Eglises d'Asie – Cambodge
LES CHAM ET LEUR “VERANDA SUR LA MECQUE” – l’influence des Malais de Patani et du Kelantan sur l’islam des Cham du Cambodge
Publié le 18/03/2010
Cet article vise à expliquer les échanges qui existent entre les Cham du Cambodge et les musulmans malais de la Péninsule malaise ainsi que leur impact sur l’islam cambodgien, en les replaçant dans un contexte historique de temps long (2). En effet, les relations entre les Cham du Cambodge et les Malais ne sont en rien contemporaines du développement des réseaux terroristes islamistes, mais sont autrement plus anciennes. L’accent sera mis sur les relations entretenues par les Cham avec le Kelantan en Malaisie et les provinces musulmanes du Sud de la Thaïlande, qui recouvrent approximativement les anciennes possessions des sultans de Patani, soit Pattani, Yala, Narathiwat, et le sud de Songkhla. Cet ensemble forme encore aujourd’hui un espace socio-linguistique cohérent, même s’il est traversé par une frontière internationale (Le Roux 1994, 207).
Les Cham du Cambodge
Descendants des habitants du défunt royaume de Campa, les Cham (ou Cam) du Cambodge se sont installés dans le pays khmer en plusieurs vagues, entre le XVe et le XIXe siècle. Chacune des arrivées de migrants cham sur le sol cambodgien suivait une défaite des Cham face aux Vietnamiens et une nouvelle avancée de la “Poussée vers le Sud”, le Nam Tien des fils d’Annam. On a longtemps pensé que la première installation massive de Cham au Cambodge avait eu lieu après la prise et le sac de leur capitale, Vijaya, par les Vietnamiens en 1471. Toutefois, Michael Vickery a récemment mis en avant le manque de preuves permettant de l’affirmer. Il a par ailleurs relevé des toponymes cham anciens au Cambodge qui laissent penser que des Cham vivaient dans le royaume khmer bien avant 1471 (3). Les chroniques royales khmères et cham et les sources vietnamiennes permettent de reconstituer la chronologie des migrations entre les XVIIe et XVIIIe siècles. En 1611, en 1653, des Cham immigrèrent au Cambodge. En 1692-1693, cinq mille familles cham échappaient au joug vietnamien en s’installant au Cambodge. Il semble que les autorités vietnamiennes aient par la suite accompagné, voire encouragé, ces migrations (4). En 1795-1796, plusieurs milliers de Cham ont fui les combats opposant les Tay Son aux Nguyen en se retirant au Cambodge. La dernière grande migration eut lieu entre 1830 et 1835, lors de l’échec du dernier combat des Cham du Panduranga face aux Vietnamiens (Mak Phoeun 1995, 397, Mak Phoeun 1988, 83-84, Po Dharma 1999 a, 1082, Po Dharma 1988, Po Dharma 1983, Po Dharma 1987 (i), 121-170).
Aujourd’hui les Cham du Cambodge vivent essentiellement dans la vallée des Quatre-Bras, dans la province de Kompong Cham, entre Phnom Penh et Kompong Chhnang, dans le sud du royaume, à Kampot, dans des villages dispersés entre Oudong et Battambang et quelques hameaux subsistent à Kompong Thom.
Le nombre de Cham au Cambodge est sujet à polémique. Certaines sources avancent le chiffre de 700 000 personnes (Cambodge Soir, 11 août 2004, Phnom Penh Post, 7-20 mai 2004, Bengsli 2003, 81-81). En 1997, le Bureau des Affaires islamiques du ministère des Cultes et des Religions évaluait leur nombre à 413 780 (5). Toutefois, la source la plus fiable dont nous disposions, le recensement de 1998, montre que seules 2,14 % des personnes interrogées se sont déclarées musulmanes, soit environ 245 000 musulmans au Cambodge. La question sur la religion du recensement de 1998 peut légitimement être utilisée pour évaluer le nombre de Cham dans la mesure où il semble bien que ceux-ci se définissent avant tout par leur religion, l’islam, et ensuite seulement par leur héritage socio-historique. Par ailleurs, ils représentent l’écrasante majorité des musulmans du Cambodge (Collins 1996, 62-82, Lancry 2001, 61-85). Ce dernier chiffre est celui qui paraît le plus cohérent au vu des enquêtes sur échantillon ou Socio-Economic Survey (6), mais aussi des statistiques des périodes précédentes. En 1921, l’administration franco-cambodgienne dénombrait 58 684 Malais-Cham, 61 253 en 1926 et 73 469 en 1936 (7) (RSC/ANC 3724, Ner 1941, 165). Les Cham du Cambodge sont estimés à 250 000 personnes en 1975 par Ben Kiernan, à 191 000 par Michael Vickery et à 150 000 par Po Dharma (Kiernan 1998, 309, 641, Po Dharma 1999 a, 1081), avant les massacres perpétrés par les Khmers rouges. Les estimations de 500 000 à 700 000 Cham vivant au Cambodge couramment publiées par la presse au tournant du XXIe siècle paraissent donc largement exagérées.
Une proximité multiséculaire avec le monde malais
Comme l’indiquent les statistiques de la période coloniale qui ne font pas la différence entre Cham et Malais, les Cham du Cambodge sont extrêmement proches de leurs coreligionnaires originaires de la péninsule malaise ou d’Indonésie. De fait, les relations entre les Cham et le monde malais sont bien antérieures à l’islamisation de ces deux groupes comme ont pu le montrer historiens et linguistes. Elles remontent aux temps préhistoriques.
Dans le premier millénaire avant notre ère, les sociétés de la péninsule malaise et des côtes du futur royaume du Campa, notamment autour du site archéologique de Say Huyn, furent fortement influencées par ce qu’il est convenu d’appeler la civilisation de Dong Son, célèbre pour son artisanat du bronze, qui s’étendait du sud de la Chine jusqu’à Sumatra et Madura (Higham 2002, 16-227, 268-270, Vickery 1998, 65, Népote 1993). Les langues cham et malaise partagent une origine austronésienne commune (Moussay, 1970, vii, Collins 1991). Dans l’un de ses articles, Denys Lombard rappelait fort à propos que la plus ancienne inscription en langue austronésienne retrouvée à ce jour est l’inscription cham de Dong Yen Chau, antérieure de près de deux siècles à la plus ancienne inscription en langue malaise retrouvée à Sumatra et datant de 683 (Lombard 1987, 311). Nous disposons de peu de sources historiques sur les relations entre les Cham et les populations malaises aux premiers temps du royaume de Campa. On sait qu’en 774 et 787, des “gens de Java” sont venus par mer piller les côtes du Kauthara et du Panduranga, dans le sud du Campa. A partir du IXe siècle, les relations commerciales entre les ports du Campa et ceux des îles, notamment des royaumes de Majapahit à Java et de Srivijaya à Sumatra, se sont intensifiées. Au XIIIe siècle, le Campa était totalement intégré aux réseaux commerciaux qui liaient le monde malais au sud de la Chine (Lombard, 1987, Lafont 1988, 75-79).
L’évolution des relations entre les Cham et les Malais entre le XVe siècle et le début du XVIIIe siècle est particulièrement importante pour saisir ce qu’elles sont devenues aujourd’hui. Cette période correspond à la phase de déclin puis de disparition du Campa, alors que les échanges commerciaux en Asie du Sud-Est étaient en pleine expansion et que l’islam s’implantait durablement dans le domaine nusantarien (8) (Reid 1993, 1-201, Johns 1984, 115-119).
Aux XIVe et XVe siècles, la forte demande des marchés chinois et japonais, l’engouement pour les épices en Inde et en Occident ont amené un développement considérable du commerce maritime. Celui-ci, par l’action des marchands musulmans prosélytes, a favorisé les conversions à l’islam, notamment dans les ports. Aceh est devenu un centre musulman dès la fin du XIIIe siècle, suivi par Malacca, Pahang, Kelantan, Terangganu, Patani, les ports orientaux de Sumatra… D’après les chroniques locales, le roi de Patani se serait converti après avoir été soigné par un alim de Aceh (Teeuw & Wyatt 1970, 148-142, 221-224). Le rôle des négociants et des navigateurs malais était alors prépondérant. Au XVe siècle, le commerce s’organisait autour du port de Malacca, qui contrôlait les détroits. Le malais était la langue des affaires.
