalement classer les ONG selon leurs sources de financement. Certaines fonctionnent majoritairement sur fonds publics (notamment les grosses ONG anglo-saxonnes), d’autres sur fonds privés (ONG françaises d’aide à l’enfance qui s’appuient sur le système de parrainage d’enfant, ONG religieuses soutenues par une Eglise ou une secte).

2.) Coopération ou compétition ?

J’ai été surprise de découvrir au cours de mes recherches sur le terrain que les ONG occidentales au Cambodge se connaissaient finalement assez peu. Chaque organisation est en contact en général avec quatre ou cinq autres structures, souvent de sa nationalité et travaillant dans le même domaine qu’elle, mais sa connaissance des autres membres du réseau s’avère très vague. « Chaque ONG pose ses valises dans son coin et ne cherche pas à voir ce qui se fait ailleurs résume le coordinateur général de Médecins Du Monde au Cambodge. Si on ne peut pourtant pas parler de concurrence entre missions de terrain, il s’agit davantage d’indifférence ou de méconnaissance, faute de temps, d’intérêt et d’organes compétents de lien.

Une certaine volonté de concertation commence tout de même à poindre. Les missions de terrain se rendent compte qu’elles peuvent profiter des expériences et recherches de leurs collègues pour améliorer leurs services. La coopération inter-ONG peut prendre différentes formes. Les plus grosses ONG prennent l’habitude de partager leur savoir-faire en publiant leurs travaux de recherche et en les distribuant gratuitement aux organisations concernées. Il existe ensuite deux organes rassemblant la plupart des acteurs du réseau de l’aide au Cambodge : le CCC (Comité de coopération pour le Cambodge) et le NGO Forum, sorte de « syndicat des ONG ». Sous ces deux grands organes généralistes, on trouve des groupements d’ONG par thème. MEDICAM, par exemple, créé en 1989, rassemble une centaine d’ONG médicales ; il coordonne et diffuse l’information concernant la santé au Cambodge. Sous ces groupements officiels, il existe des rencontres informelles entre ONG de même nationalité, de même compétence ou de même croyance religieuse.

Ces organes de coopération sont-ils réellement utiles et efficaces ? Je me suis introduite discrètement à la réunion annuelle du NGO Forum pour me faire ma propre opinion. Peu d’Occidentaux étaient présents. Les Cambodgiens, quant à eux, ne semblaient pas bien comprendre ce qu’on attendait d’eux dans les petits groupes de discussion formés. Au moment de la restitution des réflexions de chaque groupe de travail, j’ai eu comme l’impression que des étrangers tentaient de greffer un mode de fonctionnement occidental sur une communauté cambodgienne et que la greffe ne prenait pas, que l’assistance faisait finalement semblant de discuter pour faire plaisir aux étrangers mais qu’en réalité elle ne comprenait pas bien ce qu’elle faisait là. La volonté de coopération n’est pas à remettre en cause, simplement il s’agit de tâtonner pour trouver la meilleure façon d’échanger. Il reste encore beaucoup de chemin à parcourir. A côté des organes de coopération cités, on peut penser que ce serait également le rôle du gouvernement que de définir les priorités de l’aide en accord avec sa politique, de rassembler les informations sur les projets des ONG pour dresser une carte précise de l’aide et faire apparaître les manques.

Si, sur le terrain, les ONG tentent souvent de travailler en commun, on peut en revanche parler d’une compétition au niveau des sièges, surtout en ce qui concerne la levée de fonds. Le donateur, qu’il soit public ou privé, devient l’équivalent du client de l’entreprise privée. Il faut lui « vendre » les projets de sa propre ONG avant que d’autres organisations fassent appel à sa générosité. Cette concurrence s’avère assez choquante mais elle permet également un certain assainissement du secteur de l’aide. Si, pour chaque thème (enfance, santé, etc.), il n’existait qu’un unique consortium à l’échelle mondiale concentrant tous les fonds, l’humanitaire échapperait à tout contrôle et on aboutirait nécessairement à des abus.

Ces abus existent d’ailleurs malgré les contrôles. Intéressons-nous ainsi à présent aux principales dérives de l’aide humanitaire observées sur le terrain.

