Eglises d'Asie – Malaisie
Supplément EDA 6/2009 : La Malaisie à la recherche d’un nouveau modèle
Publié le 07/10/2011
Entouré de sa famille et de ses amis, tous arborant des T-shirts « No to ISA » (‘Non à la Loi sur la sécurité intérieure’) ou « Free RPK » (‘Libérez RPK’), Raja Petra Kamaruddin, le plus célèbre blogueur de Malaisie, fait avec hésitation ses premiers pas d’homme libre sur le perron de la Haute Cour de Shah Alam, comme hébété par la lumière crue du soleil de novembre. Ce 7 novembre 2008, Raja Petra Kamaruddin (surnommé RPK) vient d’être libéré par un juge de ce tribunal après avoir passé cinquante-quatre jours détenu dans la prison de Kamunting, à 300 km de Kuala Lumpur, en vertu de la draconienne Loi sur la sécurité intérieure (ISA), un reliquat de l’époque du Raj britannique qui utilisait cette législation pour combattre le communisme dans les années 1940 et 1950.
Le crime de RPK ? Avoir, selon l’accusation, insulté l’islam sur son blog « Malaysia Today » (1), mais aussi avoir accusé l’épouse du Vice-Premier ministre Najib Razak de meurtre dans la rocambolesque « Affaire Altantuya Shaariibuu » (voir ci-dessous). « Pensez-vous qu’il va y avoir des changements si Najib Razak (l’actuel Vice-Premier ministre) devient Premier ministre ? », lance un journaliste à RPK. « Qui cela ? Najib ? Non, le nouveau Premier ministre va être Anwar Ibrahim », rétorque malicieusement le blogueur dans un tumulte d’ovations.
Pour l’instant, les prévisions de RPK ne se sont pas réalisées. Malgré sa belle performance électorale en mars 2008, l’opposition ralliée derrière le charismatique Anwar Ibrahim n’a pas réussi à opérer un coup d’Etat parlementaire le 13 octobre, comme l’avait annoncé Anwar, en débauchant une petite quarantaine de députés de la majorité. Mais le choc des élections de mars 2008 et une période difficile de passage de relais au sein de l’United Malays National Organisation (UMNO), parti pivot de la coalition gouvernementale, font trembler le système sur ses bases. La Nouvelle politique économique (NEP) – c’est-à-dire le système mis en place en 1972 et qui accorde des privilèges aux Malais, entre autres, en termes d’opportunités éducatives, de prêts bancaires, d’emplois publics et d’achats immobiliers – est plus vivement critiqué que jamais, non seulement par les Chinois (25 % de la population) et les Indiens (7,5 %), mais aussi par les Malais (65 %), lesquels estiment que la NEP a surtout permis d’enrichir une poignée d’hommes d’affaires malais bien « connectés » avec les leaders de l’UMNO et le gouvernement.
Parallèlement à cet assaut lancé contre la NEP (qui s’est ensuite appelée la National Development Policy en 1990, puis la National Vision Policy à partir de 2000, la substance du programme étant restée la même), l’UMNO traverse une grave crise interne due au manque de leadership du président de l’UMNO et Premier ministre Abdullah Badawi, conjugué à la montée en puissance de l’opposition, laquelle regroupe, sous l’égide du front Pakatan Rakyat, le parti d’Anwar (le Parti Keadilan Rakyat ou PKR), le Parti Islam Se-Malaysia (PAS) et le Democratic Action Party (DAP) dont la majorité des membres sont d’ethnie chinoise.
