Eglises d'Asie

Supplément EDA 6/2009 : La Malaisie à la croisée des chemins

Publié le 07/10/2011




 Forte de 26 millions d’habitants, la Malaisie est peuplée de représentants de plusieurs des grandes cultures asiatiques, en particulier la malaise, l’indienne et la chinoise ; de ce fait même, elle est porteuse d’héritages musulmans, hindous, bouddhistes, taoïstes et chrétiens. Sur un plan géographique, la Malaisie relève à la fois du continent asiatique, dont elle représente l’ultime projection tropicale, et du monde indonésien, par sa composante insulaire avec une partie de Bornéo.

 Sur un plan politique, au sein du Sud-Est asiatique, la Fédération de Malaisie forme l’un des Etats les plus récemment constitués, issu toutefois d’une longue histoire où le rôle du colonisateur britannique s’est révélé déterminant. Forte d’une stabilité politique exceptionnelle que, dans la région, seule la République de Singapour surpasse, la Malaisie a connu, ces dernières décennies, une croissance économique quasi sans faille, malgré les crises financières, notamment celles de 1997 et surmontée avec beaucoup d’autonomie, sous la houlette de son Premier ministre d’alors Mahathir Mohamad.

Aujourd’hui, ce pays semble toutefois à la croisée des chemins. Multiethnique et plurireligieux, il est observé par nombre de ses voisins. La politique de discrimination positive en faveur des Malais, musulmans, dominant politiquement mais non économiquement, a rempli son objectif mais créé de nouveaux déséquilibres. Démocratie parlementaire, la Malaisie connaît un système où le marchandage politique, en particulier entre les communautés – entre les « races » ainsi que cela est exprimé dans le pays –, tient lieu de ciment. Depuis la fin du long « règne » du Premier ministre Mahathir (1981-2003), la coalition au pouvoir et le parti qui l’emmène, l’UMNO, se cherche un nouveau souffle et c’est un ancien dauphin de Mahathir, passé dans l’opposition, Anwar Ibrahim, qui fédère les aspirations au changement. Parmi les enjeux, figure la place à donner aux revendications des islamistes, jusqu’ici habilement maîtrisées. Pour les trois principales communautés de la Fédération, la malaise, la chinoise et l’indienne, ce sont les bases de leur cohabitation présente et future qui sont en cours de redéfinition.

 

Sclérose et changement : réflexions sur une gestion

par Jean-Claude Pomonti *

* Membre de la rédaction du Monde de 1968 à 2005, Jean-Claude Pomonti en a été le correspondant en Asie du Sud-Est à deux reprises (1968-1974 et 1991-2005). Prix Albert-Londres (1973), il est également l’auteur de plusieurs ouvrages, dont les plus récents sont Un Vietnamien bien tranquille (Equateurs, 2006) et Aceh, l’Histoire inachevée (Aux Lieux d’être, 2005).

 

A l’avant-veille de la retraite, Low Siew Moi a obtenu la consécration : prendre la tête de la Selangor State Development Corporation (SSDC), une firme publique créée en 1967. Au bout de 35 ans de maison, passés à gravir les échelons, cette Chinoise, âgée de 57 ans, en était devenue le directeur adjoint. Une vacance s’est présentée et le chief minister de l’Etat fédéré de Selangor, Khalid Ibrahim, lui a confié pour un an la direction de la firme, le temps de trouver un autre patron.

Cette nomination, annoncée le 27 octobre 2008, a aussitôt provoqué une controverse. Comme des dizaines d’autres entreprises publiques, la SSDC a pour raison d’être la promotion des Malais. Des cadres supérieurs malais de l’entreprise se sont indignés. Plusieurs ONG ont protesté et réclamé l’intervention du sultan de l’Etat. L’UMNO, au pouvoir depuis l’indépendance, s’est inquiétée : aucun Malais n’aurait-il les compétences requises pour occuper ces fonctions ? Le PAS, parti islamiste et membre de l’opposition, a également manifesté sa mauvaise humeur. « Low Siew Moi possède les compétences et l’expertise ; elle est malaisienne », a rétorqué Khalid, en affirmant qu’il ne reviendrait pas sur sa décision.

