Eglises d'Asie

THAILANDE DU SUD : L’APPROCHE SECURITAIRE PREND LE PAS SUR LA RECONCILIATION

Publié le 18/03/2010




Le décret sur l’administration gouvernementale sous état d’urgence a été adopté au lendemain d’une attaque spectaculaire des insurgés séparatistes contre la ville de Yala. Mais pour beaucoup, ce raid, qui a causé la mort de deux policiers, a servi de prétexte commode au gouvernement pour faire passer la pilule amère d’un décret prêt depuis deux mois. Malgré de très vives critiques du parti démocrate d’opposition et de la société civile, le décret a été entériné à la fin août 2005 par les deux chambres du Parlement, prenant ainsi force de loi. Cette législation permet entre autres d’arrêter et de détenir des suspects pendant trente jours sans qu’ils soient inculpés, de censurer la presse, de contrôler les communications téléphoniques et postales, d’interdire les réunions et les rassemblements, d’interdire aux gens de sortir de chez eux, d’expulser les étrangers et de détruire des bâtiments si la sécurité de l’Etat l’exige. La disposition la plus controversée est l’article 17 qui accorde une immunité juridique presque totale aux agents de l’Etat qui enfreindraient les lois ou bafoueraient les droits de l’homme dans l’exercice de leurs fonctions de maintien de la sécurité. La majorité des analystes s’accordent pour reconnaître que les lois existantes offraient déjà un arsenal juridique nettement suffisant pour faire face à la crise dans les trois provinces du Sud – Pattani, Yala et Narathiwat – en proie à des violences qui ont causé près de 900 mort depuis janvier 2004. “Le problème n’est pas la loi, mais l’incompétence de ceux qui l’appliquent est un refrain qui revient sans cesse dans les commentaires sur le décret.

Devant le barrage de critiques, le gouvernement n’a mis en application que quelques clauses du décret : chacune nécessite en effet une décision du Conseil des ministres pour pouvoir être mise en vigueur. Mais rien n’empêche le Premier ministre, quand il le veut, de convoquer un Conseil des ministres d’urgence pour activer les autres articles. Avec le décret, Thaksin, dont les tendances autoritaristes ont été à plusieurs reprises démontrées ces dernières années, s’est doté d’un formidable outil de contrôle du pays, similaire aux lois-cadres des dictatures militaires. Un diplomate allemand n’hésitait pas à comparer le décret à , cette loi qui avait été votée en Allemagne après la victoire électorale d’Hitler dans les années 1930. La plupart des membres de la Commission nationale de réconciliation – un organisme indépendant présidé par l’ancien Premier ministre Anand Panyarachun et chargé de rétablir la paix dans le Sud – pensent que leurs efforts pour reconstruire la confiance entre l’Etat central et les musulmans malais du Sud seront voués à l’échec si le décret est appliqué dans sa totalité. Les deux politiques vont à contresens ; ce qui était manifeste lors de l’intervention télévisée conjointe de Thaksin et d’Anand Panyarachun le 28 juillet dernier. Si les forces de sécurité, accusées de nombreux assassinats et enlèvements de villageois musulmans, se sentent les coudées franches grâce aux prérogatives que leur accordent les articles du décret déjà appliqués, le cycle de violences et de représailles s’amplifiera. Ce qui permettra au gouvernement de justifier l’application complète des pouvoirs d’exception.

L’un des aspects les plus choquants dans la mise en ouvre du décret est le fait que la Commission nationale de réconciliation, une instance créée par le Premier ministre Thaksin et qui rassemble tout ce que la Thaïlande compte d’intellectuels progressistes, n’a pas été préalablement consultée. Le camouflet a été tel que certains membres de la Commission voulaient démissionner, mais l’ex-Premier ministre Anand Panyarachun a su les convaincre qu’il était indispensable d’essayer de contrecarrer la dérive autoritaire dans le Sud par une politique de conquête des cours. La Commission a élaboré quatorze propositions, présentées au gouvernement pour tenter d’apaiser les tensions et de diminuer les abus par les militaires et les policiers. L’une des propositions clefs est l’utilisation systématique de la médecine légale pour éclaircir les cas d’assassinats et d’enlèvements dans la région. Jusqu’à présent, la police refuse l’intervention de médecins légistes indépendants, par principe mais aussi parce que cela mettrait en lumière certains de ses agissements illégaux comme les enlèvements. “La médecine légale n’est pas dans la culture de la police thaïlandaise. Ici, pour obtenir des preuves, on torture le suspect confie un médecin de Yala qui souhaite rester anonyme. La spécificité du système judiciaire thaïlandais veut aussi que ce soit la police qui arrête les suspects, qui les maintienne en détention et qui fasse l’enquête d’instruction, un cumul de pouvoirs qui peut permettre à certains policiers de fabriquer des coupables. “Nulle part ailleurs dans le monde, peut-on voir une agence gouvernementale dotée de tous ces pouvoirs faisait remarquer récemment Ackaratorn Chularat, président de la Cour administrative suprême.

Le gouvernement a, en principe, accepté treize des quatorze propositions de la Commission nationale de réconciliation, mais celles-ci ne sont pas encore appliquées concrètement sur le terrain. Dans l’ensemble, les propositions visent à rétablir la confiance sérieusement érodée entre les Malais musulmans et les autorités centrales et locales. L’une d’elles suggère ainsi l’établissement d’un centre indépendant qui compilerait les informations, avec l’aide d’experts en médecine légale, sur les quelque cent cinquante personnes disparues depuis janvier 2004. La seule proposition rejetée par le gouvernement est celle demandant que chaque personne qui le souhaite puisse porter une arme pour pouvoir se défendre. Toutefois, dans deux districts de la province de Narathiwat, ceux de Tak Bai et de Sungai Kolok, les quatorze mesures vont être mises en vigueur à titre d’essai grâce à la coopération entre le commandant militaire local, le colonel Songvit Nounpakdi, et la Commission de réconciliation. Le colonel Nounpakdi, qui professe sa foi dans le respect des droits de l’homme, est un exemple de la façon dont les militaires pourraient contribuer à apaiser les tensions. Mais il reste une exception.

