Eglises d'Asie

Supplément EDA 1/2008 : La traduction en chinois du Nouveau Testament

Publié le 09/09/2010




Basé à Hongkong, le P. François Barriquand, MEP, travaille, avec les franciscains du Studium Biblicum de Hongkong, à une révision de la traduction en chinois de la Bible. Dans le cadre de ce travail, il a rédigé le mémoire ci-dessous, consacré au travail du P. Jean Basset, MEP (1662-1707). Avec le concours du lettré Jean Xu (1), le P. Jean Basset a été l’auteur de la première tentative de traduction…

continue en chinois du Nouveau Testament. Le trois centième anniversaire de sa mort a été célébré en décembre 2007.

 

 

1.) Quelques éléments de biographie

C’est en janvier 1662 que François Pallu, l’un des trois fondateurs des Missions Etrangères, part en direction de l’Asie, et c’est aussi la même année que va mourir en Inde son confrère Ignace Cotolendi, nommé par Rome vicaire apostolique de Nankin et administrateur de plusieurs provinces chinoises. En France, l’année 1662 correspond à la prise des rênes du pouvoir par Louis XIV, à la mort de Blaise Pascal et, en Chine, à la seconde année du règne le plus long de toute son histoire, celui de l’empereur Kangxi (1654-1722). C’est encore cette année là que naît à Lyon le deuxième garçon de la famille Basset. Le père est échevin de la ville. L’enfant reçoit le nom de Jean.

Personne ne semble encore s’être intéressé au personnage de Jean Basset au point d’en écrire une biographie complète. Une étude relativement récente a cependant été effectuée en 1997 par Melle Le San Diep, laquelle a abouti à la rédaction d’un mémoire de maîtrise (2). La plupart des indications biographiques que nous fournissons ici sont directement redevables de son travail, dont la documentation minutieuse a joué un rôle majeur dans la redécouverte d’un manuscrit chinois dont il est question dans la quatrième partie de notre article.

De l’enfance de Jean Basset, nous savons peu de choses. Jean Basset semble avoir été doué pour les études et notamment les études littéraires puisque selon le témoignage de l’un de ses condisciples, « il n’a jamais manqué de remporter les prix d’humanité et de rhétorique » (3). Jean rentre aux Missions Etrangères à 21 ans, après des études de théologie au Séminaire Saint-Sulpice, à Paris. Après avoir été ordonné diacre, il embarque le 3 mars 1685, à Brest, en direction de l’Asie. C’est au Siam qu’il est ordonné prêtre par Louis Laneau au mois d’août 1686. En 1689, Laneau envoie Basset à la procure des Missions Etrangères de Canton. Basset travaille ensuite dans les provinces du Guangdong, Fujian, Zhejiang et Jiangxi, et inaugure en 1693 un petit séminaire à Chaozhou, une ville dont la communauté chrétienne a été fondée par Matteo Ricci et Nicolas Trigault. En 1694, Basset fonde une nouvelle mission à Jingzhou, dans la province dite à l’époque Huguang. En 1695 et pendant quelques années, il remplit les fonctions de procureur à Canton, tout en exerçant le ministère apostolique. Le 2 mars 1701, il écrit à son supérieur une courte lettre dont voici deux extraits:

« Hier Monsieur Danry arriva ici et me tendit la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire. Puisqu’on me donne le choix d’une des Eglises de la mission, je choisis le Sichuan qui est la seule de nos Eglises qui soit abandonnée. Pour ce qui est de la signature je prie votre Seigneurie de ne me plus presser. Sur ce point vous avez dessein d’envoyer votre projet à nos messieurs de Paris afin qu’ils le fassent signer à ceux qu’ils destineront à la Chine, je vous prie de trouver bon que j’attende qu’ils aient approuvé la mise en exécution de cette pratique pour m’y conformer (…). »

« Pour ce qui est de la rupture dont parle votre Seigneurie, quoique je l’appréhende extrêmement et que je donnerais volontiers ma vie pour l’empêcher, si elle se fait sans qu’il y ait de ma faute j’espère que Dieu me donnera assez de patience pour la supporter. » (4)

La façon dont Jean Basset, à 39 ans, se porte volontaire pour le Sichuan, une province isolée dont le dialecte lui est inconnu, donne déjà une petite idée de la trempe de ce personnage. Ses réticences à signer le texte que ses supérieurs de Chine veulent lui soumettre semblent indiquer ses réserves quant aux modifications que ceux-ci souhaitent apporter au fonctionnement interne de la Société des Missions Etrangères et, plus indirectement, quant à la façon dont ceux-ci sont en train de gérer la fameuse Querelle des rites. Depuis 1693, en effet, la question des rites a été relancée par le vicaire apostolique du Fujian, Mgr Charles Maigrot, MEP. En mars 1693, Maigrot a rendu public un mandement dans lequel il prohibait notamment l’usage des termes Tian (‘ciel’), Shangdi (littéralement : ‘empereur d’en haut’) et celui d’une traduction phonétique du terme latin Deus pour désigner Dieu. Maigrot ne retenait comme valable que l’expression Tianzhu (littéralement : ‘le Seigneur du ciel’). A l’époque de la parution du mandement de Maigrot, Jean Basset avait appliqué le mandement avec conviction dans la province du Jiangxi dont il était responsable. Basset écrivait ainsi en 1693 : « On nous assure que la déclaration que nous avons faite est pour les jésuites une déclaration de guerre, et que nous allons en ressentir de terribles contradictions. Cela ne nous épouvante pas, car je tiens pour sûr que nous avons de notre côté la vérité et la justice, ainsi plus nous souffrirons pour ce sujet, plus en sera grand notre bonheur » (5). Dans quelle mesure Basset a-t-il changé ses vues sur la Querelle des rites entre 1693 et 1701 ? Il serait nécessaire d’étudier toute sa correspondance plus en détail pour mieux pouvoir répondre à cette question. En tous cas, en 1701, Basset semble parfaitement conscient du fait que la Querelle des rites risque d’avoir des conséquences dommageables pour la Mission, même s’il n’en imagine peut être pas encore l’ampleur. Après avoir reçu sa nomination de pro-vicaire de la province du Sichuan, Basset quitte Canton le 10 décembre 1701, en compagnie d’un autre confrère MEP, Jean-François de la Baluère, et de deux lazaristes, Louis Appiani et Jean Mullener. Les quatre compagnons se rendent tout d’abord à Chongqing, où il est décidé que les lazaristes resteront pour assumer la charge pastorale de toute la moitié Est de la province. Basset et la Baluère se rendent ensuite à Chengdu.

A Chengdu, Basset et la Baluère achètent une chaumière dans le quartier dit de Ti-Tou-Kiai où ils s’installent le 4 juillet 1702. Cependant, des tracasseries de voisinage fragilisent leur situation, et Basset décide de partir à Xi’an obtenir une permission de séjour signée du vice-roi. Basset effectue le voyage dans des conditions très éprouvantes et dangereuses, à travers les montagnes, au cœur de l’hiver, alors qu’il ne porte que des habits d’été. Il est accueilli à Xi’an par les franciscains, qui lui fournissent tout l’appui nécessaire pour réussir dans sa démarche. Basset s’en retourne à Chengdu avec les assurances voulues, et le travail d’apostolat des deux compagnons peut alors commencer. Peu à peu, une vingtaine de chrétiens se décident à venir rencontrer les missionnaires, mais la joie de ceux-ci est de courte durée car la plupart des chrétiens ne réapparaissent plus ensuite, même le jour de Pâques. Seule exception, précise Basset : un jeune homme de 20 ans, fils de charpentier, baptisé autrefois par le P. Laureati, SJ (6). Des anciens chrétiens, c’est le seul qui continue à faire l’exercice de la religion. Comme on le voit, la continuité historique entre la communauté chrétienne fondée à Chengdu par les jésuites dans les années 1640 et la communauté suscitée par l’arrivée de Basset et la Baluère est plus que réduite. En avril 1703 la communauté chrétienne de Chengdu ne comporte encore que cinq chrétiens et une poignée de catéchumènes. Le premier néophyte baptisé à Pâques est un lettré sans grade nommé Jean Xu. Ainsi que l’indique Le San Diep (7) : « Après la mort de sa femme, ce lettré confie à ses frères son unique fils pour pouvoir se retirer du monde. Il fait le projet d’entrer au monastère bouddhiste, mais en les observant attentivement, écrit Basset, il y avait remarqué plus de corruption que dans les gens du monde, ce qui l’avait dégoûté de sa première pensée. Ayant entendu parler de la religion chrétienne, le lettré en lit d’abord quelques livres avec ardeur puis il se rend assidûment à l’église pour s’en instruire plus profondément. Apres avoir été reçu au nombre des catéchumènes, il fait de grandes instances pour entrer dans l’Eglise, ce que Basset lui accorde d’autant plus volontiers qu’ils ont besoin d’un homme comme lui pour servir de xianggong, c’est-à-dire de secrétaire pouvant aider Jean Basset dans sa correspondance et dans ses travaux de traduction. »

