Eglises d'Asie

APPROCHES DU MONDE RELIGIEUX KHMER

Publié le 18/03/2010




Comment parler de Dieu, du Dieu des chrétiens, à des Khmers sans risque d’être incompris, ou même pour être entendu ? Quel vocabulaire utiliser pour dire Dieu et l’Evangile dans une civilisation marquée au plus profond par l’animisme, le brahmanisme et le bouddhisme ? Telles sont les questions qui se posent aux missionnaires chrétiens et aux chrétiens du Cambodge. Membre de la Société des Missions Etrangères de Paris (MEP), …

envoyé au Cambodge il y a quarante et un ans, le P. François Ponchaud livre ici une approche du monde religieux khmer à partir de réflexions entendues ou de cas observés par lui.
Le P. Ponchaud est connu du grand public pour être l’auteur de Cambodge année zéro (Julliard, 1977), qui a fait connaître la tragédie qu’a connue le pays après la prise du pouvoir par les Khmers rouges. En 1990, il a publié La Cathédrale de la rizière (Le Sarment-Fayard, réédité en 2006 chez CLD), où, à travers la longue et douloureuse histoire des chrétiens du Cambodge, il dressait le portrait de tout un peuple. Mais, durant toutes ces années, le P. Ponchaud a aussi été associé à un important travail de la traduction de la Bible en khmer. En 1969, pour les catholiques, il commençait la traduction des Evangiles. En 1974, il entamait une traduction ocuménique de l’Evangile de Matthieu avec l’aide de quatre traducteurs khmers – des chrétiens évangéliques -, un travail interrompu par la prise du pouvoir par les Khmers rouges qui entraînera l’expulsion du missionnaire et la mort de ses quatre collaborateurs. Toujours avec le P. Ponchaud, désormais aidé d’un comité interconfessionnel comprenant deux évangélistes, un bouddhiste et un catholique, l’ouvre reprit en 1984 pour s’achever en 1998. La nouvelle traduction ocuménique de la Bible en khmer est ainsi le couronnement du travail réalisé par une longue lignée de prêtres des Missions étrangères de Paris, pionniers de la linguistique cambodgienne, qui ont fait les premiers dictionnaires cambodgiens.

 

Deux anecdotes

En 1967, jeune missionnaire, lors d’une fête du Nouvel An, je tentais d’utiliser mes connaissances toutes neuves en langue khmère en parlant de religion avec le supérieur de la principale pagode de Stoeung Treng. Il me questionnait sur la religion chrétienne. Je lui disais que nous honorions Dieu (Préah Atitép) qui avait tout créé, qui était notre Père, etc. Il m’écouta sagement, avec un petit sourire, puis expliqua à un achar (responsable laïc) de la pagode que les chrétiens honoraient Indra et que, finalement, ils étaient bien naïfs de croire à de telles histoires écrites pour éduquer les hommes ; la religion chrétienne était bien inférieure au bouddhisme, qui, lui, expliquait rationnellement le fondement de la réalité. J’avais beau chercher tous les arguments possibles, rien ne semblait pouvoir modifier tant soit peu sa perception de la religion chrétienne.

En 1974, dans le cadre de la formation des responsables catholiques, étaient réunis dans une même salle des catéchistes khmers désireux de connaître le bouddhisme et des professeurs de l’Institut bouddhique de Phnom Penh. L’une des premières questions posées par les catholiques fut : « Est-ce que Bouddha est une divinité ? » (Préah). Les chrétiens voulaient poser la question que se posent beaucoup de chrétiens dans leur apologétique : « Est-ce que Bouddha est Dieu ? » Sans hésiter une seconde, les achars de l’Institut bouddhique répondirent : « Mais non ! Il est bien supérieur à Dieu. » Les catholiques khmers étaient choqués d’une telle réponse et tentaient vainement d’expliquer leurs convictions profondes à des interlocuteurs qui ne les comprenaient pas. Tous parlaient khmer, mais personne n’entendait l’autre.

Ces deux anecdotes font peut-être percevoir combien les univers chrétien et bouddhiste sont étrangers l’un à l’autre, et comment il est difficile de parler de Dieu à des Khmers sans risque d’être incompris, ou même pour être entendu. Dans ces quelques lignes, je décrirai quelques représentations du monde religieux des Khmers, et indiquerai les pistes que l’Eglise catholique tente de suivre pour dire Dieu et Jésus-Christ. Ces pages sont écrites à partir de réflexions entendues ou de cas observés par l’auteur, elles reflètent donc davantage la religion populaire que l’orthodoxie brahmanique ou bouddhique.

Une religion à plusieurs strates

Le monde religieux khmer, comme celui des autres groupes humains, est la résultante de multiples strates qui se sont superposées, assimilées, interpénétrées, réinterprétées les unes par les autres. Pour être bref, on peut dire que les Khmers sont à la fois animistes, brahmanistes et bouddhistes.

ANIMISME

Comme les paysans du monde entier, les Khmers sont animistes car ils doivent se concilier les forces de la nature pour vivre. Ils vivent donc dans un monde merveilleux peuplé d’esprits les plus divers.

Toute personne a un esprit, qui en est « le maître un krou en khmer (le gourou des Indiens), au sens à la fois de propriétaire et de guide. Toute personne a un esprit qui la dirige dans ses activités, ou même vient la posséder. On fait une retraite (qu’on dit « bouddhique pour écouter et honorer son krou. Ce sont les gens qui réussissent en affaires qui pensent avoir un « maître » qui les possède (kan ké, « les tiennent qu’ils remercient et à qui ils demandent protection et dont ils observent les commandements (sèn, offrir telle offrande à telle ou telle fréquence, à telle époque, offrande des bâtonnets d’encens tous les soirs en pensant à lui, observation d’interdictions diverses, ne pas boire d’alcool, etc.). Les pauvres estiment qu’ils n’en ont pas. Les musiciens invoquent « le maître de la musique avant de jouer de leurs instruments, les danseurs « le maître de la danse » qu’ils saluent avant de monter en scène.

Toute réalité naturelle est « protégée » par un génie qui la possède (les Aréak, abrégé du mot réaksar ou Tévoda, une divinité) : il y a « l’esprit du fleuve » (aréak teuk), « l’esprit de la forêt » (rok aréak, roka tévoda), « l’artisan de la maison » (chuméang ptéa, avatar de Préah Pisnoka, Vishnou, l’architecte céleste) qui préside aux destinées des gens qui y habitent. Une étoffe rouge attachée à la poutre faîtière symbolise sa présence. On peut appeler ces protecteurs « esprits », mot qui est à interpréter un peu comme énergie, ou comme âme pour les Occidentaux. Un médium « foule-aux-pieds-le-génie » (banchoan aréak) pour montrer qu’on pense à lui : on lui offre des bananes, des bâtonnets, du riz blanc ou rouge, de l’alcool blanc, un poulet, une tête de porc bouillie, etc. En cas de maladie, un chaman entre en transe, dont les rites comportent de la musique, des coups de gong au rythme de plus en plus rapide, de la fumée des bâtonnets d’encens, etc. En transe, le chaman révèle les désirs de l’esprit ou les fautes que quelqu’un a commises. Les chrétiens, jadis, avaient pris ce mot aréak pour signifier les forces du mal (démon, Satan), parce qu’ils assimilaient la transe médiumnique à une possession par l’esprit du mal.

Les génies fonciers (néak ta, mot à mot « personne grand-père selon l’étymologie populaire) sont les esprits des fondateurs d’un village ou des initiateurs d’un culte particulier au village. Ces néak ta sont les véritables maîtres du terroir ; on les appelle « maîtres de l’eau et de la terre » (mochas teuk mochas dei). Ils assurent la protection des gens du village, ainsi que la santé, la fertilité des sols, les pluies régulières (1). Il convient impérativement de leur offrir des bâtonnets d’encens, des bougies, de l’alcool, des bananes, parfois un poulet cru ou cuit ou bien une tête de porc bouillie. On leur réserve généralement une petite maison à l’entrée du village ou du secteur qu’ils régissent. Devant la porte de chaque maison, un petit autel rappelle le maître du sol sur lequel est construite la maison, un peu comme les dieux Lares des Romains. Il convient de se souvenir d’eux et de leurs offrir des bâtonnets d’encens. Ce sont parfois des êtres historiques avec un nom précis : Yey Mau sur la route de Kompong Som qui protège des accidents, le Ta Khmau, etc. Ces fondateurs sont volontiers divinisés et deviennent des Préah êtres supérieurs : Préah Ang Vésovoan ou Préah Ang Dankaeur (en face du palais royal de Phnom Penh), Préah Khmau, etc.