Si RPK a été emprisonné arbitrairement comme des dizaines d’autres opposants au gouvernement, c’est parce que le pouvoir a estimé qu’il représentait une menace sérieuse et qu’il fallait faire un exemple : la toile a émergé ces trois dernières années comme une source d’informations et d’analyses alternatives, qui se permet d’être beaucoup plus franche et directe que les médias traditionnels, lesquels sont sous la coupe du pouvoir. « Vous les journalistes, vous êtes le quatrième pouvoir. Nous, nous sommes le cinquième pouvoir », lance Bernard Khoo, un papy blogueur qui lâche des commentaires incisifs en tirant sur sa pipe. Steven Gan, directeur de malaysiakini (2), le premier journal malaisien sur Internet, lancé en 1998, confirme : « Abdullah Badawi est passé en quatre ans du statut de Premier ministre le plus populaire de l’histoire de la Malaisie à celui de Premier ministre le plus vilipendé. Ce sont les médias sur Internet qui ont permis cette transformation », dit-il.
Cette montée en puissance des médias numériques permet à la fois une circulation plus libre des informations – et sans contrôle sur le contenu, ce qui n’est pas toujours sans poser de problèmes – et constitue un symptôme : celui d’une société qui refuse désormais de se laisser enfermer dans un carcan intellectuel et de respecter les tabous imposés par le pouvoir depuis le début des années 1970 : dépolitisation, interdiction de discuter des relations entre les races, interdiction de remettre en cause le « statut spécial des Malais », qui est inscrit dans la Constitution de 1957, caractère sacré et inviolable du statut supérieur de l’islam dans la société malaisienne.
Le « statut spécial des Malais », un produit de la décolonisation
Quand les Britanniques se sont apprêtés à accorder l’indépendance à la Fédération de Malaya (nom de la Malaisie, jusqu’à l’intégration de Sabah et Sarawak en 1963), ils étaient conscients qu’il était nécessaire de trouver une formule qui puisse garantir l’équilibre de ce nouveau pays, multiethnique et plurireligieux. Il y avait aussi des intérêts économiques en cause : les Britanniques avaient amené des dizaines de milliers d’Indiens sur le territoire malaisien pour travailler, entre autres, dans les plantations d’hévéas dans le cadre du système de kangany (ou kangani, selon l’orthographe la plus fréquente), une sorte de semi-esclavage. « L’exploitation minière du fer et la production du caoutchouc étaient très importantes pour l’économie britannique. Les colonisateurs voulaient être certains que les Indiens et les Chinois resteraient dans le pays », explique Chandra Muzzafar, universitaire et président de l’ONG Just International (3).
Les Chinois contrôlaient l’ensemble du commerce. Conservant des intérêts économiques, notamment dans le domaine des hydrocarbures, sur le territoire terrestre et maritime de la nouvelle fédération, les Britanniques voulaient instaurer un système qui permette une cohabitation pacifique entre Indiens, Chinois et Malais. Ce « contrat social » a été négocié à Londres avec des représentants de la communauté chinoise, puis des représentants de la communauté malaise. Les termes en ont été les suivants : Chinois et Indiens deviennent citoyens de la Fédération de Malaya, en échange de quoi la « position spéciale des Malais » est inscrite dans la Constitution de 1957 (article 153) et l’islam est instauré religion officielle (ou nationale, article 3). La signification de l’expression « position spéciale des Malais » n’a jamais été entièrement éclaircie (4). A l’origine, il semble que cela ait voulu dire que les Malais avaient une sorte de monopole sur la direction politique du pays, bien que cela n’ait jamais été écrit noir sur blanc. Après les émeutes antichinoises du 13 mai 1969, lesquelles ont fait plusieurs centaines de morts, la NEP a enrichi ce contenu, instaurant des privilèges spéciaux pour les Malais en termes d’éducation, d’accès au crédit et d’emplois. Il s’agissait essentiellement de combler le fossé économique entre les Malais, politiquement dominants mais économiquement à la traîne, et les Chinois, mus par leur dynamisme économique encadré par l’efficace système du kongsi, l’organisation économique familiale.
La concession faite par les Malais dans le cadre du « contrat social » n’était pas mince car l’octroi de la citoyenneté aux Chinois et aux Indiens bouleversa immédiatement l’équilibre politique de la Fédération de Malaya : 85 % des électeurs étaient malais en 1955 ; après l’indépendance, plus d’un million d’Indiens et de Chinois reçurent la citoyenneté et la proportion malaise de l’électorat tomba à moins de 60 %.
