Eglises d'Asie

LE COUP D’ETAT DU 19 SEPTEMBRE 2006 : HARMONIQUES

Publié le 18/03/2010




Le 19 septembre 2006, l’armée thaïlandaise a déposé le Premier ministre Thaksin Shinawatra, qui se trouvait à New York à l’occasion de l’Assemblée générale de l’ONU. Ce coup d’Etat a pris par surprise le pays comme l’opinion internationale. Les pays de l’ASEAN ainsi que les Etats-Unis ont fait part de leur désapprobation. Si la prise du pouvoir par les militaires a été accueillie plutôt favorablement à Bangkok, la capitale, il n’a guère été apprécié dans les campagnes du nord et du nord-est du pays.

Toutefois, il n’y a pas eu de réactions visibles ni de manifestations, d’ailleurs interdites par la loi martiale. La Constitution de 1997 a été abrogée. Cependant, dès le 23 septembre, des dizaines de partisans pro-démocratiques tenaient un meeting de protestation devant un supermarché de Bangkok. Le rassemblement, illégal, se termina sans incident malgré la loi martiale en vigueur (1). “Ce coup d’Etat viole les droits du peuple. Nous voulons le retour à la démocratie déclarait un manifestant. Le 22 septembre 2006, le roi a donné son assentiment au coup d’Etat. Ce sera le dix-huitième coup d’Etat militaire depuis l’abolition de la monarchie absolue en 1932.

Stupeur le 31décembre, neuf bombes éclatent en l’espace d’un quart d’heure à Bangkok, tuant trois personnes et en blessant plus de 40, dont sept touristes. Dix-sept suspects seront arrêtés puis relâchés à la fin de janvier faute de preuves. Dans le nord-est et le nord, acquis à Thaksin, la réaction au coup d’Etat se traduit de manière inattendue et surprenante par l’incendie de plus de cinquante écoles. La police n’a identifié jusqu’à présent aucun suspect. Thaksin, incriminé, se défend d’être à l’origine de ces attentats. Enfin, fin janvier, deux grenades sont lancées contre le siège du journal Daily News, toujours à Bangkok. Un grave malaise persiste et il semble profond.

I.) Les raisons invoquées

Les quatre généraux qui ont renversé le gouvernement Thaksin se sont autoproclamés “junte pour réformer la manière de gouverner à l’intérieur du système démocratique, système qui a le roi pour référence ultime Cette formule compliquée pour décrire l’esprit dans lequel a été fait le coup d’Etat n’est évidemment pas innocente, pas plus que la mention de la personne du roi dont on connaît l’ascendant sur le pays et la vénération dont il fait l’objet dans la population. Si on comprend bien, le gouvernement a été renversé par l’armée, non pour abolir le système démocratique, mais, au contraire, en vue de le réformer et d’améliorer la manière d’exercer le pouvoir à l’intérieur du système démocratique en vigueur en Thaïlande. Gavroche, mensuel de langue française édité à Bangkok, résumait la situation dans une formule lapidaire : “La démocratie civile est morte, vive la démocratie militaire” (2).

La démocratie elle-même, selon les généraux, ne serait pas en cause. Les militaires ne veulent pas du pouvoir. Ils promettent de le remettre au bout de deux semaines aux civils. En fait, à défaut de Premier ministre civil, introuvable, semble-t-il, ils le remettent au bout d’un mois à un général à la retraite, membre du Conseil privé du roi, le général Surayud Chulanont, respecté à la fois par les militaires et les civils. “Nous considérons vraiment qu’un général à la retraite est un civil a affirmé le général Winai Pattariya, un des principaux artisans du coup d’Etat (3La junte militaire rentre dans l’ombre et se transforme en Conseil pour la sécurité nationale, tout en gardant des pouvoirs étendus – celui par exemple de démettre le Premier ministre. Leur influence reste aussi déterminante dans la nomination des membres du comité chargé de préparer la nouvelle Constitution. En fait, il y a partage des tâches : au gouvernement la gestion du pays, aux militaires celle de la sécurité. Une des raisons invoquées pour le coup d’Etat était, en effet, l’existence de divisions profondes dans le pays entre partisans et opposants à Thaksin, divisions qui, selon eux, risquaient de dégénérer en affrontements violents.

Le délai originel d’un an prévu pour le retour à la normalité démocratique (rédiger une nouvelle Constitution et organiser des élections) semble maintenu et le gouvernement envisage, sauf impondérables, la tenue d’élections vers le mois de septembre 2007. Fin novembre, le Conseil national de sécurité propose la levée de la loi martiale à Bangkok et dans 40 départements. Elle restera en vigueur, sur tout le territoire ou dans certains districts de 35 départements considérés comme sensibles : zones frontalières ou régions reconnues comme encore acquises à Thaksin et donc susceptibles de bouger. L’abrogation de la loi martiale a été décidée à Bangkok pour “promouvoir l’image du pays vis-à-vis des investisseurs et des touristes” (4). Elle est devenue effective fin janvier 2007.

Le coup d’Etat serait intervenu pour résoudre une crise politique qui, apparemment, ne pouvait être résolue par des moyens démocratiques, au moins dans l’opinion des militaires. Le gouvernement de Thaksin, triomphalement réélu en 2005, était en effet de plus en plus contesté par certains milieux de la capitale, qui dénonçaient la corruption du régime et exigeaient la démission du Premier ministre. Si la contestation avait commencé fin 2005, l’élément catalyseur de l’opposition fut la vente par la famille Thaksin, en janvier 2006, des parts qu’elle possédait dans l’entreprise de télécommunication Shin Corp à une société de Singapour contrôlée par le gouvernement de ce pays. Cette vente fut exemptée de droits sur les transactions comme le veut la loi. Le 24 février 2006, l’opposition réunissait 50 000 personnes à Bangkok et demandait la démission de Thaksin. Un collectif d’opposition s’est formé, incluant les partis d’opposition et des éléments de la société civile dont certains milieux universitaires liés à l’élite de Bangkok. En réponse au tollé soulevé par cette vente – qui a mobilisé jusqu’aux bonzes de la branche minoritaire “Thammayut” du bouddhisme thaï, fait rarissime – Thaksin dissout le parlement et convoque de nouvelles élections. Grand seigneur, Thaksin, qui est au faîte de sa puissance, répond démocratiquement à la contestation : son pouvoir était issu du peuple par l’intermédiaire des urnes ; que le peuple donc soit juge entre lui et ses opposants. Son but est de se faire plébisciter pour en terminer avec l’opposition.