Basset et la Baluère s’affairent également à susciter et à former des catéchistes. Basset compose un petit catéchisme dont la partie traitant de la doctrine en général restera en usage au Sichuan jusqu’en 1904. C’est grâce aux catéchistes chinois que la Bonne Nouvelle est portée pour la première fois aux alentours de Chengdu, en 1704, à ceux que Basset surnomme des « sauvages », ce qui, compte tenu de l’usage ancien de cet adjectif en langue chinoise, désigne vraisemblablement des Chinois d’ethnie non Han.

Conformément aux instructions reçues par les Missions Etrangères au moment de leur fondation, Basset et la Baluère s’appliquent également sans retard à préparer la mise en place d’un clergé chinois. Dès 1703, ils instruisent trois jeunes enfants, dont le premier, André Li, laissera plus tard un témoignage qui constitue un hommage indirect à ses deux premiers éducateurs : « Quand j’étais enfant, il me fut donné de rencontrer des prêtres de certains pays d’Europe dont l’arrogance faisait contraste avec l’affabilité des missionnaires qui s’étaient dévoués à mon éducation. Certains d’entre eux, à la manière des grands mandarins, hautains et solennels, se laissaient volontiers saluer jusqu’à terre par leurs chrétiens agenouillés » (8).

A partir de 1705, plusieurs stations missionnaires voisines de Chengdu sont fondées. Les chiffres de Basset, pour l’année 1705-1706, s’élèvent à 17 baptêmes d’adultes, 18 baptêmes d’enfants, 62 confessions, 57 communions et 92 catéchumènes. Autrement dit, au total, la chrétienté de Chengdu ne compte guère plus de 60 adultes. Mais le nombre de catéchumènes est impressionnant et laisse envisager une croissance rapide de la communauté. Malheureusement, la Querelle des rites vient rattraper les missionnaires en 1707 et compromet tous leurs espoirs. Basset et la Baluère apprennent que les entretiens entre le légat du pape Maillard de Tournon, arrivé à Pékin le 14 décembre 1705, et l’empereur Kangxi, ont mal tourné. La convocation de Mgr Maigrot, MEP, par l’empereur à la cour de Pékin n’a fait qu’aggraver la situation. Le lazariste Appiani, qui s’était rendu à Pékin depuis le Sichuan pour servir d’interprète au légat, est arrêté le 23 novembre 1706. Le 17 décembre suivant, l’empereur promulgue un décret exigeant de tous les missionnaires l’obtention d’un certificat (le piao) auprès des autorités chinoises pour pouvoir rester en Chine. Ce décret s’applique immédiatement aux provinces de Canton et du Sichuan. Au mois de juin 1707, Basset et la Baluère prennent le parti de faire le voyage à Pékin, en passant par Canton, pour demander la patente impériale. Lui et la Baluère font leurs adieux aux quelques chrétiens encore sur place, auxquels ils confient par écrit une règle de vie destinée aux catéchistes et autres gens de l’église, ainsi que certaines instructions sur la manière d’instruire les anciens chrétiens et la manière de prêcher aux infidèles.

1707 est une année particulièrement noire dans l’histoire de l’Eglise en Chine. Le 7 février 1707, à Nankin, le légat Maillard de Tournon publie des Regula spécifiant de quelle façon les missionnaires devront répondre aux questions des autorités chinoises mandatées pour leur octroyer la patente impériale. Tournon ajoute que les Regula doivent être observées par tous les missionnaires présents en Chine sous peine d’excommunication. Le 25 mars 1707, le supérieur de la mission jésuite française à Pékin, François Gerbillon (1654-1707), meurt, sans doute profondément meurtri de l’acrimonie que le légat lui a manifestée dans une lettre rédigée après son séjour à Pékin. Quant à Basset et la Baluère, la nouvelle de la promulgation des Regula leur parvient lorsqu’ils arrivent à Canton. Après avoir pris connaissance des Regula, ils renoncent à se rendre à Pékin. Basset part visiter ses anciens chrétiens de Chaozhou. Il succombe au mois de décembre à une maladie qui, dit-on, le prend tout à coup.

2.) Solidité et développement de l’Eglise au Sichuan dans un contexte marqué par les conséquences de la Querelle des rites*

Après 1707, la situation de l’Eglise en Chine continue à se dégrader pour aboutir à une période de proscription du catholicisme, qui commence formellement en 1724 avec un édit de l’empereur Yongzheng et qui s’achève en 1842 à la suite de la première Guerre de l’Opium et du traité de Nankin, levant la proscription. De 200 000 chrétiens chinois au début du XVIIIème siècle, il n’y en a plus que 125 000 environ en 1773. On ne saurait donc minimiser les conséquences de la Querelle des rites, et du rôle majeur que Maigrot et les Missions Etrangères en particulier y ont joué. Un bon nombre de jésuites ont certainement considéré que les autres congrégations religieuses, dont les Missions Etrangères de Paris en particulier, étaient les premiers responsables de la débâcle. Dans la mesure où l’on considère l’histoire comme une succession d’événements historiques ponctuels bien identifiables influant les uns sur les autres, force est de considérer qu’ils n’avaient pas tout à fait tort.

Cependant, la Querelle des rites comporte des causes profondes qui ne se réduisent pas facilement à des questions de personnes et de circonstances. L’empereur de Chine se croyait compétent pour juger des affaires religieuses, sans se rendre compte que l’absolutisme de sa dynastie constituait, à terme, une menace infiniment plus dangereuse à sa survie que le christianisme, ce que l’histoire s’est chargée de démontrer. Après des premiers progrès très rapides, la Mission catholique en Chine s’est heurtée à la structure très hiérarchisée du pouvoir de la société chinoise de l’époque, sans parvenir à trouver de solution pour surmonter des obstacles auxquels elle n’était elle-même guère préparée à faire face. S’il avait été confronté à une situation analogue à celle de la Querelle des rites, un apôtre comme saint Paul aurait vraisemblablement exhorté les jésuites et les autres missionnaires à faire preuve de davantage de charité mutuelle, comme il l’avait fait envers les « forts » et les « faibles » de la communauté de Corinthe (cf. 1 Cor 8,10). Il aurait également souligné l’importance de la conscience personnelle de chacun dans le discernement de la meilleure conduite à adopter face aux non-chrétiens. Malheureusement, l’habitude d’éclairer la conscience des croyants et de les inviter à se laisser guider par elle s’était peut-être un peu perdue dans l’Eglise issue de la Contre Réforme. Ainsi peut-on émettre l’idée qu’à l’orée du XVIIIème siècle, ni le pouvoir impérial chinois, ni le magistère ecclésiastique n’étaient tout à fait préparés à faire face aux questions nouvelles suscitées par le développement du christianisme dans la société chinoise.

Le plus étonnant dans ces conditions n’est donc peut-être pas tant le fait que la Querelle des rites ait eu lieu, mais plutôt le fait que les communautés chrétiennes chinoises soient malgré tout parvenues à subsister, et que certaines d’entre elles aient même réussi à se développer avec un dynamisme inattendu. A la fin du XVIIIème siècle, le Sichuan et le Fujian sont les provinces chinoises où le développement du catholicisme, qui s’effectue dans des conditions semi-clandestines, est le plus important. Le nombre approximatif de chrétiens au Sichuan est estimé à 5 000 en 1770, 20 000 en 1789 et 60 000 en 1814 (9). Ce développement n’aurait pas été possible sans un long travail de fondation que nous devons à toute une série de précurseurs, dont l’une des figures les plus emblématiques est celle d’André Li, seul prêtre présent dans toute la province du Sichuan entre 1746 et 1749 (10). C’est à Chengdu qu’André Li, alors qu’il n’était encore qu’un enfant, avait effectué ses premiers pas dans l’apprentissage du service de l’Eglise en compagnie de Basset et de la Baluère. Ainsi le grain semé en terre par Jean Basset pour la Mission du Sichuan n’était-il pas destiné à demeurer sans fruit.