Parallèlement, les Britanniques ont encouragé l’établissement de partis politiques chinois : Parti d’action démocratique, Malaysian Chinese Association (MCA) qui fait partie du Front national dont le parti cœur est l’UMNO, et Gerakan, d’abord dans l’opposition, puis intégré dans le Front national (ou Barisan Nasional, la coalition gouvernementale), et indiens : Malaysian Indian Congress (MIC), qui fait partie du Front national, de manière à ce que chaque race soit représentée sur l’échiquier politique. « Les Britanniques étaient conscients de ce que chaque communauté avait ses propres intérêts », explique Chandra Muzaffar.
Evolution et dérive de la NEP
Ce sont les émeutes antichinoises de mai 1969 qui ont poussé les autorités à opérer une restructuration sociale du pays, en instaurant, en 1972, la New Economic Policy (NEP). A l’origine, la NEP avait deux objectifs : réduire le fossé économique et social entre les pauvres et les nantis ; diminuer l’écart entre les différentes races (la formulation originelle des deux objectifs de la NEP est un peu différente : 1.) supprimer la pauvreté ; 2.) faire disparaître l’identification des communautés et des activités économiques – ce qui signifiait ouvrir les opportunités de l’économie moderne aux Malais, confinés pour l’essentiel à l’agriculture traditionnelle.
Pour des raisons sans doute politiques, la NEP s’est progressivement transformée et en est venue à consister surtout en l’octroi de privilèges spéciaux aux Malais, sur une base purement raciale et sans considération du statut économique de ces Malais. Dans les faits, une étroite élite de Malais liés au pouvoir ou en position de pouvoir ont été les principaux bénéficiaires de cette politique. Par exemple, un investisseur étranger qui souhaite ouvrir une opération économique en Malaisie devra, d’entrée de jeu, offrir 30 % des parts de sa filiale locale à un partenaire malais, le plus souvent imposé par le pouvoir. C’est grâce à ce système de privilèges que les hommes d’affaires malais proches des barons du Front national (BN, Barisan Nasional), comme Tun Mahathir Mohamad, Najib Razak, Tun Daim Zanuddin ou Samy Vellu (Malaysian Indian Congress) ont accumulé une richesse considérable.
Cette dérive a non seulement mécontenté les Chinois et les Indiens, fatigués pour les premiers de devoir « subventionner » les privilèges des Malais, lassés pour les seconds d’être des citoyens de troisième classe, mais aussi les Malais qui n’ont pas la chance d’être bien connectés avec les milieux du pouvoir. Lors des élections de mars 2008, on a constaté un important transfert des votes des Malais des zones urbaines de l’UMNO vers les partis de l’opposition, notamment vers le Parti Keadilan Rakyat qui présente une plate-forme multiraciale et multiculturelle.
Ces dernières années, les attaques contre ce qu’est devenue la NEP se sont faites plus acerbes, notamment dans les médias sur Internet. « La NEP a perdu son objectif. Cette politique à l’origine n’est pas mauvaise, c’est son application qui pose problème », dit Raja Petra Kamaruddin.
La révolte des Indiens
Le mécontentement de la population indienne vis-à-vis de la NEP a couvé pendant des décennies, alimenté par les destructions périodiques de temples hindous par une bureaucratie dominée par des fonctionnaires malais musulmans radicaux et ultranationalistes. Il a explosé en le 25 novembre 2007, lorsque 40 000 Indiens se sont rassemblés face à l’ambassade du Royaume Uni pour demander à la reine Elizabeth II d’Angleterre de soutenir leur intention d’intenter un procès à l’Etat britannique qu’ils accusent de les avoir amenés de force pour travailler sur les plantations de la Malaisie britannique, puis de les avoir abandonnés « sous la férule d’un gouvernement raciste » après 1957. Cinq des leaders de l’Hindraf (Hindu Rights Action Force), organisatrice de la manifestation, ont été arrêtés et trois d’entre eux sont toujours détenus dans le cadre de la Loi de sécurité intérieure, laquelle permet une détention arbitraire, sans jugement, et pour un terme indéfini (période maximale de deux ans, renouvelable sur décision du ministre de l’Intérieur). « La réalité est que, durant les cinquante dernières années, le gouvernement ne s’est jamais soucié des Indiens », explique Surendran, un avocat qui est aussi l’un des deux leaders de l’Hindraf encore en liberté.
