par Joseph Bierchane *
* L’auteur du texte ci-dessous vit à Hongkong depuis de nombreuses années. Familier des réalités de la Chine contemporaine, il se rend régulièrement sur le continent.
Le dictionnaire Robert donne de l’urbanisme la définition suivante : « Ensemble des arts et des techniques concourant à l’aménagement des espaces urbains en fonction de données démographiques, économiques, esthétiques en vue du bien-être humain et de la protection de l’environnement. » Visiblement ceux qui ont rédigé ce paragraphe n’ont pas pensé au facteur idéologique, qui, dans certains cas, influence énormément l’urbanisme. C’est le cas en Chine populaire. Il est intéressant de considérer qu’au fil des années, l’évolution de l’idéologie s’est accompagné d’une transformation de la place que tiennent les églises, au sens de bâtiments, dans le paysage chinois.
1) Les églises sont séparées de leur environnement
Quand, à partir de 1949, les communistes prennent le pouvoir dans les différentes régions de Chine continentale, de nombreuses églises catholiques et protestantes se dressent dans le paysage des villes aussi bien que dans celui des campagnes. Le nouveau gouvernement, qui a promis de respecter la liberté de religion, épargne les bâtiments réservés au culte, mais confisque les établissements scolaires, hôpitaux, cliniques et orphelinats construits à proximité. En effet, il a décrété que l’éducation de la jeunesse et la santé publique passaient sous sa responsabilité et que les différentes organisations religieuses ne devaient plus s’en occuper.
Dans certains cas, le partage est difficile à opérer car les différents bâtiments sont imbriqués les uns dans les autres et, par exemple, l’espace qui entoure l’église sert souvent de cour de récréation aux élèves de l’école adjacente. Une nouvelle répartition des propriétés est nécessaire. Presque toujours, l’arbitrage se fait en défaveur des chrétiens. Les nouveaux maîtres veulent limiter très strictement les activités religieuses à celles du culte et les reléguer dans un espace très restreint. Les églises sont séparées des écoles et hôpitaux qui les entouraient. Alors que ces derniers continuent de se développer, les lieux de culte restent stagnants. Les croyants se serrent les coudes mais évitent de se plaindre car ils savent que cela ne servirait à rien. Cette période, qui dure entre six et sept années, n’est que le prélude de nombreuses autres restrictions.
2) Les églises occupent désormais la dernière place
Durant la période suivante, les églises sont encore tolérées mais rétrogradent à la dernière place dans l’échelle de valeurs des dirigeants communistes et, par conséquence directe, également dans celle des urbanistes. Ils les isolent et les confinent dans le fond d’une cour. L’église de Jining (province du Shandong), par exemple, se retrouve au milieu d’un grand hôpital fermé au public. Parfois, au contraire, les urbanistes font en sorte que les églises soient assiégées de constructions diverses : hangars, usines, habitations précaires qui gênent leur accès et sont bruyants. Les chrétiens, qui habitaient souvent dans les environs, doivent déménager pour être remplacés par des non-croyants ou même des militants antireligieux. Ceux-ci cherchent à décourager les pratiquants d’aller à l’église. Par exemple, dans la cour de l’église Dongtang à Pékin, le dimanche matin, à l’heure de la messe, un marchand de charbon charge et décharge ses camions, obstruant le chemin qui mène à l’église et salissant l’environnement.
3) Eglises de l’ombre et du silence
Voici maintenant l’époque de la Révolution culturelle et des positions extrémiste des Gardes rouges. Ils prônent, entre autre, la lutte contre les « quatre vieilleries » (idéologie, culture, habitudes et coutumes). Toutes les églises sont fermées et désaffectées. Certaines deviennent des salles de réunion et de loisirs (cathédrale de Canton, église de Lianjiang, dans le Guangdong), des entrepôts (église de Beihai, au Guangxi), des usines (cathédrale de Xi’an, Shaanxi), garages et même de prison, ce qui est un comble pour une église (Guiyang ou encore Nantang à Pékin). Très vite, aucune des églises du pays ne peut plus être utilisée pour le culte. Beaucoup d’entre elles sont laissées à l’abandon et se détériorent rapidement. Certaines sont démolies par les Gardes rouges qui s’acharnent sur plusieurs d’entre elles, notamment dans le Shandong. Celles de Tai’an, de Qufu et de Sishui, par exemple, sont complètement rasées. L’Eglise de Chine devient celle des catacombes, une communauté dont les activités sont entièrement clandestines.
Une seule église reste cependant ouverte dans le pays, c’est Nantang, à Pékin. En effet, il s’agit de permettre aux diplomates étrangers de pouvoir aller à l’église pour les grandes fêtes de l’année.
