Eglises d'Asie

PREFACE DE DI SHANG DE YAN (LE SEL DE LA TERRE)

Publié le 18/03/2010




Lorsque quiconque pense à la Chine avec une mentalité chrétienne, l’image d’une histoire tragique nous vient inévitablement à l’esprit. Peut-être que certains pensent à François Xavier sur l’île de Shangchuan (Sancian) attendant qu’un chrétien l’emmène en Chine afin qu’il puisse prêcher l’Evangile de Jésus-Christ, comme il l’avait auparavant fait en Inde et au Japon. Les longs voyages à travers terres et mers de ce grand saint faisaient écho aux voyages missionnaires effectués par le grand apôtre des gentils (1), Saint Paul. Les voyages missionnaires de Saint Paul ont permis l’implantation des premières Eglises de gentils dans la région méditerranéenne qui formera l’Europe, et qui ensuite sera étendue à l’Asie de la même manière. Ainsi, Saint Paul a accompli la mission que le Christ lui avait confiée, à savoir proclamer la Bonne Nouvelle jusqu’aux extrémités de la terre. Une comparaison frappante et inhabituelle peut être faite. Dans ses voyages à travers l’Asie mineure, Saint Paul a fréquemment dû faire face à de nouveaux obstacles, qui lui indiquaient si la route choisie était bel et bien celle du Saint-Esprit. La réponse lui est venue à travers un rêve. Il vit un Macédonien, qui l’appelait : “Viens nous aider !” François Xavier avait également ressenti au fond de son cour l’appel de la Chine qui se languissait d’entendre l’Evangile. Malheureusement, son “Macédonien”, celui qui devait lui ouvrir les portes de la Chine, n’est jamais venu. François Xavier, épuisé et déçu de ne pouvoir entrer en Chine, mourut. Manifestement, le temps de la Chine n’était pas encore venu.

La Bonne Nouvelle du Christ était toutefois parvenue à entrer en contact avec la Chine, de manière irrégulière et à plusieurs reprises. Les missionnaires nestoriens (2) arrivèrent en Chine au VIIe siècle, et les franciscains au XIIIe siècle. Ces derniers réussirent même à établir l’archidiocèse de Beijing. Toutefois, ces deux périodes d’évangélisation ne permirent pas à l’Evangile de s’ancrer durablement. Suivant les traces de François Xavier, les jésuites ont pris la direction de l’Empire du milieu et, cette fois-ci, il a semblé que la sagesse asiatique et la foi chrétienne allaient se donner la main et que la Chine, à partir de ses dirigeants et de ses lettrés, allait à grands pas se diriger vers le Royaume de Dieu. Peut-être n’était-ce pas seulement du fait de la querelle des rites que cet espoir a été déçu. Peut-être que l’approche était trop audacieuse pour que le cour des gens ordinaires soit touché car, après tout, l’essentiel d’une croyance religieuse réside dans sa simplicité. L’évangélisation au XIXe siècle a souffert de la complexité de ses liens avec les ambitions politiques des puissances européennes, la foi chrétienne étant perçue comme un problème européen, et les missionnaires comme faisant manifestement partie du processus européen de colonisation. Leur but était que le monde entier adhère à la pensée européenne et à sa manière de vivre. Malgré tout, l’esprit de sacrifice des missionnaires a eu un pouvoir de persuasion réel. Le résultat s’en fit sentir : l’Eglise grandit discrètement, même si, en Chine, il n’y eut jamais de conversions massives. Le témoignage de nombreux martyrs montra à quel point l’Evangile du Christ était entré dans le cour des personnes.

Pendant que l’Eglise chrétienne continuait de grandir et de se fortifier, la culture européenne et la brutalité des nations européennes entrèrent soudainement dans le pays, ce qui provoqua une série de crises dans les traditions chinoises, qui eut des répercussions sur les structures politiques du pays. Toutefois, un phénomène intéressant se produisit et suscita un vif intérêt : même si le libéralisme européen venait “secouer” la religion et les valeurs traditionnelles chinoises, il ne pouvait les remplacer. Si le Japon s’est progressivement conformé au modèle libéral étranger, la Chine ne pouvait suivre ce modèle. Un autre “produit” européen, le marxisme, a, de la même manière, essayé d’éradiquer en une seule fois et en même temps la culture traditionnelle chinoise, tout esprit de libéralisme et la chrétienté naissante. Dans les paroles et les actes de Mao Zedong, le marxisme s’est sinisé. Mao apporta une réponse claire et ferme à la question concernant l’amélioration des conditions de vie de l’homme. Il établit une structure qui dominait tous les aspects de la vie et de la société à travers le pays, donnant l’impression que la Chine avait trouvé sa propre voie et était devenu un pays modèle pour l’application du socialisme. Au même moment, l’Eglise apparaissait démodée et appartenant à l’ancien temps. Il semble que, par la suite, l’Eglise ait dépassé ce stade.

Les contradictions à l’intérieur même du marxisme ont complètement désintégré ce système. D’un côté, la Révolution culturelle révélait l’anarchie et l’effet destructeur de ses promesses utopiques. De l’autre, la demande interne de l’économie échappait complètement au contrôle de l’Etat et nécessitait un renouvellement du dialogue sur des bases plus libérales. Dans ce processus de développement, la religion avait-elle un rôle à jouer ? Est-ce que ce sont uniquement les systèmes économiques qui vont conformer ce monde, comme le modèle ultralibéral voudrait nous le laisser entendre ? En réalité, ces deux idéologies sont identiques : toutes deux sont matérialistes sous des formes différentes. Existe-t-il alors une espérance pour la foi chrétienne en Chine ? Est-ce que la Chine nourrit quelque espoir envers elle-même ?