L’arrivée des premiers vaisseaux européens et la prise de Malacca par les Portugais en 1511 ont bouleversé la carte des échanges dans la région. Toutefois, même si les Européens ont cherché à accaparer une part importante du négoce, ils n’ont pas pu supplanter les Malais. Après la chute de Malacca, d’autres ports-entrepôts se sont développés, parmi lesquels Patani, dont le commerce a connu une véritable expansion qui l’a amené à traiter avec le royaume de Ryukyu, le Japon, le Siam, ou le Cambodge (Reid 1993, 65, Breazeale 2002, 26, 114, Teeuw et Wyatt 1970, 13-14). Témoignage de son influence, lorsqu’en 1641, le navigateur néerlandais de la Vereenigde Oostindische Compagnie Gerrit van Wuysthoff remonte le Mékong jusqu’au Laos, il s’attache les services d’un interprète malais de Patani (Lejosne 1993, 210).
A la même époque, le Campa devait faire face à l’avancée inexorable des Vietnamiens qui grignotaient son territoire. Cependant, même après la chute de Vijaya, les Cham ont maintenu des relations avec les ports malais. C’est ainsi qu’en 1594, le roi hindou du Campa a envoyé une flotte soutenir le sultan de Johor contre les Portugais. Selon les traditions locales, la mosquée en bois de Kampong Laut, autrefois en bord de mer et aujourd’hui déplacée au sud de Kota Bharu, à Nilam Puri, aurait été édifiée par des Cham qui se seraient échoués sur les côtes du Kelantan, à la fin du XVIe siècle. Récemment, Po Dharma a publié sept manuscrits du XXe siècle. Il les présente comme de possibles copies de dictionnaires cham-malais qui auraient été rédigés dans la seconde moitié du XVIe siècle. Ces lexiques permettaient aux marchands cham de communiquer avec leurs interlocuteurs malais (Po Dharma 1999b, 1-15). Ce n’est qu’après que les Vietnamiens se sont emparés des meilleurs ports du Campa à la fin du XVIIe siècle, que le commerce extérieur des Cham s’est effondré.
Les contacts entre marchands malais, souvent musulmans, et les Cham expliquent certainement pour beaucoup la conversion de nombreux Cham à l’islam aux XVIe et XVIIe siècles. Bien que des passages et des installations de musulmans soient signalés au Campa dès le VIIIe siècle, Pierre-Yves Manguin a parfaitement montré que l’essentiel des conversions cham à l’islam sont postérieures à la chute de Vijaya et que le Campa est resté un pays kafir jusqu’au XVIIe siècle. Il situe l’islamisation du Campa, qu’il définit comme la conversion des dirigeants et d’une large proportion des habitants, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle (Manguin 1979).
Les Cham qui ont fui les Vietnamiens pour s’installer au Cambodge y ont trouvé une communauté malaise déjà installée. Les premiers Malais du Cambodge étaient probablement originaires de Minangkabau, à Sumatra. D’autres sont venus par la suite de Malacca, du Kelantan, de Terangganu, de Bornéo, ou de Patani (Moura 1883, 457, Po Dharma 1999 a, 1082-1083, Ner 1941, 173, 181-182, Mak Phoeun 1990). Proche d’eux par la langue et par la religion, pour les Cham qui avaient déjà embrassé l’islam, les Malais sont devenus leurs alliés en pays khmer. Aussi loin que remontent les sources, les Cham et les Malais du Cambodge apparaissent toujours liés. L’ensemble des Cham qui sont arrivés au Cambodge après la chute de Vijaya se sont convertis à l’islam. On peut spéculer que, Shiva n’ayant pas su protéger le Campa, ils se sont tournés vers une autre religion, prête à accueillir de nouveaux adeptes. L’islam leur offrait une ouverture sur le monde, l’amitié des Malais, un message religieux qui proposait une lecture positive des changements radicaux qu’ils étaient en train de vivre, puisqu’en devenant musulmans, ils devenaient membres de et s’ouvraient les portes du salut.
L’alliance des Cham et des Malais au Cambodge transparaît dans les récits des événements politiques. En 1594-1595, après une tentative avortée de révolte contre le roi de Campa, les insurgés, menés par des dignitaires cham et par un “amiral” (laksamana) malais, se sont enfuis au Cambodge où ils ont trouvé refuge dans l’entourage du roi. En 1599, alors que le Cambodge vivait une période de troubles intenses, marquée par les luttes entre princes khmers et l’arrivée des Espagnols et des Portugais, Malais et Cham ont tenté de créer un Etat indépendant près de Kompong Cham, dans la province de Thbaung Khmum. Ils ont tué le roi khmer, massacré les Européens, avant d’être eux-mêmes défaits par les troupes cambodgiennes. Un demi-siècle plus tard, en 1642, Ramadhipati Ier prenait le pouvoir au Cambodge avec l’aide des Malais et des Cham. Il s’est converti à l’islam, a ordonné la construction de mosquées et régné une quinzaine d’années sous le nom de Sultan Ibrahim, avant d’être fait prisonnier par une armée vietnamienne alliée à des Khmers mécontents de sa politique religieuse (Mak Phoeun 1995, 81-94, 250-302, Mak Phoeun 1988, 86-88).
Il apparaît donc que, dès les XVIe-XVIIe siècles, les Cham et les Malais étaient très proches au Cambodge. L’expression khmère “cham chvea” (9) qui sert à les désigner est à ce titre significative. Elle s’explique aussi par la fréquence des unions matrimoniales entre les deux groupes. Cette fraternité n’a jamais été désavouée. Elle réapparaît dans les récits de la révolte de tuan Set en 1783 ou de la révolte des fils de tuan Set Asmit à Thbaung Khmum en 1858 (Moura 1883, 458-459, Po Dharma 1999 a, 1086-1087). Pendant la période coloniale, les Français ne parviennent pas à faire la différence entre les deux communautés. Il a fallu attendre l’étude de Marcel Ner de 1937 pour que les autorités coloniales en Indochine prennent conscience que leurs sujets musulmans pouvaient être séparés en différents groupes dont le plus important, et de loin, était celui des Cham. Une circulaire demanda alors qu’ils soient appelés “Chams” dans les documents officiels (RSC/ANC 35468).
Dans l’histoire contemporaine, cette solidarité ne s’est pas démentie. Lorsque à partir de 1973, les récits de persécution des musulmans du Cambodge par les Khmers rouges sont parvenus au monde, la Malaisie a laissé les Cham qui le souhaitaient s’installer sur ses terres (Po Dharma 1999a, 1083). C’est ainsi que s’est formée la forte colonie cham du Kelantan, autour de la cité de Kota Bharu, qui compterait aujourd’hui environ 40 000 membres, parfaitement intégrés à la société malaise (10). Les Cham qui fuyaient les Khmers rouges à partir du début des années 1970 ont plutôt été bien accueillis en Malaisie. Hafida (11), la fille d’un guru cham originaire de Kompong Cham, raconte comment son père a mené sa famille en Malaisie en 1974. La même route fut suivie deux ans plus tard par tuan Uthman, alors un jeune homme de 18 ans, pour rejoindre sa mère et ses frères et sours à Kota Bharu, ainsi que par Omar et sa famille fuyant les exactions des hommes de Pol Pot avec une soixantaine de Cham. Une nouvelle vague de réfugiés cham est arrivée à partir de 1979. Contrairement aux Cambodgiens bouddhistes qui, pour la majorité, sont restés dans les camps proches de la frontière khméro-thaïlandaise, les Cham cherchaient à gagner le sud et la Malaisie. A cette époque, celle-ci devait faire face à un afflux considérable de boat people vietnamiens, qu’elle ne souhaitait pas héberger et qu’elle entendait même rejeter à la mer (Shawcross 1984, 83, 93, 406). Ceci ne l’a pas empêché d’accueillir les Cham du Cambodge et du Vietnam qui se présentaient, même si certains ont dû passer quelques temps en prison (entretiens, Kelantan 2004, Collins 1996, 84-85, Antypa 1988, 125-127).
A partir de 1991, lorsque les Nations Unies sont intervenues au Cambodge et ont engagé le processus de paix et de reconstruction, la Malaisie a accompagné la relance du développement économique et social, via des aides publiques ou l’action d’organisations non gouvernementales (ONG). Une partie importante de ces aides a été destinée à la minorité musulmane (Bajunid 2002, 129-130, Robet 1997, 82).