Amenés par les Britanniques pour servir de main-d’œuvre bon marché, les Indiens constituent la communauté la plus mal lotie des communautés de Malaisie. Ils représentent 7,5 % de la population, mais constituent 25 % des pauvres du pays. Leur proportion au sein des classes moyennes est toutefois aussi disproportionnée par rapport à leur poids démographique : les Indiens représentent environ 20 % des classes moyennes. Les Indiens riches, au sommet de la hiérarchie sociale, ne représentent que quelques pour cent. Plus que son statut social, c’est, semble-t-il, la destruction de temples hindous qui a le plus irrité la communauté indienne. Il est difficile de connaître exactement l’ampleur de ces destructions, mais quelques cas emblématiques, comme la destruction en 2007 d’un temple à Shah Alam, dans l’Etat de Selangor, a mis le feu aux poudres et provoqué la manifestation d’octobre 2007.
Plutôt que de prendre en compte certaines des demandes des Indiens, le gouvernement malaisien a suivi ses vieux réflexes et réagi par la répression. La grande manifestation de novembre a été brisée et les leaders arrêtés. Le ressentiment continue à couver dans la communauté indienne. Dès que l’occasion propice se présentera, une nouvelle explosion risque de se produire.
L’agacement des Chinois
Contrairement aux Indiens, les Chinois étaient venus d’eux-mêmes dans la Malaisie britannique. Le plus souvent, ils s’agissaient de paysans pauvres, émigrés du sud de la Chine à la recherche de travail, et qui avaient trouvé à s’employer comme coolies dans les ports de la péninsule ou comme ouvriers agricoles. Rapidement, un nombre importants d’entre eux étaient parvenus à développer des entreprises commerciales de taille variable après avoir investi leurs économies durement gagnées. Si l’on compare la situation des Chinois de la Malaisie actuelle à celle des Chinois d’Indonésie ou du Vietnam, les premiers n’ont guère à se plaindre : la Malaisie compte plus d’écoles chinoises, où l’enseignement est dispensé en mandarin, en proportion de la population d’ethnie chinoise qu’aucun autre pays d’Asie du Sud-Est, y compris Singapour. Parallèlement, toutefois, l’esprit d’entreprise des Chinois a été bridé par les privilèges spéciaux accordés aux Malais depuis 1972, notamment en termes d’éducation, d’emplois publics et d’accès au crédit bancaire. Cela ne veut pas dire que les Chinois sont totalement bannis des universités gouvernementales, mais l’accès aux filières les plus convoitées leur est plus difficile à niveau de compétence égale que pour des Malais. « Certains cours sont très recherchés, comme les études de droit, de médecine ou de pharmacie. L’accès est fondé sur un système de quotas, mais le fonctionnement n’a jamais été très transparent. Beaucoup de non-Malais très qualifiés ne peuvent pas accéder à ces bonnes filières et sont obligés d’aller étudier dans des universités privées ou à l’étranger », explique Steven Gan, directeur de Malaysiakini. Les Malais bénéficient aussi d’une réduction de 7 % sur les frais d’études dans les universités privées. « Les non-Malais ont l’impression de devoir payer plus cher afin de subventionner les Malais », précise le journaliste.