III – Les dérives inquiétantes de l’aide des ONG

1.) Une conduite pas toujours exemplaire

Les organismes d’assistance ne possèdent pas le monopole des problèmes de détournement de fonds, de corruption ou de mours. Mais ce secteur étant moins contrôlé et plus informel que celui des entreprises privées par exemple, les dérives y semblent plus courantes. Elles apparaissent surtout plus choquantes, car on part souvent du présupposé que les travailleurs de l’humanitaire sont des personnes altruistes et désintéressées. Cela est en partie vrai mais tout le monde n’est pas admirable dans ce milieu. La vision d’un expatrié de l’humanitaire dans un bar à prostituées n’a rien d’exceptionnel au Cambodge. Certaines histoires, rares heureusement, sont même plus sinistres. La plupart du temps camouflées, elles ne remontent aux oreilles que d’un petit nombre de personnes. Pour avoir travaillé comme bénévole en 2001 au sein de l’ONG Enfants d’Asie Aspeca, je peux citer l’exemple de l’ancien directeur de programme de l’ONG, actuellement en procès pour abus sur mineures. Je tiens à souligner qu’il s’agit d’une affaire encore en cours et que je n’ai moi-même pas toutes les informations pour émettre un jugement sur cette affaire. Cette ONG a au moins le mérite de régulariser sa situation de façon transparente via la justice. Depuis certains scandales retentissants comme celui de , on est passé de la naïveté à la méfiance extrême quant au secteur de l’aide, les deux attitudes m’apparaissant aussi exagérées l’une que l’autre. Thierry Pech, un des auteurs de Multinationales du Cour : la politique des ONG, montre que le choc qu’il nomme « réputationnel » est beaucoup plus radical sur une ONG que sur une entreprise : « L’ONG tombe, l’entreprise peut résister C’est donc avec beaucoup de prudence qu’il faut se lancer dans certaines dénonciations, pourtant nécessaires.

2.) Dérives vers le business

Il existe tout d’abord toute une catégorie de structures qui sont des entreprises camouflées en ONG. Les entreprises privées sont de vraies vaches à lait au Cambodge (taxes officielles doublées de pots-de-vin). Une des méthodes couramment utilisées pour s’en sortir, c’est le déguisement en ONG qui permet de ne pas payer de taxes et de recevoir de l’argent de bailleurs de fonds. Les façons de faire sont très diverses : employer quelques handicapés et prétendre qu’on fait de la réinsertion sociale, exploiter une main-d’ouvre de femmes battues en se disant ONG de lutte contre la violence domestique, etc. Certaines organisations vont jusqu’à vivre des exemptions de taxes que le statut d’ONG accorde, en important des produits sans taxe, revendus deux fois plus cher ensuite. Ce type de fraude concerne surtout les ONG locales. Au sein des ONG internationales, les dérives sont plus minimes.

On peut signaler ensuite l’existence d’organisations hybrides : entreprises sociales ou ONG rentables. Ces organisations appartiennent à une sorte de zone grise entre le monde de l’humanitaire et celui des affaires. Contrairement aux cas cités dans la partie précédente, elles s’assument comme telles et ne cherchent pas spécialement à camoufler leurs activités commerciales. Elles font un travail utile pour le pays. C’est donc avec nuances qu’il faut les analyser. Prenons l’exemple de DTW (Development Technology Workshop). Cette ONG-entreprise produit localement du matériel bon marché à partir de commandes d’ONG. Elle a commencé par travailler sur une machine de débroussaillage en vue du déminage, puis sur des tenues de protection de déminage, pour Handicap International notamment. Elle s’est ensuite attelée à la création et à la production de cannes pour aveugles pour l’ONG locale ABC (Association of Blindness in Cambodia), de fauteuils roulants pour Veterans International. Son dernier projet en date : la mise sur le marché d’une machine à écrire en braille. Qu’est-ce qui fait de cette structure une entreprise ? Elle est gérée comme telle : fabrication d’un produit, relation avec des fournisseurs, des clients, élaboration d’un plan marketing et financier. Elle tire un revenu de son activité. Elle se place sur le marché aux côtés de compétiteurs du secteur privé. Qu’est-ce qui en fait une ONG ? Elle emploie de nombreux handicapés et, de plus, vend ses inventions aux ONG pour un prix dérisoire. La machine Tempest pour le déminage est, par exemple, vendue à un tiers du prix des machines similaires disponibles sur le marché. DTW se présente aussi comme une ONG de recherche et de transfert de technologie dans les pays en voie de développement. Elle vient en aide au secteur privé cambodgien, en prouvant qu’il est possible de produire localement ce que le pays importait auparavant. Elle est enfin ONG parce qu’elle bénéficie du soutien de bailleurs de fonds. Malgré ces aspects positifs, des dérives sont à craindre. Ces structures viennent indirectement déformer le marché de l’offre et faire de la concurrence déloyale au secteur privé normal. Comment, de plus, s’assurer que la visée sociale sera toujours maintenue ? Maintenant que DTW a prouvé la qualité de sa machine de débroussaillage, pourquoi ne pas la vendre au prix fort à d’autres clients ? Les responsables de l’ONG songent créer une entreprise à côté de l’ONG pour ce genre de commercialisation. Mais certaines organisations n’ont pas pris la peine de cette démarche. Ainsi j’ai souvent entendu parler à demi-mot du fameux « scandale » des Artisans d’Angkor. Cette organisation forme des Cambodgiens à la fabrication d’un artisanat raffiné et commercialise ensuite les produits. Aujourd’hui, elle assume clairement sa position d’entreprise mais, par le passé, elle se disait ONG et recevait des fonds très importants de l’Union européenne. A côté de la critique de l’exploitation de la main-d’ouvre, s’est posé le problème des profits qui auraient apparemment disparus dans la poche des fondateurs. L’affaire a vite été étouffée et il est difficile de vérifier ces rumeurs.