Loin d’être marginale, la polémique est au cœur du débat politique qui secoue la Malaisie depuis le sérieux recul subi, aux élections du 8 mars 2008, par le Barisan Nasional (BN), coalition au pouvoir depuis l’indépendance et dominée par l’UMNO, sigle anglophone de l’Organisation nationale des Malais unis (United Malays National Organisation), formation à consonante ethnique et dont l’électorat se recrute exclusivement parmi les Malais, – automatiquement des musulmans, ce qui n’arrange rien –, et qui forment 60 % des quelque 27 millions de Malaisiens (les autres ethnies importantes sont les Chinois, 25 %, et les Indiens, 8 %).

Nébuleuse, aujourd’hui, de douze petites formations coagulées autour de leur phare – l’UMNO –, le Barisan Nasional a perdu le 8 mars la majorité des deux tiers nécessaire à l’amendement de la Constitution. Surtout, il fait face à une opposition substantielle (82 députés sur 222) et dirigée, depuis une élection partielle tenue le 26 août à Penang, par un revenant charismatique, Anwar Ibrahim. Bref, de chambre d’enregistrement, le Parlement est devenu un centre de débats, parfois houleux. Regroupés au sein d’une alliance, le Pakatan Rakyat (PR), trois partis d’opposition fort dissemblables – le PKR multiethnique d’Anwar Ibrahim, le Democratic Action Party (DAP) d’obédience chinoise et le PAS islamiste –, mènent la vie dure au BN, qui en avait perdu l’habitude. Au passage, après ce scrutin au sein d’une fédération formée de treize Etats et deux territoires fédéraux, cinq Etats fédérés se sont retrouvés sous le contrôle du PR, dont celui du Selangor.

Khalid Ibrahim, le chief minister de cet Etat fédéré, appartient donc à l’opposition. Depuis sa nomination en mars, il a fait le ménage dans une douzaine d’entreprises publiques locales, mettant le laisser-aller et la corruption sur le compte de l’UMNO, le précédent gérant. L’UMNO paie ainsi l’usure du pouvoir ou, si l’on préfère, les mauvaises habitudes qui se répandent au fil des décennies quand les contre-pouvoirs sont progressivement affaiblis, à en devenir inexistants. La réaction du PAS est également révélatrice : dans le cas de figure de la SSDC, la solidarité malaise et musulmane semble l’avoir emporté, dans les rangs des islamistes, sur la volonté affichée par le PR d’imposer une dose de méritocratie.

Les effets d’un marché

Cette affaire nous ramène au moins une dizaine d’années en arrière, quand la Malaisie a dû affronter la crise financière qui s’est amorcée chez le voisin thaïlandais en juillet 1997, avant de se propager à toute la région. A l’époque, le Dr Mahathir Mohamad était au pouvoir depuis 1981 et en tenait fermement les rênes après avoir surmonté, de justesse, une cabale au sein de l’UMNO et avoir mis au pas la justice et la royauté (le trône étant occupé, de façon tournante, par les neufs sultanats de la Fédération). Que faire ? Appeler à la rescousse le FMI, à l’image de la Corée du Sud, de la Thaïlande et de l’Indonésie ? Ou tenter de s’en tirer par ses propres moyens ?

Après quelques maladresses et, surtout, un intervalle d’indécision long de quatorze mois, le « Dr M. », ainsi qu’il est connu en Malaisie, a fait son choix en septembre 1998. Un choix, comme on va le voir, en l’occurrence très politique. Refusant l’aide du FMI, il a décrété le contrôle des capitaux et lié le ringgit au dollar, pour en stopper la dépréciation, tout en renflouant, avec l’aide de financiers arabes, les affaires de ceux dont il avait fait la fortune, les cronies de son entourage. Neuf milliards de dollars ont ainsi été engagés, permettant à l’économie de continuer de fonctionner. Sur le moment, cette ligne a été très critiquée, surtout à l’étranger, d’autant qu’elle s’est accompagnée d’une brutale répression de tout ce qui pouvait lui faire de l’ombre. Alors son successeur désigné et l’étoile d’une nouvelle génération de dirigeants asiatiques, Anwar Ibrahim a été limogé de ses fonctions de Vice-Premier ministre, vilipendé, battu et condamné à la prison pour corruption et sodomie. Il ne retrouvera la liberté que six ans plus tard, une fois le Dr M. à la retraite et sans pour autant être blanchi de l’accusation de corruption.

