Eglises d'Asie

LES AVOCATS DES DROITS DE L’HOMME ET “LE CAMP DE L’AUTORITE DU DROIT”

Publié le 18/03/2010




1.) Des avocats chinois derrière les barreaux

Tout débat concernant des lois portant sur les droits de l’homme en Chine doit commencer par décrire la situation difficile dans laquelle se trouvent les avocats chinois. Début 2006, un ami avocat m’a appris que l’année précédente deux avocats avaient été tués et deux autres s’étaient suicidés dans la seule ville de Pékin. Les avocats ont un taux de mortalité plus élevé que toute autre profession, excepté celle de gangster. Li Jianqiang, un avocat de la province du Shandong, défenseur bien connu des droits de l’homme, a récemment envisagé de publier un livre intitulé : Avocat : un métier dangereux. En fait, à part peut-être les avocats pénalistes, personne ne court de plus grands dangers que les avocats chinois.

La difficile situation des avocats

Un dicton populaire concernant les prisons chinoises dit : “Une simple brise peut vous y envoyer, mais même un bouf n’arrive pas à vous en faire sortir.” En Chine, un avocat qui cherche à se faire bouf pour son client risque de se retrouver en prison. Zheng Enchong, un avocat de Shanghai qui défendait deux familles expulsées de leur domicile, a été mis en prison. Cela est également arrivé à Zhu Jiuhu, un avocat de la province du Shaanxi, défenseur d’une entreprise privée qui avait fait un procès au gouvernement provincial pour la saisie illégale de puits de pétrole. Ces deux exemples montrent que le conflit majeur qui existe aujourd’hui en Chine ne réside pas entre “ceux qui ont” et “ceux qui n’ont pas mais entre le Parti communiste et la société, entre les fonctionnaires de l’Etat et les citoyens ordinaires.

“L’arrestation de Zhu Jiuhu nous a terrorisés.” Ces paroles ont été mises sur un forum en ligne de l’Association pan chinoise des avocats (ACLA, contrôlée par le gouvernement), par un professeur indigné de l’Université du Sud-Ouest de Droit et de Sciences politiques, à Chongqing. Une épée de Damoclès est suspendue au dessus de la tête de tous les avocats chinois. Elle est tombée sur celle de Zheng Enchong quand il a été condamné pour “divulgation de secrets d’Etat” et sur celle de Zhu Jiuhu lorsqu’il a été condamné pour “réunion de foule troublant l’ordre social L’épée peut tomber n’importe quand et se présenter sous toutes les formes, judiciaires ou extrajudiciaires, y compris des méthodes de gangsters, comme celles employées pour saisir les licences d’avocats de Gua Guoting et de Li Jianqiang (1).

La menace permanente de l’article 306

L’un des plus grands dangers encourus par les avocats pénalistes concerne l’article 306 du Code pénal de 1997, communément appelé “clause de faux témoignage des avocats” (2). Au pénal, les témoins n’étant généralement pas interrogés par le tribunal lors des procès, les audiences ne sont qu’une formalité et les procès sont jugés sur des preuves écrites. En conséquence, si un avocat de la défense présente le témoignage d’un témoin contredisant celui qu’a présenté le procureur, ce dernier peut aisément abuser de l’article 306 et envoyer l’avocat en prison en l’accusant de faux témoignage. Les procureurs sont si sûrs de leur fait que certains ont envoyé des avocats en détention provisoire alors même que le procès n’était pas terminé.

Rien ne démontre plus l’absurdité du système judiciaire chinois que le fait que des avocats défendant les droits de citoyens ordinaires sont devenus le groupe professionnel de la société qui se trouve être le moins défendu. Les avocats Zang Sizhi et Mo Shaoping expliquent qu’ils “n’ont jamais gagné un procès” (3). Parce que nous l’avons tous tristement subi, nous ne savons que trop qu’il n’existe pas de justice pour les avocats, considérés comme les représentants de dissidents politiques. A notre connaissance, sur des centaines de milliers d’avocats en Chine, pas plus de vingt osent défendre de telles affaires. Ce qui est encore plus lamentable est qu’un avocat décidant de défendre un plaignant dans affaire contre le gouvernement a tout intérêt à perdre le procès plutôt qu’à le gagner. En bref, que Dieu vienne en aide à un avocat qui se trouve gagner un procès !

Les effets de l’article 306 sont devenus de plus en plus évidents au cours des dernières années. Depuis que le nouveau Code pénal a été promulgué il y a une dizaine d’années, 500 avocats ont été emprisonnés en Chine, dont plus de 300 sous l’accusation de faux témoignages au titre de l’article 306. L’opinion générale des avocats et des juristes est que la plupart de ces 300 cas ont été des erreurs judiciaires (4). Le cas de l’avocat de Kunming, Wang Yibing, est particulièrement saisissant : ayant passé deux ans en prison, il a été innocenté en appel. A sa libération, Wang Yibing était complètement abattu. Il s’est rasé la tête pour se faire moine. Son cas a été un choc pour la communauté judiciaire et a refroidi l’enthousiasme de bien des jeunes avocats idéalistes au sortir de leur faculté de droit (5).