3.) Les Avis sur la Mission de Chine de Jean Basset

Avant d’aborder la présentation du travail de traduction biblique effectué par Jean Basset durant les dernières années de sa vie, il peut être éclairant de s’attarder sur un long document rédigé par Basset lui-même vers le milieu de l’année 1702. Selon Le San Diep (11), c’est une lettre d’un des directeurs du séminaire de Paris, Alexandre Pocquet, qui encourage Basset à rédiger ce long document manuscrit de 49 pages, rédigé d’une écriture serrée, intitulé Avis sur la Mission de Chine. Ce manuscrit comporte quatre parties principales intitulées : 1.) De l’état de la mission de Chine et des maux qui la désolent ; 2.) Des causes d’où proviennent les maux de cette mission ; 3.) Du remède qu’on peut apporter aux maux de cette mission et 4.) De l’exécution du projet qui vient d’être proposé. La troisième partie se décompose elle-même en trois parties : 3.1.) Des utilités qu’il y aurait à permettre l’office en chinois ; 3.2.) Des avantages qu’on pourrait tirer de la Bible traduite en chinois et 3.3.) De l’ordination des naturels de Chine. Les Avis de Basset mériteraient certainement d’être publiés dans leur intégralité afin de pouvoir être mis à la disposition des historiens de la Mission ainsi que des chrétiens du Sichuan. Espérons que quelqu’un pourra trouver la disponibilité nécessaire pour effectuer le déchiffrage complet du manuscrit dans un proche avenir. Nous nous contentons ici de citer quelques morceaux choisis de la partie des Avis traitant du projet de la traduction de la Bible en Chinois. Les chiffres de référence indiqués en tête de chaque paragraphe correspondent à la numérotation de Basset lui-même.