Les choix économiques de Mahathir ont fait l’objet de commentaires beaucoup moins sévères à l’usage. « La Malaisie a fait un plongeon moins accentué que celui de ses voisins et a refait surface plus vite », a admis, dès 2003, Paul Krugman, récent Prix Nobel d’économie. « Sa stratégie économique était la bonne », a-t-il ajouté. De nos jours, le Dr M. a beau jeu de constater que le plan de renflouement d’Henry Paulson, secrétaire américain au Trésor, représente une recette identique à celle qu’il a lui-même appliquée en 1998. Mais, avant tout, Mahathir a sauvé son administration alors que le gouvernement thaïlandais a été balayé et que la crise a mis fin aux trente-deux ans de règne de Suharto au cours de violences qui ont fait des milliers de victimes. Les potions amères du FMI, si elles avaient été acceptées, auraient démantelé le système de gouvernement que le Dr M. avait mis en place pour maintenir un délicat équilibre entre les composantes raciales de la fédération. Il a fait à la fois preuve de cynisme et de pragmatisme.

L’Occident et « les juifs qui gouvernent la planète par procuration » sont les cibles du Dr M., y compris depuis qu’il s’est retiré du pouvoir en 2003. Ce dernier n’hésite pas non plus à afficher son amitié pour un personnage aussi peu recommandable que le président zimbabwéen Robert Mugabe. En 1997-98, la Malaisie a été victime d’une « conspiration juive » et George Soros traité publiquement de « crétin ». Le Dr M. s’en tient à ces propos fort peu anodins. Sa cible prioritaire n’est pas, toutefois, l’Occident ou les juifs mais l’opinion malaise musulmane majoritaire. Pendant ses vingt-deux années passées à la tête du gouvernement, il a ainsi tenu à distance les islamistes, tenté de réveiller la fierté des « bumiputri » (ou ‘fils du sol’), et surtout entretenu l’équilibre qu’il souhaitait entre Malais et Chinois. Pour faire tourner l’économie, il a eu besoin des Chinois, de leurs richesses, de leur esprit d’entreprise. Mais leur présence devait figurer en deuxième ligne, laissant aux Malais le devant de la scène. Dans le système de gestion du Dr M., le Chinois, si influent soit-il, devait être le numéro deux, au risque fréquent d’une injustice, comme celle dont Low Siew Moi est la victime. Le Dr M. n’a jamais hésité à admonester les Malais, leur reprochant leur paresse, leur manque d’ambition. Mais il l’a fait sans jamais remettre en cause leur prééminence et leurs privilèges.

En 1998, si la négociation d’un soutien du FMI s’était ouverte avec Kuala Lumpur, la première mesure qu’aurait exigée le Fonds monétaire aurait été l’amorce du démantèlement de la Nouvelle politique économique (NPE), mise en place en 1971, et de son succédané, la Politique de développement national (PDN), amorcée en 1990. Ces deux programmes consécutifs ont eu pour objectif d’aider les « bumiputri » – essentiellement, la majorité malaise – à rattraper leur retard par rapport aux autres composantes de la population, en particulier les Chinois. La NPE/PDN n’a fait que renforcer la rigidité de représentations qui suivent des frontières ethniques et religieuses. Près de neuf fonctionnaires sur dix sont des Malais. Ces derniers bénéficient, par exemple, de quotas dans les universités, de remises (de 5 % à 10 %) sur la construction individuelle, d’une part (30 %) de toute société nouvellement introduite en bourse, de priorités concernant les contrats avec l’Etat. L’idée était, en 1971, de forcer une redistribution des richesses.

La Malaisie a été fondée sur ce que ses habitants qualifient de « contrat social » : la nationalité accordée aux Chinois et aux Indiens qui y ont émigré à l’époque coloniale britannique, en échange de garanties données aux « fils du sol ». C’est ainsi que l’UMNO est devenu un parti dominant, dès la date de l’indépendance. Quand le Barisan Nasional (à l’époque une « Alliance ») a perdu, pour la première fois, sa majorité des deux tiers au Parlement, le résultat du scrutin a débouché sur des affrontements raciaux le 13 mai 1969. Les opposants ont célébré bruyamment ce relatif succès, enrageant de nombreux Malais. C’est d’ailleurs pour éviter une répétition de ces violences que, après le scrutin du 8 mars 2008, l’opposition ressuscitée a fait circuler sur Internet et par SMS, à des millions d’exemplaires, un appel à ne pas manifester. « Restez calmes. Pas de défilé de la victoire. Ne donnez à personne une raison de déclarer l’état d’urgence. Restez calmes. Restez tranquilles. Restez chez vous », tel en a été le contenu.