Celle-ci organise alors le boycottage des élections, en refusant de présenter des candidats et en appelant à l’abstention. En effet, d’après la Constitution, un nouveau gouvernement ne peut être formé si tous les sièges de députés ne sont pas pourvus ; en plus, l’élection est déclarée invalide si la participation dans les circonscriptions électorales n’atteint pas 20 % de l’électorat local. Des tractations ont lieu pour inciter les petits partis à participer ou non. Le fait est que le tribunal électoral, à l’époque, a été saisi de plaintes concernant de supposées incitations financières à la participation ou à la non-participation des petits partis aux élections, de la part du parti du gouvernement comme de ceux de l’opposition. Si le parti de Thaksin gagne les élections, il reste néanmoins 50 sièges non pourvus et le vainqueur se trouve dans l’impossibilité de former un gouvernement légal. Un deuxième tour ne garantirait pas davantage la sortie de l’impasse car la tactique du boycottage a fonctionné. Dans la Constitution, il n’existe aucune disposition concernant ce cas de figure. L’impasse constitutionnelle est créée et l’opposition voudrait que le roi résolve la crise en nommant un nouveau Premier ministre plus consensuel.

Le 24 avril dans un discours aux grands corps de l’Etat, le roi, qui n’accepte pas d’être l’instrument d’un coup d’Etat constitutionnel, taxe le comportement des partis d’anti-démocratique. Il demande, du haut de son autorité morale incontestable, aux parties impliquées dans cette affaire de la résoudre et, en quelque sorte “de revoir leur copie”. Devant les accusations de corruption de la Commission électorale, Thaksin, toujours au pouvoir pour expédier les affaires courantes, accepte qu’une nouvelle commission soit nommée. Ce qui fut fait malgré les cris de l’opposition affirmant haut et fort que cette nouvelle commission n’était pas, elle non plus, neutre. Une nouvelle date pour les élections fut fixée pour le début de décembre et d’aucuns pensaient que la crise allait se dénouer démocratiquement quand le pays fut pris par surprise par le coup d’Etat des militaires. Alors pourquoi le putsch ? Serait-ce parce que le but des milieux de l’opposition – se débarrasser de Thaksin – ne pouvait être atteint par les urnes ?

Thaksin, fort de l’appui des campagnes et d’une partie de l’électorat de Bangkok issu des provinces, était assuré de gagner les élections. Cela revient à dire que certains milieux d’opposition n’acceptaient pas en fait le jeu démocratique, le résultat des urnes, ou considéraient que le vote de certains milieux urbains a plus de valeur que celui des campagnes. Faut-il pour autant conclure avec Gavroche que “la Constitution de 1997 ne correspondait pas à la culture politique des Thaïlandais. Elle était peut-être. trop démocratique” (5Certains, nettement plus facétieux, en concluraient-ils que la tâche de réforme du système démocratique, prônée par les généraux du putsch, consisterait à introduire dans la Constitution un mécanisme permettant de démettre, sans avoir à recourir au coup d’Etat, un Premier ministre issus des urnes, qui bénéficierait de la majorité au Parlement, et ce, sur la base d’allégations non confirmées par un verdict en bonne et due forme ?

II.) L’armée règle ses comptes avec Thaksin

L’armée assure être intervenue préventivement pour restaurer l’unité du pays en proie à des dissensions entre les partisans de Thaksin et l’opposition. Celle-ci, faute de pouvoir avoir gain de cause dans les instances politiques et juridiques établies, avait porté le débat dans la rue avec tous les risques d’affrontements entre les deux camps et de désordre que cela implique. Mais l’armée avait aussi un sérieux contentieux à régler avec Thaksin :

1 – Le dossier de la lutte contre la drogue

A l’époque, à cause du trafic d’amphétamines à la frontière, les relations avec la Birmanie étaient tendues. En 1998, le gouvernement engage l’armée thaïlandaise contre ce trafic. Il s’ensuit plusieurs incidents auxquels l’armée répond avec détermination. Arrivé au pouvoir en 2001, Thaksin change de stratégie. Il démet de ses fonctions le général commandant la région Nord, qui était partisan de la fermeté face aux trafiquants de Wa State Army, basée en Birmanie. Thaksin optera pour une solution policière expéditive contre le trafic d’amphétamines. Plus de 2 500 dealers, trafiquants ou personnes supposées liées à ce commerce, font, à travers le pays, les frais de l’opération et sont purement et simplement éliminés sans autre forme de procès. Quant à l’armée, elle a vécu ce changement de stratégie de la contention aux frontières à la répression généralisée dans tout le pays comme “un camouflet à la face de l’armée et une atteinte à sa dignité” (6).

2 – La rébellion dans le sud du pays

Le sud du pays est peuplé en majorité de musulmans. Depuis des décennies des éléments séparatistes agissent dans la région. Dans les années 1980, le calme était revenu. Mais, depuis 2004, la violence, dont sont surtout victimes les bouddhistes locaux, a repris. Thaksin, qui a été colonel dans la police au début de sa carrière, décrète l’état d’urgence et emploie des méthodes répressives expéditives. Ces méthodes ne font qu’attiser les tensions et éloigner du gouvernement les populations prises dans le conflit. Cette politique sera l’objet de vives critiques de la part de l’armée, qui prône plutôt la réconciliation. Elle sera rejointe par les organisations de défense des droits de l’homme qui dénoncent les abus commis tout comme les atteintes aux droits de l’homme. Un avocat, Somchai Neelaphaijit, défenseur des musulmans et musulman lui-même, est d’ailleurs porté disparu. Dans ce dossier, tant l’armée que les organisations de défense des droits de l’homme recevront l’appui officiel du Conseil privé du roi, dont le général Prem Tinsulanonda est le président. Ce soutien équivaut à un désaveu royal de la politique suivie par le gouvernement Thaksin.

3 – Thaksin veut l’armée à sa botte

Arrivé au pouvoir, Thaksin manouvre pour faire nommer aux plus hauts échelons de l’armée des hommes acquis à sa cause. Ces nominations sont mal acceptées surtout quand les généraux remplacés sont considérés comme compétents et intègres. Ce fut le cas, entre autres, en 2001, du général Surayud Chulanont, alors commandant en chef des armées. Début juillet 2006, le général Prem s’adresse aux cadets des différentes académies militaires et affirme que l’allégeance de l’armée va au roi et à la nation. Début septembre devait sortir une liste de généraux promus à de nouveaux postes. La part y était, semble-t-il, faite belle aux généraux acquis à la cause de Thaksin. L’armée refuse, en fait, que le Premier ministre la contrôle. Dans un article expliquant la marche au coup d’Etat, l’auteur de l’article rapporte l’opinion des militaires selon laquelle “si les armées, qui sont les armées du roi et le rempart de la nation, se transformaient en ‘soldats d’un politicien’, elles s’affaibliraient Et de poursuivre : “Il n’y avait qu’une manière de sauver l’honneur de l’armée et de la patrie : le coup d’Etat” (7). Le 1er septembre, le général Prem, dans un discours aux membres des académies militaires, déclarait que “les soldats doivent strictement appliquer les conseils du roi. Le roi suggère que les bons empêchent les mauvais éléments de prendre le pouvoir pour créer des troubles” (8).