Les esprits des morts rôdent autour des vivants. Les morts ordinaires ont atteint l’autre monde (phop vinyien : le monde des esprits). Quant aux âmes des gens décédés de malemort, avant la fin fixée de leur vie, trop tôt pour se réincarner, par exemple les femmes mortes en couches, les accidentés, les noyés, les suicidés, les morts laissés sans sépulture, etc., elles ne sont pas entrées dans le monde des esprits, elles deviennent des fantômes (khmaoch), des vampires (beysach, priey). Ces esprits sont généralement méchants, ils cherchent à se venger de leur triste sort. Le sang est la nourriture préférée des beysach et des priey. Un rituel précis est prévu pour protéger la mère et l’enfant durant les accouchements, des épineux entourent les maisons des nouvelles accouchées.

La goule (ap) est une personne du village qui a des pouvoirs magiques, dont la tête se détache du corps, entraînant ses viscères, qui vient lécher le sang répandu à terre. Tous en ont vu, même les chrétiens : elle apparaît vers midi, dans un arbre, avec un visage de femme ébouriffée, avec les viscères pendants.

Dans les voux, on invoque encore « les dix mille choses efficaces » (lauka théat : eau, terre, feu et air) sans trop savoir ce que ces choses représentent : ce peut être des choses sortant de l’ordinaire, comme des défenses d’éléphants pleines, des crocs de sangliers pleins, une touffe de cheveux (sâk kdanh), certains parasites (banieur kaèk), fotus humain séché (kaun krâk), etc.

Tous ces maîtres, génies et esprits interviennent dans la vie des humains, le plus souvent pour leur causer du mal. Chez beaucoup de Khmers, par exemple, la maladie ne vient pas des microbes, mais de la colère du Néak Ta, « maître de l’eau et de la terre à qui l’on n’a pas rendu hommage. Fâchés par la mauvaise conduite de tel ou tel membre de la famille, ils « font » sans préciser quoi (thveu – -entendu du mal) à quelqu’un en le rendant malade. Les gens sont victimes de « l’action » (treuv ampeu), comme d’un philtre maléfique. Il faut alors consulter un médium (krou) pour découvrir le responsable et tenter d’apaiser l’esprit. Le coupable est généralement une jeune fille qui sera accusée de s’être mal conduite ou d’avoir manqué de respect à l’esprit.

Cette croyance est universellement répandue chez les Cambodgiens, tant au Cambodge même que dans la diaspora, aussi bien dans la classe dirigeante que dans la classe paysanne. On peut citer quelques exemples plus significatifs, pris parmi bien d’autres, car sur ce sujet les Khmers sont intarissables.

– La langue khmère est riche de réminiscences, souvent inconscientes, de cette croyance : le paludisme s’appelle Kroun Chanh (mot-à-mot « fièvre du vaincu : en changeant de territoire, le patient est « vaincu par l’eau et la terre c’est-à-dire par son propriétaire, le génie foncier (néak ta), qu’il n’a pas honoré correctement (2).

– Dans la politesse khmère, on n’appelle jamais quelqu’un par son nom – cela « déchirerait la chair » (dach sach) -, mais par la position sociale de chacun ou par un surnom. Il arrive fréquemment qu’on change ce nom quand quelqu’un sort de maladie grave, ou lorsqu’un enfant est trop souvent malade : il faut tromper les esprits. Quand un enfant sourit en dormant, c’est que sa « mère d’origine » vient le taquiner ou veut le reprendre. Sa vraie mère se met alors à injurier l’esprit et donne à l’enfant des surnoms les plus horribles : idiot, cochon, affreux, difforme, etc., afin de décourager l’esprit de cette mère.

– Les proues des barques et des bateaux sont toujours flanquées de deux yeux, sans doute pour effrayer le génie de l’eau. Dans les chaloupes, un autel est aménagé sur la proue et, avant chaque départ, on allume des bâtonnets d’encens, on offre des bananes, des colliers de fleurs pour se concilier la divinité du fleuve. Les noyades sont attribuées au génie du fleuve, responsable d’avoir tiré l’intéressé par les pieds au fond de l’eau. Les accidents de voiture sont causés par les génies qui logent dans les arbres proches de la route. Il convient donc de leur élever un petit pagodon et de les saluer en passant.

– Assez régulièrement, en début de la saison sèche (février), les paysans dressent des épouvantails (timong) devant leurs maisons pour effrayer les mauvais esprits. On suspend parfois une petite bouteille de plastique avec un liquide rougeâtre qui leur fait croire que c’est du sang et apaise ainsi leur colère.

– A la campagne, une croix blanche pied de corbeau est tracée à la chaux sur les piliers ou sur des poutres maîtresses des maisons : ce signe éloigne les mauvais esprits.

Des génies du Cambodge aux esprits des HLM

Souvent, en Europe, les Khmers ne parlent pas des esprits, car ils supposent que les Français n’y croient pas ou qu’ils se moqueront d’eux, s’ils en parlaient. En les écoutant avec attention, surtout dans leur langue, on peut constater que les esprits continuent à habiter l’univers mental des Khmers de la diaspora.

En 1988, un instituteur, chef de secteur au Cambodge, en France depuis onze ans, raconte avec conviction que, durant les trente-sept jours de fuite à travers la forêt, il s’agenouillait chaque soir au pied d’un arbre, levait les mains pour saluer le génie du terroir, lui demandait pardon de ne pas savoir l’honorer comme il fallait, le remerciait de lui avoir permis de fouler son territoire, et lui demandait protection pour le lendemain. Il eut ainsi la vie sauve. Il a nettement entendu les néak ta qui lui parlaient, comme dans un cri d’oiseau, ou comme une brise légère, mais il n’y avait pas d’oiseau ni de vent. Il a vu le néak ta d’un secteur qui avait la forme d’un serpent.

Plusieurs disent cependant que les esprits n’ont plus d’efficacité en Europe parce que les Européens ne croient pas en eux. Les réfugiés ayant fui le régime Khmer rouge disaient que même les Néak Ta avaient peur des Khmers rouges. D’autres disent que les esprits n’ont pas pris l’avion, leur territoire étant au Cambodge. La véritable déchirure dans la famille n’est pas la mort, mais le départ pour l’exil, vers un territoire qui échappe aux Anciens. Certains Khmers demandent des croix pour porter en pendentif dans le même but ; d’autres demandent s’ils peuvent le faire, si Jésus ne les punira pas de faire ainsi. En 1987, en Belgique, une Cambodgienne demandait le baptême pour obtenir la protection de Jésus, « le néak ta des chrétiens 

En janvier 1989, un électronicien khmer, malade depuis trois semaines a été guéri parce que sa femme a offert une tête de porc au génie. Les médecins n’avaient pas pu venir à bout de la maladie.

En plus de la peur universelle qu’ont les humains de l’obscurité, il faut peut-être chercher dans cette croyance aux esprits l’habitude qu’ont les Khmers d’allumer une petite lampe dans la chambre à coucher pour faire fuir les esprits. De même, en 1988, une Cambodgienne de Belgique estimait que dans les villes belges, il n’y avait pas d’esprits car il y avait trop de lumière. Or les esprits craignent la lumière. Par contre, dans la campagne, il y en avait autant qu’au Cambodge. Au Cambodge, c’est au moment du Pchoum Ben (la fête des morts), à la fin de la saison des pluies que les esprits se promènent, parce qu’il fait sombre.