Il est révélateur que la peur ait été si sensible dans les jours qui ont suivi le revers électoral subi en 2008 par le BN, à près de trente ans de distance. En 1969, un lointain prédécesseur de Khalid Ibrahim dans les fonctions de chief minister de l’Etat du Selangor, Harun Idris (1964-1976), avait réuni des partisans malais chez lui au lendemain des élections. Il les avait harangués : il fallait « donner une leçon aux Chinois » qui célébraient le succès électoral relatif d’une opposition dont ils formaient alors, et de loin, la principale composante. Des Malais étaient armés de leurs kriss et d’autres, dit-on, de machettes. Harun Idris, qui devait être plus tard exclu temporairement de l’UMNO pour corruption, avait été l’un des protagonistes d’une vengeance qui a fait, officiellement, 196 morts et six mille sans-abri.

La version officielle de ces sanglants événements, toujours en cours, rejette sur l’opposition de l’époque, – « infiltrée par des insurgés communistes » –, la responsabilité des émeutes. Elle tient moins la route depuis le déclassement récent de documents britanniques. S’appuyant sur ces rapports des services diplomatiques et de renseignements britanniques, un chercheur malaisien d’origine chinoise, Kua Kia Soong, suggère que ces émeutes n’ont pas été que des manifestations spontanées de violences intercommunautaires, thèse toujours officielle. Elles ont été encouragées par des cadres de l’UMNO, comme Harun Idris, avec des soutiens de l’armée et de la police. Pour le moins, les forces de l’ordre auraient laissé faire. L’objectif aurait été d’affirmer la « suprématie malaise » et de marginaliser le premier chef de gouvernement de la Malaisie indépendante, le prince Abdul Rahman, cosmopolite jugé trop accommodant. Le pouvoir réel est alors passé entre les mains d’Abdul Razak, numéro deux de l’UMNO et du gouvernement, promu président d’un Conseil (provisoire) des opérations nationales. Marginalisé, Abdul Rahman a dû abandonner ses fonctions de Premier ministre en 1970 et la présidence de l’UMNO l’année suivante. Sa retraite a coïncidé avec la mise en place de la NEP.

Cette page d’histoire n’est pas entièrement tournée. Successeur d’Abdul Rahman, Abdul Razak est l’homme qui a mis en place la NPE. Mort prématurément de leucémie en janvier 1976, il est le père de Najib Abdul Razak, l’actuel Vice-Premier ministre et numéro deux de l’UMNO, successeur désigné d’Abdullah Badawi et qui doit prendre la tête de l’UMNO et du gouvernement lors d’un congrès du mouvement prévu en mars prochain. Lors de la mise sur la touche d’Abdul Rahman, Abdul Razak a été contraint de prendre en compte l’influence croissante, au sein de l’UMNO, de « jeunes Turcs » plutôt virulents et parmi lesquels figurait, en bonne place, le Dr Mahathir, lequel a accusé Abdul Rahman d’avoir trahi la communauté malaise. Le Dr M. est devenu membre du gouvernement dès 1974 ; après le décès d’Abdul Razak en 1976, il a été promu Vice-Premier ministre. Or, ces trois dernières années, le Dr M. s’est montré l’un des avocats les plus fermes du remplacement, le plus vite possible, d’Abdullah Badawi par Najib Razak.