Ces trois dossiers font que Thaksin et les généraux sont sur une trajectoire où la collision semble difficilement évitable. Toujours est-il, selon le Monde diplomatique déjà cité, que “le 19 septembre le général Sonthi Boonyaratlin, commandant en chef de l’armée, est reçu en audience par le couple royal en présence du général Prem Dans la soirée, le coup d’Etat a lieu et Thaksin, qui se trouvait à New York, est interdit de retour en Thaïlande “au moins jusqu’aux élections si l’on en croit les généraux au pouvoir.

III.) Personnalités

Outre le Premier ministre Thaksin, les trois principales personnalités qui émergent du lot en ce temps d’exception pour la Thaïlande ont des profils très intéressants :

1. Le général Sonthi Boonyaratlin, auteur principal du coup d’Etat en sa qualité de chef de l’armée de terre, est un musulman, mais n’est pas originaire des trois provinces du sud en état de rébellion. Il est originaire de la région d’Ayuthaya, ancienne capitale royale. Opposé à la politique de répression de Thaksin dans le sud, on pouvait espérer que sa qualité de musulman lui permettrait de mieux comprendre et d’être aussi mieux compris par ses coreligionnaires dissidents du Sud. Six mois après, ce ne semble pas être le cas. Il préside le Conseil national de sécurité.

2. Le Premier ministre Surayud Chulamont est un général à la retraite. Il a une réputation d’être incorruptible. Il a fait carrière dans l’armée. Il apprend au début de sa carrière, en 1965 “qu’il est interdit de service aux frontières à cause des problèmes d’ordre politique de son père” – ce dernier était un ex-colonel passé du côté de la guérilla, devenu un membre important du parti communiste thaïlandais (9). Surayud est un des partisans du combat aux frontières contre le trafic de drogues ; il est également vu comme ami des réfugiés birmans à cause du rôle qu’il a joué pour leur permettre de trouver refuge en Thaïlande. Il est aussi considéré comme celui qui a transformé l’armée thaïlandaise en une armée moderne et professionnelle. A sa mise à la retraite et après avoir passé un temps à la pagode, il fut nommé au Conseil privé du roi. Connu également pour ses efforts afin que l’armée ne s’implique pas dans la politique, il se retrouve ironiquement Premier ministre “civil” d’un gouvernement issu d’un coup d’Etat militaire.

3. Quant au général Prem Tinsulanonda, il est actuellement président du Conseil privé du roi, charge de confiance s’il en est. Le Conseil privé est en effet une sorte d’interface feutrée entre le roi et la société thaïlandaise, un canal idéal pour faire connaître discrètement les volontés de sa majesté sans l’impliquer directement. Le général Prem est un ancien commandant en chef de l’armée et un ancien Premier ministre. Il est l’un des artisans principaux de la réintégration au sein de la nation des étudiants partis se réfugier dans les zones frontalières de guérilla communiste, après la sanglante répression des manifestations estudiantines de 1973 et 1976.

Le perdant du coup d’Etat est le Premier ministre Thaksin, démis de ses fonctions et en exil. C’est également lui aussi un ancien militaire. Il a commencé sa carrière dans la police où il a eu le grade de colonel. Il devient ensuite homme d’affaires et fonde la société de télécommunication Shin Corp qui possède un satellite. Il fait fortune avec cette société, considérée comme un des fleurons des entreprises thaïlandaises. En 1998, il fonde le parti “Thaï Rak Thaï” (‘les Thaïlandais aiment les Thaïlandais’). En 2001, il gagne les élections et devient Premier ministre. Sa réélection en 2005 est triomphale – grâce à l’achat de votes dans les campagnes, disent ses détracteurs. Ses opposants le fustigent pour son intolérance aux critiques, pour son incapacité à résoudre le problème de la rébellion du sud ainsi que pour sa corruption supposée. A la dernière accusation, il répond : “Je ne peux être corrompu car je suis déjà milliardaire” (10). Comment expliquer qu’en l’espace de quelques mois, Thaksin soit passé du statut de Premier ministre à celui d’indésirable voué aux gémonies dans son propre pays.

IV.) La chute

1 – L’accusation de corruption

Si les militaires sont intervenus, c’est, selon leurs propres dires, pour sauvegarder l’unité nationale menacée par les dissensions, voire par les fractures qui se manifestaient entre opposants et partisans de Thaksin. La date du 19 septembre aurait ainsi finalement été choisie parce que le Premier ministre se trouvait à l’ONU certes, mais aussi parce que les renseignements militaires avaient avertis les généraux qui préparaient le coup d’Etat, programmé pour le 22, que “des politiciens proches de Thaksin se préparaient à répondre au collectif d’opposition (qui avait invité a manifesté le 20 septembre) en mobilisant et en louant les services de gens du nord ou du nord-est par dizaines de milliers ; certains groupes préparaient des armes pour en découdre avec les partisans du collectif d’opposition” (11). Quant au collectif d’opposition, il réclame à cor et à cri la démission de Thaksin sur la base d’allégations de corruption à tous les niveaux du gouvernement et du parti.

Si, au moment du putsch, ce motif n’a pas été retenu par les militaires, c’est que la corruption n’a pas attendu l’ère Thaksin pour sévir dans le pays. D’après Transparency International, en 2006, la Thaïlande occupait la 63ème place (la 59ème place en 2005) sur 158 pays ayant fait l’objet d’une étude pour le classement des pays les plus corrompus. Ce n’est pas une position particulièrement flatteuse, car, même si elle situe le pays au-dessus de la moyenne mondiale, la note est quand même basse (3,6/10 en 2006 au lieu de 3,8/10 en 2005). Pas étonnant que gouvernement actuel peut, à juste titre, être préoccupé et vouloir “re-moraliser” le pays. Ainsi, des généraux ont été nommés à la tête des entreprises d’Etat et le Premier ministre Surayud a prononcé un discours aux hauts fonctionnaires des provinces dans lequel il déplorait “le manque d’indépendance du système administratif ainsi que les interférences beaucoup trop importantes de la politique, au point que les fonctionnaires en soient découragés” (12). A l’occasion, il dénonçait le système de “parrainage” – le fonctionnaire est “le protégé” d’un politicien – et déplorait que “la corruption et les pratiques contraires à la morale soient des problèmes de société qui sont chroniques et viennent de loin» (13).

2 – La vente des parts de Shin Corp.