Dans ces conditions, la grande majorité des avocats ne souhaitent en aucun cas assurer la défense de prévenus dans des procès criminels. Une sinistre plaisanterie a cours : “Si vous faites votre droit, de grâce ne soyez pas avocat. Si vous voulez être avocat, de grâce ne vous engagez pas dans un procès criminel. Si vous l’avez fait, de grâce ne déposez pas de témoignages. Si vous ne suivez pas tous ces conseils, vous pouvez aller directement vous présenter à la prison.” Actuellement, moins de 30 % des accusés engagés dans un procès criminel auprès des tribunaux chinois ont un avocat pour les représenter. En 1990, les avocats de Pékin avançaient le chiffre moyen de 2,64 plaidoiries par an devant une Cour pénale. En 2000, cette moyenne était tombée à 0,78. En dépit des proclamations officielles sur les progrès réalisés dans la mise en place de règles juridiques, le nombre d’avocats assurant la défense dans des procès criminels décroît régulièrement.

La situation dramatique des avocats de la défense, jointe aux très hautes rémunérations que peuvent recevoir les avocats dans d’autres domaines, est une sérieuse dissuasion pour la grande majorité des avocats, qui en arrivent à mettre de côté leurs beaux idéaux et leur indignation pour se tourner vers le droit civil ou le droit des affaires. La population est de plus en plus mécontente du fait que la motivation première des avocats est, avant tout, de faire de l’argent – tendance au demeurant tout à fait encouragée par les autorités. Ainsi, lors d’un symposium d’avocats, un directeur du département juridique d’une province encourageait ouvertement les avocats à se préoccuper davantage de leurs honoraires que de “mettre leur nez dans des affaires qui ne les regardent pas 

Le principal travail d’un avocat est de défendre les droits des gens, ce en quoi la nouvelle appellation “d’avocats de la défense des droits” (weiquan lushi) (6) semble pour certains un pléonasme, mais, pour la majorité des avocats, la défense des droits et la suprématie de la justice sont des idéaux de plus en plus lointains. En même temps, beaucoup d’entre eux ont honte de leur profession et, au plus profond de leur cour, ils reconnaissent la valeur de la liberté et l’autorité du droit. Ils ont conscience que ce sont des hommes comme Zang Sizhi qui sont les grands avocats. En 2003, Li Jianqiang a mis en ligne, sur le forum de l’ACLA, une lettre ouverte demandant l’abolition du crime de “subversion du pouvoir d’Etat” (7). Très vite, plus de cent avocats ont donné leur nom pour soutenir la lettre de Ji. Dans leur majorité, ces signataires exerçaient leur métier devant les tribunaux et leur influence sur l’avenir de la Chine ne pourra pas être indéfiniment étouffée.

Les conflits d’influence

S’il est difficile pour les avocats de défendre les droits des personnes, il leur est encore plus difficile de défendre leurs propres droits. Bien qu’en Chine les avocats ne soient plus des fonctionnaires, ils restent liés sur le plan de la bureaucratie aux départements administratifs de l’Etat et à l’ACLA, qui est contrôlée par le gouvernement. Ils semblent donc séparés du gouvernement, mais ils lui sont encore trop rattachés pour apparaître comme des professionnels indépendants. Inutile de dire que si les avocats ne sont pas indépendants, les tribunaux et les juges le sont encore moins. Les avocats connaissent un certain nombre de restrictions :

Le gouvernement chinois ne permet toujours pas aux avocats de poursuivre librement leur carrière. Pour exercer comme avocat, ils doivent créer des partenariats et être jugés et approuvés par le gouvernement. De plus, la plupart des départements juridiques provinciaux collectent auprès des avocats “un dépôt de protection sans que cette pratique soit légale. La “taxe d’inspection” annuelle et celle de l’ACLA s’élèvent à 4 000 ou 5 000 yuans par avocat (400 à 500 euros).

Les avocats ne sont pas libres de s’associer. Du jour où les avocats reçoivent l’autorisation d’exercer, ils deviennent automatiquement membres de l’ACLA (8). L’ACLA leur impose une cotisation annuelle de plus de 1 000 yuans – ce qui correspond à peu près à la somme qui achèterait la protection d’un syndicat du crime. Les avocats ne peuvent créer leur propre syndicat ou quelqu’autre forme d’organisation. Un de mes amis avocats a créé un club d’avocats dans une maison de thé. En moins d’une semaine, il a été contraint de le fermer.