L’objectif avoué de la NPE, repris par la PDN en 1990, était de faire en sorte que les Malais et autres « fils du sol » disposent de 30 % de la richesse nationale. En 2007, lorsqu’un organe de recherches a conclu que cet objectif avait été dépassé depuis quelque temps déjà, il a été contraint de ranger dans un tiroir les résultats de son enquête. Son auteur, un Chinois, a démissionné. Les résultats de l’enquête signifiaient, en effet, que, dans une Malaisie qui s’est considérablement enrichie depuis son indépendance en 1957, la NPE/PDN ne se justifiait plus. Du moins, le programme pouvait être progressivement allégé. Un autre argument commence à avoir cours : la NPE/PDN a été en partie détournée de sa raison d’être, le rattrapage économique et social des Malais. Ces derniers se sont enrichis de façon très inégale. Il y a des laissés-pour-compte parmi toutes les ethnies. Si les Indiens figurent sans doute parmi les plus défavorisés, de nombreux Malais n’ont pas profité des privilèges censés leur être offerts. La NPE/PDN a contribué à créer une caste d’hommes d’affaires malais, principaux bénéficiaires des contrats de l’Etat et très influents au sein de l’UMNO. Cette dernière ne manifeste donc aucune volonté politique d’introduire un changement.

Si l’on exclut les deux cas particuliers que représentent la cité-Etat de Singapour et le petit sultanat de Brunei – deux poches de forte prospérité –, la Malaisie est aujourd’hui le pays le plus riche d’Asie du Sud-Est. Ce développement économique s’est fait au prix de nombreux gaspillages. Toutefois, comblée de ressources naturelles et relativement peu peuplée, la Malaisie a pu se les permettre. Mais la seule évocation d’une remise en cause, même partielle, des privilèges accordés aux Malais a déjà provoqué une levée de boucliers. Affaires et politique font tellement bon ménage que le monopole malais du pouvoir a engendré gaspillage, corruption et laxisme. Dans un pays qui s’est considérablement équipé et modernisé, un retour de bâton en devient alors une possibilité.

Archaïsmes et modernité

A la suite du revers électoral subi le 8 mars 2008, Abdullah Badawi a tenté de s’accrocher au pouvoir. Renommé trois jours plus tard à la tête du gouvernement, il a pensé que la crise se tasserait avec le temps. Après avoir éliminé Anwar Ibrahim en 1998, Mahathir avait désigné, comme second, ce collaborateur qu’il jugeait inoffensif, même si les deux hommes avaient eu, par le passé, des différents. Une fois la crise surmontée, le Dr M. avait décidé, en octobre 2003, de confier l’héritage à ce bon musulman qui ne faisait pas de vagues, au profil plutôt rond, à l’image non d’un meneur d’hommes mais d’un conciliateur, à la personnalité un peu effacée.

Comme les Malaisiens semblaient, après deux décennies essoufflantes, souhaiter une pause, le relais s’était plutôt bien passé. Ancien ministre des Affaires étrangères, domaine sur lequel le Dr M. avait régné, Abdullah n’était pas un inconditionnel de grands projets prestigieux mais coûteux. Il semblait s’intéresser davantage à la micro-économie, au développement de l’agriculture. Il promettait de mettre un frein à la corruption et laissait entendre un rétablissement de l’indépendance de la justice. Avec ce programme en demi-teinte pour tête d’affiche, le BN avait bénéficié d’un raz-de-marée lors des élections de 2004. Il avait coupé les ailes des islamistes. Il avait choisi l’apaisement. Mahathir s’était retrouvé marginalisé. Ce dernier ne jouait pas le rôle de parrain du gouvernement. Le patriarche déçu avait alors commencé à afficher son irritation. La rupture n’est intervenue franchement qu’au bout de deux années. Le Dr M. a eu le sentiment que son système de gouvernement était rejeté. De son côté, Abdullah n’a pas compris qu’il n’était jamais qu’un pape de transition.

Après le scrutin de mars 2008, Abdullah a résisté pendant de longs mois tout en ouvrant son gouvernement à des éléments réformateurs. Il a été contraint, en octobre, de jeter l’éponge en acceptant de se retirer à l’occasion du Congrès suivant de l’UMNO et de confier, à son tour, le relais à son numéro deux, Najib Razak. Ce Congrès a eu beau être reporté de décembre 2008 à fin mars 2009, son issue ne fait guère de doute : dans les semaines qui ont suivi le début, le 9 octobre, des nominations pour le Congrès, Najib a obtenu le soutien de 140 « divisions » sur les 191 du mouvement. Or, pour se présenter à la présidence de l’UMNO, il faut être nommé par au moins 58 « divisions », ce qui exclut donc toute autre candidature. Dès le 3 novembre, Najib a remercié les militants de leur confiance et s’est engagé à prendre ses responsabilités « au mieux de ses capacités », pour confronter « les défis auxquels font face l’UMNO et le Barisan Nasional ». Car le leader de l’UMNO devient automatiquement le patron du BN et, donc, le Premier ministre de la coalition majoritaire.