Quoi qu’on pense du décret, il est indéniable que la situation s’est considérablement dégradée ces douze derniers mois dans le sud du pays. La peur s’est répandue, y compris chez les villageois musulmans qui se sentent désormais menacés. Les cibles potentielles ne sont plus limitées aux militaires, aux policiers et aux enseignants comme l’a montré la décapitation de simples villageois ces derniers mois. Les habitants ne sortent plus après 20 h 00 et l’économie locale est sérieusement affectée ; en tout premier lieu, la production de caoutchouc, car les paysans doivent aller très tôt le matin (deux, trois heures du matin) pour entailler les hévéas afin d’avoir un meilleur rendement. Ils sont désormais forcés d’attendre la lumière du jour : leurs revenus en sont fortement affectés. Et plus la peur progresse, plus l’insurrection s’affirme et gagne du terrain, surtout dans l’esprit des gens. Le signe le plus net de ce pouvoir croissant des rebelles a été la fermeture de tous les commerces des trois provinces le vendredi, jour de la prière hebdomadaire des musulmans, depuis le début du mois d’août. Des tracts avaient circulé auparavant ordonnant la fermeture. Malgré les assurances de protection des forces de sécurité et les déclarations des professeurs de droit islamique affirmant que le Coran n’exige pas de fermer les magasins le vendredi, la quasi-totalité des commerçants ont obéi. Les marchés à prix réduits, lancés par le Premier ministre Thaksin et protégés par l’armée, n’ont pas réussi à rétablir la confiance. Désormais, toute l’activité est paralysée dans les trois provinces ce jour-là, car les entreprises de transport et les taxis suivent aussi le mot d’ordre. C’est une défaite politique majeure pour le gouvernement qui apparaît incapable d’imposer l’ordre public et d’assurer le fonctionnement régulier des services. En fait, de nombreux services de l’Etat sont déjà en voie d’effondrement : les fonctionnaires des services de santé, des services agricoles ou des services administratifs ne sortent plus des villes et ne se rendent plus dans les villages musulmans reculés. Ce sont les militaires et les policiers qui doivent désormais assurer ces services.

La question des écoles est cruciale, car l’enseignement, qui suit le curriculum des autres provinces thaïlandaises avec l’ajout de quelques cours de religion musulmane, symbolise la suzeraineté culturelle thaïlandaise sur ces régions malaises et musulmanes. Poussés par le gouvernement central, les enseignants continuent à se rendre dans les écoles isolées, mais en courant de grands risques : trente d’entre eux ont été assassinés depuis janvier 2004. Ils sont désormais sous protection militaire permanente et certains d’entre eux se sont armés. Beaucoup n’ont toutefois pas la témérité d’exposer leur vie quotidiennement et environ 3 500 professeurs du primaire et du secondaire ont demandé à être transférés dans d’autres écoles, ailleurs, plus au nord. Ils sont souvent remplacés par des volontaires locaux qui n’ont pas toujours les qualifications requises pour occuper le poste. Cette fuite des enseignants est aussi une victoire politique des insurgés, qui arrivent à perturber le fonctionnement d’un des services publics essentiels de l’Etat thaïlandais. Pour l’instant, ces victoires sont symboliques : les rebelles ne contrôlent aucune portion de territoire, ils ne se sont pas non plus substitués à l’Etat pour assurer eux-mêmes certains services, ce qui augmenterait leur légitimité vis-à-vis de la population.

Cela s’explique sans doute par le fait que le mouvement rebelle est très peu structuré. Il semble qu’il s’agisse essentiellement d’une multitude de cellules indépendantes regroupant chacune une quinzaine d’adolescents d’un village ou ayant étudié dans la même école coranique. Ces jeunes qui, pour la plupart, ont été affectés par la violence étatique – par la perte d’un père abattu par l’armée, par exemple – sont parfois formés et financés – les attentats sont grassement rémunérés, selon une source militaire – par quelques vétérans du séparatisme, notamment des membres du Barisan Nasional Revolusi (BRN, Front national révolutionnaire). Mais il ne semble pas exister une organisation hiérarchisée qui planifie les assassinats et les attentats à la bombe ; ce serait plutôt un vaste mouvement de 5 000 à 6 000 musulmans porteurs d’un désir de vengeance qui agissent parfois spontanément, parfois de manière plus organisée. Ce caractère diffus de l’insurrection rend d’autant plus difficile les tentatives de l’Etat pour éradiquer les violences. La rébellion suit actuellement une courbe ascendante. Elle pourrait être affaiblie si la politique de réconciliation prônée par la Commission d’Anand Panyarachun était vigoureusement mise en place : les musulmans du Sud, qui, dans leur énorme majorité, veulent pouvoir travailler tranquillement et pratiquer librement leur religion, accorderaient de moins en moins leur soutien passif aux rebelles dont ils n’approuvent pas l’objectif de séparatisme. Mais l’adoption du décret et le comportement passé du Premier ministre laissent craindre que le gouvernement persévère dans une approche sécuritaire du problème, ce qui ne peut avoir pour effet que d’amplifier le niveau des violences de part et d’autre.