En 1987, une femme avait eu la douleur de perdre son enfant âgé de quinze mois, noyé dans un lac près de Strasbourg. « Mon mari et moi, racontait-elle, nous étions sortis de la voiture, les enfants étaient restés dedans. Le plus grand, âgé de cinq ans, a entendu une voix qui lui disait : Viens boire de l’eau’. Il a vu une forme brune et a eu peur ; mais le petit, lui, ne s’est pas méfié, et le génie du lac l’a attiré au fond de l’eau. D’ailleurs, il n’est pas le seul, le génie en a attrapé un autre quelques jours plus tard. »

En 1985, à Mâcon, un bébé khmer s’est étouffé dans son berceau. Les parents ont changé de ville, quittant un travail intéressant pour fuir le génie qui avait pris la vie du bébé.

BRAHMANISME

Par les importantes colonies indiennes venues peupler le bas-Cambodge, les Khmers ont connu le panthéon hindouiste dès le début de l’ère chrétienne.

Une multitude de divinités

Dans le panthéon brahmanique, on invoque couramment les Tévodas, ou divinités (mot de la même racine que le « théos » grec, le « deus » latin ou le « dieu » français). L’hymne national commence en demandant la protection du roi aux Tévodas. Chaque année, le 13 avril, les Khmers se préparent au passage du Tévoda de l’année ; ils en connaissent le nom ainsi que l’heure de passage. Tous les Khmers, même chrétiens, se doivent de faire un autel avec quelques offrandes pour l’accueillir.

Des hauts lieux sacrés

Les villes du monde indianisé sont, pour la plupart, construites autour d’une colline centrale, soit naturelle comme à Phnom Penh (le Phnom de Mme Penh), à Louang Prabang (le Phu Sy), à Rangoun, soit artificielle, comme à Vientiane (That Louang) ou à Bangkok. Cette colline représente symboliquement le mont Méru, séjour des dieux, et fait communiquer le ciel et la terre, assurant ainsi la prospérité du pays. Les temples d’Angkor sont construits à partir de la même symbolique : une tour centrale et quatre tours aux quatre points cardinaux, répliques terrestres du mont Méru aux cinq sommets, demeure des divinités, entourées d’un mur crénelé, représentant la montagne mythique qui enserre le monde, et une douve signifiant l’océan primordial. Souvent, au cours de l’histoire, les opposants politiques ont tenté de se rendre maîtres d’Angkor, lieu sacré. Possédant Angkor, ils estimaient assurer leur pouvoir sur la terre khmère tout entière. Sambaur, au nord de Kratié, est un autre haut lieu brahmanique.

En 1974, la foudre est tombée sur l’extrémité du stupa, tour conique qui domine la colline. La réaction des Phnom Penhois fut immédiate : les dieux étaient fâchés, la guerre était perdue. Et de fait, la défaite a suivi de peu. En 1985, les autorités de la République populaire du Kampuchéa, pourtant marxistes, font reconstruire la flèche du stupa.

Les cônes qui dominent bon nombre d’édifices cambodgiens, du Palais royal de Phnom Penh aux pagodes, la forme conique du trône ou de la couronne royale sont autant de survivances de la représentation brahmanique du monde. Le palais royal de Phnom Penh, et même souvent des pagodes, portent, à mi-hauteur du cône qui termine leur toit, l’effigie de Brahma aux quatre visages. Les danses royales incarnent, elles aussi, ce monde indianisé, et comportent toujours une dimension religieuse. C’est pourquoi il importe de répéter les gestes dans leur moindre détail.

Un roi de droit divin

La tour centrale des temples angkoriens représente également le roi, qui est doté de prérogatives divines de par son onction royale (apisek) : il fait, lui aussi, communiquer le ciel et la terre et assure la fécondité du sol. Au début de chaque saison des pluies, le roi du Cambodge trace, ou fait tracer, le premier sillon, le « sillon sacré geste de défloration de la terre vierge, indispensable à la production.

De nombreuses anecdotes de la vie politique et sociale des quarante dernières années montrent à l’évidence la survivance de ces croyances et cosmogonies brahmaniques. Le prince Sihanouk semblait croire en son rôle divin de maître du sol et de la pluie. Au début du mois de septembre 1966, au plus fort de la saison des pluies, il reçut le général de Gaulle. Il pleuvait, comme il était normal en cette période de l’année. Il demanda donc aux bakous, les prêtres brahmaniques du palais royal, de réciter des prières, et le ciel fut clément. Quelques jours plus tard, dans un discours à son peuple, il n’hésita pas à affirmer qu’il avait fait arrêter la pluie, que les divinités cambodgiennes étaient aussi puissantes que les divinités des Occidentaux. Parfois, tel Brahma monté sur l’oie sacrée, de son hélicoptère, appelé précisément Préah Angsar l’oie sacrée du nom de la monture de Brahma, il distribuait du haut du ciel des coupons de tissus aux paysans. Sa destitution, le 18 mars 1970, a été vécue par beaucoup comme un véritable bouleversement cosmique : « Cette année, comment allons-nous faire la rizière, puisque le roi n’est plus là pour faire pleuvoir ? s’inquiétaient des paysans interrogés par l’auteur, le 19 mars. En avril 1980, un paysan, à qui 1’auteur faisait remarquer que les pluies tardaient à venir, disait en montrant le ciel de son doigt : « Depuis que le roi a été renversé, le ciel est tout bouleversé. » D’autres faisaient le décompte des mauvaises récoltes depuis la chute de Sihanouk en 1970 et exprimaient leur espoir : « Quand le roi reviendra, la terre recommencera à donner son fruit. » En février 1990, des pluies anormales tombaient sur le nord du Cambodge. Plusieurs réfugiés interrogés, tant jeunes qu’âgés, avaient trouvé l’explication : Sihanouk venait de revenir au pays !

En 2000, un député avait attaqué violemment le roi Sihanouk dans une lettre ouverte publiée dans les journaux. Sihanouk s’est contenté de lui répondre sur le plan religieux : « Je suis un bon roi, parce que je prie tous les jours! » Son rôle est celui d’un intercesseur auprès des puissances célestes. C’est d’ailleurs cette même logique religieuse qui avait poussé Jayavarman VII, le grand bâtisseur d’Angkor Thom, à rassembler toutes les divinités du Cambodge dans un unique temple, aux 250 tours du Bayon.

On mesure donc l’importance de la fonction royale et les raisons souvent inconscientes motivant l’attachement des paysans au prince Sihanouk, le « Maître de la vie exposé au-dessus de la tête » (Préah chéa mochas chivit leu tbaung) : il est le sommet de la grande pyramide que compose la grande famille du peuple khmer dont il assure l’unité ; lui absent, personne n’est en mesure de faire l’unité de la nation, ni même de commander qui que ce soit. Même les marxistes avaient devant Sihanouk une attitude qui contrastait avec leur idéologie égalitariste : il suffit de voir Ieng Sary, l’un des hommes forts des Khmers rouges, ne pas savoir comment placer ses mains pour saluer le Prince.

La langue khmère, spécialement le langage poétique et le langage réservé au roi, comporte de très nombreuses réminiscences brahmaniques : soleil, lune, terre sont autant de divinités (Préah), les termes utilisés pour désigner le roi, et tout ce qui se rapporte à lui, sont identiques à ceux utilisés pour les divinités.

BOUDDHISME

C’est cependant le bouddhisme, arrivé au Cambodge relativement tardivement, qui a façonné le plus profondément l’âme khmère et imprégné les structures sociales du pays.

Le bouddhisme est né au VIe siècle avant J.-C., dans le nord de l’Inde. Gautama Siddharta, d’origine royale, appartenait à la caste des Cakyas, ou guerriers. Marié et père d’un enfant, il avait été soigneusement protégé par ses parents royaux de la vue des malheurs du monde environnant. La légende veut que lors d’une sortie de son palais, il découvrit la triste réalité du monde des humains : la vieillesse, la maladie et la mort. Gautama quitte alors les plaisirs de la cour pour mener une vie d’ascèse durant six ans. Mais malgré ses efforts, il ne trouve pas de réponse à l’angoissante question de la souffrance universelle des êtres. Un jour, assis sous un banian, plongé dans sa méditation, il fut illuminé, parvint à l’Eveil, à la « Boddhi et devint le Bouddha, mot qui signifie « l’Eveillé 

Il expliqua son intuition spirituelle lors d’un célèbre sermon donné dans le parc des gazelles. Son enseignement se résume dans les « quatre nobles vérités » :

. Tout n’est que souffrance (tukha) (3), c’est-à-dire n’a pas son origine en soi-même, est changement, impermanence (anicca), apparence trompeuse, sans sujet (anatta). Telle est la première noble vérité. En philosophie européenne, ce terme correspond à peu près à la contingence des êtres qui ne sont pas leur propre origine.