[54] Je prie ceux qui voudront connaître ces avantages (12) de se souvenir de ceux qu’on a tirés dans les pays catholiques de semblables traductions lorsque la foi s’y est établie; et pour se les mieux représenter de lire les livres de St Augustin De doctrina christiana, car c’est en le lisant aussi bien que quelques autres de ses ouvrages que l’idée que je propose m’est venue dans l’esprit. (…).
[67] Un onzième mais considérable avantage [que la traduction de la Bible apporterait], c’est que par là le clergé se multiplierait, s’instruirait, et s’occuperait aisément. Il se multiplierait car d’un côté il serait aisé d’enseigner dès le bas âge des enfants pour l’état ecclésiastique, il ne serait pas nécessaire d’avoir des collèges uniquement destinés à leur éducation ni des maîtres qui ne s’appliquassent à autre chose. (…) Si on veut leur faire étudier la même chose qu’on étudie en Europe dans les classiques, il faudra leur apprendre le latin, la philosophie, la scholastique ; leur faire prendre parti dans le thomisme ou dans le scotisme, ou dans le molinisme. Au bout du compte ils ne seront guère assurés dans le fond de l’essentiel de cette religion. On pourra, dira-t-on, leur donner la Bible en latin. Mais quelle peine n’auront-ils pas à apprendre le latin, et après qu’ils l’auront appris assez bien pour expliquer la Bible – ce qui demande 15 à 20 ans d’étude, encore faut-il commencer dès la plus tendre jeunesse pour espérer d’y réussir –, ils se trouveront après avoir essuyé tant de peines fort peu avancés pour faire leurs fonctions, parce qu’ils ne sauront point les lettres de leur pays, et par-là ne seront point en état ni de composer des livres pour l’instruction des chrétiens, ni de répondre à ceux des gentils, ni d’entendre les lettres qu’on leur écrira ni d’y répondre, ce qui les fera regarder avec mépris de tout le monde. Mais pour se convaincre de la facilité qu’il y aurait à instruire quantité de Chinois pour les ordres s’ils avaient la Bible en leur langue, et de la prodigieuse difficulté pour ne pas dire impossibilité d’en instruire quantité autrement, on n’a qu’à se rappeler dans l’esprit comment ces anciens saint Eucher, saint Hilaire, saint Cyprien, saint Paulin, saint Augustin, saint Ambroise, et tant d’autres ont été instruits et ordonnés. Si la Bible n’avait pas été dans une langue qu’ils savaient déjà, si pour entrer dans l’Eglise et pour être ordonnés il leur avait fallu apprendre l’hébreu, une nouvelle philosophie, la scholastique, etc., l’Eglise aurait-elle jamais été éclairée par ces grandes lumières ? (…)
[69] Comme il me paraissait qu’on pouvait tirer de la Bible traduite en chinois plusieurs avantages considérables, et que cette mission souffrait de grands maux faute d’avoir ce secours, j’ai souvent dit ce que j’en pensais à plusieurs missionnaires, non pas tant pour les faire entrer dans mon sentiment, que pour voir si je ne me trompais point, et en ce cas reconnaître mon erreur et y renoncer entièrement. Mais plus j’en ai parlé, plus je me suis confirmé dans ma propre pensée. J’ai vu que plusieurs personnes qui la combattaient auparavant l’ont enfin approuvée et que d’autres qui n’ont pas voulu en convenir n’ont jamais fait aucune objection à laquelle il ne fût facile de répondre. Je m’en vais rapporter les difficultés qu’ils m’ont objectées, et ce qui me parait capable de les résoudre.
[70] Première objection. C’est une chimère, disent-ils, que tous ces avantages qu’on espère tirer de la traduction de la Bible. On voit bien les maux dont souffre cette mission lorsque la Bible n’est pas traduite en chinois. Mais on ne voit pas ceux qu’elle souffrirait quand même elle serait traduite, lesquels maux seraient peut être encore plus grands. Ainsi c’est une autre chimère d’attribuer les maux présents au défaut de cette traduction.
A cela je réponds qu’il est vrai qu’on ne peut pas avoir une certitude métaphysique de tout ce qui arriverait si la Bible était traduite en chinois et qu’on la fît lire aux Chinois, mais ce n’est pas une chimère que de croire qu’on en tirerait les avantages que je viens de marquer et quantité d’autres ; par la raison qu’on en a déjà fait l’expérience en Europe et dans les autres lieux où la foi a le plus fleuri comme la Judée, la Syrie, l’Egypte, l’Ethiopie et plusieurs autres pays de l’Asie et de l’Afrique, dans lesquels si l’on n’avait pas eu le secours de l’Ecriture en une langue intelligible, il y a bien de l’apparence que la foi n’aurait pas fait plus de fruit qu’elle n’en a fait en Chine. Je ne prétends pourtant pas que la seule traduction de la Bible remédierait à tous les maux de cette mission. Cette pensée mériterait assurément d’être traitée de chimérique, mais je soutiens qu’elle servirait beaucoup à y remédier. Je crois de plus que pour y remédier encore on ne saurait mieux faire que de remarquer en quoi la méthode que l’on tient actuellement est différente de celle qu’ont tenue les apôtres et leurs premiers successeurs pour tâcher de les imiter, puisque notre Seigneur les a choisis, les a instruits et les a remplis visiblement de son Esprit pour servir de modèles aux missionnaires qui devraient exercer les mêmes fonctions dans les siècles suivants. Et comme ils se sont servis avec succès de la Bible traduite en une langue intelligible dans les pays où ils annonçaient la foi, ce n’est point une chimère que de penser qu’on en tirerait aussi de l’avantage dans ces régions. J’aime mieux attribuer les maux de cette mission du moins en quelque chose au défaut de ce secours, que de croire que les apôtres aient employé inutilement ce moyen comme il s’ensuivrait qu’ils l’auraient employé si ce défaut ne faisait point de tort à cette mission.
[75] En Europe, il n’y a guère que les prêtres et les religieux qui s’appliquent à une étude sérieuse surtout de morale et de religion. Ici tous les lettrés qui s’y appliquent le plus sont mariés et, comme plusieurs d’entre eux sont chrétiens, et que l’on souhaite qu’ils le deviennent tous, ils ont besoin d’une étude qui les désabuse de leurs anciens livres, qui les entretienne dans l’amour de la religion chrétienne et qui soit proportionnée à la manière d’étudier dans laquelle ils sont en Chine : ce qui ne peut convenir qu’à l’étude de l’Ecriture sainte.
[77] On peut comparer l’Europe aux royaumes florissants où il y a des troupes réglées entretenues et où tout est en paix. Il suffit que les soldats entretenus soient armés. On peut interdire l’usage des armes au commun du peuple parce qu’ils n’en ont pas besoin pour leur sûreté. Mais cette mission est comme certains misérables royaumes où il n’y a presque ni milices ni troupes entretenues, et où tout est plein de voleurs et d’assassins. Il faut que chacun ait ses armes pour défendre sa vie et ses biens. En Europe il n’est pas nécessaire que chacun rende compte de sa foi, ni qu’il soit prêt à la soutenir contre les infidèles. Ici les chrétiens doivent être comme saint Pierre disait à ceux de son temps parati semper ad satisfactionem omni poscenti vos rationem de ea quae in vobis est spe (13) (1 Petrus 3,15). Un chrétien surtout lettré ne saurait dire à un infidèle : je ne ferai pas de réponse à cela, il faut vous adresser à notre missionnaire. Il ne saurait dire cela sans être la risée de l’infidèle et sans exposer la religion à être fort méprisée. Il faut donc qu’il y ait un livre où l’on puisse apprendre le fond de la religion et où tous les chrétiens l’apprennent, ce qui ne peut guère convenir qu’à l’Ecriture sainte.
[78] De tout ce que je viens de dire l’on peut conclure que je suis très éloigné de blâmer les défenses que certains papes ont faites et qui s’observent exactement en certains pays catholiques par lesquelles il est défendu de mettre la Bible en langue vulgaire pour la rendre commune aux plus ignorants du peuple. On peut avoir de très bonnes raisons de faire ces défenses en Europe, lesquelles raisons n’auront pas la même force ici. C’est pourquoi Paul V (14) a permis expressément qu’on traduise la Bible et qu’on fît l’office en chinois (…).
[88] Quatrième objection. Il est vrai que l’on tirerait avantage de la Bible traduite en chinois. Mais pour le tirer il faudrait que l’Ecriture fût mise en chinois et en bon chinois. Il faudrait que la traduction fût très exacte : ce qui n’est pas encore fait ni facile à faire. Pour y réussir, il est besoin d’un très long temps et si on se presse trop on y fera une infinité de fautes : ce qui sera un très grand inconvénient. Ainsi c’est un moyen qui, quoique bon en lui-même, est à présent impraticable, et par conséquent il faut chercher d’autres remèdes plus présents, plus prompts et plus faciles aux maux de cette mission.
[89] Je réponds qu’à la vérité cette objection renferme une difficulté considérable mais qui n’est pas invincible. Car premièrement, la difficulté qu’il y a à mettre la Bible en chinois regarde présentement non les Chinois mais les missionnaires européens : ainsi nous ne devons pas désespérer de la vaincre, Dieu nous ayant fait la grâce d’en vaincre d’autres qui n’étaient pas moindres. Il ne nous abandonnera pas dans celle-ci. De plus, il y a déjà bien des avances pour la surmonter. On a mis en chinois le missel, le rituel, une partie du bréviaire. Après tant d’avancées peut-on désespérer de mettre toute la Bible en chinois ? Je sais qu’il y a bien des fautes dans ces traductions, mais cela vient de ce qu’elles ont été négligées. Si l’on en avait fait usage, si plusieurs personnes s’étaient appliquées à les revoir et à les corriger, elles seraient sans doute beaucoup plus parfaites. On a traduit quantité d’autres ouvrages qui ne sont guère moins difficiles à traduire que l’Ecriture sainte comme la Somme de saint Thomas, les Eléments d’Euclide, des ouvrages sur toutes les mathématiques et autres que j’ai déjà rapportés. Si on avait mis la même application à traduire l’Ecriture, nous en pourrions déjà avoir une assez bonne traduction mais il y a bien de l’apparence que l’on croyait ces autres ouvrages plus propres à propager la religion que l’Ecriture même, ce qui leur a fait donner la préférence. Quand on voudra se donner la même peine pour traduire l’Ecriture, on ne trouvera plus de difficulté invincible.