Néanmoins, un petit nombre d’associations locales d’avocats essaye de défendre les intérêts de ses membres de la même façon que la Télévision Centrale Chinoise (CCTV) se permet des critiques sur les administrateurs de quelques comtés locaux. Ainsi, lorsqu’He Hongde, un avocat du comté de Xiehong, dans la province du Sichuan, a été accusé et condamné pour faux témoignage l’année dernière, l’Association des Avocats du Sichuan s’est élevée contre cette condamnation. Mais, la plupart du temps, les associations d’avocats font ce que le gouvernement leur demande de faire, car elles font partie de l’appareil bureaucratique, exactement comme les syndicats qui sont dans les départements gouvernementaux.

Les avocats n’ont pas le droit de choisir leurs clients ni de les défendre comme bon leur semble. Les départements juridiques et les associations d’avocats interviennent dans tous les grands procès et font des demandes péremptoires aux avocats, qu’elles mettent sous pression afin d’influencer sur leurs plaidoiries et leur stratégie de défense. Ils peuvent, par exemple, interdire à un avocat de plaider la non-culpabilité d’un prévenu. Comme les avocats ne peuvent pas mener leur carrière comme ils l’entendent, ce sont les cabinets d’avocats qui choisissent leurs procès. Dans la pratique, les avocats prennent des prévenus selon leur bon vouloir, même si, stricto sensu, cela est illégal.

Le 10 novembre 2001, les avocats de Luoyang, Li Subin et li Wusi, ont créé un précédent majeur en Chine en faisant un procès au département juridique d’une administration (9). Leur cas ouvrait de nouvelles perspectives pour le mouvement de défense des droits des avocats en Chine. Ces exemples, celui de Wang Yibin et de quelques autres montrent l’état pitoyable du système judiciaire chinois.

Dans le cas de Li Subin, peu après qu’il eut intenté un procès au Bureau de Justice (sifa ju) pour collecte illégale de cotisations, ledit bureau a annoncé qu’il reportait l’enregistrement annuel de l’avocat, le privant ainsi de son gagne-pain (10). Li Subin a alors intenté un procès au Département de Justice de la province (sifa ting), mais pas un seul des 10 000 avocats de la province du Henan n’a voulu le défendre. Finalement, la seule personne qui a accepté d’assurer la défense de ses droits d’avocat a été un directeur de société qui avait étudié le droit par lui-même.

Bien que cette histoire ait fait les gros titres des journaux, aucun avocat n’a osé assister aux nombreuses séances du tribunal. Quand la cour a entendu le réquisitoire de Li Subin, la seule personne présente dans la salle était Li Wusi, et quand elle a entendu celui de Li Wusi, la seule personne présente était Li Subin. Le fait que ces deux avocats aient été leurs propres défenseurs montre à quel point ils étaient isolés. Lorsque Li Wusi a enfin gagné son procès, à la fin de 2002, il a été licencié par la société juridique qui l’employait, pour “propagation de superstition moyenâgeuse Li Subin a été licencié en même temps. Les deux avocats ont alors intenté un deuxième procès au Bureau de justice et les plaidoiries ont duré jusqu’à la fin de l’année 2004.

Néanmoins, le courage de ces deux avocats dans la défense de leurs droits en a inspiré beaucoup d’autres. En 2005, de nombreuses sociétés juridiques et de nombreux avocats à Qingdao, dans la province du Shandong, ont lancé un mouvement de protestation contre les cotisations qu’ils assimilaient à une forme de confiscation de propriété. Mais finalement, la pression des autorités les a contraints à abandonner leur procès. Plusieurs avocats impliqués dans ce procès ont laissé libre cours à leur colère sur Internet en posant cette question : “Sommes-nous des avocats ou des chiens ?” Il est clairement difficile d’être un avocat défenseur des droits en Chine.

2.) La naissance du “camp de l’autorité du droit”

Au printemps 2004, Nanfang Zhoumo (‘Week-End du Sud’) a publié un article sur le mouvement de la défense des droits, qui citait l’idée de Fan Yafeng de “camp de l’autorité du droit” (zhengfa xi) (11). L’auteur avançait qu’un groupe d’intellectuels, ayant des connaissances juridiques, assumait progressivement le rôle tenu auparavant par des intellectuels humanistes pour devenir le courant principal du “mouvement des droits civiques soutenu par moi-même et les forces libérales actives en Chine. C’est le deuxième aspect important qui doit être mentionné dans tout débat sur le devenir des avocats défendant les droits de l’homme en Chine.

