Il n’en a rien été. Au contraire, afin de s’assurer leur succès immédiat, les dirigeants chinois ont durci leur politique pourtant déjà très autoritaire et augmenté leur contrôle sur l’ensemble du pays. Et la réussite ostensible de l’organisation de cette fête du sport n’est pas de nature à inciter le gouvernement à changer quoi que ce soit dans sa façon de faire. Nul doute n’est possible aujourd’hui : les dirigeants chinois avaient choisi une attitude dure et ils entendent la poursuivre. Celle-ci a pour nom l’intransigeance.
Voici quelques exemples permettant d’étayer cette affirmation. Les autorités chinoises avaient annoncé le 23 juillet 2008 que, durant les Jeux olympiques, les manifestations contre le gouvernement seraient permises dans trois parcs de Pékin, à condition, toutefois, d’en obtenir au préalable l’autorisation. (Remarquons au passage l’extrême prudence de ces mesures). Le 3 août suivant, le directeur de la sécurité du Bocog (Comité d’organisation des Jeux olympiques), Liu Shaowu, déclarait : « A partir du moment où la manifestation a été approuvée, la police chinoise protégera les droits des manifestants conformément à la loi. » Quelle générosité ! Or plus de 70 demandes de manifestation ont été déposées mais aucune n’a reçu le feu vert des autorités (1). Pire, deux Chinoises septuagénaires, Wu Dianyuan et Wang Xiuying, ont demandé à cinq reprises la permission de manifester dans l’une des trois zones permises. Les vieilles dames ont été interrogées une dizaine d’heures et condamnées chacune à une peine de « rééducation par le travail » (2). Vu leur grand âge, elles n’ont pas été envoyées dans un camp d’internement mais nul doute que les autorités voulaient frapper un grand coup pour décourager définitivement toute velléité de manifestation.
Autre exemple, plus dramatique, celui-là. Le 10 mars 2008, quatre mois avant l’ouverture des Jeux olympiques et jour du 49ème anniversaire du soulèvement tibétain de 1959, des manifestations pacifiques de moines bouddhistes ont lieu à Lhassa, capitale de la Région autonome du Tibet. Le 14 mars, les protestations ont dégénéré en violentes émeutes dirigées contre les habitants non tibétains et leurs biens. Les forces de l’ordre se sont repliées devant l’assaut des émeutiers, dont des moines, et n’ont repris le contrôle total de la ville que le lendemain, procédant alors à de nombreuses arrestations. Selon les autorités de la province, le bilan humain et matériel fût lourd : 19 morts, victimes des émeutiers, et un millier de commerces et bâtiments publics détruits. Selon le gouvernement tibétain en exil, au moins 80 Tibétains seraient morts, victimes de la répression chinoise.
Ces événements ont soulevé beaucoup d’émotion dans le monde. Plusieurs chefs d’Etat ont exigé que Pékin entame une nouvelle série de discussions avec le dalaï lama. Un peu plus tard, sur le parcours de la flamme olympique flottaient de nombreux drapeaux tibétains, véritables pied-de-nez faits au régime de Pékin. Celui-ci s’est senti alors obligé de faire un geste. Il a accepté de rencontrer les représentants du dalai lama.
Beaucoup ont soupçonné Pékin d’avoir fait cette offre de dialogue uniquement pour des raisons tactiques, pour gagner du temps, stopper la vague de critiques mondiale contre son comportement au Tibet et pour pouvoir mener à bien les Jeux olympiques. De façon à signifier aux dirigeants occidentaux : « Regardez, nous négocions, nous avons tenu compte de vos remarques ! »
Malheureusement, ces craintes se sont concrétisées. Les différents contacts avec Pékin n’ont rien donné. Lodi Gyari, représentant du dalaï lama qui a participé aux discussions avec des responsables chinois, déclarait à l’issue d’une rencontre : « Mon collègue et moi-même avons dit à nos homologues chinois que, sincèrement, nous avions l’impression que toute la tactique du gouvernement chinois consistait à gagner du temps à nos dépens » (3).