. L’origine de cette souffrance ontologique, constitutive des êtres, est le désir conscient ou inconscient, ou la soif de vivre (tanaha), c’est-à-dire la volonté de posséder (lophéa), l’ignorance sur la vraie nature des êtres et du monde (moha), l’instinct de domination (tosa). Telle est la seconde noble vérité.

. La suppression de ce désir fait cesser la souffrance, et ouvre l’accès au « nirvana cet état de celui qui a éteint en lui les trois racines du mal. Telle est la troisième noble vérité.

. Le chemin aux huit branches indique la voie qui conduit à la suppression du désir par une vision juste des choses et des êtres, une pensée juste, une parole juste, une action juste, un métier juste, un effort juste, une attention juste, une concentration juste. Telle est la quatrième noble vérité.

Le Bouddha, « l’Eveillé « Celui qui a atteint le but » (le Thatagata), exprimait ainsi une réaction spirituelle de contestation par rapport aux croyances mythologiques du monde indien, qui, selon lui, détournaient les hommes de leur fin ultime. Qu’il y ait des dieux ou qu’il n’y en ait pas, peu importe : le problème essentiel de tout être est de mener une vie digne, juste, méritoire, de trouver une réponse et une solution concrète pour échapper à la souffrance universelle.

Le Bouddha a donc réinterprété radicalement tous les systèmes religieux qui l’ont précédé en terre indienne, qu’il estima n’être que des représentations naïves et imagées de la réalité. Il utilisa les croyances universellement admises de son temps, mais leur donna un nouveau sens.

Dans sa représentation de l’univers, il distingue deux ordres : le monde (laukei) et l’outre-monde (bara-lauk). Dans le monde, il distingue trois étages d’êtres : le monde d’en-bas, qui est celui des esprits (sthan krom), celui des humains et des animaux (satva-lauk) ; le monde d’en-haut (sthan leu, ou sthan suor ou téva-lauk), le ciel, ou monde des dieux de l’hindouisme.

Ces trois étages du monde communiquent entre eux, selon la croyance universellement répandue à l’époque du Bouddha (et de nos jours chez les Khmers) de la transmigration des êtres, improprement appelée réincarnation. Tous les êtres sont composés d’énergies vitales, accomplissent des actes qui produisent automatiquement un fruit (phâl), bon ou mauvais, que l’on peut appeler mérite (bonn) ou démérite (bap, poids), et qui affecte ces énergies constitutives. A la mort, ces énergies vitales, qui s’étaient unies pour former un être sans sujet, changeant, apparent, se désintègrent et vont former un nouvel être, plus ou moins élevé dans l’échelle des êtres, en fonction des bonnes ou mauvaises actions de la vie passée. C’est ce que l’on appelle la loi du karma (phâl kam). Ces mérites et démérites « suivent l’être comme son ombre « personne ne peut aider autrui en lui conférant ses propres mérites ou en ôtant ses démérites » : chacun est seul devant l’existence qu’il doit mener au mieux pour monter dans l’échelle des êtres. « Chaque être est son propre refuge » est l’un des axiomes de base du bouddhisme. Quand la soif de vivre sera éteinte, l’être parviendra dans l’état de nirvana et échappera ainsi à la roue infernale des transmigrations, ou samsara. Le Bouddha a connu cinq cents existences avant d’atteindre la bouddhéïté, l’extinction totale de son karma.

Les divinités du ciel de l’hindouisme ne sont pas dans une situation plus enviable que celle des humains : elles sont, elles aussi, soumises à la « souffrance » du changement. Quand leur charge de mérites sera épuisée, elles connaîtront une nouvelle existence de souffrance, jusqu’à la purification totale.

C’est en entrant dans la communauté monastique (le Sangha), en devenant moine (sangh, ou bonze, selon un terme japonais déformé), que l’homme se place dans la meilleure condition pour atteindre le nirvana espéré.

Les inégalités sociales sont donc justifiées par le poids des mérites ou des démérites des vies antérieures : on naît pauvre à cause des mauvaises actions de son existence passée ; le riche, le puissant doit sa situation aux mérites de sa vie précédente. Cependant, d’une certaine manière, tous les êtres sont égaux : roi ou homme du peuple, tous doivent s’efforcer de faire le bien pour éviter de renaître dans une condition pire que la vie présente et tous doivent viser à échapper à la transmigration.

Le bouddhisme se présente donc avant tout comme une vision du monde, une explication de la condition des êtres et un art de vivre, sans recours à une divinité. La religion (sassna) est avant tout un enseignement moral qui permet une vision juste du monde, de la vie, des valeurs qui sous-tendent l’action. La pratique bouddhique consiste, d’une part, à observer des commandements (viney) pour éviter de commettre des fautes et accumuler les démérites et, d’autre part, à se libérer de tout attachement, de tout amour et de toute haine, à se détacher des biens matériels et des passions, ainsi qu’à acquérir des mérites, surtout en faisant des offrandes à la communauté monastique.

Le Bouddha n’a rien écrit, et ce n’est que près de trois siècles après son entrée dans le nirvana que ses disciples mirent par écrit son enseignement. Vers 241 avant J.-C., sous le règne du roi indien Asoka, le troisième concile bouddhique fixa le canon des Ecritures. Plusieurs écoles interprétèrent l’enseignement du Maître : le bouddhisme Théravâdin, ou Bouddhisme des Anciens, considère Bouddha comme un maître de sagesse dont il faut suivre l’exemple ; seuls les membres de la communauté monastique peuvent atteindre le nirvana et sont, à proprement parler, des observants bouddhistes. On appelle donc cette branche du bouddhisme « le petit moyen de progression » ou « Petit Véhicule » (Hînayâna), puisque peu de gens peuvent atteindre le salut. Il s’est propagé dans le Sud de l’Asie, notamment à Ceylan.

D’autres disciples, au contraire, montrèrent leur dévotion confiante envers Bouddha, un peu comme à l’égard d’une divinité. Ils honoraient en outre des Bodhisattvas, des saints bouddhistes qui ont retardé leur entrée au nirvana pour sauver les hommes malheureux. L’un des plus célèbres Bodhisattvas vénéré au Cambodge durant la période angkorienne fut Avalokiteçvara, qui préside au cycle présent de l’humanité et dont la charité est sans limite. Comme tous les humains, quelles que soient leurs conditions de vie, peuvent obtenir le nirvana par une dévotion à l’égard du Bouddha ou des Bodhisattvas, on appelle cette forme de bouddhisme « le Bouddhisme du Grand moyen de progression ou « Grand Véhicule » (Mahâyâna). Cette forme de bouddhisme s’est répandue en Asie du Nord, principalement grâce aux commerçants circulant par voie terrestre.

Le bouddhisme étant une sagesse qui se fonde sur l’évidence de la raison, il se montre très tolérant à toutes les autres religions, considérées comme autant d’explications empiriques et naïves du monde. Il n’affirme aucun dogme auquel il faudrait croire. Les non-bouddhistes ne sont pas des ennemis, mais des êtres de souffrance qui n’ont pas encore découvert par eux-mêmes l’évidence de la Loi, du Dharma. Bouddhisme et animisme peuvent donc vivre en symbiose : les esprits président aux réalités concrètes de l’existence, assurent les pluies, les récoltes, la richesse ou la santé ; le Bouddha oriente le regard vers l’outre-monde et permet de construire la vie de l’avenir.