De façon générale, la tendance à la professionnalisation de l’aide fait que beaucoup d’ONG sont de plus en plus gérées comme des entreprises avec notamment l’apparition d’une logique de recouvrement de coûts sur les projets et la mise en place d’activités créatrices de revenus (vente d’artisanat, restaurant). Les sommes obtenues ainsi restent pourtant dérisoires par rapport aux fonds nécessaires à la mise sur pied des programmes d’aide.

Le contexte particulier du Cambodge et l’existence de cette importante zone grise entre l’humanitaire et le « business » réclament donc une analyse toute en nuances. Une structuration par la loi viendra sans doute un jour clarifier certains points.

3.) Dérives politiques

Le Cambodge offre la particularité d’avoir été à un moment donné le lieu même de toutes les questions de la politisation de l’aide internationale. L’aide humanitaire au Cambodge dans les années 1980 s’apparente de près à un engagement politique. Seulement une quinzaine d’ONG internationales osent s’y risquer alors qu’un embargo est décrété sur le pays « occupé » par les Vietnamiens. A ce moment, il n’existe aucune représentation diplomatique occidentale à Phnom Penh. On comprend donc le rôle politique de premier ordre que les ONG présentes sont amenées à jouer, devenant des sortes d’ambassades informelles des pays occidentaux. Elles sont les seules à pouvoir témoigner de ce qui se passe à l’intérieur du pays. On peut donc dire que cette période de l’histoire a révolutionné le rôle des ONG dans l’humanitaire. Avec l’ouverture du pays et la tenue des premières élections libres en 1993, on est revenu à une situation qu’on pourrait qualifier de plus « normale ».

Aujourd’hui, les choses sont différentes, on ne peut plus vraiment parler d’humanitaire politique au Cambodge. Toutes les ONG occidentales se présentent comme neutres et la plupart le sont effectivement. Certaines personnalités militantes comme Raoul Marc Jennar, politologue belge spécialiste du Cambodge, déplore d’ailleurs cette docilité des ONG étrangères. Il s’étonne par exemple qu’elles n’aient pas réagi et protesté d’une seule voix devant les conditions draconiennes qu’on a exigées du Cambodge pour son entrée dans l’OMC. Mais cette dépolitisation n’est, semble-t-il, qu’apparente. En effet, les ONG internationales s’impliquent de plus en plus dans des activités de « lobbying » et d’« advocacy » auprès du gouvernement cambodgien.

La politisation de l’aide humanitaire peut également prendre deux autres formes.