Aujourd’hui encore, les membres de la communauté musulmane du Cambodge, qui se sentent discriminés ou qui cherchent des opportunités de vie meilleure, se tournent vers la Malaisie. Beaucoup vont ainsi travailler comme saigneurs dans les plantations d’hévéa ou tentent leur chance au Kelantan (entretiens, Kelantan 2004, The Cambodia Daily, 5/5/2004). En 2003, 7 930 Cambodgiens sont entrés au Kelantan avec des visas de tou-risme. Parmi ceux-ci, une écrasante majorité étaient des personnes d’origine cham qui souhaitaient s’y installer. Il faut encore ajouter ceux qui sont entrés dans le pays illégalement et ne peuvent être comptabilisés (12).
L’influence des oulémas malais sur les Cham
Au-delà des relations commerciales, des liens linguistiques et des solidarités qui en découlent, la proximité entre les Cham et les Malais, notamment de la région de Patani, du Kelantan et de Terangganu, tient pour beaucoup au rôle joué par ces derniers dans l’enseignement de l’islam aux Cham. Comme l’indique Omar, Cham réfugié au Kelantan, dans un entretien en khmer :
Depuis les origines, depuis la destruction du Campa, quand les Cham sont venus au Cambodge, des guru de Malaisie sont allés au Cambodge pour leur expliquer l’islam (entretien, Kelantan 2004).
La tradition d’enseignement des sciences religieuses, fiqh, en langue malaise, remonte aux années 1590 et s’est rapidement développée au XVIIe siècle, avec la diffusion d’ouvrages d’oulémas tels que le mystique Hamza Fansuri, Abdurr’auf as-Singkili de Aceh, Syamsud-din as Samatrani ou le réformateur Nuru’d-din ar Raniri (Johns 1984, 120-127, Johns 2000, Reid 1993, 135). Il n’existe toutefois à notre connaissance aucune preuve historique de liens entre ces savants et les Cham du Cambodge.
Il faut attendre le XIXe siècle et l’essor d’une école de pensée religieuse autour des centres de Patani, du Kelantan et de Terangganu pour que l’on puisse affirmer l’existence d’un foyer d’enseignement religieux dans la péninsule malaise formant des étudiants cham de manière régulière. Hasan Madmarn cite quatre oulémas de Patani dont les ouvres pouvaient être connues au Cambodge : shaykh Zayn al-Abidian bin Muhammad al-Fatami, Muhammad bin Ismail Daud al-Fatami et surtout shaykh Daud bin Abdallah bin Idris al-Fatami et shaykh Ahmad bin Muhammad Zayn bin Mustafa al-Fatani. Shaykh Ahmad, né en 1856, à Patani, a étudié la médecine et les sciences religieuses à La Mecque, à Jérusalem et à al-Azhar, en Egypte. Les fatwa qu’il a destinées aux croyants de Patani, du Cambodge ou de Malaisie ont été compilées dans un recueil juridique, Kitab al-Fatâwa al-Fatâniyah. Ces quatre oulémas appartiennent à l’école shafiiste (13), l’une des quatre grandes écoles du sunnisme, majoritaire en Asie du Sud-Est. Tous ont séjourné et étudié à La Mecque et étaient capables de rédiger en arabe ou en jawi, le malais écrit en caractères arabes (Madmarn 2002, 22-32, 43-44, Johns 1984, 130-131). Ils étaient en contact régulier avec les oulémas du Kelantan, tels tok Kenali ou hadji tuan Musa bin Hadji Abd al-Samad, qui ont produit de nombreux ouvrages à la fin du XIXe et au début du XXe siècle (Johns 1984, 134-140). Les oulémas malais voyageaient beaucoup et pouvaient venir au Cambodge régler des problèmes religieux au sein des communautés cham. D’après les traditions orales cham du Cambodge, shaykh Daud serait ainsi venu trouver refuge au Cambodge au début du XIXe siècle pour échapper aux Siamois et y aurait enseigné la religion (14). En 1932, un alim de Patani, Mohamat Idress, a été appelé pour résoudre un conflit entre les musulmans de Chruoy Changvar, à côté de Phnom Penh (Ner 1941, 191).
Les Cham dans l’enseignement religieux traditionnel en pays malais et l’implantation des écoles malaises au Cambodge
L’influence des oulémas et guru malais de Patani, du Kelantan ou de Terangganu sur les Cham du Cambodge s’est surtout faite sentir au travers de l’enseignement dispensé dans les écoles religieuses du sud de la Thaïlande et de Malaisie. Celles-ci datent peut-être des XVI-XVIIe siècles, comme pourrait l’indiquer la mosquée en bois de Talomano, à Narathiwat. Toutefois, elles ne sont réellement attestées qu’à partir du début du XIXe siècle. Traditionnellement, ces écoles se constituaient autour d’un maître, un tok guru. Après avoir appris à réciter le Coran pendant leur enfance avec l’imam, en général à la mosquée, les élèves venaient vivre auprès d’un de ces savants pour suivre son enseignement, d’où le nom de ces écoles, les pondok, de l’arabe funduq, auberge, hôtel (Madmarn 2000, 59). Les élèves faisaient cercle autour du maître. Ils lisaient des passages du Coran ou des hadith qui étaient ensuite commentés. A partir de 1937, avec l’ouverture de al-Madrasah al-Muhammadiah al-Arabiah au Kelantan, des écoles secondaires d’enseignement de l’islam où les élèves pouvaient trouver un enseignement plus poussé que dans les pondok, les madrasah, sont apparues en Malaisie. Marcel Ner rapporte que les étudiants cham du Kelantan fréquentait alors le Majlis Ugama Islam, à Kota Bharu. Ils étaient une douzaine à suivre les enseignements de cette institution auxquels s’ajoutaient deux étudiants cham à Patani (Ner 1941, 189-190). Pondok et madrasah vivaient essentiellement de la zakat et des revenus des terres mises à disposition ou données par les villageois (15) (Madmarn 2002, Ibrahim Abu Bakar 2000, 8, 10).
Les structures d’enseignement religieux à Patani et au Kelantan ont eu un fort effet attractif sur les Cham du Cambodge. Pendant la deuxième guerre mondiale, alors que Japonais et Alliés se battaient dans la région, alors que la Thaïlande, qui avait récupéré, en 1941, les sultanats de Kelantan et Terangganu, menait une politique ultra-nationaliste dans ses provinces du Sud visant à casser l’identité musulmane et à promouvoir le bouddhisme (Chopin 2001, 128-129, Le Roux 1994, 206-207), des Cham du Cambodge continuaient de traverser la péninsule pour aller écouter les tok guru de Patani ou du Kelantan. C’est ainsi que tuan Muhammad, de Prek Pra, a reçu son enseignement religieux en plein conflit mondial (16). Néanmoins, jusqu’à la fin de la période coloniale, les étudiants cham dans les écoles de Patani et du Kelantan restaient peu nombreux. Il s’agissait pour l’essentiel de jeunes gens, souvent passionnés par les études islamiques et qui se destinaient à devenir imams de leur communauté ou professeurs de religion.
De retour au Cambodge, ils ouvraient des écoles sur le modèle des pondok malais. Parfois, notamment à Battambang et à Kompong Cham, c’était des tok guru malais qui s’installaient dans les villages de leurs disciples. Chacun pouvait ouvrir son école et vivre du soutien de la communauté. L’un d’eux est bien connu par les archives. Lorsqu’en 1933, Moth Hadji Tuos demande à ouvrir une école à Chruoy Changvar, l’inspecteur de l’enseignement primaire écrit à son propos :
La famille de Moth-Adji-Tuos, où on enseigne le Coran de père en fils, est fixée à Chruoi-Changvar depuis fort longtemps. Après un séjour de plus d’un an à La Mecque, Moth-Adji-Tuos a fait un long stage au Siam et, depuis une dizaine d’années, de nombreux adultes chams et malais viennent à Chruoi-Changvar de tous les points de l’intérieur pour suivre son enseignement qui est très apprécié (RSC/ANC 26919).
On voit ainsi se développer des dynasties de tok guru cham qui, à un moment ou à un autre de leur vie, sont passés par le Kelantan ou Patani, comme l’ont fait leur père ou leur beau-père. C’est encore le cas aujourd’hui (17). Marcel Ner, qui a visité la plupart des villages musulmans de Cochinchine et du Cambodge, fait la liste d’au moins six tok guru exerçant au Cambodge qui sont passés par les écoles du Kelantan : les tok guru de Prek Pra, de Chruoy Métrei, de Kompong Luong, de Veal Norea, à Battambang, de Kas Sotin, de Trea, à Kompong Cham. Dans cette dernière province, le khum de Peus compte alors “un assez grand nombre de lettrés qui ont fait leurs études à Kelantan et à La Mecque” (Ner 1941, 178). Beaucoup de hakem, les chefs des communautés villageoises musulmanes, ont aussi suivi cette voie. En 1934, une lettre en khmer du dossier de nomination d’un hakem de Battambang indique que lui-même et son adjoint “sont partis faire des études de religion à Java c’est-à-dire chez les Malais (RSC/ANC 30380).