Parfois, pour l’Occidental, le bouddhiste pourra paraître plus attaché à des pratiques qu’à vivre d’un esprit : on doit faire ceci pour obtenir des mérites, éviter tel geste pour éviter un démérite. Parfois même, on pourra le taxer de ne pas se préoccuper du sort des plus pauvres : il fera de grandes dépenses pour nourrir les moines ou construire la pagode en un temps où ses compatriotes meurent de misère. Le péché suprême sera de tuer les animaux, alors que la solidarité avec les malheureux semblera être secondaire, etc. Ces réactions s’expliquent par la théorie du karma : plus que l’intention, c’est l’acte qui produit un effet bon ou mauvais. C’est, d’autre part, le bénéficiaire, le bonze ou la pagode qui donne valeur à l’acte : le moine est considéré comme « une rizière de mérites » (srè bon) que l’on ensemence en faisant une offrande qui produira son fruit. Les multiples pratiques bouddhiques visent à fixer sans cesse l’esprit de la personne qui les observe, sur les vrais buts de son existence.

Le bouddhisme a inspiré cependant une grande qualité dans la relation humaine : attention à l’autre, on évite de faire du mal, de la peine à autrui, de le troubler par nos propres sentiments. On a pitié (anèt) des mendiants, des malheureux, comme autant de compagnons de souffrances. Certes leur état présent est fruit d’une vie antérieure peu vertueuse, mais qu’importe, on fera l’aumône, même si cela rapporte moins de mérites que de faire une offrande au moine.

EXPRESSION DE LA FOI CHRETIENNE EN MILIEU KHMER

Dans cet univers religieux marqué par l’animisme, le brahmanisme et le bouddhisme, comment exprimer la foi chrétienne avec quelque espoir d’être entendu ? Comment exprimer son originalité et sa puissance de salut, de libération et de bonheur ? Comment à la fois tenir compte de l’animisme et du brahmanisme dans un univers religieux complètement réinterprété par le bouddhisme ? Vaste programme qu’auront à réaliser les chrétiens khmers.

La langue khmère comprend trois registres de langage : le langage religieux, utilisé par les moines qui forment « l’illustre-communauté » (Préah Sangh) et par toute personne s’adressant à eux ; le langage royal, utilisé à la cour et dans tout ce qui touche de près ou de loin à « l’illustre-personne » royale ; le langage ordinaire pour le commun des mortels, qui comprend une multitude de niveaux correspondant aux catégories sociales et à la politesse des interlocuteurs.

Le Christ Seigneur, vainqueur des esprits

La croyance aux esprits est très prégnante au Cambodge, c’est un donné culturel, préscientifique, qui résiste aux changements politiques, sociaux et religieux. Elle l’est un peu moins dans l’univers désacralisé des sociétés industrialisées, car il n’est plus nécessaire de se concilier les forces de la nature pour survivre. Sur bien des points, d’ailleurs, le comportement religieux des Khmers rejoint les pratiques superstitieuses de nombreux Occidentaux, et correspond également à certaines croyances bibliques préscientifiques.

L’Evangile est plein de récits d’exorcismes, de démons qui rendent muets, sourds, courbés, malades. Ces passages déroutent les esprits scientifiques du XXIe siècle qui se doivent d’interpréter les textes bibliques d’une manière symbolique. Or c’est dans ce même contexte animiste que Jésus a apporté sa Bonne Nouvelle de libération. Il faut se souvenir que, dans l’Eglise catholique, il y a encore des exorcistes.

Dans les années 1960, un catéchète du Cambodge avait tenté, à sa façon, de christianiser ce monde des esprits. Constatant que les enfants étaient terrorisés par le néak ta du village où vivaient aussi des non-chrétiens, il décida, de baptiser ce néak ta : « Il sera des nôtres, il ne nous fera plus de mal disait-il. Mais les non-chrétiens, dépossédés de leur protecteur, firent une cérémonie de dé-consécration, et le néak ta redevint des leurs. Ce baptême quelque peu surprenant ne correspond-il pas à la création de nombreux calvaires des campagnes françaises ? Il serait sans doute intéressant de développer le rite de l’exorcisme dans la cérémonie du baptême. Des textes comme l’épisode de Jésus chassant le démon dans la synagogue de Capharnaüm est très significatif ; les Khmers pétris de bouddhisme l’interprètent volontiers dans un sens symbolique. On constate un début de « conversion » au Christ, quand le catéchumène cesse de redouter les esprits.

Souvent les chrétiens sont la cible des attaques de leurs compatriotes qui les rendent responsables de la sécheresse, de l’inondation, des maladies, parce qu’ils ont fâché les maîtres de l’eau et de la terre.

Vouloir détruire ce donné culturel semble illusoire, il resurgira tant que la personne n’aura pas été libérée en profondeur de ses peurs. Par contre, affirmer que Jésus « relevé d’entre les morts comblé de l’Esprit, force de Dieu, est le Seigneur, c’est-à-dire Maître de tous ces esprits, qu’il en est vainqueur et qu’il demeure avec celui qui croit en lui, libère de l’intérieur et permet de cheminer vers une conversion authentique. C’est l’orientation qu’a prise l’Eglise du Cambodge, suivant sur ce point l’exemple de saint Paul qui proclamait la souveraineté universelle du Christ, « bien au-dessus de toute Autorité, Pouvoir, Puissance, Souveraineté et de tout autre nom qui puisse être nommé. » (Eph. 1,21-22 ; Col 1,16). Dans la traduction catholique, ces termes deviennent : « Les maîtres de l’eau et de la terre, les aréaks, néak ta, des divinités des forêts, des montagnes, ainsi que des choses efficaces. » C’est la même démarche que faisaient instinctivement les chrétiens cambodgiens qui se signaient de la croix quand ils pensaient avoir vu un esprit.

De Brahma au Dieu de Jésus-Christ

Le langage chrétien a puisé abondamment dans le registre de la religion brahmanique, relativement proche des catégories bibliques de l’Ancien Testament.

– Une grande partie du vocabulaire chrétien concernant Dieu et ce qui Lui est rattaché, est celui du vocabulaire royal, selon la tradition brahmanique. Il correspond également au langage biblique concernant la Royauté de Dieu, le Royaume, le Règne de Dieu. Outre que ce vocabulaire n’est pas très utilisé par les gens du peuple, comment s’adresser affectueusement à Dieu comme à un Père, « Abba, Papa disent Jésus et Paul après lui ? Les nouvelles prières utilisent le vocabulaire royal d’une manière moins formelle, le mélangeant avec le vocabulaire ordinaire. Les protestants préfèrent le langage royal.

– Pour parler de Jésus de Nazareth, fils du charpentier, quel langage employer ? Dans leur foi post-pascale les auteurs des évangiles présentent Jésus comme « Christ » Celui qui a reçu l’onction royale et « Seigneur » (terme éminemment royal réservé à l’empereur) depuis sa conception. Mais si on le désigne avec des termes royaux qui correspondent à la foi postpascale, l’auditeur khmer aura tendance à considérer Jésus comme un avatar, une réincarnation d’Indra, et de ne pas le voir dans sa condition humaine. Jésus risque d’être un demi-dieu dont est masquée l’incarnation. C’est la crainte des catholiques. Si, en revanche, on utilise le langage ordinaire, les lois de la littérature khmère sont violées, « les oreilles seront heurtées et Jésus apparaîtra comme un homme ordinaire, dont on masque la divinité. C’est la crainte des protestants et celle de nombreux monophysites inconscients. L’ancienne traduction protestante avait opté pour le vocabulaire royal. La nouvelle traduction ocuménique a choisi une position médiane : dans les récits, le narrateur parle de Jésus en termes royaux ; quand les gens s’adressent à Jésus, ou quand Jésus parle, sont employés des termes déférents tirés du langage ordinaire, sauf lorsque le texte exprime clairement la foi au Christ ressuscité ; quand Jésus prie son Père, les traducteurs ont opté pour le langage royal. Mais ces choix sont discutables, car comment proclamer l’inimaginable : ce crucifié, Dieu l’a fait Christ et Seigneur ! Pourquoi vouloir adoucir cette contradiction scandaleuse pour toutes les cultures ?