Ces dernières années, les discours convaincants tenus sur la transformation des institutions ont été de deux sortes. D’une part, le discours politique a continué à huis clos. D’autre part, le discours sur l’autorité du droit a pris beaucoup d’ampleur. Cette situation aura des répercussions sur l’orientation future des changements institutionnels de quatre manières :

La première tendance est la naissance du camp de “l’autorité du droit”, composé de juristes professionnels. En dehors du système gouvernemental, un groupe d’avocats, d’universitaires et de journalistes free-lance ayant des connaissances juridiques, a joué un rôle important dans le mouvement de la défense des droits et de la démocratisation de la Chine continentale au cours de ces dernières années. A l’intérieur du système gouvernemental, un autre groupe de “l’autorité du droit” a progressivement accru son influence en dehors des secteurs professionnels traditionnels, tels que l’armée, les bureaux politiques et idéologiques, l’industrie, les sciences et les techniques. Les exemples les plus marquants sont Xin Chunying, qui a été élu au Comité permanent de l’Assemblée nationale populaire, Xia Yong, nommé récemment directeur de l’Administration nationale pour la Protection des Secrets d’Etat, Qiang Shigong, qui a récemment pris de l’importance en épousant des thèses maoïstes, et Li Bo, membre de la génération des émigrés rentrés au pays (haigui pai), qui a rejoint la direction financière de l’administration.

La seconde tendance est la légitimation croissante du discours sur l’autorité du droit. En raison de la technocratisation de la Chine au cours de ces dernières années, un nouveau groupe de technocrates – le camp de l’autorité du droit – a succédé au “camp de la science et des techniques”. Cette tendance a un potentiel réel pour influencer la prochaine transition de la Chine vers un gouvernement constitutionnel. Et ce, parce que le plus grand obstacle aux réformes institutionnelles dans la période post-totalitaire est le rejet d’un certain type de discours. Se rapportant à la réforme constitutionnelle, le discours idéologique constant du régime a pendant longtemps été en opposition avec le discours politique extérieur au gouvernement et a donné l’occasion de développer un troisième mode de discours acceptable pour les deux parties : le discours centré sur l’autorité du droit.

Le discours économique s’est épanoui après le hiatus de 1989. Parce que l’on pensait qu’il n’offensait aucune des parties, il ouvrait des possibilités infinies à l’expansion de la logique de marché. Mais le discours économique manquait de capacité et d’autorité morale qui lui auraient permis d’assimiler le discours politique. Il n’a donc pas été en mesure d’aborder les questions les plus lourdes de sens, à savoir la transformation constitutionnelle et la réforme fondamentale du système gouvernemental. En fait, le discours économique s’est développé dans les années 1990, parce que les intellectuels chinois dans leur ensemble avaient abandonné le discours politique.

Depuis la fin des années 1990, le discours économique sur la question des droits de propriété est devenu un tremplin pour débattre sur des questions institutionnelles et, de plus en plus, sur des questions judiciaires. Les cinq ou six dernières années ont témoigné de la renaissance du discours sur l’autorité du droit, tout à la fois cerné et stimulé par l’hégémonie du discours économique. Aujourd’hui, le discours sur l’autorité du droit commence à remplacer le discours économique, en tant que mode légitime de discours, à la fois à l’intérieur et en dehors du gouvernement. Les officiels des ministères et des provinces envahissent même les facultés de droit pour en obtenir des diplômes. Le professeur He Weifang en a été si irrité qu’il a arrêté le recrutement d’étudiants diplômés (12).

Tout cela montre que la principale valeur de l’autorité du droit est jusqu’à présent plutôt restée dans le domaine du discours que celui de la politique même (13). Le discours sur l’autorité du droit a donné, à une partie du camp de l’autorité du droit, les atouts nécessaires pour entrer dans l’élite dirigeante et s’élever dans la hiérarchie bureaucratique. En même temps, il a donné à une autre partie de ce camp les ressources lui permettant d’encourager des dissidents politiques, des avocats des droits de l’homme, des militants et même des membres de futurs partis d’opposition, avec davantage de courage que la plupart des humanistes intellectuels.

Un survol des changements institutionnels survenus en Chine au cours du siècle dernier montre que l’autorité du droit a réalisé une avancée sans précédent : elle a permis aux personnes à l’intérieur comme à l’extérieur du gouvernement, ainsi que celles qui sont éloignées du spectre politique, de partager un même mode de discours. En 1989, l’échange entre Li Peng et Wang Dan était immanquablement condamné à un clash de discours dissonants (14). Mais, aujourd’hui, l’émergence du camp de l’autorité du droit permet une logique et un discours communs, qui posent les bases d’un dialogue entre des gens ayant des points de vue différents, à l’intérieur et en dehors du gouvernement. Par là-même, le camp de l’autorité du droit a offert une opportunité à la future démocratisation de la Chine.