Tout d’abord, on assiste à une réappropriation du travail de l’ONG par le gouvernement cambodgien. Face à un gouvernement « parasite certaines ONG préfèrent monter une aide parallèle au secteur public. Si on voulait jouer sur les mots, on pourrait d’ailleurs aussi taxer ces ONG de gouvernementales en un sens puisqu’elles font le travail de service public d’un gouvernement. Beaucoup d’autres ONG font, comme Krousar Thmey par exemple, le pari de travailler en étroite collaboration avec le gouvernement cambodgien. Et on assiste alors à un phénomène de frontière plus floue entre l’ONG et le gouvernement. Les employés de l’ONG sont parfois des fonctionnaires à qui on verse des compléments de salaire. L’aide a souvent lieu au sein même des infrastructures de l’Etat. Les projets mis en place sont des projets qui devraient normalement être assumés par l’Etat et que bien souvent le gouvernement se réapproprie. Tant que cette situation est assumée comme une transition, en attendant que le gouvernement local ait la volonté, le budget, les ressources humaines pour faire son travail seul, cela ne me semble pas gênant. Au contraire, je ne comprends pas le « non » de « organisation non gouvernementale » comme signifiant qu’il ne faut pas travailler avec le gouvernement local. La situation devient plus préoccupante si, comme c’est le cas parfois, le relais n’est pas pris au niveau des autorités locales. Les ONG doivent prendre garde à ne pas faire le travail du gouvernement à sa place tout en le laissant se targuer d’avoir agi pour le pays. Le risque d’une réutilisation politique de l’aide est bel et bien présent. C’est le parti qui domine le pays depuis la fin du régime Khmer rouge (le PPC) qui bénéficie principalement de cet avantage.

Ensuite, on peut se demander également si les ONG ne deviennent pas des pions entre les mains des gouvernements occidentaux. On a parlé par le passé d’ONG qui camoufleraient des unités d’espionnage. Si ce n’est plus le cas aujourd’hui, les ONG servent tout de même encore de « bases d’implantation » et parfois d’unités d’information pour les gouvernements étrangers. On m’a suggéré que certains pasteurs d’ONG protestantes auraient été payés par la CIA pour faire de l’information au Vietnam, et peut-être aussi au Cambodge. Dans ce domaine, il est difficile d’avoir accès à des données fiables et je n’ai pas réussi à vérifier les histoires sans doute parfois exagérées que certains racontent.

La crainte reste d’arriver à cette situation préoccupante où les ONG sont reléguées au rôle de simple « opérateur » ou « exécutant », et où c’est le pays bailleur qui dessine tout le projet. Certains bailleurs de fonds publics tiennent en effet un discours dans lequel les ONG apparaissent comme des pions à placer stratégiquement sur l’échiquier du monde, avec des motifs diplomatiques, économiques, de défense, des motifs symboliques ou même culturels (cas des anciennes colonies sur lesquelles on veut garder une certaine influence).

Qu’en est-il de l’influence des ONG occidentales sur les scrutins des pays en voie de développement ? J’ai eu la chance de pouvoir être sur place au moment de la campagne électorale cambodgienne et des élections de juillet 2003. J’ai cherché à être particulièrement attentive à ce qui se passait car c’est à cette période stratégique que la politisation de certaines ONG se fait le plus sentir. Les ONG occidentales ont-elles pris parti lors des dernières élections ? Les dérives ont surtout eu lieu au sein d’ONG locales. Certaines, financées abondamment par le gouvernement américain, se révèlent être des sortes de lobbies déguisés en organismes de charité. Ce n’est pas le cas des ONG occidentales. Il existe pourtant quelques rares exceptions. Ce sont les ONG « d’aide à la construction de la démocratie » qui semblent les plus suspectes. Sous prétexte d’enseigner le pluralisme, elles s’intègrent dans le paysage politique du pays et prennent position. républicain international (IRI) a particulièrement fait parler de lui lors de la période électorale. « L’IRI se présente abusivement au Cambodge comme une ONG non partisane américaine remplissant une mission d’observation électorale, car il est étroitement lié au Parti républicain, au pouvoir à Washington, et cherche activement à promouvoir la victoire du Parti Sam Rainsy (parti d’opposition) dénonce le politologue belge Raoul Marc Jennar, dans un long rapport diffusé en juillet 2003 sur Internet. Il m’explique ensuite lors d’une interview que, « comme on connaît à présent la responsabilité de la CIA dans de nombreux changements de régimes dans le monde, le gouvernement américain agit désormais par l’intermédiaire d’institutions et d’ONG qui sont en fait des agences gouvernementales camouflées A la veille des élections, des membres du Congrès américain proches de auraient déposé une proposition de loi pour que l’aide américaine ne se poursuive, après les élections au Cambodge, qu’en cas de changement de régime. Si cette proposition n’était pas à prendre au sérieux (démenti de Colin Powell), Raoul Marc Jennar explique qu’elle a pu être utilisée comme argument par Sam Rainsy au cours de la campagne.