De Bouddha au Dieu de Jésus-Christ

Pour un Khmer, puisque la religion (sassna) est un enseignement moral ne comportant pas de rapport personnel avec une divinité, les Khmers disent volontiers : « religion chrétienne, religion bouddhique, c’est la même chose : aucune religion n’enseigne à tuer, voler, mentir ou à faire le mal « Bouddha et Jésus sont tous les deux des êtres supérieurs (Préah dauch knéaLe mot Préah employé ici reçoit un autre sens que dans l’univers brahmanique, et signifie « homme illustre » (selon son étymologie, de même racine que le mot latin « vir le saint, délivré des passions, modèle pour les hommes. Souvent, un Khmer s’excusera d’avoir fait le mal : « Je ne suis pas un préah. » L’usage de ce mot, comme le mot « dieu » employé par des Khmers parlant français est donc souvent source de malentendus. S’il est exact de dire que Bouddha et Jésus sont des Préah en tant qu’ils sont deux « illustres maîtres » qui enseignent une morale, il ne convient pas de s’arrêter à la formule, car, pour les chrétiens, Jésus possède une autre dimension. Si le point de départ de toute conversion au Christ comporte un aspect moral et une bonne conduite, la foi chrétienne ne s’y réduit pas : c’est avant tout un rapport personnel et affectueux avec le Dieu Père. D’autre part, pour un bouddhiste, Bouddha n’est pas une divinité brahmanique, car ces divinités brahmaniques sont encore de ce monde.

Dans la religion bouddhique, il n’y a pas à proprement parler de foi, c’est-à-dire d’union dans la confiance et l’amour avec un Dieu personnel, par Jésus dans l’Esprit. Quand un Khmer dit : « je crois », cela signifie : « je reconnais que ce que vous dites ou ce que dit Jésus est vrai mais ne signifie pas directement la confiance personnelle et l’union à Jésus vivant par son Esprit. Les traducteurs n’ont pas encore trouvé de mot adéquat correspondant à la notion chrétienne de foi. Il existe le mot satéa qui a le même sens initial que « foi mais que les Khmers comprennent aujourd’hui dans le sens de générosité.

Le vrai bouddhiste est celui qui comprend clairement le monde, ses lois, sa vanité. Dans ce contexte bouddhique, le catéchumène ou le nouveau chrétien voudra, lui aussi, savoir ; pour beaucoup de catéchumènes khmers, le chrétien est celui qui sait, qui a étudié la Bible ; il aura tendance à se croire sauvé par la seule connaissance, un peu comme les gnostiques de jadis (4).

Bouddha est le « Baram Krou », l’Illustre Maître de Sagesse. Il a tracé une Voie (Méakéar) qui conduit à la sagesse, au bonheur. Ce bonheur par l’extinction des désirs peut paraître aux Occidentaux marqué par le vide. Il peut être bon de présenter Jésus également comme Maître de Sagesse, de la sagesse de la croix : le sage se dépouille de son moi pour vivre et pour que l’autre vive. Avant d’être une sagesse divine, la loi de la croix est une sagesse profondément inscrite dans l’expérience humaine quotidienne. Les livres bibliques dits sapientiaux pourraient être une voie à explorer pour une catéchèse, tout en n’oubliant pas que c’est Jésus dans son mystère de mort et de résurrection qui est Sagesse de Dieu. Le chrétien est animé par l’Esprit, vie et force de Jésus vivant qui donne de vivre comme lui et uni à lui ; le bouddhiste suit l’exemple de son Maître.

Bouddha a réinterprété tous les systèmes religieux de son époque en fonction de son expérience spirituelle. Dans cette perspective, pour un bouddhiste, le Dieu auquel croient les chrétiens se situe dans le ciel, comme Indra ; ce n’est qu’une représentation imagée pour des gens non spirituels et naïfs, « mondains », dirait-il, qui acceptent sans esprit critique la mythologie indienne. On comprend la réponse presque indignée des professeurs bouddhistes citée dans la seconde anecdote en début de cette annexe. « Bouddha n’est pas dieu, il est bien supérieur à dieu ! » Il n’est pas de ce monde, mais dans l’outre-monde, dans l’état de nirvana, il a atteint la délivrance, il a échappé au cycle infernal des réincarnations. De même le ciel (sthan suor) n’est pas le lieu de béatitude auquel nous aspirons, mais un état transitoire avant une purification ultérieure. Une jeune chrétienne de Marseille affirmait tout de go en 1986 qu’elle ne voulait pas aller au ciel (sthan suor), mais au nirvana, qui lui paraissait de beaucoup préférable. La nouvelle traduction ocuménique a choisi un mot intermédiaire : « lieu du grand-bonheur » (stan baramasokh).

Ces réflexions invitent les chrétiens à démythologiser les expressions anthropomorphiques qui parlent de Dieu en lui prêtant des pensées et sentiments humains. L’Ancien Testament est, sur ce point, d’une utilisation délicate, d’autant plus que le Khmer n’a pas à proprement parler de vision historique du monde et qu’il accepte volontiers le merveilleux. Sa culture ne l’a pas éduqué à l’esprit critique rationaliste occidental (5). Dans une présentation de la foi chrétienne à des bouddhistes, deux précautions sont à prendre pour rendre la communication possible : d’une part, dégager le contenu spirituel de son revêtement symbolique, souvent de type mythologique ; d’autre part, ne pas rejeter tout fait historique ou réalité ontologique dans le pur symbole. L’expression de la foi chrétienne est analogique, c’est-à-dire qu’à travers l’homme, image de Dieu, on atteint une certaine réalité de Dieu, mais imparfaite, « comme dans un miroir et en énigme Le bouddhiste ne peut accéder facilement à cette idée, car le monde et l’homme sont le fruit de l’ignorance et de la jalousie des dieux, et ne peuvent donc pas refléter l’image du Dieu unique.

Que dire de Jésus, le Christ ?

Ni Bouddha ni Jésus n’ont écrit. Les fidèles qui ont rapporté leur histoire et leur enseignement les présentent tous deux comme réalisant l’espérance des hommes : les chrétiens ont relu l’Ancien Testament à la lumière de la résurrection, les bouddhistes ont écrit l’histoire du Maître en fonction de son enseignement. En dépit de divergences sérieuses, l’expérience profonde des deux génies religieux comporte un certain nombre de ressemblances.

Jésus n’est pas le seul à être né d’une manière exceptionnelle : Bouddha est né lui aussi d’une conception virginale, la mère de Gautama a vu un éléphant blanc en songe et s’est trouvée enceinte. Quand Gautama est né, sa mère était debout, l’enfant Gautama a fait sept pas et une fleur de lotus s’est épanouie sous chacun de ses pas. Ensuite le nouveau-né a déclaré : « Je suis le sommet du monde, je suis le plus illustre homme du monde, l’aîné de tous les hommes, c’est ma dernière génération. » Des multitudes de divinités (tevodas) assistaient à cette naissance merveilleuse. Durant son enfance, Gautama a accompli des prodiges comparables à ceux racontés dans les évangiles apocryphes.

Ces récits invitent les chrétiens à démythifier les récits de l’enfance : ce ne sont pas des récits historiques, mais théologiques, destinés à dire qui est Jésus. Le chrétien qui voudrait s’appuyer sur ces récits pour prouver la divinité de Jésus ne convaincrait pas le bouddhiste pour qui le merveilleux abonde dans la vie de Bouddha. Des traductions bibliques chrétiennes, une attention particulière a été portée à l’emploi d’un vocabulaire approprié. Souvent, par exemple, pour parler de la naissance de Jésus, les Khmers cultivés emploient le même mot que celui employé pour Bouddha « chap padésanthi » (prendre la renaissance). La réalité est cependant différente : Bouddha dit lui-même que sa naissance est sa dernière réincarnation, alors que pour Jésus c’est le début dans l’existence humaine.

Jésus est né dans une famille pauvre, lors d’un déplacement ; Gautama dans les fastes d’une famille royale. Jésus a vécu comme artisan, célibataire ; Gautama était roi, marié et père d’un enfant. Tous deux sont investis d’une mission : au jour de son éveil, Gautama devient « Bouddha », il prend conscience de sa mission qui est de « sauver tous les êtres » (Pros satv lauk) en annonçant la Vérité sur ce qu’ils sont ; le jour de son baptême, Jésus voit manifestée sa mission de « Christ » qui sauve non seulement par sa parole Je suis la Vérité celui qui Est en réalité), mais surtout en aimant les hommes et son Père jusqu’à en mourir. Bouddha prend conscience de sa mission par lui-même, par le biais de la méditation ; Jésus la reçoit de son Père.