La troisième tendance est que les juristes élaborent des lois et que les avocats sont parties prenantes de la législation, mais ce problème est en dehors du champ de cet article.

La quatrième tendance est l’assimilation réussie, ces dernières années, du discours politique dans le discours de l’autorité du droit, illustrée par le retournement à 180 degrés des propos du gouvernement et de la presse écrite. Alors que par le passé, on soutenait que “tous les problèmes étaient des problèmes politiques aujourd’hui, tous les problèmes sont des problèmes juridiques. A l’exception du 4 juin (les incidents de Tienanmen), de Falungong et de quelques autres problèmes spécifiquement politiques, presque tous les problèmes en Chine continentale peuvent être abordés sous le couvert du discours sur l’autorité du droit.

Du fait de la rapide avancée du discours sur l’autorité du droit, le mot-clé qui exprime le mieux les transformations politiques à venir de la Chine n’est plus le terme de “démocratie” mais celui de “gouvernement constitutionnel C’est le signe le plus clair que le discours sur l’autorité du droit a complètement assimilé et intégré les demandes politiques. De la même manière, dans la société civile et parmi des dissidents politiques, le discours sur la “protection des droits” est en train de rapidement assimiler, intégrer et dépasser le traditionnel “mouvement vers la démocratie” que l’on entendait auparavant à l’intérieur et à l’extérieur de la Chine.

Dans une période de dictature politique, cette forte tendance a, jusqu’à un certain point, permis à la résistance politique populaire de faire une percée et d’assurer sa légitimité en face des autorités. Elle est même en train de forcer les forces d’opposition traditionnelles à affronter les secousses créées par le discours sur le “mouvement vers la démocratie A l’étranger, une partie du mouvement vers la démocratie commence à préciser ses demandes politiques et à incorporer le discours sur la défense des droits. La partie du mouvement vers la démocratie qui ne parle seulement que d’organiser les partis politiques sera inévitablement marginalisée et exclue du champ du discours qui déterminera la réforme fondamentale du gouvernement chinois.

D’un autre côté, l’assimilation du discours politique par celui de l’autorité du droit a également abouti à l’expansion de l’impérialisme de cette règle (fazhi diguo zhuyi), dont le coût négatif commence à devenir apparent. Le fait est que la transformation de la Chine ne tourne pas seulement autour de l’autorité du droit ou du gouvernement constitutionnel. Quelques-uns des problèmes auxquels nous avons à faire face sont certes des problèmes de l’autorité du droit, d’autres sont en revanche entièrement politiques. Nous avons besoin que le discours politique et le discours sur l’autorité du droit s’épanouissent en même temps, mais, actuellement, le discours sur l’autorité du droit est en train de noyer les opinions politiques exprimées par les intellectuels.

Traiter les problèmes politiques comme des problèmes juridiques constitue à la fois un avantage et un handicap pour exprimer les problèmes politiques devant le canon d’un fusil. Auparavant, des intellectuels cyniques pouvaient soit poursuivre leurs études, soit devenir politicien. Les études fournissaient une couverture idéale pour l’expression d’opinions politiques. A la fin des années 1990, par exemple, des intellectuels se servaient du langage académique du libéralisme comme d’un argument complet et définitif en faveur d’un gouvernement constitutionnel, depuis 1949. Pour se protéger des attaques des dictateurs, les intellectuels s’en remettaient à une formule qu’ils jugeaient légitime : “Je suis en train de discuter d’études et non de politique.”

Aujourd’hui, les deux options disponibles sont de plus en plus le discours sur l’autorité du droit et la politisation, qui fournissent aux intellectuels courageux ou cyniques une deuxième formule : “Je suis en train de discuter d’un problème juridique et non d’un problème politique.” Lorsqu’ils abordent les problèmes hautement sensibles, les intellectuels du camp de l’autorité du droit peuvent se protéger en disant : “Je suis un professionnel et non un dissident.” En fait, durant les dernières années, aucun groupe parlant ouvertement n’a bénéficié d’autant de tolérance de la part du gouvernement que le camp de l’autorité du droit. La raison en est qu’à partir du moment où un régime s’est embarqué sur la route du marketing pour survivre à une crise de légitimité politique, il doit, pour longtemps encore, s’accommoder de la montée en puissance du discours sur l’autorité du droit, exactement comme il a été contraint de le faire dans le passé pour le discours nationaliste. Aujourd’hui, la dépendance du régime communiste chinois vis-à-vis du camp de l’autorité du droit est plus grande que ne l’est sa peur vis-à-vis de n’importe quel groupe de l’élite chinoise. Même s’il emprisonnait sans ménagement 200 écrivains et poètes, 200 journalistes et éditeurs et 200 entrepreneurs privés, le régime communiste ne s’en porterait pas plus mal. Mais écraser le camp de l’autorité du droit se ferait à un prix que le régime ne pourrait pas se permettre.