Si la contestation avait commencé avant la vente de la société Shin Corpil semble cependant que l’élément catalyseur de la lutte contre Thaksin soit à rechercher dans la vente des parts de la Shin Corp. à une société contrôlée par le gouvernement de Singapour. Pour Thaksin, il ne s’agissait que de vendre un bien qui lui appartenait en droit et de fait. Cependant, cette vente fut perçue par une partie de la société thaïlandaise comme la vente à un pays étranger de l’un des fleurons du patrimoine national. L’honneur national aurait été touché. Cette transaction financière représenterait en quelque sorte une trahison vis-à-vis du pays. Thaksin, qui, de par sa fonction, était la personne chargée de promouvoir et de défendre les intérêts de la nation, en aurait perdu sa légitimité de Premier ministre. Certains arguent que cette vente aurait mis en danger la sécurité nationale, le satellite et la société ayant été acquis par une compagnie liée au gouvernement de Singapour, pays certes ami mais étranger. Cette frustration a atteint son comble lorsque l’opinion publique a appris qu’aucune taxe n’avait été perçue sur cette transaction portant sur la somme rondelette d’un milliard neuf cents millions de dollars américains. Ce non-versement de droits et taxes fut attribué, à l’époque, à la corruption du système Thaksin.

Toujours est-il que, trois mois après sa chute, aucun procès pour corruption ou autre n’a été intenté contre la personne de Thaksin. A ce propos, le général Sonthi s’exprimait ainsi : “Je ne sais pas très bien jusqu’où le bureau du procureur général peut enquêter sur les cas de corruption présumés où Thaksin serait impliqué. Ils pourraient bien ne mener à rien après tout.” Il reconnaissait qu’il était “difficile de l’impliquer” dans l’un ou l’autre des grands cas de corruption (14). Il est en effet pour le moins étonnant que les militaires au pouvoir, quoiqu’on en dise, n’aient pas encore découvert des éléments qui leur permettraient de se débarrasser pour de bon, en le condamnant, d’un adversaire qui leur apparaît encore politiquement dangereux. Lors de la vente des parts familiales de la Shin Corpun des conseillers de Thaksin avait fait la réflexion suivante : “La vente n’est peut être pas morale, mais elle est légale.”

S’insinue alors la question de savoir si, après tout, Thaksin aurait agi dans le cadre de la loi, là où ses détracteurs ne voient qu’une opération moralement délictueuse, au point de lui faire perdre sa légitimité de Premier ministre. La réflexion étonnante du général Sonthi inciterait peut-être à chercher les raisons de la disgrâce de Thaksin ailleurs que dans ce tollé d’allégations de corruption. Tout le monde aurait sans doute à gagner en acceptant de séparer le légal du moral. Il semble évident que, pour certains opposants, en vendant Shin Corp– son bien, mais aussi un symbole de la réussite de la Thaïlande -, Thaksin se serait moralement déconsidéré devant la nation. Celle-ci, par la voix des opposants lui ferait un procès d’ordre moral pour atteinte à certaines valeurs considérées fondamentales. En conséquence, ces éléments demanderaient sa démission pour “indignité morale La présence en masse de bonzes de la tendance Thammayut à la manifestation de protestation qui a suivi cette vente tendrait à accréditer la thèse qu’en vendant les parts familiales dans cette compagnie, Thaksin a franchi une sorte de ligne rouge qu’il était impératif de respecter. Il a peut-être respecté la lettre de la loi, mais aurait transgressé des valeurs considérées comme fondamentales dans la culture thaïlandaise. Le général Prem, président du Cabinet privé du roi et, en tant que tel, interface entre sa majesté et son peuple, a été le plus explicite sur le sujet. Début juillet, il fustige ceux qui “oublient qu’ils ont une dette envers la nation, même si ce n’est pas inscrit dans la Constitution Au mois de septembre, il se fait encore plus incisif : devant les élèves officiers, il dénonce “les mauvais individus (qui essaient) de prendre le contrôle de la nation dans le but d’amasser des richesses pour eux et leurs partisans” (15). Le terme utilisé de “mauvais individus” peut d’ailleurs très bien se traduire par “sales types Cet ensemble de remarques et ces mots, plutôt étonnants de la bouche d’un général, tendent à montrer que Thaksin, non seulement s’est moralement discrédité auprès de certains éléments de la nation – il n’est donc plus respectable -, mais, pire encore, il faut absolument l’éviter. Il est en effet considéré comme un des éléments de “abaiamukh qui sont “chemins et causes de la perdition ou de la ruine morale, manière de gaspiller les richesses, manière ruineuse de vivre” (16). Le quatrième élément de cette catégorie consiste à fréquenter et avoir pour amis des “mauvais éléments selon le mot utilisé par le général Prem.

3 – La faute

La remarque concernant la dette envers la nation tend à rappeler à Thaksin que tout ce qu’il est, il le doit à la Thaïlande : fils d’émigré chinois, il a été accueilli et, s’il a pu réussir économiquement et politiquement dans la vie, il le doit à la Thaïlande. En d’autres termes, il lui est redevable de tout ce qu’il est. En retour, il aurait dû faire preuve de gratitude et de bienveillance : au “bun khun répond dans la culture thaïe le “kattaniu kattavéti Thaksin aurait dû se considérer comme “l’obligé” du pays. Or, en vendant à un gouvernement étranger la participation de sa famille dans Shin Corpil s’est conduit comme un goujat attiré par l’appât du gain. Aux yeux de beaucoup de Thaïlandais pétris de bouddhisme, il aurait commis – si ce crime existe – un crime de “lèse nation” qui le déconsidère moralement.

En filigrane, il faut comprendre qu’en ne prenant en considération que ses intérêts financiers, Thaksin aurait porté atteinte à des valeurs fondamentales de la société thaïlandaise exprimées dans le Dharma bouddhiste – loi et/ou ensemble d’enseignements – qui devraient diriger la vie quotidienne. Certains milieux l’ont compris de cette manière. “Il ne faut pas oublier que le gouvernement de Thaksin s’est présenté comme capitaliste à l’extrême, au point d’apparaître comme manquant de principes moraux” (17).

4 – “Prathet Thaï : Borisath Thaï, Huachai Lee Kwan Yew”

Phrase qui se traduit par, “Thaïlande : entreprise thaïlandaise, “cour” (cerveau, direction) Lee Kuan Yew Petite phrase qui semble révélatrice du projet et de la manière de diriger le pays rêvé par Thaksin. Lee Kuan Yew est, pourrait-on dire, le père fondateur de Singapour. A partir d’un petit port et d’une petite île située à la pointe de la Malaisie, il a construit une cité-Etat prospère. En échange de ce que l’on appellerait en Occident la démocratie et les libertés qui lui sont attachées, Lee Kuan Yew s’est chargé de planifier d’une main de fer la vie de ses concitoyens, jusque parfois dans ses aspect privés, en leur assurant, en échange, une prospérité économique enviée dans la région. Grand défenseur des valeurs confucéennes ou dites “asiatiques il a beaucoup ferraillé, ainsi que le président Mohamad Mahathir de Malaisie, contre les “soi-disant valeurs occidentales” : primat de la personne, égalité de tous devant la loi, libertés individuelles, démocratie, etc. Selon lui, “l’individu n’est pas la base sur laquelle repose le système. C’est plutôt la famille, la famille élargie, le clan et l’Etat. Les cinq liens fondamentaux sont : vous et le prince ou le gouvernement, vous et votre femme, vous et vos enfants, vous et vos parents, vous et vos amis. Si ces relations se passent bien, tout ira bien dans notre société” (18). Lee Kuan Yew est connu pour sa fermeté contre toute opposition et son dirigisme “démocratique Un tel personnage n’a pas manqué de fasciner Thaksin, au point sans doute de vouloir l’imiter, d’autant plus qu’en Thaïlande aussi, les relations sociales s’articulent sur des principes autres que les “valeurs occidentales 