Tous deux connaissent la tentation. Les thèmes en sont très proches, même si leur représentation symbolique est différente : ils connaissent la tentation de l’avoir, du pouvoir, de la domination. Tous deux en sortent vainqueurs. C’est le même diable (méar, « celui qui se met en travers comme le satan hébreu ou le diabolos grec) qui tente, qui empêche d’aller au but final.

Tous deux enseignent à se déposséder de soi comme unique voie au bonheur, même si le contenu de ce bonheur est radicalement différent : extinction des désirs chez Bouddha, plénitude de la Vie pour Jésus.

Tous deux expriment une réaction spirituelle contre le formalisme, brahmanique pour Bouddha, pharisaïque pour Jésus. Bouddha insiste sur l’aspect moral comme voie de la purification interne, Jésus annonce une relation affectueuse avec le Père qui fonde la morale de l’amour.

C’est dans la relation à l’Autre que se situe la différence essentielle entre leurs deux orientations spirituelles : Bouddha trace seul son chemin, avec l’effort de sa seule raison, Jésus est toute référence au Père.

Bouddha est entré dans le nirvana, Jésus est ressuscité. La notion de vie n’a pas la même connotation dans les deux religions : pour le bouddhiste, la vie est mal, fruit du karma, de l’ignorance ; pour le chrétien, elle est participation à l’existence de Dieu. La résurrection n’est pas une réincarnation, un retour à la vie ordinaire, étape transitoire vers une purification plus complète, mais la libération définitive, un nouveau mode d’être. Sans doute pourrait-on présenter la résurrection comme la victoire sur toutes les forces du mal, dont la mort. Le Christ ressuscité est celui qui a réalisé sa fin ultime, qui est arrivé à son terme, prémices d’une humanité nouvelle, divinisée, qu’Il recrée par sa victoire (6).

Dieu

La première difficulté est de taille : quel mot employer pour désigner Dieu ? Où le situer dans la cosmogonie bouddhique khmère ? Comment peut-on parler de ses relations avec le monde des humains ? En langue khmère, il n’y a aucun mot pour désigner une divinité unique, origine de toute vie, avec laquelle l’homme pourrait entrer en relation. La croyance en un Etre supérieur est concédée à l’ignorance populaire héritée de l’animisme et du brahmanisme.

Jadis, les missionnaires catholiques, présents au Cambodge depuis 1555, désignaient Dieu à la manière chinoise et vietnamienne, comme « l’illustre-Maître-du-ciel » (Préah mochas sour), mais c’était placer Dieu au « ciel dans le monde changeant des transmigrations. Ce terme correspond relativement bien à Brahma ou Indra. De même, l’omniscience, la toute-puissance, l’amour pour les humains sont des attributs divins qui trouvent certains correspondants dans le brahmanisme. Mais c’était faire de Lui un être bien inférieur à Bouddha, et sujet des passions !

Les évangélistes américains ont-ils senti la difficulté ? Ils désignèrent Dieu comme « l’illustre » (Préah, de même racine que le mot latin « vir nom que le commun des gens emploie pour désigner Bouddha. Mais, là encore, Dieu restait dans le ciel de l’impermanence, il reste une divinité. Souvent, les rescapés du régime de Pol Pot estiment leur salut « à la divinité » (Préah). Sans doute pensent-ils confusément à Indra ou à Brahma, ou « n’importe lequel disent-ils. Certains diront même que les Etats-Unis ou la France sont prospères parce que leurs dieux (Préah) sont plus puissants que les dieux khmers. Une personnalité de l’ex-gouvernement de Phnom Penh exilée aux Etats-Unis me disait en 1985 que les Etats-Unis ne pouvaient être que prospères, vu la multiplicité des lieux de cultes chrétiens.

Un autre essai nomme Dieu comme « l’illustre-première-des-divinités » (Préah Ati-tep). Mais rapidement ce mot a dû être abandonné, même si c’est celui que l’on trouve dans le dictionnaire français-khmer : il désigne la divinité créatrice et providence, certes, mais souvent présentée dans la littérature khmère comme un dieu cruel et méchant. C’était le mot utilisé par l’auteur dans la première anecdote citée au début de l’annexe.

La traduction ocuménique a donc choisi une voie moyenne : « l’Illustre-qui-est-Seigneur sans plus de précision. La formule est assez explicite pour qu’on ait l’idée de quelqu’un de puissant et de différent des hommes, mais assez vague pour qu’on ne puisse le situer dans une catégorie bouddhique.

C’est avant tout dans l’expérience spirituelle profonde, plus que dans la confrontation de théories sur Dieu, que peut se nouer le dialogue. La méditation et l’oraison tiennent une place importante dans cette rencontre, car c’est au plus profond d’eux-mêmes que les êtres rejoignent Dieu et se rejoignent. Un moine de San José aux Etats-Unis à qui l’on demandait d’expliquer en langage ordinaire ce qu’était une expérience spirituelle répondait : « Quand j’ai longuement médité et fait le vide en moi, la Lumière vient en moi et je deviens lumière pour les autres. » Le bouddhisme peut faire redécouvrir aux Occidentaux qui ont eu la prétention de tout définir, même Dieu, que l’expérience de type mystique est le plus sûr chemin vers Dieu. Cette expérience n’est pas réservée à une élite. La notion de Loi (Dharma), incréée et sous-tendant toutes les réalités, ainsi que celle du Nirvana (nirpéan, extinction des passions) peuvent être une certaine approche de Dieu, lumière et sagesse.

Quel que soit le mot choisi, la réalité reste heureusement scandaleuse pour un Khmer : comment cet « Illustre-qui-est Seigneur peut-il se lier d’amour avec l’humanité au point de devenir homme ? Le Bouddha est appelé « le Compatissant » (Karunatico) : il a compatit en montrant le chemin, mais n’est plus en rapport avec les hommes autrement que par son enseignement. Dire que Dieu « aime » les hommes signifie qu’il « se lie » (sralanh), donc, dans une mentalité bouddhique, qu’il n’est pas parfait, qu’il a besoin de l’autre. On aurait pu utiliser le terme « compassion-pitié » (metta karuna), expression la plus haute de celui qui aime sans connaître le trouble des passions, sans rien attendre de la personne qu’il aime, pour désigner l’Agapè de Dieu. Ce terme correspond un peu à la miséricorde biblique, mais n’exprime toutefois pas le don de soi à l’autre et pour l’autre ; il est donc, lui aussi, incapable d’ex-primer tout l’amour qui est en Dieu, tel que la Bible le révèle, engagement dans une alliance, com-promission de Dieu pour l’homme, puisqu’Il 1’a aimé au point de partager son existence et sa mort.

Le souci du plus pauvre qui anime (ou devrait animer) le chrétien provient d’une dimension absente du bouddhisme, à savoir que tout homme est revêtu de la dignité de fils de Dieu ; pour lui, la fraternité entre les humains est donc plus importante que la fraternité d’origine et de souffrances avec les animaux. Cependant, le grand respect des bouddhistes pour les animaux invite le chrétien à mieux respecter la création et la vie sous toutes ses formes. Les bouddhistes rejoignent à leur façon le mouvement écologique.

Pour désigner le ciel, la traduction ocuménique a abandonné le mot désignant l’étage supérieur du monde et séjour des divinités, utilisé jusqu’alors (sthan sour). Ce terme replongeait Dieu dans l’impermanence et ne correspondait pas à la destinée ultime à laquelle aspirent les Khmers. Nous avons choisi un terme plus neutre, « lieu-de-l’outre-bonheur ». Ce terme est suffisamment précis pour que l’on comprenne qu’il s’agit d’un lieu-état de béatitude infinie, mais inclassable dans les catégories cambodgiennes.