Pourtant, juste avant le commencement des Jeux olympiques, plusieurs chefs d’Etat occidentaux ont déclaré qu’ils étaient satisfaits de la reprise du dialogue entre Pékin et les Tibétains et ont décidé de participer à la cérémonie d’ouverture des Jeux, le 8 août 2008. On a du mal à croire qu’ils estimaient sincèrement que ces pourparlers pouvaient déboucher sur quelque chose de positif, que ces contacts pouvaient, comme par enchantement, faire oublier presque cinquante années de blocage total entre les antagonistes.
La sœur du dalaï lama, d’ailleurs, a fait part à la presse de son écœurement : « Pour nous, c’est vraiment très décevant, car cela montre que les affaires financières et commerciales ont plus d’importance que les valeurs humaines. Or, pour les Tibétains, les valeurs humaines viennent toujours en premier et nous trouvons cela vraiment très triste » (4). Le traducteur français du dalaï lama, Matthieu Ricard, de son côté, déclarait : « Il faut faire comprendre à la Chine que c’est dans son intérêt, dans son souci de stabilité et d’unité, de répondre aux aspirations légitimes des Tibétains (…). Ceux-ci ne demandent pas grand-chose : ils ne mènent pas un combat séparatiste mais veulent simplement vivre selon leurs traditions, en pratiquant leur langue et leur religion » (5).
Face à l’intransigeance de Pékin et à ses différentes manœuvres diplomatiques pour désamorcer et, finalement, neutraliser l’agressivité des défenseurs des droits de l’homme, c’est la consternation qui domine parmi ces derniers. Il y a dans l’ancien Empire du Milieu un énorme déficit de communication. Celle-ci fonctionne bien de haut en bas : le gouvernement a mille façons d’informer ses citoyens de ses décisions, de les leur expliquer et de les faire mettre en application. Mais ces derniers n’ont aucun moyen de s’exprimer, de s’organiser pour faire remonter leurs revendications et aspirations. Le gouvernement chinois souffre de surdité et d’aveuglement et il n’a aucune intention de soigner ses maux.
Les propos de Matthieu Ricard cités plus haut sont pertinents : l’intérêt de la Chine est de s’efforcer de répondre aux demandes légitimes des différentes couches de la population. Or, celle-ci n’a pas d’autre moyen, pour se faire entendre, que d’envenimer la situation, de mener la politique du pire. Celle-ci, inutile de le dire, ne va pas dans le sens d’une société harmonieuse, ni ne favorise le progrès économiques.
L’attitude du gouvernement chinois envers l’Eglise catholique est également révélatrice. Depuis presque trente ans, cette dernière essaie de renouer des liens avec Pékin, multipliant les gestes de bonne volonté : abaissant au maximum le niveau de la représentation diplomatique du Vatican à Taiwan, ne nommant plus d’évêques au service des communautés souterraines, s’engageant, chaque fois que c’est possible, dans des projets de développement des régions défavorisées ou d’aide aux plus faibles. Or, la réponse de Pékin à de tels appels du pied a toujours été décevante, des déclarations ne contenant que des formules toutes faites, genre ‘langue de bois’ : « Le Vatican doit rompre ses soi-disant ‘‘relations diplomatiques’’ avec Taiwan et se garder de toute ingérence dans les affaires intérieures de la Chine sous prétexte de religion. » C’est une fin de non-recevoir !
Les Jeux olympiques allaient-ils être le début d’une embellie dans les relations Pékin-Vatican ? La Chine a effectivement envoyé, avant le 8 août 2008, des signes encourageants aux chrétiens chinois : impression de 50 000 bibles, disponibles gratuitement dans les lieux de culte et infrastructures sportives ; aucune nomination d’évêques illégitimes depuis celles de 2006 ; réactions officielles très modérées après la publication de la lettre du pape aux catholiques chinois ; permission aux catholiques étrangers d’utiliser les églises de Pékin pendant le temps des épreuves sportives ; arrestations de prêtres et de religieuses catholiques en nette diminution par rapport au passé, etc. De son côté le Saint-Père avait fait l’éloge des Jeux olympiques, le 4 août 2008, et s’était abstenu de recevoir le dalaï lama. De plus, des catholiques chinois de tout le pays, y compris Hongkong et Macao, ont apporté aux victimes du tremblement de terre du Sichuan une aide efficace et fraternelle.