La société thaïlandaise a, elle aussi, pour fondement la famille, dont le couple royal serait le l’expression la plus haute : les anniversaires du roi et de la reine sont, respectivement, “fête des pères et fête des mères” en Thaïlande. Ils sont l’objet de respect et de vénération de la part du peuple, tout comme, à un degré moindre mais réel, les parents et les personnes âgées, qui, dans la famille, représentent l’autorité. A l’intérieur de la famille, où existe un principe de séniorité, fondement du respect, chacun doit trouver sa place selon son âge, son statut et son sexe – la femme plus âgée que son mari est considérée comme sa cadette. Il en est de même dans le reste de la société où on se situe toujours l’un par rapport à l’autre en fonction de sa situation sociale, professionnelle, économique, voire politique ou religieuse, les bonzes ayant un statut très spécial. Le respect de l’ancien, de l’autorité et du pouvoir est inculqué à l’enfant dès son plus jeune âge. Même la presse, pourtant libre, “a tendance à exercer une autocensure pour les sujets concernant les militaires, la monarchie, la justice et d’autres sujets sensibles” (19

L’intégration au groupe et à la société se fait par le biais de l’insertion dans un réseau de relations où tous se considèrent d’une manière ou d’une autre l’obligé de l’autre, selon les services rendus. Le problème apparaît quand le fonctionnaire se prend à entrer dans ce système d’obligations mutuelles : après tout, il est au service de tous “ex-officio sans que le bénéficiaire de ces services se sente nécessairement son “obligé Cette conception d’une administration “neutre qui agit dans le cadre de droits, de lois qui s’appliquent ou non dans des cas individuels, ne semble pas faire droit aux subtilités de la culture locale concernant les relations mutuelles, où il va de soi que la racine du mot relation est “lier être liés. L’idéal n’est pas l’égalité des droits et des chances, mais de vivre en harmonie avec les autres dans un système où on se sait tous “re-liés dépendants les uns des autres et non campés sur des droits. acquis ou non.

Serait-ce la conjonction de cette façon dont la société est structurée et la fascination du système “Lee Kuan Yew son origine chinoise et son propre tempérament qui auraient poussé Thaksin à développer sa manière propre de gouverner ? Magnat de l’économie, il contrôle, comme chef du gouvernement, au moins en partie, la chaîne de télévision qui dépendait du cabinet du Premier ministre. Il est aussi notoire que lui ou son parti auraient eu des participations dans le capital de certains journaux. Thaksin tisse sa toile, toile dont il ne peut occuper que le centre, pour contrôler tous les secteurs d’activité du pays. Selon le journal Matichon, Thaksin, “mi-sérieux, mi-plaisantin aurait tenu les propos de table suivants : “Dorénavant, il désirait que les élections en Thaïlande soient du même type que celles de Singapour, c’est-à-dire qu’il n’y ait qu’un seul parti qui administre le pays ; l’opposition n’existerait plus ou, si elle existait, il faudrait la louer pour qu’elle existe.” Il estimait que ce qu’il pensait se réaliserait s’il occupait le poste de dirigeant de la Thaïlande pendant huit ans (20). Certains, apparemment, n’ont pas apprécié.

5 – Gouverner en réseau

Les partis politiques de Thaïlande (exception faite peut-être du plus ancien parti, le Parti démocrate) ne se définissent guère ni par une idéologie, ni par une vision politique très claire de l’avenir du pays. Ils se font et se défont plutôt au gré des législatures, des coups d’Etat et de l’apparition d’hommes vus comme providentiels, autour desquels s’agglomèrent des politiciens de profession et les foules. Thaksin est l’un d’entre eux et il va construire son parti sur la base d’intérêts réciproques : il se réserve le pouvoir en échange de la “prospérité pour tous 

Son ascension sur le plan économique serait due “au réseau d’amis influents et aux franchises gouvernementales” grâce auxquels il monte et développe sa société Shin Corp. en 1983 (21Il fonde son parti en 1998, gagne les élections en 2001 et devient Premier ministre. De la périphérie, il se déplace vers le centre, centre à partir duquel il va pouvoir organiser son réseau. Son premier mandat, 2001-2005, est placé sous le signe de la “réparation de la remise en route d’une économie durement atteinte par la crise financière de 1997, qui avait vu la monnaie locale se dévaloriser de 50 % par rapport au dollar américain. Il y parviendra au moins en partie car le taux de croissance de l’économie se stabilisera autour de 5-6 %. Le deuxième mandat 2005-2009 devait être quant à lui placé sous le signe de la “construction” (22).

En politique avisé, il a su gagner la confiance du peuple par un certain nombre de mesures qui ont eu un impact certain sur la vie des petites gens. Citons, entre autres, le traitement de toutes les maladies pour 30 bahts (0,7 euro) ; la mise à la disposition des villages de la somme d’un million de bahts (près de 23 000 euros), à utiliser à titre de prêt remboursable selon les projets de chacun. Il s’agit en fait d’une application locale des micro-financements pour ceux qui n’ont pas accès aux prêts bancaires. Le lancement des produits OTOP Un canton, un produit” selon le slogan), destiné à valoriser le savoir-faire et l’économie du milieu traditionnel ; revalorisation des produits agricoles et lancement de cultures destinées à l’industrie (hévéa, plantes produisant des bio-carburants), ce qui revient à diversifier les cultures dans des régions où se pratiquait traditionnellement la monoculture du riz et à tenter l’intégration des paysans dans le système de production ; projet “deux millions de vaches” – la possession de bétail ou de porcs est souvent dans les campagnes une sorte d’assurance, un fonds disponible à tout moment en cas de nécessité et d’urgence. On peut encore ajouter la gratuité de l’éducation, l’accès à l’eau et à l’électricité généralisé dans les campagnes. Il est certain que cette politique d’attention aux besoins les plus simples, mais réels, d’une grande partie de la population n’a pas laissé celle-ci indifférente et s’est traduite par un soutien massif pour Thaksin au moment des élections. Par ailleurs, comme il s’agit somme toute d’investissements peu importants – l’eau est distribuée dans le village à partir d’un forage local, la route qui relie le village à la grande route est refaite en béton par tranche d’un ou deux kilomètres à la fois -, ces travaux sont à la portée des entrepreneurs locaux, qui y retrouvent leur compte. Quant aux politiciens locaux, ils pouvaient toujours jouer le rôle de la mouche du coche et de caisse de résonance, tout en bénéficiant probablement – le système est qualifié de corrompu – de la manne dont la distribution dépendait aussi de leur approbation. Une autre lecture irait dans le sens d’une tentative d’intégration des couches les plus défavorisées de la population et à leur association à leur propre développement.