Les ONG occidentales, dont toute la particularité se concentre normalement dans ce « non » de « non gouvernementales », entretiennent donc tout de même des liens très étroits, à différents niveaux, avec les milieux politiques.

4.) Dérives religieuses

Un certain nombre d’ONG au Cambodge sont ce qu’on appelle des ONG religieuses (plus d’un tiers des ONG internationales présentes). Il n’est pas facile de les comptabiliser, car, si certaines affichent clairement leur foi, chez d’autres, la religion n’intervient que de façon anecdotique. Le lien entre aide et religion est un phénomène qui intrigue et suscite de fougueux débats. Derrière les jugements hâtifs qui vont du « toutes ces ONG sont à jeter aux orties car elles ne viennent au Cambodge que pour faire du prosélytisme » à « seule la foi permet de tenir dans l’humanitaire se cache une réalité complexe.

Souvent l’amalgame est établi entre ONG religieuses et ONG anglo-saxonnes. Ces dernières sont en effet particulièrement visibles. A titre d’exemple, la plus grosse ONG internationale au Cambodge en terme de budget et de personnel n’est autre que World Vision, exemple typique de grosse ONG anglo-saxonne particulièrement confessionnelle. Les ONG anglo-saxonnes sont aussi celles qui affichent avec le plus d’assurance et d’ostentation le lien entre leur aide et leur foi. Prenons l’exemple de deux brochures officielles parmi tant d’autres : celle de CORD (Christian Outreach Relief and Development) et celle de World Vision. La brochure de CORD indique, dans la partie « Mission Statement » qui présente la philosophie générale de l’ONG : « Notre but est de démontrer l’amour de Jésus par des soins quotidiens aux populations vulnérables. » Celle de World Vision International dit ceci : « World Vision est un partenariat international de chrétiens dont la mission est de suivre notre Seigneur et Sauveur Jésus-Christ en travaillant avec les pauvres et les opprimés pour promouvoir la conversion de l’homme, rechercher la justice et témoigner de la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu Un esprit français, habitué à la laïcité, peut être choqué par un tel déballage de foi dans un document officiel. Mais, dans la mentalité anglo-saxonne, placer dans une brochure une prière face au tableau des comptes financiers de l’organisation ne pose pas tant de problèmes. Ces ONG se font aussi remarquer par le nombre impressionnant de « branches » représentées : Quaker Service, Adventist Development and Relief Agency, Mennonite Central Committee, Assemblies of God, etc. sont quelques organismes d’aide parmi d’autres. Elles interpellent également par les budgets énormes glanés auprès des Eglises et des gouvernements : depuis que George W. Bush est au pouvoir, le gouvernement américain semble particulièrement actif dans le financement d’ONG protestantes. Elles font enfin parler d’elles par le prosélytisme particulièrement effréné auquel elles se vouent.

La grande place qu’occupent les ONG anglo-saxonnes religieuses et la tendance qu’elles ont à afficher leur foi ne doivent cependant pas cacher, au sein du réseau, la présence d’ONG religieuses d’autres nationalités. Il s’agit également de prendre conscience de la complexité du panorama dans le sens où la religion n’est absolument pas présente dans les différentes ONG avec la même intensité. Si l’on prend par exemple l’ONG française Pour un Sourire d’Enfant, on remarque après un long temps d’observation un lien avec la foi catholique, notamment via la croyance des fondateurs et de la plupart des volontaires (recrutés par la DCC : Délégation catholique pour la coopération). Au contraire, dans d’autres organismes d’aide, tels Don Bosco par exemple, pour rester dans le champ des organisations catholiques, la religion se fait nettement plus sentir : cours de morale prodigués aux enfants, grande célébration de Noël alors que cette fête ne figure pas au calendrier bouddhique, chapelet le soir auquel les enfants peuvent se joindre, etc. Aucun enseignement religieux n’est toutefois imposé et la règle est qu’aucun élève ne soit baptisé durant sa scolarité.

Il ne s’agit évidemment pas ici de dénoncer la présence du sentiment religieux au fondement d’une certaine volonté d’aide aux plus démunis mais de mettre en garde contre des Eglises ou des sectes qui se camouflent en ONG pour faire du prosélytisme.