La technocratie de style européen et le positivisme logique sont utilisés comme bouclier par une partie du camp de l’autorité du droit qui cherche à promouvoir une transformation institutionnelle pendant cette période sombre. Mais leur approche se raccroche également à l’assimilation du discours politique par celui de l’autorité du droit. A moins que le discours politique puisse se faire entendre au milieu du chour hurlant du discours sur l’autorité du droit, le camp de cette autorité risque bien de devenir un obstacle à la transformation constitutionnelle à venir.

Tenter d’estimer l’avenir du camp de l’autorité du droit dans ce contexte est particulièrement difficile du fait du rôle joué par les avocats de la défense des droits de l’homme, qui en sont les membres les plus forts et les plus emblématiques. Ces dernières années, un groupe de juristes et d’intellectuels libéraux a formé le noyau du camp de l’autorité du droit. Leur “voix puissante” en est la plus grande force et ils ont fortement influencé le groupe des avocats des droits de l’homme, dont l’avenir est prometteur. Mais si le camp de l’autorité du droit doit opérer une transition du domaine des idées à celui de l’action, son noyau moteur devra quant à lui passer des intellectuels et des juristes à celui des avocats des droits de l’homme.

A mon avis, sans les avocats des droits de l’homme, il n’existe pas de camp de l’autorité du droit. Bien que je sois un libéral dans le camp de l’autorité du droit, j’ai pris quelques positions courageuses dans des débats publics et les gens que j’admire le plus sont les avocats des droits de l’homme en Chine. Aujourd’hui, leur courage est plus grand que celui des écrivains. Tout au long de l’année dernière, ces avocats de Chine continentale ont été soumis à de violentes attaques. Zheng Enchong et Zhu Jiuhu sont en prison, Guo Guoting a été contraint à l’exil et Li Jiangqiang a vu sa licence d’avocat lui être confisquée. D’autres comme Gao Zhisheng, Zhang Xingshui, Mo Shaoping, Pu Zhiqiang et Zhou Litai, ont fait l’objet de pressions considérables. Les lois sur les droits de l’homme ne continueront leur progression jusqu’à devenir la pierre de touche de la future démocratisation de la Chine qu’à condition que les avocats des droits de l’homme obtiennent le soutien complet du camp de l’autorité du droit. De la même façon, le camp de l’autorité du droit deviendra une force sociale conservatrice selon l’attitude qu’il prendra vis-à-vis des avocats des droits de l’homme. Le seul choix judicieux pour les intellectuels du camp de l’autorité du droit est de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour aider et soutenir ces avocats, battre le rappel et même jouer les seconds rôles.

Xu Zhiyong est un pionnier en la matière dans la mesure où il a été le premier intellectuel à faire la transition des études académiques au travail de terrain pour la défense des droits de l’homme. Le procès récent du pasteur chrétien Cai Zhuohua, à qui l’on reprochait d’avoir imprimé des bibles et d’avoir distribué de la littérature religieuse, a été un test important pour le camp des intellectuels de l’autorité du droit (15). A un moment où les avocats des droits de l’homme ont touché le fond, plusieurs jeunes intellectuels du camp de l’autorité du droit, Xu Zhiyong, Teng Biao, Fan Yafeng, Chen Yongmiao et moi-même, se sont portés “citoyens représentants” (gongmin daili) et avons travaillé avec les avocats des droits de l’homme Gao Zhisheng, Xang Xingshui et Jin Xiaoguang, pour former la plus formidable équipe de défense de l’histoire de la Chine dans un procès politique. Les perspectives légales de la défense des droits de l’homme en Chine dans les quelques années qui viennent dépendront de la répétition de ce genre d’approche et de l’impact qu’elle aura eu auprès des intellectuels du camp de l’autorité du droit.

Tout à fait en dehors des procès politiques, le domaine des lois constitutionnelles et administratives comprend aussi bon nombre d’universitaires courageux qui se sont engagés dans des procès administratifs pour restreindre les pouvoirs de l’administration et de l’exécutif. Comme peu d’avocats sont prêts à défendre les citoyens qui intentent un procès aux autorités, ces universitaires sont la seule force pour accroître le nombre des procès faits à l’administration. L’universitaire Zhou Wei, spécialiste de droit constitutionnel, l’universitaire Yu Meisun, spécialiste de droit économique, Ma Huaide et Lin Lihong, spécialistes de droit administratif, ont tous joué un rôle majeur dans une série de procès intentés par des citoyens aux représentants du gouvernement.