En tant que Premier ministre qui distribuait les cartes, Thaksin a également pensé aux grands travaux d’infrastructures dont le financement est pharaonique : création ou extension de cinq nouvelles lignes de métro à Bangkok pour essayer de désengorger une ville où l’on circule de plus en plus mal ; décision politique de terminer et de mettre en service le nouvel aéroport international de Suwannabhumi pour que Bangkok garde son statut de plaque tournante du trafic aérien du Sud-Est asiatique ; accord gazier avec la Birmanie et investissement dans des centrales hydrauliques au Laos pour assurer l’avenir énergétique du pays ; lancement de programmes de carburants bio, poursuite du développement des infrastructures routières, etc.

Thaksin aurait ainsi mis en place un type de gouvernement en réseau dont il occupait le centre car c’est lui qui tenait les cartes en main. Ce gouvernement en réseau est fondé sur un échange d’intérêts politiques et économiques réciproques bien compris. L’un devient “l’obligé” de l’autre. La condition de réussite d’un tel système est que tous – sauf l’opposition – y retrouvent leur compte. Des sénateurs et des députés du parti l’ont bien compris, qui se sont d’ailleurs empressés de démissionner dès la mise sur la touche de Thaksin : logique d’intérêts. Les petites gens des villes et des campagnes l’ont aussi bien compris, qui ont échangé leur vote contre un mieux-être certain. Ils semblent lui être restés fidèles, au grand dam des militaires putschistes : reconnaissance envers celui qui leur avait redonné l’espoir ? L’opposition ne parle que de corruption généralisée, enrichissement illicite et d’immoralité politique. A propos d’accusation d’enrichissement illicite, la très officielle “Commission nationale de la répression des fraudes” a publié qu’au 14 septembre 2006, la fortune personnelle de Thaksin s’élevait à 557 millions de bahts (près de 13 millions d’euros), en augmentation de 50 millions par rapport à 2005. Evidemment, le portefeuille de sa femme est autrement mieux garni : environ 185 millions d’euros (23).

Le génie ou l’astuce de Thaksin aura sans doute été sa manière de gouverner en réseau fondée sur le troc d’intérêts réciproques, à l’intérieur du système démocratique et du cadre légal en vigueur. Pour arriver à ses fins, il lui semblait probablement nécessaire de contrôler, à l’instar de Lee Kuan Yew, tous les secteurs d’activités du pays. Ce n’est sans doute pas très démocratique au sens occidental du terme. Quant à l’armée, elle a refusé d’entrer dans son jeu et s’est rebellée. Décrivant le capitalisme libéral prôné par l’ancien Premier ministre, le général Sonthi et d’autres généraux du Conseil national de sécurité taxent le système administratif mis en place par Thaksin – ou “Thaksinomics” – de “dictature du capital Thaksin étant lui-même “le représentant et l’incarnation de la dictature du capital en Thaïlande” (24

Evidemment, il suffit de consulter le dictionnaire bouddhique à la rubrique “RatchaThamma” pour se rendre compte que Thaksin, capitaliste libéral préoccupé de productivité et de consommation, ne répond guère aux idéaux auxquels doit s’attacher dans l’exercice de ses fonctions le leader – roi, chef de gouvernement ou haut fonctionnaire – selon la doctrine du Dharma. “Les qualités requises de celui qui gouverne est qu’il soit capable de diriger la nation selon le Dharma (ensemble d’enseignements bouddhistes qui régissent la vie), tout en apportant le bien-être au peuple au point qu’il soit heureux” (25). Il est intéressant de citer cette liste de dix préceptes, ne serait-ce que pour avoir une idée de l’éthique que propose le bouddhisme pour les dirigeants politiques : Dana, la générosité ; Sila, standards moraux élevés ; Parricaga, abnégation, être prêt à se sacrifier ; Atchava, honnêteté ; Maddava, aménité ; Tapa, self-control, détachement ; Akkodha, ne pas se laisser emporter par son humeur ; Ahimsa, non-violence, non-oppression ; Khanti, patience, persévérance ; Avirothana, avoir une conduite toujours conforme au Dharma.

Le général Prem se réfère probablement à ces principes quand il qualifie sommairement Thaksin de “mauvais élément Ses opposants sont très clairs, ce ne sont pas ces préceptes bouddhistes qui ont inspiré la conduite de Thaksin lorsqu’il était au gouvernement.

A l’opposé, le roi pourrait quant à lui, sembler être l’incarnation de ces valeurs. En découle le pouvoir moral qu’il exerce sur la nation et la vénération que lui porte le peuple. Rappelons, par exemple, que, le 14 octobre 1973, il a fait ouvrir les portes de son palais pour que les étudiants, durement réprimés par l’armée, puissent s’y réfugier ; ou qu’en octobre 2006, il a ordonné – sans efficacité réelle, mais de grande portée symbolique quant à l’image que le peuple se fait du roi – d’inonder quelques terrains appartenant à la couronne pour soulager ses sujets victimes d’inondations catastrophiques. Bien que souverain constitutionnel qui règne mais ne gouverne pas, sa parole est souvent décisive dans le dénouement des crises qui ont secoué la Thaïlande.

V.) L’économie “Pho Phiang”

A première vue, il est possible de traduire ce concept par “suffisant, adéquat aux besoins Deux interprétations à absolument éviter est de traduire cette expression par “économie de subsistance” ou par “économie auto-suffisante” car ce n’est pas du tout ce dont il s’agit. Des journaux thaïlandais de langue anglaise traduisent cette expression par “sufficiency economy traduction qui, d’ailleurs, ne rend pas bien compte du sens de l’expression.

Le concept lui-même, et la réalité qu’il voudrait décrire, voire faire exister, proviennent du roi lui-même (26). Ce dernier, observateur attentif de la situation de son peuple, a toujours été soucieux de son bien-être. Si Thaksin en faisait mention, c’est probablement plus par déférence au roi que par conviction personnelle. Quant au gouvernement actuel, issu du coup d’Etat, il semble en avoir fait une de ses priorités, bien que la réalité économique de la Thaïlande, fondée sur les principes capitalistes d’expansion, de consommation et de plus en plus intégrée à l’économie mondiale, ne semble à première vue, guère propice à la concrétisation d’un tel projet.