Les Eglises, chassées du Cambodge par l’avènement du régime Khmer rouge, se sont infiltrées de nouveau dans le pays, à la fin du régime de la République populaire du Kampuchéa, sous couvert d’ONG. Prenons l’exemple de Caritas. L’Eglise catholique, présente au Cambodge depuis 1555, cherche un moyen de reprendre pied dans le pays. Dans les années 1980, seuls les personnels appartenant à une ONG peuvent obtenir un visa pour s’établir au Cambodge. Tous les prêtres vont ainsi parvenir à pénétrer dans le pays sous l’étiquette de membres de l’ONG internationale Caritas, et cela jusqu’en 1997. Une fois entrée, la communauté catholique doit trouver un prétexte pour rester. Elle lance donc via l’ONG des projets « porteurs » à l’époque : aide aux orphelins et développement communautaire. Les plus gros projets sont montés à Sisophon et Kompong Thom, là où se trouvaient quelques minuscules communautés catholiques. « Les projets de Caritas, c’était la seule façon de se rapprocher des catholiques cambodgiens, car, avant 1993, il fallait une autorisation pour se déplacer dans le pays explique un prêtre des Missions Etrangères de Paris. Ainsi, à ses débuts, Caritas apparaît davantage comme une carte de visite pour entrer dans un pays verrouillé que comme une véritable ONG. Depuis que l’Eglise catholique a obtenu des statuts, humanitaire et religion sont plus clairement séparés. Caritas est à présent une vraie ONG.

Le prosélytisme sous couvert d’ONG est pourtant encore très pratiqué aujourd’hui au Cambodge. Une des ONG qui a fait couler le plus d’encre dans la presse au Cambodge ces dernières années, c’est le fameux mastodonte World Vision. On lui reproche de pratiquer le terrible chantage : « du riz contre une conversion » ou « un poste bien payé dans l’ONG contre une conversion On critique aussi le fait qu’à côté d’une aide purement humanitaire, l’ONG finance des projets religieux. Le programme « Training of Thimothys » créé en 1997 vise à développer l’Eglise cambodgienne, un journal théologique « Honeycomb » paraît tous les quatre mois. World Vision n’est qu’un exemple parmi d’autres.

Si l’on regarde enfin du côté des sectes, on est effrayé par le panorama. Latter-Day Saint Charities, ONG de la communauté des Mormons, se dit indépendante des activités religieuses de la secte. Pourtant, quand les jeunes Mormons reviennent bible en poche après des heures de prosélytisme sur leur vélo dans les rues de Phnom Penh, le couple responsable de l’ONG les regarde d’un air attendri avant de soupirer : « Ils sont comme nos propres fils. »

Pourquoi les ONG religieuses peuvent-elles être réellement dangereuses ? Dans certains cas, l’aide prodiguée n’étant qu’un prétexte, elle n’est pas mise en place de façon professionnelle. Le couple de Mormons à la tête de l’ONG Latter-Day Saint Charities, au cours d’une longue conversation, a fini par m’avouer qu’un jour, l’ONG était prête à donner une grosse somme d’argent à une organisation locale soi-disant de soutien aux orphelins quand un petit, absolument pas orphelin, a avoué qu’il avait été payé pour témoigner et attendrir.

Il me semble surtout important de souligner que le prosélytisme est d’autant plus dangereux au Cambodge que ce pays est un terreau idéal pour semer la parole d’une nouvelle religion.

La religion bouddhiste ayant été interdite sous le régime Khmer rouge, l’occupation vietnamienne communiste n’ayant pas non plus été propice à la renaissance du sentiment religieux, la réouverture des pagodes est récente, ce qui peut favoriser l’implantation d’autres croyances. De plus, on peut dire que la religion bouddhiste, que certains rapprochent davantage d’une philosophie, se veut accueillante et accommodante aux courants spirituels venus de l’extérieur. La notion de Dieu au sens chrétien du terme n’existe pas. Le bouddhisme agit au niveau de la morale, du comportement, de l’organisation de la société, de la relation d’un homme à son karma qui le suit au cours de ses réincarnations, plutôt qu’au niveau d’une relation personnelle d’un homme à un Etre suprême. Le fait que le bouddhisme et le christianisme ne se situent pour ainsi dire pas sur le même plan, facilite également les conversions. Les Cambodgiens n’ont pas l’impression de renier leurs croyances passées mais d’y ajouter un pan de plus.