La manière dont Najib, âgé de 54 ans et élu une première fois député voilà trente ans, a été porté à la tête de l’UMNO mérite, toutefois, le détour. Entre 3 000 et 3 500 cadres élus du mouvement, sur les trois millions d’adhérents revendiqués, participent à ce type de scrutin. Azim Zabidi, trésorier de l’UMNO, a qualifié de « flagrants » et « effrayants » les achats de voix. Président du comité disciplinaire de l’UMNO, Ahmad Rithaudeen a déclaré que même ses informateurs acceptaient des pots-de-vin, privant son comité de preuves de corruption. Les achats de voix sont tels que mettre les postes aux enchères ne ferait pas une grande différence, a jugé Rais Yatim, le ministre des Affaires étrangères. Après la présidence du mouvement, les positions les plus convoitées sont, dans l’ordre, celles de président adjoint de l’UMNO, les trois vice-présidences et les vingt-cinq sièges du Conseil suprême. Lui-même candidat au poste de numéro deux (président adjoint), l’influent ministre du Commerce international et de l’Industrie Muhyiddin Yassin a qualifié les achats de voix de « honte », de « maladie ».

Des millions d’euros circulent soit en espèces sonnantes et trébuchantes, soit sous forme de cadeaux allant jusqu’à des séjours payés dans des palaces de Bangkok ou de Hongkong, avec couverture de tous les frais engagés, y compris virées dans les grands magasins et sorties nocturnes. Musa Hitam, un ancien président adjoint de l’UMNO placé sur la touche par Mahathir en 1986, a estimé que l’UMNO était « malade de vieillissement ». Elle est « trop introvertie », incapable de corriger ses erreurs et en perte de vitesse, a-t-il jugé lors d’un forum le 22 octobre. « Nous devons faire quelque chose pour arrêter tout cela », a déclaré, de son côté, Muhyiddin. Mais les chances d’y parvenir semblent minces : si 900 enquêtes avaient été lancées en novembre, il y en avait eu 2 000 lors du précédent Congrès, en 2004, et une seule avait abouti avec, pour sanction, la suspension d’un membre de l’UMNO pendant trois ans.

Les affrontements du 13 mai 1969 ont marqué la fin, du moins pour un temps, d’une cohabitation de type nationaliste en Malaisie. L’ancrage progressif d’un système de parti dominant, appuyé par la NPE, a encouragé la corruption. L’accession au pouvoir du Dr M. en 1981 et son règne de vingt-deux ans n’ont fait qu’accentuer la tendance. La politique raciale a garanti les victoires électorales de l’UMNO, dont le patronage a renforcé la corruption et la répression. Il a été d’autant plus paradoxal, peu avant la nomination de Najib, de lire sur le blog du Dr Mahathir que « la corruption au sein de l’UMNO, à tous les niveaux, est le principal sujet de conversation » et que « les gens en ont assez de l’UMNO, de ses membres et des dirigeants ». Le Dr M. avait encouragé ce système. Il a institutionnalisé la corruption et cristallisé les frontières ethniques de la politique. Mais il est vrai que sa priorité, en 2008 comme pendant les deux années précédentes, était de forcer le limogeage d’Abdullah Badawi. Et il y a contribué sans pour autant en être le principal artisan.

La nouvelle donne de la politique malaisienne est une somme d’usure du pouvoir, d’enrichissement spectaculaire et de changements sociaux qui risquent d’être exacerbés par les effets de la récession liée à la crise financière mondiale amorcée dès 2007. En 1971, les dirigeants malaisiens de l’époque avaient choisi la méthode de l’amalgame : le ‘chacun de son côté’ adoubé d’une « suprématie malaise » garante des victoires électorales. Toutefois, les résultats du scrutin du 8 mars 2008, à l’issue de trois décennies de forte expansion économique, ont souligné que la Malaisie la plus moderne avait tendance à rejeter ce marché.