Au fil du temps, tout observateur attentif se rendra compte que l’homme ne peut pas seulement vivre de pain. L’économie ne représente pas tout. La raison pour laquelle le totalitarisme marxiste a échoué, tient au fait qu’il n’a pas voulu accepter le caractère irremplaçable de la religion. Les hommes recherchent l’infini ; des solutions purement matériel-les ne peuvent les satisfaire. Les théoriciens marxistes de la seconde et de la troisième génération ont tous admis que, tant qu’il y aurait des êtres humains, la religion ne disparaîtra pas. La question qui se pose est la suivante : la foi chrétienne peut-elle être une réponse durable, non seulement pour la minorité chrétienne de Chine mais également pour toute la Chine ? Est-ce qu’une chrétienté spécifiquement asiatique ou chinoise va naître de cette Eglise, comme ce fut le cas de la communauté des “gentils”, née à partir de la communauté juive, puis du christianisme grec et latin, ou au Moyen-Age avec l’apparition d’un christianisme allemand, slave ou européen, qui par la suite façonnera le continent américain ?

Toute personne croyant en Jésus-Christ peut être profondément convaincue que le christianisme a de l’avenir et qu’il peut atteindre une nouvelle étape dans sa mission, étant donné le renouvellement des sociétés. Le christianisme a cette force interne de donner à l’esprit d’une culture individuelle, la capacité de rebondir sous une nouvelle forme et un nouveau mode d’existence. Nous devons juste nous souvenir des événements qui se sont déroulés dans la zone méditerranéenne à la fin du Moyen-Age, et il ne sera pas difficile de découvrir que l’existence de l’héritage de ces anciennes religions et cultures n’étaient pas attribuables au travail des philosophes ou à la réforme de certains rois. La foi chrétienne s’est développée sous une nouvelle forme, et a ainsi été capable de s’affranchir d’un vieil héritage. Le christianisme ne mettra pas le riche héritage chinois de côté. Bien plus, après les crises des XIXe et XXe siècles, il pourrait devenir une force qui permettrait à cet héritage de continuer à vivre et à porter du fruit. A travers la course au changement, la foi chrétienne n’est pas une force de destruction ou de perturbation, c’est plutôt une force de vie qui continue à aller de l’avant. Bien entendu, nous ne devons pas nous imaginer que ce nouvel élan du christianisme a pour but de gagner la victoire rapidement. Les victoires conquises rapidement sont perdues tout aussi rapidement. Nous avons pu nous en rendre compte avec la relative courte durée du modèle de vie établi par Mao Zedong. Ne nous inquiétons pas. Les phénomènes durables grandissent lentement, discrètement, patiemment et même à travers différentes tempêtes. La lente croissance de l’Eglise en Chine, qui est de la taille d’une graine de moutarde, est précisément cet arbre immense dont les branches permettront aux oiseaux de construire leur nid.

Quand François Xavier frappa à la porte de la Chine, le temps de la foi chrétienne en Chine n’était pas encore arrivé. Toutefois, toutes les petites étapes réalisées n’étaient pas vaines car elles ont permis à la foi chrétienne de progresser petit à petit. Pourquoi les progrès ont-il été aussi lents, ou si tardifs ? Dieu seul sait. Saint Ambroise, évêque de Milan au IVe siècle, peut nous éclairer sur la question. A cette époque, les personnes qui vivaient dans les régions méditerranéennes avaient coutume de demander : “Si la foi chrétienne est vraiment l’instrument choisi par Dieu pour sauver le monde, pourquoi arrive-t-elle si tard ?” Ambroise répondait : “Quiconque se plaint de cette manière doit aussi se plaindre de la moisson : pourquoi la moisson se fait-elle si tard ? Ils doivent se plaindre de la saison des vendanges, car le raisin n’est mûr qu’à la fin de l’année. Il leur faut se plaindre de l’olivier : pourquoi est-il le dernier arbre à produire ses fruits ?” (Lettres XVIII). La mission des “ouvriers de la onzième heure” n’est pas moins importante que celle des ouvriers de la première heure. La récolte est semée à travers le monde en fonction de la nature des arbres fruitiers : les premières récoltes sont celles des fraises et des framboises, ensuite celle des grains, suivis du raisin, et finalement la récolte des olives. Est-ce que les derniers fruits récoltés sont moins importants ou moins précieux que les premiers ? De la même manière, la moisson de Dieu a ses propres saisons et ses propres chemins. Sur ces chemins, une “histoire mûre” fait toujours partie de la moisson. Aussi, nous, chrétiens, attendons patiemment et dans la joie l’arrivée des raisins et des olives, les fruits les plus tardifs et les plus précieux. De cette manière, les chrétiens recueilleront ensemble tous les fruits de l’année, selon les saisons, le temps ensoleillé ou pluvieux, l’obscurité ou la lumière.

cardinal Joseph Ratzinger

Rome, 14 septembre 1998

(1)Le terme “gentil” était utilisé par les premiers chrétiens et les juifs pour désigner les personnes d’origine non juive.

(2)Les nestoriens, chrétiens orientaux, trouvent leur origine dans l’Eglise d’Antioche. Cette “Eglise d’orient” a pris ses distances par rapport aux Eglises de l’Empire romain au Ve siècle, lorsque les partisans de Nestorius, évêque de Constantinople, condamné en 431 par le Concile d’Ephèse, se sont réfugiés en Perse. Leur entreprise missionnaire se dirigea vers l’Est. En Chine, ils arrivèrent à s’intégrer politiquement en se ménageant une place dans la bureaucratie impériale chinoise. Voir Histoire des chrétiens de Chine, P. Jean Charbonnier, Desclée, 2002.