[90] Qu’il me soit encore permis de faire remarquer qu’il ne faut pas exiger que dans une chrétienté naissante comme est celle de la Chine, les choses soient aussi parfaites que dans une chrétienté mûre et ancienne comme est celle d’Europe. Nous avons à la vérité en Europe une édition de l’Ecriture authentique qui est la Vulgate qu’on doit suivre dans les offices et dans les citations ; mais depuis quel temps avons-nous cet avantage que l’on se soit déterminé et fixé à cette édition ? Seulement depuis le concile de Trente, c’est-à-dire depuis le XVIème siècle de l’Eglise, quoique la religion se soit mieux établie en Europe durant dix ans qu’en Chine dans l’espace de cent. Avant ce temps, on ne se lassait pas d’étudier l’Ecriture et d’en faire le principal livre de la religion. Cette étude n’a jamais été plus cultivée que du temps de saint Augustin : jamais aussi l’Eglise n’a été plus florissante. Cependant, dans ce temps-là, quoiqu’il y ait une infinité de traductions, il n’y en avait encore aucune que l’on regardait comme accomplie et que l’on s’était obligé de suivre inviolablement : Qui enim scripturas, dit saint Augustin, ex hebraea in graecam uerterunt, numerari possunt, latini autem interpretes nullo modo. Ut enim cuique primis fidei temporibus in manus uenit codex graecus et aliquantum facultatis sibi utriusque linguae habere uidebatur, ausus est interpretari. Quae quidem res plus adiuvit intellegentiam quam impedivit, si modo legentes non sint neglegentes. Nam nonullas obscuriores sententias plurium codicum saepe manifestavit inspectio (15) (De Doctr. Christ., II.XI.16). On peut raisonnablement espérer que la même chose arrivera en Chine, qu’il s’y fera quantité de traductions, et que s’il n’y en a aucune accomplie, il n’y en aura peut-être aucune qui ne serve à en avoir enfin une bonne qui pourra quelque jour devenir authentique.
[91] Il parait au contraire évident que si l’on ne rend pas l’étude de l’Ecriture commune parmi les chrétiens, l’Ecriture sera très négligée, et que jusqu’à la fin des siècles on n’en pourra jamais voir de traduction chinoise ni accomplie ni qui approche d’une accomplie, et personne ne s’appliquera à faire une traduction qu’il saura ne devoir pas être d’usage, ou que si quelqu’un en fait on ne se mettra guère en peine de l’examiner pour en corriger les fautes ni pour en faire une plus parfaite. C’est ce que nous voyons être arrivé aux traductions du P. Buglio qu’on ne prend pas la peine de perfectionner ni quasi même de regarder.
[92] Cinquième objection. Donner la Bible aux Chinois ce serait avilir un livre saint ; ce serait pécher contre ce que notre Seigneur défend de mittatis margaritas ante porcos (16) (Mt 7,6). Ce serait exposer même l’Ecriture à la raillerie et à la critique des gentils auxquels les chrétiens les montreraient. Je réponds que si on donne le corps de Jésus Christ aux chrétiens sans crainte d’aller contre cette défense, on peut bien leur donner aussi la Bible sans crainte de cet inconvénient. Cette objection suppose toujours un faux principe que les chrétiens européens sont beaucoup au-dessus des chrétiens chinois quand dans la vérité Dieu nihil discrevit inter nos et illos fide purificans corda eorum (17) (Ac. 15,9). De plus, on pourrait en donnant la Bible aux chrétiens la leur donner peu à peu à mesure qu’ils avanceraient dans la foi et prendre plus de précautions qu’on n’en prend pour ne pas faire de méchants chrétiens de qui l’on eût à craindre qu’ils n’abusassent de la Bible. On pourrait aussi défendre aux chrétiens de la communiquer aux gentils. Au fond, quand ils la leur communiqueraient, s’il en avait par hasard quelque mal, il en pourrait aussi avoir beaucoup plus de bien, comme on peut le juger de ce que saint Augustin rapporte de lui-même et de plusieurs autres dans les Confessions.
[93] C’est une chose digne de remarque que dans cette chrétienté on suit communément une méthode toute opposée à ce que pratiquaient les premiers chrétiens. Nous ne voyons pas qu’ils se missent fort en peine de cacher aux infidèles des livres sacrés à moins qu’ils ne les demandassent pour les brûler, pour les profaner ou pour empêcher le cours de la religion en les ôtant aux chrétiens, et on peut remarquer en passant qu’il fallait que ces liens fussent d’un grand secours pour soutenir les chrétiens, puisque dans la dernière persécution, les tyrans jugèrent qu’il n’y avait rien de plus propre à vaincre leur foi et leur constance que de les en priver ; mais on cachait avec soin aux gentils le mystère de l’Eucharistie. On leur parlait aussi avec quelque réserve de la Trinité et de l’Incarnation. Ici on permet aux gentils d’assister à la messe, on leur met souvent entre les mains des catéchismes qui expliquent nettement la doctrine de l’Eucharistie, de la Trinité, de l’Incarnation sans craindre de les choquer ; et on imagine que s’ils voyaient l’Ecriture où il y a mille belles choses, ils se moqueraient de notre religion. En disant ceci, je ne prétends pas qu’il faut donner la Bible aux gentils ; mais je ne crois pas aussi qu’il faille tant appréhender qu’il n’arrivât de grands malheurs si, par hasard, elle venait à tomber entre les mains de quelqu’un d’eux.
[94] Mais quoi, dira-t-on, ne serait-ce pas une chose ridicule et pernicieuse que les femmes se meslassent de lire l’Ecriture ? A cela je réponds qu’il y a peu de femmes en Chine capables de la lire parce que la plupart ne savent point lire. Pour celles qui ont étudié il leur sera avantageux de lire l’Ecriture pour les préserver de la mauvaise impression que leur feraient les livres des gentils. Les ouvrages de saint Chrysostome, de saint Jérôme, de saint Augustin, de saint Léon et autres font bien connaître combien l’étude que certaines saintes femmes ont faite de l’Ecriture sainte a profité à l’Eglise par les doctes livres qu’elles ont donné à ces saints de composer pour éclaircir l’Ecriture. Ils pouvaient leur dire vous êtes des femmes, vous avez assez d’occupation dans vos ménages ou dans vos ouvrages de l’aiguille et du fuseau. Vous devez vous contenter de savoir le Pater, l’Ave, le Credo sans vous embarrasser d’autres choses. L’Ecriture n’est pas faite pour vous. Mais ce n’est pas ainsi qu’ils les traitent. Ils supposent qu’elles ne pourront mieux faire que de s’appliquer à lire et à méditer l’Ecriture. Saint Jérôme loue sainte Paule de ce qu’elle savait toute l’Ecriture par cœur, qu’elle en pénétrait outre le sens littéral, l’allégorique et spirituel, que pour la mieux savoir elle apprit l’hébreu, qu’elle obligeait les filles qu’elle élevait dans son monastère à savoir tout le psautier par cœur et à apprendre chaque jour quelqu’autre chose de l’Ecriture. Ceux qui ont quelque expérience de cette mission savent bien que si plusieurs chrétiennes de Chine avaient autant de lumières qu’elles ont de ferveur, la religion se conserverait et s’accroîtrait tout autrement qu’elle ne fait.
[137] Il serait peut-être à propos de prévenir Rome sur une chose qui arriverait sans doute si quelqu’un s’appliquait à traduire la Bible en chinois. Comme la mission de Chine est divisée en différents postes, que cette division a extrêmement éclaté, et qu’apparemment elle ne cessera pas si tôt, on ne doit pas douter que les traductions qu’on ferait ne soient vigoureusement critiquées. Si c’est un jésuite qui fait cela, les dominicains et ceux de leur parti sentiront du zèle pour l’examiner de près et vice versa : on craindra sans doute que chacun ne cherche dans sa traduction à favoriser son parti. On sait ce qui est arrivé en France au sujet des traductions du Nouveau Testament qu’ont faites les messieurs de Port Royal et les jésuites. Pour tirer de l’avantage de ces oppositions et empêcher le mal qu’elles seraient capables de faire on pourrait nommer à Rome quelques habiles vicaires apostoliques et missionnaires pour examinateurs de ces traductions, avec défense d’en publier aucune sans leur approbation ou du moins sans l’approbation de quelqu’un d’eux. Cependant, pour ne pas décourager ceux qui se voudraient appliquer à un ouvrage si difficile et si nécessaire à cette mission, on pourrait enjoindre à ces examinateurs de n’être pas extrêmement rigoureux surtout dans les commencements, et de corriger les endroits qui leur feraient de la peine plutôt que d’arrêter à cause de ces endroits le cours de toute une traduction. Car il arrivera sans doute ici ce que saint Augustin disait des traductions latines de son temps, que quoiqu’on n’en puisse espérer de parfaite qu’après bien des années et même après bien des siècles, il n’y en aura apparemment point qui ne puisse contribuer de quelque chose à en faire enfin une accomplie qui puisse être reçue pour authentique comme la Vulgate l’a été dans le concile de Trente.
[141] Comme le roi (18) entretient ici quantité de missionnaires jésuites, Sa Majesté pourrait leur témoigner du désir d’avoir dans sa bibliothèque une traduction chinoise de l’Ecriture et faire quelque don pour cela. Si monseigneur l’archevêque de Paris lui en parlait, Sa Majesté qui a tant de zèle pour la gloire de Dieu et le salut des âmes se ferait sans doute un plaisir de procurer un si grand bien à cet Empire. Et cela servirait peut être plus à sa conversion que l’envoi de mille missionnaires. Saint Augustin en parlant de la version de la Septante dit que ça a été une grande providence de Dieu, ut libri quos gens Iudaea ceteris populis vel religione vel invidia prodere nolebat, credituris per Dominum Gentibus ministra regis Ptolomei potestate tanto ante proderentur (19) (De Doctr. Christ. II, XV, 22).
[152] Les missionnaires ne savent souvent à quoi s’occuper. Cette mission a pour plusieurs une solitude plus affreuse et plus dégoûtante que n’est celle des chartreux. Ce défaut d’occupation donne quelque fois occasion à certaines disputes assez inutiles auxquelles on ne s’amuserait pas si l’on avait beaucoup d’occupations. Au contraire selon le dessein proposé ils trouveraient mille occupations dans l’Ecriture, soit à faire de nouvelles traductions et interprétations, soit à l’enseigner à leurs domestiques et à leurs chrétiens, soit à répondre aux difficultés qu’on leur ferait sur différents endroits, soit à leur apprendre à la méditer et à les exhorter à leurs devoirs par les plus beaux passages.
[160] Supposons par exemple une persécution qui mette hors de Chine les Européens ; s’il n’y a des prêtres européens, la religion s’éteindra bientôt après leur départ. S’il y a même des prêtres naturels, à moins qu’ils n’aient ces trois choses : 1o) la Bible traduite en chinois et reçue par eux en un sens catholique ; 2o) l’office aussi en chinois c’est-à-dire un bréviaire, un missel, un rituel, un pontifical, etc. ; 3o) des évêques et une discipline du moins commencée ; il leur sera difficile de propager la religion. Au contraire, selon le projet proposé ils auraient déjà deux de ces choses et il serait aisé d’avoir la troisième. Or qui nous a dit que nous sommes éloignés de la persécution ? Doit-on attendre qu’elle arrive pour prendre ces mesures ? Serait-on pour lors à temps de les prendre ? On y a songé pour le Japon quand il n’a plus été temps : après la mort est venu le médecin. Pourquoi s’exposer ici au même malheur ? La fourmi parat in aestate cibum sibi et congregat in messe, quod comedat (20) (Proverbes 6,8). Cet exemple que le Saint Esprit propose ne semble-t-il pas attester que durant la paix on doit se disposer à la guerre et durant la liberté d’une Eglise à la persécution qu’il est difficile d’éviter ?