De plus, il existe, dans la mentalité cambodgienne, des éléments qui facilitent la tâche aux ONG prosélytes : l’admiration du « Blanc », le respect du père et du patron et la volonté de l’imiter pour permettre une relation harmonieuse (la conversion ne sera pas vécue comme une rupture mais comme une adaptation qui découle de l’ordre des choses), l’habitude du clientélisme, etc.

Enfin, il semble presque superflu de le préciser, mais c’est la situation de pauvreté extrême dans laquelle se trouve le pays qui le rend si fragile. Epouser la foi chrétienne, c’est un peu comme épouser un expatrié : de nombreux Cambodgiens le font sans amour, simplement parce que c’est un moyen de s’arracher à la misère. Et nous sommes mal placés pour leur reprocher cette attitude.

Tous ces éléments expliquent la vulnérabilité du Cambodge face aux volontés évangélisatrices de l’étranger. Ils montrent également, et c’est tout aussi important, qu’un Cambodgien converti n’est pas nécessairement un Cambodgien qui a la foi, et qui a cessé d’être bouddhiste. Se pose alors la question fatale : est-il vraiment judicieux de vouloir baptiser le plus de gens possible si cela ne s’accompagne pas d’une conversion intérieure ?

5.) Quatre grands risques inhérents à toute aide humanitaire : ethnocentrisme, ingérence, assistanat et substitution à l’effort national

Certaines dérives semblent presque inhérentes à la démarche humanitaire. Je les ai retrouvées très vite au Cambodge, mais elles existent également dans d’autres pays aidés.

Sans en avoir conscience, toutes les ONG occidentales sont guettées par le piège de l’ethnocentrisme. Quand nous parlons d’aider les pays pauvres, nous avons inconsciemment en tête l’idée de leur faire rattraper un certain retard. Nous avons dépassé la démarche colonisatrice mais l’ethnocentrisme que j’ai noté dans l’observation du travail des ONG étrangères est d’autant plus pernicieux qu’il a pris aujourd’hui des formes plus subtiles, plus déguisées. Les pays occidentaux qui viennent en aide aux pays pauvres ont toujours tendance à vouloir plaquer leurs modèles, leurs valeurs et leurs méthodes de travail sur la situation locale. Les exemples sont nombreux au Cambodge : transfert mal adapté de technologies, mise en place de projets sans prise en compte du contexte local, etc. Par exemple, mettre en place un projet de dépistage du sida chez les enfants est une absurdité à ce jour dans ce pays où les services hospitaliers prenant en charge leur traitement sont inexistants et où la maladie mène à l’exclusion et l’abandon de la personne.

La seule solution, selon moi, pour éviter ce type d’attitude, c’est de laisser la population locale exprimer ses besoins, définir la méthode qui lui semble la plus adaptée pour mettre en place un programme, et de constamment travailler en partenariat avec les Cambodgiens au sein de l’ONG. Il s’agit aussi, de façon plus abstraite, d’adopter une attitude d’ouverture face à une culture si différente, plutôt que de rester centré sur ses valeurs, ses critères, ses méthodes.

Je m’attendais, avant mon départ, à trouver au Cambodge de nombreuses ingérences directes d’ONG occidentales : avis émis quant au prochain procès des Khmers rouges, intervention au cours des élections, etc. Cela n’a pas été le cas. Il me semble cependant naïf de conclure que les pays occidentaux respectent scrupuleusement la souveraineté nationale du Cambodge. L’ingérence existe, elle a simplement lieu par des voies indirectes : financement d’ONG locales, pression ou chantage exercés sur les bénéficiaires de l’aide, etc.

En un sens, on peut même considérer que les ONG occidentales font constamment preuve d’ingérence au Cambodge. Nous avons déjà évoqué de nombreux abus. Les ONG confessionnelles font preuve d’ingérence religieuse. Les pays occidentaux via les fonds publics utilisent parfois les ONG pour faire de l’ingérence politique. Les organisations humanitaires, par leurs activités génératrices de revenus, leurs dons et leur simple présence, font également preuve d’ingérence économique en déformant le marché local et en mettant parfois en difficulté les petits entrepreneurs privés. Enfin, les ONG occidentales n’évitent que rarement le piège de l’ingérence culturelle car elles abordent le Cambodge avec leurs propres valeurs et leurs propres normes.