A partir de 1933, la seule connaissance de l’islam ne suffisait plus pour devenir tok guru au Cambodge. Par un arrêté du résident supérieur du 4 mars 1933, dans le cadre des réformes engagées pour améliorer l’enseignement en Indochine, la France a mis en place un certificat d’aptitude aux fonctions d’enseignant que devaient passer les maîtres et les directeurs d’écoles islamiques. Les épreuves écrites et orales permettaient de juger la capacité des candidats à s’exprimer en malais, mais aussi qu’ils possédaient des bases d’arithmétique, de sciences physiques et de sciences naturelles. Les Français souhaitaient ainsi amener l’enseignement des écoles coraniques à se tourner vers les matières profanes. Toutefois, l’examen ayant lieu en malais, les correcteurs étaient des imams qui restaient ainsi seuls juges de la capacité des candidats à enseigner. Les dossiers de demande d’ouverture d’une école comportaient de plus des cautionnements moraux et un extrait de casier judiciaire. Enfin, les locaux devaient respecter les règles sanitaires en vigueur. La première année, dix-neuf musulmans âgés de 22 à 69 ans obtinrent le droit d’enseigner ou de diriger une école (RSC/ANC 8465). En 1940, afin de faciliter l’accès des Cham aux emplois publics, les autorités françaises ouvrirent trois écoles cham proposant enseignement général et enseignement religieux. Elles accueillaient l’année de leur création 347 élèves (Ner 1941, 198).
Marcel Ner a mis en évidence trois centres majeurs de diffusion de la culture islamique malaise au Cambodge et en Cochinchine dans les années 1930. Le plus important était celui de Chau Giang, dans la province de Chau Doc, en Cochinchine, qui rayonnait jusqu’à Takéo, au Cambodge (18). L’école coranique était dirigée par Hadji Abduraman et Hadji Mahli, le deuxième ayant séjourné une douzaine d’années à La Mecque. Le second centre était celui de Chruoy Changvar, sur la presqu’île qui fait face à Phnom Penh. Celle-ci abrite la tombe du héros malais qui soutint les Cham dans leur résistance aux Vietnamiens, tuan Set Asmit (Moura 1883, 459). Dans les années 1930, Reachea Thippedei (19), chef des Cham désigné par le roi, vivait à Chruoy Changvar. Le village comptait deux écoles, contre neuf avant la réforme de 1933, dont l’une était dirigée par Hadji Mathsalès, qui avait vécu onze ans à La Mecque (RSC/ANC 8465). Le troisième était le village de Trea, dans la province de Kompong Cham, au Cambodge, où existaient deux écoles. Les cours étaient dispensés dans l’une par Hadji Othman, connu dans tout le Cambodge, et dans l’autre par Hadji Roun et son fils Mat Salès. Ce dernier avait étudié dix ans au Kelantan. Ces écoles étaient si réputées que certains élèves venaient de Kampot, dans le sud du pays.
Ces centres islamiques devaient leur prestige à la réputation des tok guru qui y enseignaient, personnages savants et respectables de la communauté. L’enseignement religieux était donné en arabe et en malais, avec l’utilisation de manuels dans les deux langues (Ner 1941, 157-158, 166, 171-173, 177, 178). Les élèves apprenaient à réciter le Coran par cour, mais aussi des rudiments de malais et d’arabe. Le malais écrit était enseigné sous la forme kitab jawi (Bajunid 2002, 123-127). Les écoles animées par les guru les plus renommés formaient non seulement des élèves, mais aussi les futurs enseignants des écoles de villages. C’est grâce à ce réseau, que dans les années 1960, Omar a pu apprendre le malais et à lire l’arabe à l’école de Kompong Krabei, dans la province de Kompong Cham. Le maître de son tok guru avait lui-même fait ses études au Kelantan (entretien, Kelantan 2004).
Après la deuxième guerre mondiale, les Cham se sont davantage tournés vers la Malaisie pour les études religieuses. Selon un éminent professeur de religion de Patani, les troubles qui éclatèrent en Thaïlande après l’arrestation de Hadji Sulong, un tok guru respecté qui demandait plus d’autonomie pour les musulmans (Chopin 2001, 135-140, Gilquin 2002, 109), et la répression de l’armée thaïlandaise poussèrent les Cham à préférer le Kelantan à Patani pour leurs études. Ce professeur, lui-même parti au Kelantan, avait une dizaine de condisciples cham dans son école malaise. Il était par ailleurs difficile d’ouvrir des écoles coraniques dans le nouveau Cambodge indépendant, ce qui poussait les Cham à s’exiler le temps de leurs études, même si Norodom Sihanouk n’a jamais ouvertement mené de politique contre ceux qu’il appelait les “Khmers islam” (entretiens, Kelantan 2004, Kompong Cham 2003). Parallèlement, après que la Malaisie eut accédé à l’indépendance en 1957, l’islam y est devenu la religion officielle et des cours de religion musulmane pris en charge par l’Etat ont été intégrés au cursus des écoles primaires et secondaires publiques (Ibrahim Abu Bakar 2000, 10).
La modernisation de l’enseignement islamique en pays malais et le renouveau de l’enseignement traditionnel au Cambodge
Dans les années 1960, la Thaïlande s’est lancée dans un processus de modernisation de l’enseignement dans les pondok. L’Etat thaïlandais a commencé à proposer des subventions aux écoles qui se faisaient enregistrer auprès des autorités. En 1966, 287 pondok étaient enregistrés, 453 en 1970. Cet enregistrement, devenu obligatoire en 1971, a permis à l’Etat d’imposer des changements radicaux dans l’organisation des pondok. Ceux-ci sont devenus officiellement des écoles islamiques privées. En 1968, l’enseignement en malais a été interdit, puis l’enseignement profane thaï a été introduit dans ces écoles autrefois uniquement religieuses. Les tok guru, personnages choisis en fonction de leur foi, de leur connaissance de la religion et de la perception que les communautés avaient de leurs barakat, ont été progressivement remplacés par de jeunes diplômés.
Cette réforme des pondok, en s’attaquant à l’essence même des écoles islamiques, a joué un rôle majeur dans le développement de la guérilla antigouvernementale, soutenue par les musulmans qui refusaient l’ingérence de l’administration thaïe dans les affaires religieuses. Le gouvernement thaïlandais a ainsi été amené à assouplir sa position (20). Elle a aussi stimulé une réflexion parmi les élites musulmanes occidentalisées sur l’amélioration des méthodes d’apprentissage et sur l’ouverture des cursus des établissements religieux aux matières profanes. Toutefois, un malentendu d’importance subsiste entre autorités thaïlandaises et oulémas : pour ces derniers, l’acceptation d’un enseignement profane dans les écoles religieuses ne doit pas faire oublier la primauté de l’apprentissage du message divin (Madmarn 2000, Madmarn 2002, 55-101, Madmarn 2003, Chopin 2001, 143-151, Gilquin 2002, 124-126, Narongraksakhet 2003).
Dès 1955, la Malaisie a proposé des études supérieures en religion, avec l’ouverture d’un Kolej Islam Malaya, à Kelang, afin de pouvoir former sur place les enseignants des écoles islamiques du secondaire, sans avoir à envoyer ceux-ci en Egypte ou en Arabie Saoudite. Par la suite, deux universités publiques, la plus ancienne de Malaisie, The University of Malaya, et The University Kebangsaan Malaysia ainsi qu’une université privée ont conçu des formations diplômantes en études islamiques. La quasi-totalité des établissement d’enseignement supérieur malais proposent aujourd’hui des cours de religion (Ibrahim Abu Bakar 2000, 7). Ces cours sont accessibles aux étudiants cambodgiens. C’est d’ailleurs aujourd’hui un Cham originaire du Cambodge qui dirige l’Académie d’études islamiques de Nilam Puri, au Kelantan.