Malheureusement, la plupart des universitaires spécialistes de droit pénal ou de jurisprudence invoquent avec cynisme leurs “études” pour dissimuler leur capitulation. Confortablement installés dans leur statut académique, jouissant de bons salaires et du prestige que leur confère leur très modeste engagement dans le processus législatif, ils ne montrent aucun intérêt pour l’idéal de l’autorité du droit et de la transformation constitutionnelle future de la Chine. Ce sont les membres les plus conservateurs et les plus ignobles du camp de l’autorité du droit.

Cet essai est dédié à Zhang Sizhi, un pionnier des droits de l’homme en Chine.

Notes

(1)Guo Guoting a défendu de nombreux activistes politiques, des journalistes et des personnes assurant la défense des droits de l’homme, y compris, Zheng Enchong. Sa licence d’avocat a été suspendue en mars 2005 et il est parti vivre au Canada au milieu de l’année 2005. Lia Jianqiang a été le représentant de la défense au cours de nombreux procès où étaient accusés des personnes ayant fait hautement connaître leurs idées, y compris ceux de Du Daobinn Liu Di, Luo Yongzhong, Yang Tianshui et Li Yuanlong. Sa licence a été révoquée en novembre 2003, mais finalement rétablie après de nombreux procès en appel.

(2)L’article 306 décrète illégales les manipulations ou destructions de preuves par des avocats lors de la défense d’un client dans un procès criminel. Voir Tom Kellog, “A Case for the Defense China Rights Forum, 31 n° 2 (2003) www.hrichine.org/public/contents/8671

(3)Ecrivant dans le New York Times/International Herald Tribune, Joseph Kahn décrit Zhang Sizhi comme “doyen des avocats qui a accepté des douzaines de procès très importants qu’il considérait comme faisant avancer la loi” Voir International Herald Tribune, “Lawyer Takes on China’s ‘Unwinnable’ Cases, 12 décembre 2005

(4)Voir Liu Wenyuan et al. Ed. Lushi Weiquan Anlixuan (A Selection of cases of Lawyers Protecting Rights) Jilin Renmin Chubanshe, août 2003. Pour un résumé des procès décrits dans ce livre, voir “In custody: Lawyers in Detention” China Rights Forum, n° 2(2005), pp. 100-105

(5)Pour plus de détails sur Wang Yibin, voir Wei Wenbiao, “Jiandu falü jiandu jiguan” (Monitoring the Law, Monitoring Organs), Legal Daily Online ;http//www.legaldaily.com.cn/gb/content/200107/29/content_21636.htm

(6)Les termes weiquan (défense des droits) et weiquan lushi (avocat de la défense des droits) sont de plus en plus facilement acceptés en Chine. Weiquan lushi pourrait être traduit de façon plus courante, mais moins précise par “avocat des droits de l’homme” ou “avocats des droits civiques Voir See Chen Li, “Think National, Blame Local: Central-Provincial Dynamics in the Hu Era China Leadership Monitor, n°17, hiver 2006, Ji Shuoming et Wang Jianming, “Zhongguo weiquan lüshi fazhi xianfeng” (China’s Right Defense Lawyers : Vanguards of the Rule of Law), Yazhou Zhoukan, 19 décembre 2005

(7)Article 105 du Code pénal de la République populaire de Chine.

(8)Selon l’ACLA, “tous les avocats de la République Populaire de Chine sont membres de l’ACLA et les associations locales d’avocats regroupent des membres de l’ACLA. Actuellement, il y a 31 groupes de membres, qui sont des associations d’avocats des provinces, des régions autonomes et des municipalités, et il y a près de 110 000 membres individuels”. La situation des avocats est semblable à celle de tous les travailleurs ordinaires, qui ne sont pas autorisés à créer un syndicat en dehors de la Fédération des Syndicats de Chine.

(9)Pour plus de détail sur ce procès, voir Xiao Zhiyong et Liu Yatao, “Nianshen zhuce fei yu fa wu ju, lüshi jufu (Annual Registration Fee Unlawful Lawyers Refuse to Pay) People’s Daily Online, mars 2003, et TangYuanzhu “Ganxie fahziwei Li Subin, Li Wusi lushi yi shen shengsu yizuo” (Thanks to the rule of law- on the successful lawsuit by Li Subin and Li Wusi), ACLA

(10)Les avocats sont obligés de se faire enregistrer conformément aux termes de l’article 170 de la loi sur les avocats de la République populaire de Chine, votée par le Comité permanent du huitième Congrès de l’Assemblée nationale populaire, 15 mai 1996.