Les Avis sur la Mission de Chine de Basset témoignent de l’exceptionnelle acuité de discernement d’un homme qui sait aller de l’avant sans se laisser entraîner dans les polémiques stériles de la Querelle des rites. C’est en profondeur qu’il recherche les causes des difficultés rencontrées, sans se laisser aucunement impressionner par leur caractère quasi insurmontable. Il déploie son argumentation avec une foi vigilante, une espérance visionnaire et un grand sens de la communion ecclésiale. On notera particulièrement la citation qu’il fait des paroles de saint Pierre dans les Actes des Apôtres (Ac. 15,9) au paragraphe 92 de ses Avis : « Dieu n’a fait aucune différence entre nous et eux en purifiant leurs cœurs par la foi. » On notera aussi que nulle part Basset ne propose que la traduction de la Bible en chinois qu’il préconise lui soit confiée personnellement. Il envisage au contraire avec un a priori favorable l’idée que cette tâche puisse être confiée aux jésuites et à d’autres ordres religieux.

Les Avis de Basset ne semblent avoir reçu aucun écho positif, ni aux Missions Etrangères à Paris, ni à Rome, où il semble d’ailleurs que ses Avis n’aient pas été transmis aux cardinaux (21). A posteriori, on peut dire que ce manque de réactions positives n’a rien de très étonnant, car les trois propositions majeures de Basset avaient toutes près de deux siècles et demi d’avance sur leur époque. La célébration de la liturgie en chinois ne devint réellement possible qu’après la promulgation du décret Sacrosanctum Concilium, le 4 décembre 1963. La première traduction catholique complète de la Bible en chinois date de 1961, et sa publication en un volume de 1968. Quant à l’établissement d’une hiérarchie ecclésiastique complète pour la Chine, il ne date que de 1946.

L’autorisation nécessaire pour traduire la Bible en chinois avait pourtant bien été donnée aux jésuites, en 1615, par le pape Paul V. Mais le supérieur des jésuites de l’époque n’était pas favorable à une telle entreprise, si bien que l’autorisation octroyée ne fut pas mise à profit. De plus, les papes suivants ne renouvelèrent pas les autorisations de Paul V. Il n’est donc pas étonnant de constater que, dès le mois de septembre 1660, le cardinal Barberini adressait une lettre (22) aux vicaires apostoliques des Missions Etrangères les exhortant à la prudence en matière de traduction de la Bible. Et en 1673, les cardinaux qui avaient reçu par l’intermédiaire de Sevin, MEP, toute une liste de requêtes émanant de Lambert de La Motte, refusèrent, entre autres choses, d’accorder aux vicaires apostoliques le privilège de pouvoir traduire la Bible (23). La décision fut confirmée à la Congrégation Générale du 20 novembre 1673, et formalisée dans le bref Romanus Pontifex.

4.) Le Nouveau Testament en chinois

C’est vraisemblablement l’absence de réactions aux propositions contenues dans les Avis qui décide Basset à entreprendre lui-même la traduction de la Bible qu’il avait préconisée. Nous ne savons pas précisément à quelle date il se met au travail. Le lettré Jean Xu, premier néophyte de Basset à Chengdu, contribue au travail de traduction (24). Le manuscrit demeure inachevé à la mort de Basset puisque la traduction s’arrête à la fin du premier chapitre de l’épître aux Hébreux. Jean Basset et Jean Xu sont donc parvenus à traduire légèrement plus des quatre cinquièmes du Nouveau Testament.

Un trait original et étonnant de la traduction de Basset est que le mot Dieu y est traduit par le caractère Shen, lequel signifie de manière très approximative esprit ou âme. Basset n’utilise pas le mot Tianzhu (‘maître du ciel’), lequel avait été spontanément utilisé par des disciples chinois de Matteo Ricci pour désigner le Dieu que ce missionnaire jésuite leur annonçait. Le mot Tianzhu fut recueilli et adopté par Ricci ainsi que par ses confrères. Le jésuite Ludovico Buglio (1606-1682) l’utilise dans sa traduction du Missel en chinois parue en 1670, un ouvrage que connaissait Basset. C’est encore l’expression Tianzhu qui est recommandée par Mgr Maigrot, MEP, dans son Mandement de 1693, à l’exclusion des mots Tian, Shangdi, et d’une traduction phonétique du mot latin Deus. Pourquoi Jean Basset a-t-il choisi un autre mot que celui préconisé par Mgr Maigrot ? Nous l’ignorons. Si l’on en juge par le récit de la confrontation entre l’empereur Kangxi et Mgr Maigrot datée du 2 août 1706, l’empereur ne goûtait guère le mot Tianzhu et lui préférait le mot Tian (‘ciel’). Cependant, Basset n’a pris connaissance de la rencontre entre les deux hommes qu’au début de 1707, à l’occasion de l’emprisonnement d’Appiani à Chengdu. Par ailleurs, Basset n’était pas le genre d’homme à décider d’éviter le mot Tianzhu pour l’unique raison que ce mot n’était pas apprécié par l’empereur. La raison du choix du mot Shen par Basset est donc à rechercher ailleurs, peut-être dans le désir d’employer un mot situé hors du champ des polémiques de la Querelle des rites. Il est également possible que ce choix ait été décidé en fonction des difficultés spécifiques posées par la traduction de certains versets de la Bible, dont notamment le verset Jn 1,1. Il se trouve en effet que la phrase : « Au commencement était la Parole, et la Parole était auprès de Shen, et la Parole était Shen », nécessite beaucoup moins d’a priori théologiques pour pouvoir être comprise en chinois que les phrases équivalentes dans lesquelles le mot Shen serait remplacé par Tianzhu ou par Shangdi. Il est possible enfin que le choix de Basset s’explique par son expérience pastorale auprès de gens pauvres. Pour toute la majorité pauvre de la population chinoise nourrie par une culture populaire faisant une large place aux esprits, aux fantômes et aux récits de divers phénomènes magiques ou surnaturels, le mot Shen devait sembler beaucoup plus accessible que le mot Tianzhu.

Nous ne savons pas dans le détail ce que devient le manuscrit de Basset à la mort de ce dernier, en décembre 1707. Le manuscrit inachevé demeure probablement à Canton un certain temps. C’est dans cette ville qu’un certain John Hodgson en découvre un exemplaire en 1737, le fait copier et le présente à Hans Sloane (1660-1753), membre de la Royal Society. Sloane envoie la copie du manuscrit en 1739 au British Museum, à Londres, où elle se trouve toujours. Le manuscrit Sloane, ainsi que se nomme désormais la copie entreposée au British Museum, possède la particularité de ne comporter qu’une harmonie des quatre évangiles, au lieu des quatre évangiles séparés. Au début du XVIIIème siècle, au moins un autre exemplaire de la traduction de Basset demeure en Chine entre les mains des MEP puisque, en 1742, Joachim de Martiliat, MEP, écrit (25) : « Nous n’avons ici que l’original des évangiles traduits par Basset, il y a beaucoup de fautes non encore corrigées et, entre autres, le Saint Esprit y est exprimé par le mot fung qui signifie vent. » En 2006, un manuscrit de Basset a pu être retrouvé à la bibliothèque Casanatense de Rome par Jean-Baptiste Itçaïna, MEP, grâce au travail de recherche de Le San Diep (26). Contrairement au manuscrit Sloane du British Museum, ce manuscrit comporte une traduction des quatre évangiles au complet. Nous ne savons pas s’il correspond au manuscrit mentionné par Martiliat. Comme tous ces manuscrits s’achèvent à la fin du premier chapitre de l’épître aux Hébreux, il est raisonnable de supposer que la traduction séparée des quatre évangiles est due à Basset lui-même. En effet, si les quatre évangiles étaient dus à une autre personne que lui, cette même personne aurait sans doute pris la peine d’achever la traduction des 27 livres du Nouveau Testament au complet. A l’inverse, l’élaboration d’une harmonie des évangiles à partir de la traduction des quatre évangiles séparés s’explique facilement par des motivations d’ordre pastoral : il est plus facile de présenter un seul évangile que quatre à des catéchumènes. L’hypothèse selon laquelle Basset a bien traduit les quatre évangiles semble corroborée par le témoignage d’André Li qui indique dans son journal : « Joannes Basset… Novum… Testamentum a latino sinicum in idioma, a sancto Matthaeo usque ad primum caput Epistolae B. Pauli ad Hebraeos inclusive trantulerat » (27)… Le problème des datations relatives des manuscrits de Basset et la question de l’étendue de leurs différences nécessiterait une étude approfondie qui n’a pas encore été faite. Un mémoire de maîtrise est actuellement en préparation, à Shanghai, sur ce sujet.