En Thaïlande, l’enseignement supérieur islamique a été initié dans le Sud en 1982 avec l’ouverture par l’université publique Prince of Songkhla d’études islamiques et d’arabe au sein de la faculté des sciences sociales et humaines. En 1988, l’université créa un College for Islamic Studies installé sur le campus de Patani. En 1997, un établissement privé d’enseignement islamique était fondé par le docteur Ismael Lutfi, le Yala Islamic College. Celui-ci s’est doté d’un nouveau campus dans la province de Patani, inauguré en mars 2004 par le prince héritier de Thaïlande (The Nation, 11 mars 2004), devant accueillir à terme cinq mille étudiants (21). Ces établissements d’enseignement supérieur islamique sont en liens étroits avec les établissements similaires en Malaisie et ont vocation à s’ouvrir aux Cham du Cambodge (entretiens, Patani et Yala 2003 et 2004).
Lors des entretiens menés auprès des étudiants cham de Thaïlande ou du Kelantan, ces adolescents se plaignaient du manque d’établissements d’enseignement religieux au Cambodge, comme s’ils n’avaient pas pu bénéficier du réseau d’écoles malaises mis en place au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe siècle. De fait, ces écoles sont restées des hauts lieux de l’enseignement islamique dans la péninsule indochinoise jusqu’aux guerres du Vietnam et du Cambodge. A partir de 1973 au Cambodge, les Khmers rouges ont éliminé systématiquement les enseignants islamiques qu’ils repéraient. Selon les recherches de Ben Kiernan, seuls vingt hakem sur cent treize et trente-huit tok guru survécurent à la période des Khmers rouges (Kiernan 1998, 329). Le mufti du Cambodge, Sos Kamry, explique que les élites musulmanes ayant été décimées, il restait, en 1979, peu de personnes capables de transmettre le message du Coran et que les plus savants avaient été tués ou s’étaient exilés. Lui-même admet avoir des difficultés à parler l’arabe, même s’il lit parfaitement la langue du Prophète (entretien, Phnom Penh 2003).
La remise sur pied des écoles coraniques a été très difficile jusqu’à l’ouverture du pays. La première école reconstruite a été la madrasah Hafiz al-Kuran, de Trea, au milieu des années 1980. Elle compte aujourd’hui environ cinq cents élèves. Très proche, se trouve l’école de Kompong Krabei, par laquelle est passée une grande partie des étudiants cham interviewés au Kelantan en 2004. Le passage entre certaines écoles du Cambodge et celles du Kelantan peut être facilité.
Un certain nombre d’écoles organisent des curricula similaires à ceux des écoles religieuses malaises, notamment de la Sekolah Agawa Rakyat (Ecole populaire religieuse), du Kelantan, pour préparer leurs étudiants à la perspective d’y poursuivre leurs études (Bajunid 2002, 131).
En effet, à partir de 1992, des exilés cham se sont mobilisés pour reconstruire les écoles détruites pendant la guerre. Les enfants de feu tuan Muhammad, de Prek Pra, réfugiés en Malaisie, se sont cotisés pour construire une école en 1996 et offrir des bourses aux meilleurs élèves. En 2004, cent cinquante élèves y étudient et quarante-trois parfont leur éducation religieuse au Kelantan (entretiens, Kelantan 2004). En 2001, Mohamad Zain bin Musa comptait cinq écoles islamiques au Cambodge, dont trois d’influence malaise (Mohamad Zain bin Musa 2001, 15). Depuis deux autres ont été ouvertes sur le même modèle par le mufti du Cambodge.
L’aura des écoles du Kelantan et de Patani est telle dans la communauté musulmane du Cambodge qu’en 2002, le Vice-Premier ministre et ministre de l’Education cambodgien, Tol Lah, lui-même cham, est allé étudier le fonctionnement des écoles islamiques privées du sud de la Thaïlande pour éventuellement pouvoir développer un système comparable au Cambodge (entretiens, Yala et Pattani 2004). La période d’instabilité politique qui a suivi les élections de 2003 au Cambodge, puis le décès du ministre en avril 2004 n’ont pas permis à ce projet d’aboutir.
Les voyages d’études vers le Kelantan, Patani, Terangganu ont pris une nouvelle ampleur depuis l’ouverture du Cambodge en 1992-1993. Le nombre de Cham partant pour les écoles de Malaisie et de Thaïlande a connu une nette augmentation. En 2003, 169 étudiants originaires du Cambodge étaient inscrits dans les écoles et les universités du Kelantan (22), auxquels s’ajoutent ceux de Patani. En août 2003, l’imam de la grande mosquée de Hat Yai, la principale ville de la province de Songkhla, estimait à une centaine le nombre de Cham cambodgiens suivant les cours des écoles islamiques des provinces méridionales du royaume thaïlandais, Songkhla, Satun, Yala, Pattani, Narathiwat. Pour Sos Kamry, ils devaient être une cinquantaine à une soixantaine. La majorité suivait l’enseignement des pondok. Sept d’entre eux étaient pensionnaires au Yala Islamic College. Ce ne sont plus seulement les membres des élites intellectuelles cham qui quittent leur famille pour apprendre la religion mais des gens ordinaires, fils de paysans, de pêcheurs, de commerçants qui veulent juste mieux connaître la religion. D’après les entretiens menés auprès de ces jeunes, seule une minorité souhaite devenir professeur de religion ou imam. Pour les autres, le passage par les pondok répond essentiellement à un besoin de construction personnelle, à la recherche de réponses à des interrogations spirituelles (23).
Le contexte politique de l’après-11 septembre 2001 a eu un impact considérable sur les relations entre les guru du Sud de la Thaïlande et les étudiants cham. D’une part, l’incarcération d’enseignants thaïlandais accusés de participation à des réseaux terroristes en mai 2003, sans qu’aucune preuve n’ait été rendue publique, a entraîné de grandes craintes chez les guru et imams thaïlandais qui sont depuis très réticents à se rendre au Cambodge. D’autre part, la multiplication des actes de violence, assassinats et attentats à la bombe, dans les provinces de Pattani, Yala, Narathiwat et Songkhla, a provoqué un exode massif des étudiants cham qui y étudiaient. Certains sont partis poursuivre leurs études au Kelantan, mais la majorité est rentrée au pays. Parallèlement, les autorités thaïlandaises ont rendu beaucoup plus difficile l’obtention de visas pour les jeunes étrangers souhaitant étudier dans les pondok et les universités islamiques. La plupart des quelques étudiants cham qui vivaient encore dans le sud de la Thaïlande en mai 2004 étaient en situation irrégulière (entretiens, Pattani, Yala et Kelantan 2004, Bjorn Bengsli, communication personnelle, Phnom Penh 2004).
Les Malais : trait d’union entre les Cham et
L’influence malaise est perceptible jusque dans l’habillement des Cham du Cambodge : Sarong et kopiah pour les hommes, foulard coloré au début du siècle, hijab aujourd’hui, pour les femmes. Les liens en matière d’éducation religieuse entre les Cham du Cambodge et les oulémas de Patani et du Kelantan ont permis une ouverture des musulmans cambodgiens sur .
Patani, au début du XIXe siècle, était devenu un centre d’éducation islamique traditionnelle, où les musulmans recevaient leur formation primaire en islam avant de partir pour les institutions du Moyen-Orient, notamment pour étudier sous la tutelle des professeurs de la Grande Mosquée de La Mecque (Madmarn 2002, 12).
Les évolutions et les soubresauts que connaît le monde musulman, qui, par le hadj, trouve son centre à La Mecque, parviennent en général au Cambodge par le truchement des Malais. Le sud de la Thaïlande et surtout le Kelantan ont gagné aux yeux des Cham du Cambodge le prestigieux surnom de serambi Makkah, que l’on pourrait traduire approximativement par “la véranda de la Mecque serambi étant l’espace libre situé devant l’entrée d’une maison (24). De nombreux guru et imams cham ont commencé à apprendre le malais auprès des professeurs de Kompong Cham ou de Chau Doc, avant de venir étudier dans les pondok de Patani ou du Kelantan. Après quelques années, et alors qu’ils maîtrisaient l’arabe et le malais, ils partaient pour les institutions du Moyen-Orient, notamment à la mosquée al-Haram de La Mecque, où se trouve la Kaaba. Au XXe siècle, ils furent de plus en plus nombreux à s’y installer, ainsi qu’à l’université al-Azhar au Caire, puis, à partir des années 1960, à l’Université islamique de Médine.