La troisième grande dérive de l’aide humanitaire, que l’on retrouve aussi au Cambodge, c’est celle de l’assistanat. « Il ne faut pas nous donner le poisson mais nous apprendre à pêcher dit une expression khmère. Trop souvent les ONG occidentales oublient ce principe de base et placent le pays aidé dans une position de dépendance au lieu de lui fournir les moyens de son propre développement. Cet écueil est particulièrement dangereux pour un pays qu’un génocide a fragilisé. Le transfert de compétences et de technologies, les efforts de formation pour notamment remettre sur pied une élite locale, le développement du micro-crédit pour soutenir les petites entreprises privées, toutes ces initiatives sont primordiales pour éviter la dérive vers l’assistanat.

Enfin, le risque d’une aide de substitution est plus que prégnant au Cambodge. Le contexte cambodgien très particulier fait en sorte qu’il est difficile de savoir si l’Etat ne remplit pas son rôle parce que les ONG font le travail à sa place, comme le prétendent les détracteurs de l’humanitaire, ou si les ONG se voient obligées d’intervenir parce que l’Etat est encore incapable de remplir ses fonctions, comme le pensent les défenseurs de l’aide. Il y a certainement un peu de vrai dans les deux logiques mais, comme on a assisté à un afflux massif de l’aide dans un pays anéanti, reparti de zéro, il est difficile de comparer l’avant et l’après ONG. Aujourd’hui, on remarque que les fonctions remplies habituellement par l’Etat (notamment tout ce qui touche au domaine social) sont franchisées aux ONG internationales.

Or, l’aide ne peut être efficace sur le long terme que si elle est relayée par des efforts locaux. La question se pose alors de savoir comment dépasser, au Cambodge, cette situation de substitution de départ pour évoluer vers une responsabilisation de l’Etat et de la société cambodgienne. Aucun pays n’a réussi à se développer uniquement grâce à l’aide extérieure, sans une stratégie endogène de lutte contre la pauvreté. Le Cambodge ne fera pas exception à la règle. Si elles ne souhaitent pas que l’aide humanitaire qui se veut « réanimation » devienne en fait « anesthésie pour reprendre les termes de Jean-Christophe Rufin, les ONG occidentales doivent passer le relais aux Cambodgiens. Comment ? C’est ce que nous allons chercher à présenter à présent.

IV – Quel avenir pour ces ONG ?

1.) Un écrémage au profit des organisations saines et professionnelles

On assiste à la montée en puissance récente de chartes éthiques et autres labels de qualité pour garantir la bonne utilisation des fonds des ONG. La tendance générale est à la professionnalisation de l’aide. Au Cambodge, il n’existe pas de loi sur les ONG et le réseau est loin d’être uniforme. Un code éthique et un « mémorandum » posent tout de même les règles de bases : respect des lois du Cambodge, limitation de l’engagement à des projets sociaux d’intérêt commun, respect des droits de l’homme, transparence, neutralité, etc.

L’assainissement des ONG internationales au Cambodge se fait aussi via les nouvelles exigences des sièges implantés dans les pays occidentaux. Une évolution positive des rapports entre bailleurs de fonds et ONG occidentales laisse également entrevoir un assainissement du secteur de l’aide dans le pays. Si les bailleurs se montrent exigeants quant aux programmes financés, s’ils établissent un suivi et un contrôle stricts des projets et qu’ils se transforment ainsi en véritables partenaires et pas simplement en « robinets à dollars on peut prévoir une efficacité accrue et des dérives moindres.

Selon moi, un des grands défis pour les ONG occidentales au Cambodge, c’est d’assumer pleinement, à l’avenir, un rôle d’entité modèle et de propager leurs bonnes pratiques dans les autres sphères de la société cambodgienne. Chaque organisation étrangère rendrait un grand service au pays en intégrant à ses programmes des efforts transversaux : parité homme-femme, défense des droits de l’homme, éducation civique, bonne gouvernance ou bonne gestion.

Une ONG comme World Vision a par exemple créé un système de discrimination positive pour les femmes. De même, Handicap International encourage la mise en place d’un tiers payant comme en France pour les handicapés. Certaines ONG se lancent dans le développement d’un cycle qualité comme en entreprise. Il s’agit d’atteindre une certaine standard