5.) Inventaire des traductions bibliques en chinois antérieures à celle de Basset

Le christianisme d’obédience nestorienne (28) entre officiellement en Chine à partir de 635. Le manuscrit Shizun Bushi Lun (29) compte parmi les premiers témoins historiques de cette arrivée. Il est daté de 640 (30) environ. Sa première partie contient une sorte de paraphrase du Sermon sur la Montagne, tel qu’on le trouve dans les chapitres 6 et 7 de l’évangile de Matthieu (31). Bien qu’il soit possible qu’une sorte d’ouvrage de catéchèse en syriaque (32) ait servi de point de départ à la rédaction du Shizun Bushi Lun plutôt que la Bible elle-même, ce manuscrit constitue en tout état de cause le premier témoin d’une traduction d’extraits bibliques en langue chinoise ayant pu être conservée jusqu’à nos jours.

L’activité de traduction des moines syriaques ne devait pas s’arrêter là, comme l’indique la fameuse stèle chrétienne de Xi’an érigée en l’année 781 qui affirme : « On a traduit des textes saints et fondé des monastères. » Il semble donc certain que certains passages de la Bible ont été traduits en chinois avant 781. Le manuscrit intitulé Zunjing, retrouvé dans les grottes de Dunhuang et conservé à la Bibliothèque Nationale de Paris, que certains spécialistes datent d’entre les années 906 et 1036 (33), indique que la religion Da Qin (34) possède cinq cent-trente livres, dont trente ont été traduits par un certain Jingjing, lequel n’est autre que le rédacteur de la fameuse stèle de Xi’an. Le Zunjing fournit la liste des trente ouvrages traduits par Jingjing, et précise que les cinq cent livres restants n’ont pas été traduits en chinois. Certains des titres parmi les trente qui ont été traduits correspondent à des ouvrages de doctrine, d’autres demeurent non identifiés, et dix au total semblent correspondre à des ouvrages bibliques (35). La présence probable de l’Apocalypse parmi ces dix livres est particulièrement digne d’être notée, car ce livre ne figurait pas au canon de la Peshitta, le canon syriaque le plus communément répandu dans l’Eglise nestorienne, qui ne comportait en général que 22 livres. La stèle de Xi’an confirme que les moines de Xi’an n’ont pas retenu le canon syriaque habituel, puisqu’elle indique que le Messie « a laissé 27 livres saints » (36), chiffre correspondant au nombre de livres adopté dans l’empire byzantin et identique au chiffre du canon catholique actuel.

Vers la fin du VIIIème siècle, Jingjing a donc traduit une fraction du Nouveau Testament comparable à celle que Jean Basset a traduite plus de 900 ans après lui. Jingjing a également traduit plusieurs ouvrages de l’Ancien Testament. Très malheureusement, aucun des ouvrages bibliques traduits par Jingjing n’a été retrouvé. Ceci représente une perte considérable si l’on en juge par la qualité du texte rédigé par Jingjing pour la stèle de Xi’an, un texte fascinant s’il en est, remarquable par ses qualités poétiques.

Après la persécution de 845, la « religion lumineuse » s’est trouvée très affaiblie. Elle parvient malgré tout à se maintenir en Chine jusque durant la dynastie Yuan (1280-1368), mais nous ne savons pas si d’autres traductions bibliques ont été faites à cette époque. Nous sommes mieux documentés sur la mission franciscaine, et notamment sur Giovanni de Montecorvino (Jean de Montcorvin) qui parvient en Chine à la fin de l’année 1293. En 1305, Montecorvino rapporte qu’il a traduit en « langue tartare » les psaumes et les évangiles. Sachant que Montecorvino est installé à la capitale choisie par la dynastie Yuan (1280-1368), qui est une dynastie mongole, il faut sans doute entendre par-là que Montecorvino a traduit les psaumes et les évangiles en langue mongole, et non pas en chinois. Ces traductions ont malheureusement disparu.

Après la chute de la dynastie Yuan, l’activité missionnaire chrétienne ne prend véritablement son essor qu’à la fin de la dynastie Ming, lorsque Matteo Ricci arrive en Chine, en 1582. Au tout début de son activité missionnaire, Ricci traduit les Dix Commandements. C’est ensuite au jésuite Ludovico Buglio (1606-1682) que nous devons la publication du premier Missel en chinois (en 1670), du Bréviaire ainsi que du Rituel. A l’époque, les lectures de l’Evangile contenues dans le Missel sont en majorité extraites de l’évangile selon Matthieu. Buglio est donc parvenu à traduire l’équivalent approximatif d’un évangile complet, et à traduire également une bonne partie des psaumes et des autres lectures du Bréviaire et du Missel. C’est ensuite à Jean Basset que revient l’honneur d’entreprendre la première traduction continue de l’ensemble du Nouveau Testament.

6.) La traduction de Basset et l’histoire de la Bible protestante en chinois

L’histoire des traductions bibliques protestantes en chinois est paradoxalement beaucoup plus liée à la traduction de Basset que celle des traductions catholiques. En 1801 (37), le manuscrit Sloane, conservé au British Museum, est exhumé par un certain William Moseley qui conçoit le projet de l’éditer. Le projet de Moseley est finalement abandonné, mais la découverte du manuscrit intéresse beaucoup un jeune étudiant de la London Missionary Society, Robert Morrison (1782-1834), qui, depuis 1805, est destiné à partir en Chine comme missionnaire. Durant l’année 1806, Morrison se rend régulièrement à la salle de lecture du British Museum en compagnie de son professeur de chinois Yong Sam-Tak. Ensemble, ils copient le manuscrit Sloane, et Morrison s’en sert comme outil pour progresser dans l’apprentissage du chinois. En janvier 1807, Morrison s’embarque pour la Chine. Une fois sur place, il entreprend rapidement la traduction de la Bible. Comme il le reconnaît dans ses mémoires (38), sa traduction utilise celle de Basset. La Bible complète de Morrison paraît en 1823 (39). Un autre traducteur protestant, Joshua Marshman (1768-1837), d’obédience baptiste, a fait paraître sa propre traduction l’année précédente. Cependant, la traduction de Marshman, qui utilise également le travail de Basset, n’est préférée à celle de Morrison que par les groupes d’obédience baptiste. La traduction de Morrison se diffuse beaucoup plus largement, et elle est promise à un grand avenir. Elle sert en effet de base à une nouvelle version élaborée en commun par un certain nombre de délégués appartenant à différentes obédiences protestantes, la version dite « des Délégués ». Cette Version des Délégués paraît en 1852 en deux éditions différentes, car les délégués n’ont pas réussi à s’entendre sur la traduction du mot Dieu. L’édition publiée par l’American Bible Society continue à utiliser le mot Shen, que Basset, Morrison et Marshman avaient tous utilisé, tandis que l’édition publiée par la British and Foreign Bible Society utilise le mot Shangdi (‘l’empereur d’en haut’). Une nouvelle version profondément retravaillée, rédigée en chinois moderne, paraît en 1919, toujours sous deux éditions différentes, l’une utilisant le mot Shen et l’autre le mot Shangdi. Cette version est appelée la « Version de l’Union », car elle représente le fruit de la mise en commun des efforts de plusieurs Eglises protestantes. L’année de la parution de la Version de l’Union en mandarin coïncide avec le mouvement étudiant du 4 mai 1919 qui marque un tournant majeur dans l’histoire de la Chine. Un grand nombre de jeunes intellectuels liés au mouvement du 4 mai s’efforcent de promouvoir la modernisation de la Chine par différents moyens, dont l’utilisation généralisée du chinois moderne dit aussi mandarin, ou guoyu. La parution de la Version de l’Union en version mandarin (40) survient à point nommé pour soutenir la promotion du mandarin. Sa grande valeur la fait s’imposer très vite par rapport aux versions précédentes. Sa popularité demeure vive jusqu’à aujourd’hui. Une édition de la Version de l’Union dotée d’une ponctuation moderne paraît en 1988, et une édition en caractères simplifiés en 1989.

Récemment, plusieurs autres traductions protestantes sont venues s’ajouter à la liste des traductions disponibles en chinois. Leur qualité est souvent remarquable, ce qui est un signe du dynamisme et de l’émulation animant les Eglises protestantes en Chine et aux Etats-Unis.