Les étudiants et les oulémas du sud de la Thaïlande, de Malaisie et d’Indonésie qui étudient ou enseignent à La Mecque se sont rassemblés en une véritable communauté au sein de la ville sainte. Christian Snouck Hurgronje, qui a séjourné à La Mecque en 1885, puis dix-sept ans dans les Indes néerlandaises, témoignait en 1908 :
Les “Djawas” – ce nom y est appliqué indifféremment à tous les musulmans des Indes orientales – forment une des plus importantes colonies d’étrangers ; la plupart d’entre eux y demeurent pour faire des études scientifiques. Retournés dans leur patrie, ils y deviennent les précepteurs de leur peuple (Snouck Hurgronje 1908, 19).
Cette communauté existe toujours et les Malais de La Mecque sont aujourd’hui environ huit mille (Madmarn 2002, 33-35, Chopin 2001, 149). Par leur proximité linguistique et historique, mais surtout par le fait que beaucoup d’entre eux sont passés par des écoles malaises, les Cham originaires du Cambodge trouvent leur place auprès des musulmans malais vivant au Moyen-Orient. Parmi les quatre à cinq cents Malais qui étudient à al-Azhar, on trouverait ainsi aujourd’hui une vingtaine de Cham.
Ahmed, fils de Omar de Kompong Cham, raconte qu’il a suivi son cursus secondaire au Kelantan. En 1981, il est parti approfondir sa formation religieuse et linguistique en Arabie Saoudite, à Médine. Il explique que de nombreux Cambodgiens y sont arrivés en 1992, l’année où lui-même rentrait en Malaisie. Il enseigne actuellement l’arabe et la religion dans un pondok du Kelantan (entretien, Kelantan 2004). Son parcours n’est pas fondamentalement différent de celui de Hadji Souleyman, imam de la mosquée de Veal Thom, à Battambang en 1937 (Ner 1941, 171).
A La Mecque, les étudiants en théologie accueillent les pèlerins venus réaliser le cinquième pilier de l’islam, le hadj. Le hadj est l’accomplissement d’un devoir religieux, une expérience spirituelle intense, mais aussi une occasion de contact avec des musulmans du monde entier. Si le hadj restait exceptionnel pour les Cham au début du XIXe siècle, il a ensuite connu un essor important (Janneau 1870, 64, Aymonier 1891, 98). Les progrès de la navigation et l’ouverture du canal de Suez qu’empruntaient les paquebots reliant les colonies à l’Europe permettaient à davantage de Cham de l’accomplir. Dans les années 1930, Marcel Ner estimait le nombre de hadji au Cambodge et en Cochinchine à environ cinq cents personnes, soit 5 ou 6 pour mille de la population musulmane, contre 1 pour mille en Indonésie, 1 pour mille en Egypte, pourtant beaucoup plus proche, mais 6 pour mille en Malaisie (Ner 1941, 186, Roff 1984, 239). Marcel Ner a alors eu l’opportunité d’assister au retour d’un hadji et d’une hadja du village de Prek Pra, près de Phnom Penh.
Une famille de quatre personnes s’était embarquée pour La Mecque huit mois auparavant. Le père et la mère allaient rentrer, ayant laissé dans la ville sainte deux fils âgés de vingt-trois et douze ans (.). Les voyageurs étaient revenus de La Mecque à Jeddah en deux jours, à dos de chameau, pour 22 dollars (le retour en auto plus rapide en coûte 28 dollars), de Jeddah à Singapour en seize jours par un paquebot, avaient enfin atteint Saigon par les Messageries maritimes (Ner 1941, 167-168). (25)
Après la deuxième guerre mondiale, des lignes aériennes ont été ouvertes entre l’Arabie Saoudite et l’Asie du Sud-Est, facilitant les voyages. Sur la base d’entretiens conduits au Cambodge et au Kelantan en 2003 et 2004 et de ceux effectués par Ben Kiernan, on peut évaluer le nombre de Cambodgiens effectuant le hadj entre quatre-vingt et cent chaque année à la fin des années 1960 et au début des années 1970. Ben Kiernan estime que le Cambodge comptait un millier de hadji et hadja en 1975 (Kiernan 1998, 310). Après la guerre, dans les années 1980, seuls quelques dizaines de Cham ont pu se rendre dans les lieux saints d’Arabie pour étudier ou conduire le pèlerinage à partir du Cambodge. En effet, à partir de 1975, la majorité des pèlerins cham étaient des réfugiés vivant en Malaisie (entretiens, Phnom Penh et Kompong Cham 2003, Kelantan 2004).
Dans la Fédération de Malaisie, les résidents permanents peuvent bénéficier des services du Tabung Hadji, une institution publique créée en 1963. Le Tabung Hadji est à la fois une caisse d’épargne qui recueille les fonds mis de côté par ceux qui souhaitent effectuer le hadj et une agence qui facilite le voyage des pèlerins en leur procurant un passeport spécial à usage unique valable pour un aller-retour en Arabie Saoudite, et en prenant les réservations d’avions et d’hôtels. Il gère aujourd’hui quinze millions de comptes représentant dix milliards d’euros et envoie chaque année entre vingt-cinq et cinquante mille pèlerins à La Mecque, en fonction des quotas mis en place par l’Arabie Saoudite, dont trois à quatre mille du Kelantan (26).
Au Cambodge, le hadj a repris à grande échelle à partir de 2000. Grâce à une aide financière venue des pays du Golfe, un avion est affrété chaque année pour conduire deux cents pèlerins à Djedda (Lancry 2001, 77, EDA 328).
Hadj et écoles malaises restent encore aujourd’hui les principaux liens entre les musulmans du Cambodge et ceux du reste du monde.
L’influence malaise sur les pratiques religieuses des Cham du Cambodge
Dès les premières études conduites à la fin du XIXe siècle sur les musulmans d’Indochine, les chercheurs occidentaux ont été frappés par les pratiques hétérodoxes de certaines communautés cham. Les règles de l’islam, les commandements de Dieu qui constituent la sharia, sont fixées par l’écrit. Elles apparaissent dans le texte de la révélation telle qu’elle a été transmise à Mohammed par l’archange Gabriel, le Coran, et dans la tradition, la sunna, qui rassemble l’ensemble des hadith, les dits et actes du Prophète. Si le Coran et la sunna sont susceptibles d’interprétations, ce qui explique les différents courants religieux qui parcourent l’islam, certaines pratiques et règles religieuses s’imposent à tous les musulmans. Le premier découle directement de la shahada : “Il n’est de Dieu que Dieu et Mohammed est son Prophète.” Aucune autre forme divine ne saurait être associée au créateur. Dieu est unique. Les “associateurs”, les mushrikun, commettent le plus grand des pêchés, le shirk. La tradition sunnite insiste par ailleurs sur le respect des cinq piliers de l’islam, sur les interdits alimentaires, sur les codes de conduite et de législation familiale. Les descriptions des pratiques religieuses des Cham du centre Vietnam, les Cham bani ou “fils de la religion par Aymonier, Durand ou Cabaton, ont contribué à répandre l’idée selon laquelle l’islam des Cham est particulièrement déviant (Aymonier 1891, Durand 1903, Cabaton 1907). La situation est pourtant très différente au Cambodge, en raison notamment des liens maintenus avec les oulémas malais.
Au Cambodge, plusieurs groupes se réclament de l’islam (Ner 1941, Collins 1996, Bengsli 2003, Bajunid 2002, 127, Po Dharma 1982, 103-104). Parmi les Cham, la principale scission oppose les Jahed, ou groupe de l’imam San, et les sunnites, appelés “Cham shariat” par Omar Farouk Bajunid, c’est-à-dire le groupe de ceux qui cherchent à appliquer la sharia (27).