4) Restauration des églises
Après la Révolution culturelle, les nouvelles priorités sont les « quatre modernisations » (agriculture, sciences et techniques, industrie, défense nationale) dans le cadre de la nouvelle politique d’ouverture. La Chine décide de s’ouvrir au monde et de se libéraliser. En conséquence, elle restaure une certaine liberté religieuse. Progressivement, les bâtiments des églises, la plus part du temps dans un piteux état, sont rendus aux communautés de croyants qui en font la demande. Ces dernières qui sont passés par de grandes épreuves ne se laissent pas décourager par l’ampleur du travail à accomplir (Photo N°1). Elles réparent les églises quand c’est encore possible ou les rebâtissent quand l’édifice menace de s’écrouler. En une dizaine d’années les églises reprennent vie et retrouvent une certaine légitimité dans le paysage chinois. En effet, la promesse du gouvernement de rembourser les dommages causés par la Révolution culturelle a été en grande partie honorée. Mais l’argent a été versé à l’Association patriotique, pour les catholiques, et au Mouvement des Trois Autonomies, pour les protestants. Ces organisations se sont employées à faire valoir les intérêts des différents diocèses et paroisses. Elles l’ont fait souvent avec beaucoup de sérieux mais cela leur a donné une importance sans précédent.
De nombreuses difficultés ont accompagné les travaux de remise en état des lieux de culte car, depuis longtemps, les Eglises n’avaient plus aucun droit dans la société. Dans de nombreux endroits, des pauvres gens avaient construit leurs baraques autour des églises ou même à l’intérieur de celles-ci. Ils ont dû être expulsés et relogés. Mais les subventions pour les dédommager tardaient à arriver et, du coup, les travaux de restauration traînaient ou étaient bloqués. A Chongqing (Sichuan), on a construit une route à grande circulation à proximité immédiate de l’église Saint-Joseph. Du coup, elle se retrouve presque ensevelie et devient difficile d’accès (Photo N°2). Plus récemment, pendant la construction du barrage des Trois-Gorges, de nombreuses églises ont été englouties sous les eaux et les compensations offertes au diocèse de Wanzhou ont été dérisoires.
Souvent les églises sont des bâtiments qui embarrassent les urbanistes car elles sont difficiles à cacher mais, en même temps, les dirigeants, qui restent des marxistes purs et durs, n’ont pas envie de les mettre en valeur. Pendant des années, un mur a empêché les Pékinois qui passaient à proximité d’apercevoir Dongtang, « l’église de l’est » de leur ville. Dans un environnement qui se modernisait et se renouvelait à grande vitesse, ces lieux de culte étaient les témoins d’un passé mal assumé, d’un problème politique qui n’avait pas encore pu trouver de solution satisfaisante. Mal entretenues et délabrées, elles faisaient figures d’abcès qui grevaient le paysage. Ce fut longtemps le cas de nombreuses cathédrales et églises anciennes.
5) Les églises face aux affairistes
Pendant la Révolution culturelle, la cathédrale de Nanning (Guangxi) a été détruite et, par la suite, sur cet emplacement a été bâti l’hôtel Yongjiang. Situé en plein centre-ville, le foncier vaut de l’or. L’Eglise a reçu en compensation un autre terrain, aussi grand mais beaucoup plus éloigné et d’une valeur bien moindre. En général dans les grandes villes, les terrains où sont bâties les églises sont l’objet de fortes convoitises car ils sont situés au cœur de la cité, à des endroits stratégiques et ont pris, au fil des ans, une valeur considérable. Or, les communautés concernées n’ont pas les moyens de se défendre contre les puissantes sociétés financières qui se développent très vite et qui, la corruption aidant, ont la sympathie des autorités locales. C’est ainsi qu’en 1999, une église protestante a été expulsée du centre de Xi’an, après une longue résistance de ses paroissiens (1), pour être rebâtie en lointaine banlieue. Un centre commercial se dresse maintenant sur l’ancien site.
Selon le nouveau mot d’ordre du gouvernement, il faut gagner un maximum d’argent en un minimum de temps. En conséquence, les urbanistes donnent priorité aux sociétés commerciales et aux entreprises susceptibles de dégager de gros bénéfices pour le développement économique de la région. Or, les églises occupent un espace qui est considéré comme perdu (voir, par exemple, le conflit de Tianjin (2)). On cherche à les exproprier pour les reléguer dans les grandes banlieues. C’est le cas, entre autre, de la nouvelle cathédrale de Heze (Shandong).