Tenant du référendum sur la gestion de l’UMNO et du BN, ce scrutin a apporté deux réponses. La première : plus de 48 % des électeurs ont rejeté la gestion de la coalition au pouvoir (le BN a obtenu moins de 52 % des voix, contre 60 % en 2004). La deuxième, sans doute encore plus révélatrice : le vote négatif a été celui de la Malaisie moderne, industrialisée. Les Etats de Penang, de Perak et de Selangor, ainsi que la mégapole de Kuala Lumpur ont voté pour l’opposition. Or, ils représentent 60 % du PNB malaisien. Si l’on ajoute le Kedah, récupéré en mars, et le Kelantan, depuis 1990 entre les mains des islamistes du PAS (Parti Islam Se-Malaysia), cinq Etats fédérés sur treize sont désormais gérés par l’opposition. Censée défendre les intérêts des Malais musulmans, l’UMNO a perdu une partie substantielle de son électorat. En Malaisie péninsulaire, la moitié des électeurs malais a voté pour le PR, le Pakatan Rakyat. Le BN n’a conservé sa majorité, électorale et parlementaire, que grâce aux élus du Sarawak et du Sabah, les deux Etats malaisiens de la grande île de Bornéo qui envoient 54 députés au Parlement. Sur les 140 députés de la majorité, l’UMNO n’en regroupe que 79, soit seulement un peu plus du tiers d’un Parlement de 222 membres, alors que l’électorat malais musulman représente 60 % du total.

D’aucuns en ont conclu que la NPE/PDN est obsolète : elle aurait surtout servi les intérêts d’une caste au pouvoir, non ceux de la majorité malaise, que même l’argument populiste de la défense de l’islam ne rallierait plus. Les inégalités se sont creusées entre Malais, avec une frange importante de laissés-pour-compte aux côtés des millionnaires, parfois milliardaires, qui affichent avec ostentation leurs richesses. En outre, les frontières ethniques se sont renforcées. Les mariages interethniques sont devenus l’exception, notamment en raison de l’apostasie pratiquée par les musulmans. Chacun fréquente de plus en plus les écoles de sa communauté, ses associations, ses clubs. La participation à des activités intercommunautaires se révèle de plus en plus difficile. Un sondage réalisé en 2007 indique que 34 % des Malaisiens n’ont jamais partagé un repas avec un membre d’une autre ethnie. La colère des Indiens – pour l’essentiel des Tamouls, qui s’estiment défavorisés – s’est exprimée, en novembre 2007 à Kuala Lumpur, lorsque des milliers d’entre eux ont protesté au cours de deux rassemblements sans précédent et que la police a dispersés à l’aide de canons à eau acide et de grenades lacrymogènes.

Alors que des musulmans mettent en garde contre ce qu’ils considèrent comme toute atteinte à l’islam, les autres confessions se sentent, de leur côté, brimées. En déclarant, en 2001, que la Malaisie était un état musulman, Mahathir avait entendu clore le débat sur cette question délicate tout en tenant à distance les islamistes implantés surtout dans le nord-est péninsulaire. En juillet 2007, quand le Vice-Premier ministre Najib Razak, a affirmé que la Fédération « n’a jamais été un Etat laïque mais a toujours été un Etat musulman », il a rouvert ce débat dans un contexte bien différent. Dès janvier 2007, neuf sur les dix ministres non musulmans du gouvernement avaient demandé au Premier ministre de réviser les lois favorisant les Malais. La réaction hostile d’organisations musulmanes les avait contraints à retirer leur requête.

Le débat a été relancé par l’accession à la direction de l’opposition parlementaire d’Anwar Ibrahim, personnage charismatique et grand orateur. Privé pendant dix ans de droits civiques, en raison de ses condamnations, Anwar a rejoint le Parlement le 26 août 2008 en emportant largement une élection partielle à Penang. Le PR, l’Alliance populaire qu’il préside, est formée de trois composantes. La première est son propre parti (le PKR, Parti Keadilan Rakyat ou Parti de la justice du peuple), seule formation multiraciale, qui compte 31 députés (20 Malais, 7 Chinois et 4 Indiens). Les deux autres sont le Democratic Action Party ou DAP (28 députés, d’obédience chinoise) et le PAS islamiste (23 élus). Le PR est donc hétéroclite et ressemble fort à une alliance de circonstance. Ses composantes semblent s’accorder sur la nécessité de changer un système fondé sur des privilèges raciaux. La priorité devrait être aux inégalités sociales, qui affectent également les Malais. Même le PAS a résisté jusqu’ici aux sirènes de l’UMNO, laquelle a mis en avant la solidarité ethnique et religieuse. Toutefois, l’affiche d’unité présentée par le PR n’a pas encore été sérieusement testée et ce dernier n’a pas avancé un message fort en faveur du pluralisme.