Les Jahed sont parmi les Cham ceux qui ont su le mieux préserver leur héritage socio-historique. Ils se considèrent comme les détenteurs de la mémoire cham. Quelques personnes âgées connaissent encore les mythes et épopées cham et maîtrisent l’ancien alphabet cham dérivé des écritures sanskrites. Elles tentent de transmettre leur savoir aux plus jeunes. Les Jahed semblent influencés par la pensée chiite, que l’on perçoit à la place particulière qu’ils accordent à Ali, et qui s’explique probablement par la formation de l’imam San. Ce dernier était un ermite extrêmement respecté qui vivait à Oudong au XIXe siècle. Il est vraisemblablement mort dans les années 1880 (Janneau 1870, 64, Moura 1883, 462-463). Or, d’après les témoignages recueillis par William Collins, San aurait reçu son enseignement d’un homme nommé Abdul Of qui venait d’Arabie mais ne parlait pas arabe. William Collins rapporte qu’il s’agissait peut-être d’un Kuraishi, mais l’homme aurait tout autant pu être persan et chiite (Collins 1996, 66). Les Jahed sont connus pour ne prier qu’une fois par semaine et non cinq fois par jour comme le prescrit le Coran, même si comme l’a montré Collins, ils se considèrent comme en état de prière constant. Tous les ans, les Jahed se réunissent à la mosquée du phnom Oudong, située sur l’emplacement cédé à l’imam San par le roi Norodom. Ils refusent d’utiliser le malais pour les commentaires du Coran, lui préférant l’arabe, alors même que leurs contacts avec le monde arabe sont inexistants. Les Jahed valorisent la relation personnelle à Dieu et rejettent les hommes qui s’imposent comme intermédiaires (Collins 1999, 1103).
L’autre groupe, celui des Cham shariat, est formé par ceux qui acceptent l’influence malaise. Ils sont largement majoritaires, les Jahed n’étant estimés qu’à 7 % de la population musulmane du Cambodge en 1997 (28). L’acceptation de l’influence malaise a eu des conséquences manifestes sur l’alphabétisation, notamment par la maîtrise de l’alphabet arabe, acquis via le jawi. Dans les archives coloniales de Phnom Penh, six pétitions émanant de villages cham et datées de 1926 à 1938 ont pu être retrouvées. Elles visent en général à défendre la candidature d’un notable local pour l’emploi d’imam de la mosquée. Parmi ces pétitions, deux émanent de villages jahed proches d’Oudong : Khleang Svay et O Russey. Elles réunissent les noms de 378 pétitionnaires, dont seulement deux ont pu signer leur nom en caractères arabes. Les 376 autres se sont contentés d’une empreinte ou d’une marque en face de leur nom. Aucun habitant de O Russey n’a pu signer, alors que le village comptait plusieurs imams (29). Les quatre autres pétitions proviennent de villages de Cham shariat. A Svay Khum, province de Kandal, 97 pétitionnaires ont tous signé en jawi. Ces Cham habitaient autrefois Chruoy Changvar avant d’être déplacés. A Veal Norea, à Battambang, soixante hommes ont signé en arabe, vingt en caractères khmers, six en français et six hommes et vingt-cinq femmes ont apposé leur empreinte digitale. Dans la commune de Kanchor, à Kratié, 47 hommes sur 50 ont pu signer en jawi, trois ont apposé leur marque. A Chang Chamrès, 415 habitants signent en jawi et deux font une marque (30). Dans les années 1920-1930, on observe donc une nette différence entre les taux d’alphabétisation de ceux qui acceptent le truchement du malais et ceux qui le refusent. Po Dharma, qui a publié les observations qu’il a pu faire au Cambodge entre 1968 et 1972, indique que les Cham qui avaient su préserver leurs traditions ne connaissaient de l’arabe que les “lettres de l’alphabet et quelques formules” (Po Dharma 1982, 108). Or, la maîtrise de l’alphabet et de la langue arabe a des répercussions sur la pratique de la religion.
Les Jahed sont conscients de la position centrale de la shahada en islam mais leur connaissance de la sharia paraît bien superficielle, tout simplement parce qu’ils n’ont pas accès aux textes. Ils peuvent réciter des versets du Coran, mais ne les comprennent pas. Quelques sages, gardiens de la mosquée de l’imam San, sont de véritables lettrés, maîtrisant les alphabets cham et arabe, mais la majorité des Jahed est incapable de saisir le sens des textes religieux fondamentaux. S’ils sont très respectés en raison de leur rôle de gardiens de la mémoire cham et de la simplicité de leur style de vie, ils sont aussi décriés par les autres musulmans pour le peu de cas qu’ils font de la sharia.
Le malais écrit en jawi s’est imposé au Cambodge comme le principal vecteur de la connaissance de l’islam.
Du fait de l’absence d’une forte tradition littéraire islamique en cham, les textes religieux malais ont pris sa place et la langue malaise a émergé comme le principal médium de l’instruction religieuse parmi cette catégorie de Cham (Bajunid 2002, 127).
Ceci n’est pas sans conséquence sur l’islam tel qu’il est pratiqué par les Cham shariat du Cambodge. Déjà, Marcel Ner notait :
Leurs contacts directs avec La Mecque ou le bloc puissant des 60 millions de musulmans malais, leurs rapports indirects avec l’islamisme indien orientent leur foi dans les voies de l’orthodoxie sunnite. Tous, comme les Malais, appartiennent à l’école chaféite (.). Les vrais chefs de l’ensemble de la communauté sont les guru, les maîtres renommés pour leur science religieuse, la droiture de leur jugement, la pureté de leur vie (Ner 1941, 186-187).
Si le shafiisme s’est implanté chez les Cham, c’est assurément grâce aux Malais qui se rattachent eux-mêmes majoritairement à cette école.
Le développement des mouvements réformateurs
Depuis le XVIIIe siècle, l’oumma est parcourue par de forts courants réformateurs visant à purifier les pratiques des musulmans pour les rendre strictement conformes à la sharia, telle que les théoriciens de ces courants la définissent. Le plus célèbre d’entre eux est l’Arabe Mohammed ibn Abdelwahab, mort en 1792, qui se rattache à l’école Hanbali. Il fut un allié de poids de la famille al-Saoud, les unificateurs et dirigeants de l’Arabie Saoudite. Mohammed ibn Abdelwahab insistait sur la nécessité d’une meilleure connaissance des textes, Coran et hadith, sur le rejet du culte des saints et de toute forme d’associationnisme, shirk, et sur l’annihilation des croyances et rites pré-islamique (Mohammed ibn Abdelwahab s.d.). A al-Azhar, en Egypte, un siècle après les prédications d’Abdelwahab, deux jeunes étudiants opposés à l’occupation britannique, Muhammad Abduh et Jamal al-Din al-Afghani, sont devenus les pionniers et les inspirateurs de la doctrine salafiste de Muhammad Rashid Rida. Ce mouvement prône un retour aux pratiques des premiers temps de l’islam, selon l’exemple du Prophète et de ses compagnons, les “pieux anciens al-salaf al-salih. En 1924-1925, le hadj passait sous contrôle de la famille al-Saoud et des défenseurs de la pensée de Mohammed ibn Abdelwahab, qualifiés de wahhabites. Quatre ans plus tard, un instituteur égyptien, Hasan Abd al-Rahman al-Banna, créait le mouvement d’obédience salafiste Les Frères musulmans sur le modèle des organisations wahhabites. Celui-ci est rapidement devenu influent auprès des étudiants d’al-Azhar.
Les premiers Cham à avoir été en contact avec ces mouvements sont ceux qui ont séjourné à La Mecque, à Médine et au Caire ou qui ont fréquenté des enseignants malais influencés par ces nouvelles écoles. Shaykh Ahmad al-Fatami et son disciple du Kelantan, tok Kenali, furent ainsi en contact avec les idées de Muhammad Abduh en 1903 au Caire, alors que ce dernier occupait la prestigieuse fonction de grand mufti. Muhammad Abduh prônait le retour aux valeurs de l’islam originel, l’utilisation de la modernité et du progrès au service de l’expansion de la religion et une réforme de l’enseignement islamique. Après une vingtaine d’années au Moyen-Orient, tok Kenali est retourné au Kelantan où il est devenu très influent. Il a pu diriger un réseau de pondok, dont l’un porte son nom, et conseiller le sultan sur les matières religieuses (Johns 1984, 134-135, El Muhammady 2003).
A partir des années 1920-1930, l’influence des réformateurs apparaît de manière flagrante dans les écrits et les discours de certains oulémas du monde nusantarien. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, le guru cham Ali Musa est revenu à Kompong Cham après avoir étudié plusieurs années en Thaïlande et au Kelantan. Il s’est alors fait le héraut des nouvelles doctrines. En 1957, un imam venu d’Inde, Ahmad, l’a rejoint. Les deux hommes ont réussi à rassembler un groupe de croyants appelé Kaum Muda, le Groupe jeune, qui a accepté leur enseignement, par opposition au Kaum Tua, le Groupe ancien, des Cham qui refusait la réforme (Collins 1996, 86-87, Bengsli 2003, 84-89). Les prédications des membres du Kaum Muda se sont poursuivies jusqu’au début des années 1970, lorsque la guerre a rendu impossible tout travail de prosélytisme, notamment après que les régions de Kompong Cham, Battambang et Kampot sont tombées sous contrôle des Khmers rouges (31).