Dans de nombreuses villes nouvelles, il n’y a pas d’église alors que des communautés importantes de croyants existent. Celles-ci ne tardent pas à réclamer des lieux de culte. Dans ces cas, il ne s’agit plus de réparer ou de reconstruire une église mais d’en ériger une nouvelle, là où il n’a jamais existé une telle tradition. Les autorités communistes, soucieuses de contenir l’expansion des religions, sont très réticentes. Mais les croyants insistent et font intervenir certains de leurs membres, bien placés dans l’administration. Bref, des communautés entières se mobilisent pour récolter des fonds nécessaires et pour obtenir du gouvernement la permission de bâtir un nouveau lieu de culte. Finalement, la foi à déplacer les montagnes des demandeurs obtient gain de cause et de nouvelles églises sortent de terre. Leur architecture est souvent très classique ou même médiocre, car les compétences et l’expérience de ceux qui les conçoivent sont limitées. C’est le cas, entre autre, de l’église de Longbao (Sichuan) construite en 1997 (Photo N°3). Elle ressemble moins à un lieu de culte qu’à un centre de loisir. En revanche, l’église, nouvellement construite, de Shenzhen s’intègre bien dans son quartier. De plus, ses lignes sont modernes et élégantes et les bâtiments fonctionnels.
Toutes ces nouvelles constructions ont nécessité de très importantes sommes d’argent. Les croyants qui vivaient sur place n’ayant pas les moyens de faire face, il a fallu faire appel à la générosité des Chinois d’outremer et des Eglises d’Occident. Cet argent excite bien des convoitises : les cadres locaux estiment qu’ils ont découvert une source intarissable de revenus. A une époque où la corruption est généralisée, bien des fonctionnaires ont l’intention de profiter de la « vache à lait » que paraissent être les Eglises protestantes et catholiques de l’étranger. Le mémorial à saint François-Xavier, sur l’île de Shangchuan (Guangdong), en est un bon exemple. L’église a été reconstruite en 1996, avec de l’argent venu de l’étranger, pour accueillir les pèlerinages. Or, il n’y a que très peu de catholiques sur l’île et pas de prêtre. Les pèlerins qui viennent ne s’y bousculent pas mais les cadres locaux pensent qu’elle pourrait devenir un site touristique prospère (3).
6) La folie des grandeurs
Depuis plusieurs années, les données de la politique de Pékin en matière de religion ont changé. Du coup, l’urbanisme a encore beaucoup évolué si l’on considère le traitement dont les églises sont l’objet.
1.) La Chine a pris conscience de la richesse de son histoire et de son passé même récent. Elle ne le nie ni ne le rejette plus mais essaie de l’intégrer dans la vie présente. Finie l’époque où il fallait être moderne à tout prix et rejeter les « vieilleries » ; le confucianisme est remis en valeur. De plus, l’importance que constituent certains monuments historiques est désormais reconnue. Or, il y a, parmi ces derniers, de nombreux lieux de culte. Leur style, souvent pseudo-gothique, ne rebute pas les autorités. Elles ont décidé de les restaurer et de les entretenir.
2.) Le tourisme se développe rapidement dans tout le pays. Grâce à l’élévation du niveau de vie et aux congés plus nombreux, bon nombre de Chinois prennent goût aux voyages. Quant aux étrangers, ils continuent de déferler, surtout dans les endroits qui présentent un intérêt culturel. Tous ces touristes dépensent beaucoup d’argent là où ils passent. Il s’agit donc de les attirer et de bien les soigner pour qu’ils reviennent. Dans ce but, les villes cherchent à mettre en valeur leurs monuments et diverses particularités. Elles décident alors de donner une réelle visibilité aux édifices du culte chrétien qui enjolivent le paysage et, qui plus est, sont susceptibles de convaincre les sceptiques que la liberté de religion a désormais bel et bien progressé dans le pays.
3.) L’économie chinoise s’est maintenant nettement améliorée durant ces dernières années. De grands projets tels que le barrage des Trois Gorges, les Jeux olympiques, le programme spatial, sont en cours de réalisation ou même terminés. Les autorités considèrent que la Chine est désormais une grande puissance et que tout ce qui se construit doit être le reflet de sa grandeur. Les conséquences de cette nouvelle situation sont diverses. De nombreuses villes ont décidé de mettre en valeur leur cathédrale et les vieilles églises : Pékin, Canton, Xi’an, Jinan, Qingdao, Ningbo, Nankin, Harbin, etc. On nettoie les vieilles pierres, aménage un espace fleuri autour des bâtiments et les illumine le soir. A Jinan (Shandong), la place de la cathédrale du Sacré-Cœur (Hongjialou) à Jinan est envahie dès la tombée de la nuit par une foule qui vient se divertir, danser et regarder des spectacles de rue (Photo N°4). C’est la fête à longueur d’année ! De nombreux badauds viennent admirer Dongtang, « l’église de l’est » de Pékin, et lire l’affichage paroissial. Malheureusement, l’édifice reste fermé toute la semaine. Désormais, pour les Chinois de ces villes, les Eglises existent à leurs yeux car ils ont l’occasion d’admirer les magnifiques bâtiments où les chrétiens se réunissent.