Sans entrer dans les détails techniques d’une telle économie, signalons que pour le Pho Phiang, l’unité de base, formée déjà de plusieurs communautés est le canton. Elle cherche à conserver et même à promouvoir le savoir traditionnel, prône la diversification, voire la modernisation des diverses activités, en insistant sur l’importance du développement de l’autonomie des communautés locales. Il semble qu’il faille aller dans le sens de la sauvegarde et de la modernisation du tissu social à la base, car une “société stable et pérenne doit avoir un fondement solide” (27Dans un second temps, il s’agirait, au niveau du département et de la province, de coordonner et d’intégrer cette économie traditionnelle au secteur moderne de l’économie du pays. Ce type d’économie, ou du moins, ce que l’auteur appelle sa mise en ouvre, a été décrit par Praveet Vasi (28Pour lui, “le fondement de la société est la communauté locale. Si cette base est forte, la société elle-même sera solide. Le but à atteindre est un développement intégral, intégré et durable, but qui, selon l’auteur, ne peut être atteint que par ce type d’économie ‘pho phiang’.”

Il est intéressant de voir qu’il fait appel à la notion bouddhiste de “Samma Achiva qui, elle-même, fait partie des “Maka Maka signifie ‘chemin, voie’ ; les huit Makka se réfèrent aux huit composants de la “voie c’est-à-dire des principes d’action que l’on doit adopter pour arriver à l’extinction du “dukkha de la souffrance au sens bouddhiste du terme. Le cinquième composant de la “voie” est le “Samma Achiva qui décrit la manière de gagner sa vie en conformité avec le Dharma, l’enseignement du Bouddha. Il s’agit “de gagner sa vie en évitant, parce que erroné et faux, de la gagner sur la base : 1.) de la tromperie, de l’escroquerie ; 2.) de la flatterie, de l’obséquiosité ou de la servilité ; 3.) de l’intimidation et de l’oppression ; 4.) du commerce d’êtres humains ; 5.) du commerce de substances qui créent la dépendance, alcool ou drogues ; 6.) du commerce de poison” (29Selon les explications de l’auteur dans Matichon, en opposition au type de société actuelle qui “blesse les autres gagner sa vie conformément à l’enseignement bouddhique, tout en avançant sur la voie de l’extinction de la souffrance, “consiste à gagner sa vie sans opprimer – sans s’exploiter soi-même ni les autres, ni l’environnement, tout en dépensant moins que ce que l’on gagne “Le ‘Samma Achiva’ est le fondement du bien-être ou du bonheur et de conclure : “Il faut encourager une économie à la base qui soit la plus autonome possible ou économie ‘Pho Phiang’ au niveau de la communauté locale.”

Il est bon de retenir qu’au cour de l’économie, “Pho Phiang” se trouve l’activité humaine primordiale – gagner sa vie -, vue sous l’angle du respect de soi, des autres, de l’environnement, des savoir-faire acquis au cours des âges, à conserver, voire à développer. Cette manière de créer du bien-être tout en (se) développant de façon intégrale, intégrée et durable est la voie qui mène à l’extinction de la souffrance, au sens bouddhiste du terme. En tant que tel, elle concerne l’homme dans toutes ses dimensions.

Faut-il donc y voir une réaction contre la société de consommation qui est en train de s’installer en Thaïlande ? Ce n’est pas à exclure, d’autant qu’il existe une campagne visant à interdire la publicité pour les alcools, la bière surtout, – et l’achat de boissons alcoolisées à tous ceux qui ont moins de 25 ans ! – et à supprimer une loterie qui fait fureur auprès des Thaïlandais. Il est vrai que, du point de vue de l’enseignement bouddhiste, l’alcool et les jeux de hasard sont classés, au même titre que “d’avoir pour amis des personnes peu recommandables” – Thaksin, par exemple, selon le général Prem -, parmi les “Abayamukh” qui sont “chemins et causes de la perdition et de la ruine” (30). Quant au Premier ministre, l’ex-général Surayud, il prône souvent dans ses discours “la voie moyenne” dont il se sert d’ailleurs pour expliciter “l’économie Pho Phiang qui est une notion apparemment nouvelle hors des cercles d’initiés. Probablement, le “Pho Phiang c’est-à-dire le suffisant, ce qui est adéquat aux besoins, serait à opposer au “Lopha” – la convoitise, le désir d’avoir, de posséder -, qui est l’une des trois racines menant l’homme sur le chemin de la perdition. Arrivé à la retraite et avant d’entrer au Cabinet privé du roi, le général s’était retiré dans un monastère bouddhique pendant plusieurs mois.

La montée en puissance

Un article du Matichon du 31 janvier 2007 décrit la montée en puissance de ce concept sous le titre de “Pho So Pho Phiang ce qui se traduit littéralement par “Etre bouddhique Pho Phiang expression qui est traduite en anglais par “Be Pho Phiang Generation”. L’économie Pho Phiang est une philosophie – sagesse créée par le roi “il y a trente ans Sans grand succès à l’époque, semble-t-il. Lors de la profonde crise financière asiatique de 1997, le roi insiste et propose l’économie Pho Phiang comme “idée maîtresse ou manière d’affronter les changements qui proviennent tant de l’extérieur comme de l’intérieur, pour que la société et le peuple thaïlandais puissent subsister et progresser de façon équilibrée, dans la stabilité, de façon durable dans la mouvance de la mondialisation” (31).

En novembre 1999, la Commission pour le développement de l’économie et de la société demande et obtient du roi l’autorisation d’utiliser ce concept ou cette philosophie royale comme idée directrice dans son action, dans celle de tous les secteurs concernés ainsi que dans celle concernant le peuple dans son ensemble. Cette commission l’utilise comme idée directrice pour piloter le neuvième plan quinquennal (2002-2006) du développement de l’économie et de la société.

Pour le dixième plan (2007-2011), est créé un sous-comité chargé de faire connaître cette philosophie. Cette création débouche sur une campagne publicitaire “Be Pho Phiang Generation” dans tous les médias (de janvier 2007 à janvier 2008) afin qu’elle “soit connue, comprise et utilisée de manière appropriée à la vie de chacun 

En novembre 2006, à l’occasion de la sortie d’un livre sur le sujet, le sous-comité en question organise un séminaire pour les secteurs concernés dans le but de passer de l’application de cette philosophie du plan personnel au plan collectif. Le débat est lancé et les principes directeurs de cette philosophie précisés : “L’économie Pho Phiang” consiste :

– à rester dans le domaine du possible, du raisonnable, de la modération et à appliquer le principe de précaution (allusion à la voie moyenne bouddhiste) ;

– c’est un processus de développement qui tient compte des valeurs morales (bouddhistes), qui est continu et qui suppose une large connaissance (des sujets traités) ;

– l’homme est placé au centre du développement (en est-il le sujet ?) ;

– elle tient compte de la diversité, sur les plans de la nature, de l’environnement et de la culture ;

– elle troque la manière de travailler de ‘haut en bas’ pour la manière de travailler de ‘bas en haut’ (32).