Après la fin du régime de Pol Pot, des hommes d’affaires émiratis et la Banque islamique de développement basée à Djedda ont commencé à apporter leur aide aux Cham du Cambodge. Toutefois, les prêcheurs salafistes ont dû attendre l’ouverture du Cambodge, en 1992, pour pouvoir de nouveau s’y implanter, via des ONG caritatives. La plus importante est présidée par un Cham qui a passé douze ans en Arabie Saoudite. La Revival of Islamic Heritage Society, financée en grande partie par des fonds publics et privés du Koweït et d’Arabie Saoudite, a axé son action sur l’éducation et la prise en charge des orphelins. Elle forme des enseignants pour les écoles coraniques villageoises, et gère plusieurs orphelinats, dont les plus importants sont près de Phnom Penh et à Takéo. Les enfants y reçoivent un enseignement religieux, donné en arabe, et l’enseignement du cursus officiel du royaume du Cambodge, dispensé en khmer. En 1999, la Revival of Islamic Heritage Society revendiquait l’éducation de 1 300 enfants et était présente sur l’ensemble du territoire cambodgien (Cambodge Soir, 8-10 mai 1998, Collins 1996, 83-84, Dovert et Madinier 2003, 64). L’école Ummul Qura ouverte en 1996 fonctionnait sur le même modèle jusqu’à sa fermeture, en mai 2003.
Les ONG d’obédience wahhabite envoient chaque année leurs meilleurs élèves se perfectionner en Thaïlande, au Kelantan ou, plus fréquemment, dans les pays du Golfe, notamment en Arabie Saoudite. Ils sont aujourd’hui près d’une centaine à bénéficier de leurs programmes de bourses. En 2003, certains des étudiants cham du Yala Islamic College du docteur Lutfi, connu pour son soutien aux mouvements réformateurs dont il est lui-même l’un des fers de lance dans le sud de la Thaïlande (32), étaient passés par les écoles de la Revival of Islamic Heritage Society au Cambodge. Au Kelantan, l’influence des mouvements réformateurs est particulièrement importante. Cet Etat est le principal bastion du Party Islam SeMalaysia (Parti islamique panmalais, PAS), qui y a la majorité et dont le gouverneur, Nik Abdul Aziz Nik Mat, est le dirigeant spirituel du PAS. Par son action politique, le PAS, qui bénéficie d’un soutien populaire conséquent (33), a fait du Kelantan l’un des Etats les plus rigoristes de Malaisie. Son influence est notamment perceptible dans les formations islamiques données dans les écoles et universités de l’Etat (Dovert et Madinier 2003, 25-27, 31-33). Des dirigeants du PAS ont récemment publiquement appelé au djihad contre les Etats-Unis (Hoffman 2003, 89, Singh Pauliat 2003, 120-121). Or, en 2004, une quinzaine de Cham étudient dans le pondok géré par le fils de Nik Abdul Aziz Nik Mat, dont deux ont été élèves à Ummul Qura. L’inscription des élèves cambodgiens dans cette école est facilitée par les liens familiaux étroits qui unissent la famille du gouverneur du Kelantan à celle d’un tuan cham de Kompong Cham qui officie aujourd’hui dans la banlieue de Phnom Penh. D’autres élèves cham étudient au pondok Pasir Tumboh, l’une des plus grandes écoles religieuses du Kelantan, près de Kota Bharu, qui forme de nombreux imams et qui est tout acquis au PAS.
Récemment, le chercheur norvégien Bjorn Bengsli a noté, chez les Cham du Cambodge, la présence de prédicateurs d’une secte s’inspirant à la fois des salafistes et du soufisme, le Darul Arqam (Bengsli, 2003, 95). Le Darul Arqam a été créé en Malaisie en 1968 par l’imam Ashari Muhammad al-Tamimi. Anti-occidental, visant un retour à l’ordre des premiers temps de l’islam, ce mouvement a acquis un certain poids politique auprès des élites malaises et s’est étendu aux pays voisins, dont la Thaïlande. Il a été interdit en 1994 en Malaisie, puis dans les pays où il s’était implanté (Dovert et Madinier 2003, 25-29, Matheson Hooker 2003, 254-255). Il semble donc que des adeptes de la secte se soient repliés sur le Cambodge.
Un troisième grand mouvement réformateur a fait son apparition dans la région à partir des années 1970. Né en Inde au début du XXe siècle, le mouvement Dawa Tabligh, aussi appelé Tablighi Jamaat, a connu une rapide expansion au cours du siècle. Son fondateur, le maulana Muhammad Ilyas, était un ancien élève de l’école déobandie (34). Après son deuxième hadj, qui eut lieu au moment où les wahhabites prirent le contrôle des lieux saints de l’islam, il se destina à la prédication. Muhammad Ilyas a imaginé un système qui encadre et favorise la dawa, l’invitation à l’islam. Il s’agissait pour lui de revenir à une pratique purifiée de l’islam en se basant sur l’exemple donné par le Prophète Mohammed et ses compagnons. Le mouvement Dawa Tabligh propose des règles strictes aux croyants, mais que chacun suit selon son propre désir et sa propre foi, qui doivent les aider à retrouver le message de Dieu et à le respecter, mais aussi à le propager en allant à la rencontre des autres hommes. Le Dawa Tabligh se singularise par l’importance qu’il accorde aux groupes de prière ou de discussion, les jamaat. Régulièrement, ceux qui suivent la voie du Dawa Tabligh se rendent en jamaat pour des périodes variant de quatre jours à quatre mois auprès de leurs frères musulmans afin de les ramener vers les commandements des écritures et de la sunna et leur demandent de se joindre à cet effort collectif (Chopin 2001, 245-291, Metcalf 2001).
Le Dawa Tabligh s’est implanté en Malaisie et en Thaïlande entre les années 1970 et le début des années 1980. Plutôt bien perçu par les autorités thaïlandaise et proche du PAS en Malaisie, il a connu un développement très rapide à partir des années 1990. En 1989, du mouvement pour la Thaïlande, Yusuf Khan, s’est rendu au Cambodge auprès des Cham pour étudier leur situation. Toutefois, ce n’est qu’à partir de 1992 que des jamaat ont été envoyés au Cambodge, à partir du markaz de Yala dans le sud de la Thaïlande. Des missionnaires du Dawa Tabligh originaires d’Inde et du Pakistan s’étaient déjà rendus au Cambodge au début des années 1970, mais la guerre avait mis un terme brutal à leur prédication. Ce mouvement a tout d’abord connu un succès fulgurant chez les Cham. En 1997, soit cinq ans après le début de la prédication, une réunion des adeptes du mouvement au Cambodge a rassemblé dix mille personnes dans le village de Trea, province de Kompong Cham, qui est devenu leur principal point d’ancrage dans le royaume. Le Dawa Tabligh est particulièrement bien accueilli par les paysans pauvres et les laissés pour compte. Ce nouvel acteur de l’islam au Cambodge a encouragé la reprise des études islamiques, revivifié les relations entre les Malais et les musulmans de Kompong Cham et favorisé leur ouverture sur le reste du monde. L’organisation du mouvement au Cambodge reste intégrée à celle du Sud de la Thaïlande. Les jamaat de l’ensemble du monde musulman qui se rendent ainsi au Cambodge sont pour la plupart pilotées à partir du markaz de Yala (entretiens, Yala 2004, Chopin 2001, 291-314, Collins 1996, 87-90).
Au Cambodge, comme du reste au Kelantan, à Patani ou au Terangganu, l’introduction de l’islam n’a pas fait disparaître toutes les croyances et rites hérités des siècles précédents (Po Dharma 1982, 109-110). Bjorn Bengsli, qui a passé près d’une année entre 2001 et 2002 dans un village cham shariat de Kompong Cham, a parfaitement mis en évidence le maintien de la magie, des rites funéraires, des tabous, du culte des génies, etc., toutes formes d’expression religieuse remontant à la période pré-islamique (Bengsli 2003, 46-67). Or, ce sont précisément là des déviances que les wahhabites et les autres mouvements salafistes entendent combattre. En s’attaquant aux croyances des gens, ils s’attaquent à leur identité même, nient leur passé, et ne leur proposent souvent en échange qu’une arabité plaquée, même si leur d