Autre conséquence de ce nouvel état de fait : le gouvernement accorde plus facilement des permis pour construire de nouveaux lieux de culte. Cependant, il y met des conditions : il faut que les bâtiments soient beaux et grandioses, qu’ils soient l’occasion de montrer ce que l’architecture chinoise est capable de faire. Tout projet qui ne dépasse pas 50 millions de renminbi (plus de 5 millions d’euros) n’a aucune chance d’être approuvé (Photo N°5). Et quand le prêtre ou le pasteur objecte qu’il y a encore peu de chrétiens, on le convainc en flattant son orgueil et en lui expliquant que, vu le développement de la région, il faut voir loin et anticiper l’époque où de nombreux paysans viendront habiter dans son voisinage. Si besoin est, on fait jouer la concurrence entre catholiques et protestants pour exciter les passions. Le seul ennui est que les clercs responsables de ces projets n’ont pas d’argent. On leur recommande alors d’en chercher à l’étranger : la « vache à lait » (les chrétiens occidentaux) finira par payer la facture. Ainsi, la seconde église qui est construite à Ningbo, « la cathédrale de l’Assomption », est imposante (alors qu’il y avait déjà une cathédrale, ancienne et très belle). Elle comprend une énorme église, des salles de réunion, des logements ; de plus, des magasins qui font partie de l’ensemble sont loués à des commerçants. Cela permet d’améliorer les revenus du diocèse pour construire d’autres églises du même calibre ! Le diocèse de Heze (Shandong), qui s’était lancé, lui aussi, dans une construction gigantesque, a été obligé d’arrêter les travaux car il était à court d’argent. La cathédrale reste inachevée et, donc inutilisable, depuis plusieurs années (Photo N°6). Renseignements pris, une simple salle pouvant accueillir une centaine de personnes aurait suffi.
7) Conclusion
En ville, la rénovation dans les quartiers des anciennes églises ainsi que leur mise en valeur profite aux Eglises et leur donne une véritable visibilité. Les sociétés missionnaires sont ravies de constater que les lieux de culte qu’elles avaient bâtis au XIXe siècle ont retrouvé une nouvelle jeunesse.
En revanche, en ce qui concerne les nouvelles églises, le bilan est plus controversé. Les autorités locales considèrent les Eglises comme de riches entreprises qui doivent suivre le rythme du développement de l’ensemble du pays, contribuer à l’enrichissement national et à l’embellissement du paysage. Les clercs concernés ne résistent pas toujours à la tentation d’entrer dans le monde des affaires pour bâtir d’énormes ensembles paroissiaux. Cela leur donne de l’importance en les mettant à la tête d’un projet démesuré et les console de résultats pastoraux parfois décevants.
Jamais les besoins des communautés ou les désirs des pasteurs ne sont pris en compte. Et, pour ne rien arranger, les églises des campagnes qui ne présentent ni enjeux financiers, ni beauté architecturale sont, elles, délaissées alors que leurs communautés peuvent être très vivantes (Photos N°7) et que la majorité des catholiques chinois vit dans des zones rurales.
Grâce à leur rôle d’intermédiaire dans tous ces projets d’Eglise, l’Association patriotique des catholiques chinois et le Mouvement des Trois Autonomies (pour les protestants) ont réussi à se mettre en valeur et à retrouver une certaine légitimité. Elles ont facilité le dialogue entre le gouvernement et les diocèses et paroisses. Impossible de se lancer dans des travaux d’importance sans l’appui de ces associations, qui, sont aux ordres du Bureau des Affaires religieuses.
Le diocèse de Wenzhou l’a appris à ses dépends. L’église qui y avait été construite sans autorisation a été confisquée sitôt les travaux terminés et n’a pu être mise en service que plusieurs années plus tard, quand un accord a pu être trouvé entre la communauté paroissiale et les autorités locales. Mais travailler avec les membres de ces associations présente également des risques. L’évêque de Zhouzhi (Shaanxi), Mgr Yang Guangyan, décédé depuis, a vu une partie de ses prêtres et de ses fidèles lui tourner le dos parce qu’il avait établi des relations trop amicales avec des membres du gouvernement et de l’Association patriotique. Il faut dire que ceux-ci le tenaient parce qu’ils avaient compris qu’il avait des rêves de grandeur. Il voulait construire une immense cathédrale, disproportionnée par rapport aux besoins pastoraux. Résultat, il a réussi la construction mais a perdu la confiance d’une partie de son troupeau.