Application à l’économie du pays

L’application des principes de cette “économie Pho Phiang” à l’administration du pays et de son économie impliquerait l’adoption de nouveaux critères pour évaluer la croissance du pays. L’évolution du PNB ne serait plus le seul critère retenu. Il faudrait affiner l’analyse pour mesurer l’impact sur l’environnement, évaluer la manière de dépenser ou d’appliquer les deniers de l’Etat : au profit de qui ? De manière équitable ou inégale ? L’économie thaïlandaise produit sur place, mais des revenus – qui sont aussi des produits – sont transférés à l’extérieur sous forme de bénéfices, d’intérêts et de droits d’exploitation de brevets. Il faudrait aussi tenir compte et évaluer, entre autres, la qualité de la vie, de l’environnement, de l’équité dans la répartition des revenus ainsi que de la gouvernance à tous les niveaux du gouvernement et des administrations locales (33).

Sur un tout autre plan, l’université de la ville de Khampheng Phet ouvre un cursus universitaire consacré à “l’économie Pho Phiang” (34). Quant au Conseil national, il a le projet de faire entrer ce concept dans la nouvelle Constitution (35).

Les événements se prêtent souvent à plusieurs interprétations et ce coup d’Etat n’échappe à cette règle. L’armée, victime d’une tentative d’OPA inamicale de la part de Thaksin, se rebelle et en profite pour liquider son contentieux avec lui. Elle le dépose et l’interdit de séjour jusqu’à nouvel ordre. Thaksin a perdu la première manche, mais a-t-il perdu la partie ? Ce n’est pas sûr, l’avenir le dira. Un sondage ABAC de fin 2006 portant sur les “personnalités de 2006” attribuait le deuxième rang à Thaksin, après le général Sonthi, auteur du coup d’Etat.

Autre victime du coup d’Etat : les partis d’opposition. D’abord réduits au silence par la loi martiale, ils maintiennent un profil bas, car ils se savent sous la surveillance de l’armée. Eux qui criaient à la corruption, sont aussi suspectés de pratiques douteuses lors des dernières élections, probablement pour avoir incité les petits partis à ne pas présenter de candidats et pour avoir renforcé le boycottage des élections qu’ils prônaient. En cas de condamnation, ils risquent la dissolution – tout comme le parti de Thaksin – et cinq ans d’inéligibilité pour leurs dirigeants.

Par la voix du général Prem, président du Conseil privé du roi – lui-même garant et protecteur du bouddhisme, religion d’Etat -, les milieux bouddhistes, au plus haut niveau, ont signifié à Thaksin une condamnation morale sans appel pour gouvernement du pays de manière non conforme à l’enseignement du bouddhisme. Il est donc plus que probable que ce verdict sans appel soit beaucoup plus que “l’habillage grand public” d’une marchandise de plus en plus difficile à vendre : un coup d’Etat militaire. En filigrane, on perçoit la mise en question d’une économie capitaliste uniquement fondée sur l’expansion, la recherche du bénéfice et l’incitation à la consommation à tout prix.

Le roi et les milieux proches de la monarchie définissent une nouvelle approche de l’activité économique appelée “économie Pho Phiang Cette approche ne rejette pas l’économie moderne en tant que telle, mais cherche plutôt à définir, dans le cadre de la mondialisation, un cadre et des principes d’action pour le pays et la société thaïlandaise, qui soient conformes à l’enseignement du bouddhisme : une “voie moyenne c’est-à-dire une voie à adopter par ceux qui veulent progresser sur le chemin qui mène à la cessation du “Dukkha” – souffrance, au sens bouddhique -, tout en s’adonnant à des toutes sortes d’activités de type économique pour gagner leur vie. Comme l’explique l’éditorial de Matichon, “l’Etat devrait expliquer et faire comprendre aux étrangers que l’économie ‘Pho Phiang’ est simplement une philosophie qui s’accorde bien avec les principes et l’enseignement de la religion bouddhiste et que l’on devrait suivre dans toutes les circonstances et dans tous les pays sans exception, même dans le commerce et les investissements” (36).

C’est sans aucun doute en fonction du rejet de la manière d’administrer le pays de Thaksin qu’il faut décrypter la formule plutôt énigmatique utilisée par la junte quand elle a renversé le Premier ministre. Elle affirmait alors avoir pris le pouvoir “pour réformer la manière de gouverner à l’intérieur du système démocratique, système qui a le roi pour référence ultime “Out” les “Thaksinomics” et le gouvernement en réseau ! “Le président du Conseil national de sécurité (le général Sonthi) a révélé pour la première fois la vraie raison de la prise de pouvoir : le but principal était la nécessité de remplacer le ‘système de la dictature du capital’ par un système démocratique qui aurait vraiment le roi comme référence ultime. Quant aux quatre raisons invoquées auparavant, ce ne sont que des raisons secondaires” (37). La Constitution en gestation prévoira très probablement des dispositions qui rendront impossible la répétition de la situation passée.

Notes

(1)BBC News du 23 septembre 2006

(2)Editorial de Gavroche, n°145, octobre 2006

(3)BBC News, 1er octobre 2006

(4)Bangkok Post, 29 novembre 2006

(5)Edito Gavroche, n° 145, octobre 2006

(6)Le Monde diplomatique, novembre 2006, p. 17

(7)Matichon, 30 novembre 2006, p. 8

(8)Le Monde diplomatique, ibid.

(9)Matichon, 10 déc. 2006, p. 2, et 16 déc. 2006, p. 3

(10)Le Monde.fr, Asie-Pacifique, 7 octobre 2006

(11)Matichon, 30 novembre 2006

(12)Matichon, 10 décembre 2006, p. 2

(13)Ibid.

(14)BBC News, 26 octobre 2006

(15)Le Monde diplomatique, ibid.

(16)Dictionary of Buddhism, p. 337 en thaïlandais, éditions Université Chulalongkhorn

(17)Matichon, 3 décembre 2006

(18)Eglises d’Asie, EDA 437, Dossiers et documents, p. 26

(19)BBC News, Country profile: Thailand

(20)Matichon, 1er janvier 2007, p. 4

(21)Le Monde diplomatique, ibid.

(22)Matichon, 3 août 2006, p. 11

(23)Matichon, 16 novembre 2006, p. 2

(24)Matichon, 23 janvier 2007, p. 3

(25)Dictionary of Buddhism à “Rachathamma p. 210

(26)Bangkok Post, 13 janvier 2007, p. 4

(27)Matichon, 23 octobre 2006, p. 2

(28)Matichon, 23 octobre 2006, p. 2

(29)Dictionary of Buddhism, Samma Achiva, p. 274

(30)Dict ce mot

(31)Ibid., p. 34

(32)Ibid., p. 34

(33)Matichon 26 janvier 2007, p. 7

(34)Bangkok Post, 13 janvier 2007

(35)Nouvelles de la Radio Nationale, 26 janvier 2007

(36)Matichon, 3 février 2007, p. 2

(37)Matichon, 2 février 2007, p. 6