Mgr John Tong, évêque coadjuteur de Hongkong, à l’invitation de Pékin, a participé à la cérémonie d’ouverture du 8 août 2008. A son retour, lui, pourtant habituellement si réservé, a fait des déclarations plutôt amères. Il a fait remarqué que c’était embarrassant pour lui de venir seul à la fête alors que l’évêque en titre de Hongkong, le cardinal Zen Ze-Kiun, n’avait pas été invité. Il faut dire que ce dernier n’hésite pas à critiquer Pékin quand les droits de l’homme sont bafoués. Mgr Tong a également cité une longue liste de responsables catholiques qui sont soit en prison, soit harcelés par le gouvernement : « Ils souffrent parce qu’ils veulent rester fidèles au Saint-Père ! » L’évêque a également souhaité que la Chine, qui a fait un effort gigantesque pour assainir l’air de la capitale, fasse un effort comparable pour comprendre l’importance d’une plus grande liberté religieuse et sociale. Il a aussi déploré que le gouvernement ait imposé des telles restrictions au pèlerinage marial au sanctuaire de Sheshan, le 24 mai dernier. Seuls les catholiques du district ont pu s’y rendre. Or, ce jour avait été désigné par Benoît XVI comme jour de prière pour l’Eglise de Chine (6). Mgr Tong s’est finalement plaint qu’on l’ait empêché, quand il était à Pékin, de rencontrer son frère dans l’épiscopat, Mgr Li Shan, pourtant reconnu par le Bureau des Affaires religieuses et l’Association patriotique (7).
De plus, l’Eglise catholique a eu la mauvaise surprise d’apprendre l’arrestation de Mgr Jia Zhiguo, évêque dans le Hebei, le 24 août, jour de clôture des Jeux olympiques de Pékin. Il s’agissait au moins de sa douzième interpellation depuis janvier 2004. Ce prélat, engagé dans la défense des handicapés, pourrait avoir été arrêté pour l’empêcher de s’exprimer alors que devaient s’ouvrir à Pékin les Jeux paralympiques.
Une fois de plus, le gouvernement chinois s’est enfermé dans la rigidité et l’intolérance, refusant le dialogue. Combien de temps pourra-t-il s’obstiner sur cette voie sans issue ? Il est des carcans qui paralysent le dialogue. Le conformisme, les contraintes excessives, la répression, les menaces, le chantage, la calomnie, la corruption, les procès d’intention (réels pour toutes les religions), etc., tout cela génère des situations bloquées qui engendrent frustration et mécontentement dans la société. Or, quand ceux-ci deviennent incontrôlables, ceux qui se considèrent victimes d’injustices ont recours à la violence. Et c’est le début d’un cercle vicieux qui peut mener aux pires dérives.
Nombreux sont maintenant les Chinois éduqués, notamment parmi les classes moyennes, qui aspirent à plus de liberté et voudraient avoir leur mot à dire dans la marche du pays. Les Chinois qui vivent à l’étranger, eux, sont dans l’embarras quand ils constatent que leur pays est si souvent montré du doigt dans le monde entier quand on parle de respect de la personne, de peine de mort arbitraire ou de corruption des autorités (8).
Pour sortir de son intransigeance actuelle, la Chine doit s’engager davantage encore sur la route de l’ouverture et du dialogue. C’est un long chemin à parcourir, chaotique et accidenté. Il doit partir de la situation actuelle, la dictature, pour mener à un régime plus démocratique et plus ouvert. Une célèbre citation du Lunyu (Les entretiens de Confucius) (9) suggère que le dialogue est toujours bénéfique à ceux qui s’y engagent. Le Maître dit : « Si je voyageais avec deux compagnons, tous deux me serviraient de maîtres. J’examinerais ce que le premier a de bon et je l’imiterais ; les défauts que je reconnaîtrais en l’autre, je tâcherais de les corriger en moi-même. »