Dans le même ordre, comment dire saint, qualité même de Dieu, le « tout Autre de qui, comme les bouddhistes le disent pour le Nirvana, on ne peut pas dire « Il est, il n’est pas, il a, il n’a pas » ? La difficulté n’est pas propre à la langue khmère. L’ancienne version protestante avait traduit par « pur allant bien dans le sens moralisateur bouddhique, mais laissait tomber un contenu sémantique important. Après plusieurs essais, et même des tensions, le comité de traduction a choisi encore une voie médiane : « le non-mélangé » (visoth), qui a un peu la même assonance que pur, et un sens voisin d’exceptionnel. Quant aux « saints les catholiques utilisaient jadis le mot « Arahant le vertueux bouddhiste qui a atteint le Nirvana grâce à l’accumulation de ses mérites. Les Khmers comprennent très bien ce mot, mais c’est le sens inverse du sens chrétien, pour qui le saint est la personne qui a laissé la puissance de Dieu agir en lui, et n’a pas gagné le ciel avec ses mérites. On a donc choisi le mot « exceptionnel » (visoth) pour traduire le terme « saint » dans la Bible peuple saint « ville sainte etc.) et créé un mot nouveau (santa : qui n’est pas agité par les passions) qui se chargera de sens avec l’usage, pour le saint au sens d’« élu selon la théologie catholique.

Création

La notion de création par un Dieu tout-puissant est parfaitement étrangère au bouddhiste : la nature (thormchéat, existence du Dharma) est née d’elle-même (kaeut aeng). C’est un postulat appris par les enfants au lycée ou à la pagode. Pour le bouddhiste cultivé, l’idée de création des chrétiens est à mettre au compte de la naïveté de leur expression religieuse. Dire que Dieu est créateur ou providence, c’est d’autre part Le situer à la place d’Indra ou de Brahma, c’est-à-dire dans le ciel, dernier étage de notre monde. C’est donc faire de Lui un être non-infini et impermanent, le Créateur étant lui-même créé. La notion de « Créateur du ciel et de la terre si elle est traditionnelle, pose problème même aux Occidentaux, après Copernic, Lamarcq, Darwin et avec la science moderne. Comment exprimer la même conviction de foi sous une autre forme ? Une forme plus édulcorée serait de parler de Dieu comme de « la source de toute vie 

Pour parler de Dieu, commencer par la création, comme le faisait jadis le catéchisme du concile de Trente, aboutit à une impasse. Partir du désir d’infini qui habite le cour de l’homme et de l’expérience spirituelle de chacun est sans doute une voie plus prometteuse. Pour le chrétien, d’autre part, il n’y a que Jésus, « qui est dans le sein du Père » qui nous révèle Dieu. Il convient donc de commencer toute présentation de la foi chrétienne sur la personne de Jésus. C’est dans la communion personnelle avec l’expérience spirituelle de Jésus vivant qu’un cheminement vers Dieu semble possible.

Ange

Un ange est un envoyé de Dieu, souvent dans la Bible, Dieu lui-même. Jusqu’à une date fort récente, les chrétiens utilisaient le mot Tévoda (divinité) pour désigner les anges. Cela paraissait aller de soi pour désigner ces créatures célestes, messagères de Dieu, jusqu’au jour où des catéchumènes ont exprimé une difficulté réelle en comparant la naissance de Jésus et de Bouddha : à Bethléem, toutes les divinités étaient présentes et entouraient l’enfant, avatar d’Indra. Dans la nouvelle traduction ocuménique, est utilisé désormais le terme tévatout messager-représentant-des-divinités plus conforme au sens biblique d’ange, messager de Dieu, comme les messagers d’Indra sont venus inviter Gautama Siddharta à quitter le monde.

Résurrection

Dans ce contexte culturel, comment parler de vie, de vie éternelle, de résurrection, sans craindre d’évoquer la réincarnation ? Comment parler de l’âme, de l’Esprit, du corps, de la chair avec quelque chance d’être compris ? Comment parler du péché sans risquer une confusion avec le démérite ?

Depuis toujours, les chrétiens cambodgiens ont l’habitude d’utiliser le terme « vivre à nouveau » (ros laeung venh) pour désigner l’événement extraordinaire survenu à Jésus après qu’on l’ait tué comme un brigand, sans doute le 7 avril de l’année 30. Cependant, cette expression n’est pas utilisée dans la Bible et entraîne la confusion chez un certain nombre de chrétiens qui s’imaginent que Jésus a repris vie comme auparavant, avec cette différence qu’on ne le voit pas, qu’il a « repris sa chair et ses os ». Un catéchiste, chrétien depuis sa naissance, n’ose pas raconter l’histoire des disciples d’Emmaüs car il craint que ses élèves (et lui-même) n’imaginent Jésus comme un fantôme qui est apparu aux deux disciples (khmaoch long). Certains anciens bouddhistes s’imaginent que Jésus s’est réincarné. Dans le Credo, on récite d’ailleurs : « Il a pris naissance qui est une formule très proche de la formule bouddhique pour indiquer la réincarnation. Certains catholiques faisaient jadis précéder ce mot d’un autre, avec quelques raisons, indiquant que Jésus était « parvenu au terme de sa purification » (tras). Nous ne l’avons pas retenu, afin d’éviter toute confusion avec le bouddhisme, mais ce pourrait être une intuition à concrétiser un jour.

Dans la Bible, les auteurs utilisent de nombreux mots et symboles pour expliquer l’expérience de la foi des premiers disciples en Jésus, spécialement en Act 1,24-36 : « Dieu a relevé Jésus, l’a réveillé (d’entre les morts), il l’a délivré des souffrances de la mort, il l’a élevé, l’a établi Seigneur et Christ, lui a donné tout pouvoir, l’a établi Fils de Dieu, lui a donné la Gloire, lui a donné le Nom, etc. Jésus est le Vivant, le Saint, le Juste, le Prince de la Vie etc. Toutes ces expressions essayent de dire le mystère indicible. Par souci pédagogique, l’auteur des Actes des Apôtres expose trois faces du même événement, comme s’il s’agissait de trois événements distincts : Dieu a réveillé Jésus d’entre les morts, l’a élevé au ciel, Jésus a déversé l’Esprit Saint (Pâques, Ascension et Pentecôte). En réalité, c’est un seul et même événement comme les Evangiles en sont témoins. Dans tous ces passages, c’est Dieu le sujet qui réalise cet événement extraordinaire, le ressuscite Jésus, les verbes concernant Jésus sont au passif, selon la façon d’écrire des Juifs pour désigner l’action de Dieu.

Bien qu’il n’y ait aucun mot qui puisse exprimer la totalité du sens, il semble qu’il faille éviter d’utiliser le mot « Vivre à nouveau » qui entraîne la confusion et conduit à penser que Jésus a repris son corps et sa vie comme autrefois. Pour les Khmers, cela ne pose, d’ailleurs, pas de problème, mais ils passent à côté du sens profond. Nous avons essayé de traduire l’idée de résurrection par : « Jésus a reçu la vie glorieuse. » Cette traduction aide le lecteur dans la compréhension de sa propre vie spirituelle, unie à Jésus, le Vivant.

La vie éternelle

C’est un mot, dans la Bible, qui tend à donner une idée de la vie de Dieu par opposition à celle de l’homme mortel. En grec c’est « a-iônon « sans temps, sans âge, sans génération, sans durée ». Le mot traditionnel utilisé par les Eglises chrétiennes « tous les kalpas toujours le kalpa étant la période bouddhique de 5 000 ans, pose problème et est largement incompris. Nous proposons de traduire en clair : « La vie divine de Dieu. »

L’âme, est le « souffle » en hébreux, grec et latin. Jadis, les chrétiens traduisaient ce mot par « énergie-vitale » (proleung), sans que beaucoup se rendent compte de la signification exacte du mot. Il fallait à tout prix traduire la théorie hylémorphique d’Aristote de la forme et de la substance. Nous utilisons, faute de mieux, le mot « agrégat des sensations » (vinyien), c’est-à-dire ce qui permet de toucher, de goûter, de voir, de sentir, d’entendre, de bouger. On est un peu loin du souffle de vie, mais finalement ce mot permet de faire comprendre que l’Esprit donne un goût à l’existence, une nouvelle façon de voir, de sentir et d’agir. Ce sont d’autre part, ces agrégats des sensations qui se réincarnent ou que l’on honore lors de la fête des morts. Quand le mot « esprit » indique la pensée ou la faculté de r