En outre, Anwar a sans doute poussé trop loin son avantage, en 2008, en affirmant qu’il avait la possibilité de débaucher au moins une trentaine de députés de la majorité, nombre suffisant pour accéder au pouvoir. Il a également proposé, aux Etats non péninsulaires du Sabah et du Sarawak, une plus avantageuse répartition des taxes levées sur l’exploitation de leurs immenses richesses. Cette offensive n’avait, toutefois, que des chances limitées de réussite : pour réunir une majorité au Parlement, Anwar aurait dû s’appuyer trop ouvertement sur des députés qui ne sont pas des Malais, ce qui est le cas de la plupart des élus du Sabah et du Sarawak. Or, gouverner le pays en s’accommodant d’un déficit de soutiens parmi les Malais musulmans aurait provoqué des réactions dangereuses. Anwar aurait été accusé de faire le jeu des Chinois et des Indiens. Il a préféré, au moins provisoirement, effectuer une retraite pour éviter l’accusation de diviser les Malais. « Je ne suis pas particulièrement pressé », a-t-il dit en novembre.

Anwar a, toutefois, fait assez peur à ses adversaires au sein de l’UMNO pour renforcer un courant en faveur des partisans de la fermeté. Les intérêts en jeu sont si énormes que le démantèlement de la NPE/PDN, même s’il est plus généralement accepté, ne peut que s’étaler sur de longues années si l’on veut éviter les violences. Entre-temps, Abdullah a été la première victime de la pression exercée par Anwar : il doit se retirer plus tôt qu’annoncé. Le résultat : le gouvernement risque de passer, en mars prochain, entre les mains des éléments les plus rétifs de l’UMNO et de ses alliés du BN. Face à la difficulté de se réformer, l’UMNO commence à se recroqueviller sur elle-même. Plus d’une soixantaine de personnes sont déjà incarcérées au titre de l’ISA (Internal Security Act), qui permet la détention renouvelée indéfiniment sans jugement. Cette disposition draconienne avait été prise, du temps de la colonisation britannique, contre la « subversion ». Plus récemment, elle a permis de neutraliser des terroristes. Mais elle est également utilisée contre l’opposition, y compris contre des blogueurs qui font circuler sur Internet des informations que les médias, pratiquement tous liés au pouvoir, ne reprennent pas.

Arrêté en septembre, Raja Petra Kamarudin a été libéré en novembre pour la seule raison que les charges retenues contre lui étaient inconsistantes. Sur son site Malaysia Today, il avait notamment mis en cause Najib Razak et son épouse Rosmaj Mansor dans le meurtre sordide d’une reine de beauté mongolienne, ce que les deux intéressés ont nié catégoriquement. L’affaire, dans laquelle sont impliqués deux gardes du corps de Najib, défraye la chronique. Maintenant qu’il est seul nominé à la succession d’Abdullah, Najib n’a sûrement pas besoin d’un scandale personnel. De surcroît, au sein de l’UMNO, la résistance est à l’ordre du jour, avec l’appui du Dr Mahathir.

S’agit-il seulement d’une bataille d’arrière-garde ? En juin dernier, lors d’un colloque à Manille, Anwar Ibrahim a estimé qu’une opposition « multiraciale et plurireligieuse » était en train d’émerger car les Malaisiens, quelle que soit leur appartenance ethnique, « en ont assez de la corruption, de la destruction de l’institution judiciaire ». C’est possible. L’UMNO a sans doute entamé un processus d’autodestruction. Abdullah Badawi n’avait peut-être pas les moyens, ou le cran, de réformer l’UMNO. Une pression extérieure est donc peut-être la seule façon de bousculer un système inégalitaire et qui paraît, aujourd’hui, archaïque. La Malaisie est donc peut-être en train de plonger dans l’ère de la modernité. Cela fait néanmoins beaucoup de « peut-être ». La promotion de Najib Razak n’a pas provoqué, pour l’instant, de sérieuses vagues. La perspective d’une rude bataille, avec le retour à un système autocratique, au moins pendant quelques années, ne peut être exclue.