7.) La Bible catholique en Chine : histoire et perspectives œcuméniques

Du coté catholique, après Jean Basset dont le travail de traduction s’achève en 1707, quelques franciscains et jésuites se lancent à leur tour dans le travail de traduction de la Bible en chinois. Le franciscain Antonio Laghi (†1727) parvient à traduire (41) la Genèse et une partie de l’Exode. Cette traduction est reprise par son confrère Francesco Jovino (1677-1737), qui, après avoir été jusqu’à traduire le livre des Juges, demande l’opinion d’un confrère érudit ; Carlo Horatii. Horatii considère qu’il est trop tôt pour traduire la Bible en chinois et recommande fortement à son confrère de ne pas faire circuler sa traduction. Jovino se range à l’avis de Horatii, et son manuscrit est aujourd’hui perdu. Du coté jésuite, Louis de Poirot (1735-1813), qui a travaillé comme interprète à Pékin depuis son adolescence, traduit toute la Bible à l’exception de la majorité des livres prophétiques et du Cantique des cantiques, entre 1750 et 1800, dans une langue très proche du mandarin parlé. Rome loue le travail de Poirot en 1803, mais en interdit la publication. Le manuscrit original, initialement conservé à la bibliothèque de Beitang (‘l’église du Nord’), à Pékin, a été détruit en 1949, mais des copies ont pu être sauvegardées.

Tous ces travaux catholiques n’ont jamais été imprimés, et il faut attendre 1892-1893 pour que la première traduction biblique catholique soit imprimée en Chine. Il s’agit des quatre évangiles traduits par le P. Joseph Dejean (1834-1895), des Missions Etrangères, publiés par l’imprimerie des Missions Etrangères, dite imprimerie de Nazareth, située à Hongkong. Le jésuite Laurence Li Wenyu fait paraître en 1897 sa traduction du Nouveau Testament dans son entier. Ces deux traductions, rédigées en chinois classique, ont la réputation d’être élégantes sur le plan du style mais de se contenter d’une fidélité assez souple par rapport au texte de la Vulgate. Leur tirage demeure très faible en comparaison des tirages des bibles protestantes à la même époque. Cependant, le mouvement du coté catholique est enfin donné et d’autres traductions vont suivre. Notons, en particulier, la traduction du Nouveau Testament au complet réalisée par le jésuite Joseph Xiao en 1922, à Shanghai, laquelle connaît une large diffusion. Une révision de cette traduction effectuée à partir des manuscrits grecs, ce qui constitue une première pour l’Eglise Catholique en Chine, est publiée en 1948 (42). Une autre traduction digne d’un intérêt tout particulier est celle du laïc John Wu (1899-1986), lequel publie le Psautier en 1946 et le Nouveau Testament en 1949. Le Psautier de John Wu est rédigé dans un style analogue à celui de la poésie chinoise classique.

La première traduction catholique complète de la Bible en chinois est due à l’équipe de franciscains animée par le vénérable Gabriele Allegra (1907-1971). Cette traduction, entièrement réalisée à partir des textes anciens hébreux, araméens et grecs, se distingue par une fidélité scrupuleuse aux textes anciens, aussi bien du point de vue du contenu qu’au point de vue de la forme. Cette traduction paraît pour la première fois en un volume en 1968. Le texte n’en a pas été révisé depuis lors. Une révision de cette traduction est en projet pour ce qui concerne les livres du Nouveau Testament.

Outre la traduction franciscaine, deux autres traductions catholiques circulent actuellement en Chine. La première est une traduction effectuée à partir de la traduction de la « Bible des Communautés ». Cette Bible connaît un certain succès grâce à la modernité de sa présentation, et grâce à l’abondance de ses notes à orientation pastorale. L’autre traduction, qui se limite au Nouveau Testament et aux Psaumes, est issue du diocèse de Shanghai, qui est aussi le principal diocèse à l’utiliser. Elle a été réalisée à partir de la traduction de la Bible de Jérusalem.

En 1987, un groupe d’exégètes protestants et catholiques, réuni à Taiwan, est parvenu à se mettre d’accord sur les bases d’un projet de traduction œcuménique. Le but du projet n’était pas de remplacer les traductions déjà existantes, mais de fournir un texte pouvant être utilisé lors de rassemblements œcuméniques. Il était également espéré que ce texte pourrait intéresser des lecteurs non chrétiens. Un certain nombre de compromis étaient envisagés pour la désignation des personnages bibliques (notamment pour les noms de Pierre et Paul que les traductions protestantes et catholiques transcrivent malheureusement différemment aujourd’hui : les traductions catholiques s’appuient sur une translittération effectuée à partir du latin et les traductions protestantes sur une translittération faite à partir de l’anglais). Il était prévu également que le mot Dieu (Theos) serait traduit Shangdi (comme dans un grand nombre de traductions protestantes) et le Saint Esprit Shengshen (comme dans les traductions catholiques). Du coté catholique, le jésuite Marc Fang était publiquement favorable à l’utilisation du mot Shangdi pour traduire Dieu. Cependant, l’abandon du mot Tianzhu n’a pas été encouragé par les évêques catholiques de Taiwan, ce qui constitue l’une des raisons de l’abandon du projet (43).

La première tentative de traduction œcuménique entre protestants et catholiques a donc échoué, du moins provisoirement. Mais ceci ne saurait décourager ceux qui aspirent à davantage d’unité entre confessions chrétiennes séparées. Depuis le temps de la Querelle des rites, la langue chinoise a considérablement évolué, et le mot Shangdi n’a pas exactement les mêmes connotations aujourd’hui qu’autrefois. Même en supposant qu’il était véritablement justifié d’en proscrire l’usage à l’époque de la Querelle des rites, la question se pose aujourd’hui différemment. Force est de reconnaître que c’est le mot Shangdi qui est le plus utilisé aujourd’hui en Chine pour désigner Dieu, notamment dans les médias. Le désir de Marc Fang, jésuite, de pouvoir utiliser ce mot dans une traduction destinée à être utilisée par des catholiques n’était donc pas sans fondement. Dans un livre d’entretiens récemment paru (44), le jésuite et sinologue français Jean Lefeuvre procède à une analyse approfondie de l’origine historique du mot Shangdi et se prononce comme Marc Fang en faveur d’une appréciation positive de cette expression.

Indépendamment de tout projet œcuménique et de tout accord avec telle ou telle obédience protestante particulière, peut-être revient-il donc à l’Eglise catholique elle-même de chercher à mieux répondre à sa vocation d’être relative au tout, autrement dit en un sens de chercher à devenir toujours davantage catholique, en parvenant à servir elle-même de repère et de phare pour tous les courants chrétiens qui se développent aujourd’hui en Chine, plutôt que de fonctionner en parallèle de ceux-ci. Autrement dit, il revient peut-être à l’Eglise catholique de prendre elle-même de nouvelles initiatives pour que toutes les façons possibles et acceptables de désigner Dieu selon la langue chinoise puissent être accueillies et trouver leur place dans l’expression catholique du mystère divin, étant bien entendu que chaque expression, nécessairement limitée par nature, doit pouvoir être reliée aux autres expressions existantes sans prétendre les remplacer. L’Ancien Testament hébreu n’est pas avare d’expressions pour designer Dieu : YHWH, Elohim, El Elyon, El Shaddai, El Olam… Cette unité dans la diversité pourrait peut-être nous servir de leçon.

Pour ce qui est du Nouveau Testament, il était prévu dans le projet de traduction œcuménique commencé en 1987 de traduire systématiquement le mot Dieu (Theos) par Shangdi, ce qui aurait eu pour résultat l’abandon total du mot Tianzhu pour dire Dieu dans le Nouveau Testament. On peut comprendre les réserves des évêques de Taiwan, qui ont sans doute estimé que le prix d’une telle option était trop lourd à payer pour la communauté catholique et que celle-ci ne pouvait pas renoncer à l’héritage laissé par Matteo Ricci. Le chemin vers davantage d’œcuménisme consisterait donc peut-être, du coté catholique, à trouver le moyen de faire coexister le mot Tianzhu avec le mot Shangdi, voire éventuellement avec encore d’autres expressions telles que Shen, pour dire le mystère de Dieu dans le Nouveau Testament. Un survol rapide de l’évangile de Matthieu nous montre que le mot Theos y apparaît un peu plus de 40 fois. Dans environ