(11)Une traduction plus littérale de zhengfa xi pourrait être “le camp du gouvernement par l’autorité du droit” ou “le camp juridico-politique Par simplicité nous l’avons traduit ici par le “camp de l’autorité du droit Pour plus de détails sur les idées de Fan Yafeng, voir Fan Yafeng, “Zhengfaxi yu shehui hexie” (The Rule of Law Camp and Harmonious Society), Gongfa.com., et Ji Zhe, “Confucius, les libéraux et le Parti. Le renouveau du confucianisme politique La vie des idées, mai 2002

(12)He Weifang est professeur de droit et conseiller d’étudiants diplômés à l’Université de Pékin. Il est connu comme un avocat éminent, partisan de la réforme et de l’indépendance judiciaires.

(13)Littéralement “affaires humaines” (renshi).

(14)Le 18 mai 1989, deux semaines avant le massacre de Tienanmen, le Premier ministre Li Peng a tenu une réunion télévisée avec les représentants des étudiants en grève, dont Wang Dan, étudiant de l’Université de Pékin.

(15)Le 8 novembre 2005, le Tribunal intermédiaire populaire de Pékin a condamné Cai Zhouhua à trois ans de prison pour avoir fait imprimer et distribuer des bibles et d’autres livres religieux. La femme de Cai, Xiao Yunfei, et son frère, Xia Gaowen, ont été également inculpés et condamnés respectivement à deux ans et six mois de prison. Voir “Protestant Pastor in China Convicted for Printing, Distributing Bibles Washington Post, 9 novembre 2005

Quelques personnalités notables du “camp de l’autorité du droit”

Fan Yafeng : universitaire et expert juridique à l’Académie chinoise des Sciences sociales, Fan Yafeng est un des nombreux universitaires chinois qui ont essayé d’élaborer une théorie d’un gouvernement constitutionnel fondé sur les valeurs traditionnelles chinoises.

Xin Chunying : le Dr Xin Chunying a été directeur de l’Institut de Droit de l’Académie chinoise des Sciences sociales. Il est maintenant directeur adjoint de la Commission des Affaires législatives, au Comité permanent de l’Assemblée nationale du peuple.

Xia Yong : diplômé en 1986 de l’Université du Sud-Ouest de Sciences politiques et de Droit, et de l’Université de Pékin en 1998, il a été, de 2002 à 2004, directeur de l’Institut de Droit de l’Académie chinoise des Sciences sociales. En 2004, il est devenu directeur adjoint de l’Office de recherche de la Police du Comité Central du Parti communiste chinois.

Qiang Shigong : diplômé de droit de l’Université de Pékin en 1999, il est maintenant professeur de droit associé à la Faculté de Droit de l’Université de Pékin. Il a séjourné, en tant qu’universitaire étranger, à l’Université de Columbia de 2001 à 2002, et est l’auteur de nombreux ouvrages de droit constitutionnel.

Li Bo : a fait ses études à l’Université Tongji de Shanghai et est diplômé de lettres et d’économie de l’Université de Kiel. Jusqu’à récemment, Li Bo était président de Bexcel Management Consultants, le plus grand cabinet de consultants de Chine. Il a également travaillé avec Towers Perrin/Tillinghast Consulting et Roland Berger & Partner en Chine, et avec Jebsen Co. à Hongkong.

Xu Zhiyong : diplômé de droit de l’Université de Pékin, il enseigne le droit à la Faculté de Droit et d’Humanités de l’Université de Pékin des Postes et Télécommunications. Figure de proue dans la campagne pour l’abolition du système chinois de “garde et de rapatriement Xu Zhiyong a fondé l’Initiative pour une Constitution ouverte, un centre indépendant travaillant à l’établissement d’un gouvernement constitutionnel en Chine. En 1994, il a remporté un siège à l’Assemblée du peuple de Pékin, à l’issue d’une vraie campagne électorale.

Xu Zhiyong a été l’avocat du directeur du groupe de journaux Southern Metropolitan, dans un procès de corruption fabriqué de toutes pièces. Il a toutefois acquis sa notoriété, à son plus grand péril, comme conseiller juridique de l’activiste juridique aveugle Chen Guangcheng, qui dénonçait les avortements et les stérilisations forcées en Chine. Xu Zhiyong a été brutalisé et jeté en prison, lorsqu’il a tenté de rendre visite à Chen Guangcheng en octobre 1995, et, au début du mois d’août 2006, quand il s’est rendu dans la ville de Linyi pour assurer la défense de Chen Guangcheng lors de son procès. Il a été emprisonné une nuit entière avant le procès sous l’accusation de pickpocket. En conséquence de quoi, Chen Guangcheng est allé à son procès avec un conseiller local désigné par la cour  . Le 12 janvier dernier, le Tribunal intermédiaire populaire de la municipalité de Linyi a confirmé en appel la condamnation de Chen Guangcheng à quatre ans et trois mois de prison, peine qui avait été prononcée en novembre 2006.

Voir “Chinese Crackdown on Rights Lawyers Signals Efforts to Deter Increasing Legal Challenges The New York Times, 19 août 2006