Un effet paradoxal de la NEP a ainsi été d’élever le niveau d’études et de qualification des Chinois, dont les parents pouvaient financer des études privées ou outre-mer, très au-dessus de celui des Malais. Un des nombreux « effets pervers » d’une politique raciale de discrimination positive mal conçue et appliquée sans volonté de s’adapter à l’intérêt national. Quand la NEP a été mise en place avec des objectifs chiffrés en 1972, un des chiffres phare était celui de 30 % de la richesse nationale aux mains des Malais. Après trente-six ans, la cible a-t-elle été atteinte ? Selon une étude publiée en 2006 et menée par Lim Teck Ghee du Centre for Public Policy Studies de Kuala Lumpur (CPPS), cet objectif a été dépassé, mais le gouvernement l’a contesté. Selon l’UMNO, les Malais détiendraient aujourd’hui 12 % de la richesse nationale. D’où vient une telle différence entre les chiffres de l’institut et ceux du gouvernement ? En partie, de ce que les autorités excluent de ce décompte les entreprises liées au gouvernement (GLC ou Governement Linked Companies), ce qui, si c’est en effet le cas, fausserait ces statistiques. Quoiqu’il en soit, le fait que Lim Teck Ghee ait été forcé à démissionner de son poste universitaire sous pression du think thank pro-gouvernemental Asian Strategy & Leadership Institute (Asli), lequel chapeaute le CPPS et est présidé par Mirzan Mahathir, fils de l’ancien Premier ministre Mahathir Mohamad, témoigne de l’extrême sensibilité de la question.
Pourtant, on peut s’interroger sur l’importance réelle de ces chiffres. Elle est faible si l’on tient compte du fait que la NEP (et ses nouveaux avatars la NDP et la NVP) est devenue une sorte de drogue douce, trop longtemps administrée, et dont les Malais ne veulent plus ou ne peuvent plus se passer. Comme il serait à la fois politiquement suicidaire et contraire à ses intérêts bien compris pour le gouvernement de commencer à démanteler cette politique de privilèges acquis, c’est une inertie aveugle et irresponsable qui prévaut. Une inertie mêlée de malice de la part des autorités. « Le gouvernement déplace les poteaux de la cage du gardien de but. Vous avez, à l’origine, certaines cibles, mais celles-ci sont déplacées au fur et à mesure. Il y avait, au départ, des objectifs spécifiques chiffrés, mais, les années passant, le gouvernement s’est mis à dire qu’il n’y avait pas d’objectifs chiffrés précis », indique Tricia Yeoh, directrice du Centre for Public Policy Studies. La question est en effet explosive, comme le montre la démission de Lim Teck Ghee. Il est interdit de « remettre en cause les privilèges statutaires des Malais ». Un leader politique malais qui s’était laissé emporter à une tribune de l’UMNO en 2007 avait effectué un salut rituel – mais hautement symbolique – avec son kriss (la dague en forme de vague que portent traditionnellement les aristocrates malais) en soulignant le caractère intangible de la « position spéciale des Malais ». Lors du même congrès, des délégués anonymes prononçaient, dans la salle, des phrases agressives contre les Chinois.
De nombreux Malais eux-mêmes jugent cette attitude irresponsable et néfaste. Il ne manque pas d’entrepreneurs malais désireux de montrer qu’ils peuvent, eux aussi, être compétitifs sans prendre appui sur des béquilles. Cette tendance est probablement plus prononcée dans les zones urbaines que dans les campagnes où la tradition prévaut et où le chef de village est presque toujours le représentant local de l’UMNO. Elle explique le glissement du vote malais urbain de l’UMNO au profit du PKR lors des élections de mars 2008.
La suprématie de l’islam
La source des conflits entre les différentes communautés en Malaisie semble être plus d’ordre culturel et ethnique que religieuse. Certes, la Constitution stipule que « l’islam est la religion de la Fédération » et les différents dirigeants du pays, notamment Mahathir, ont claironné que « la Malaisie est un Etat islamique ». Cela crée un peu d’émoi, mais, dans le fond, n’a pas grande signification car la liberté religieuse et la liberté de culte sont aussi garanties par la charte fondamentale. Si l’islam semble aujourd’hui être devenu un point de contentieux, c’est, d’une part, du fait de l’instrumentalisation de la religion à des fins politiques par l’UMNO, et, d’autre part, parce que, comme dans le sud de la Thaïlande, des Malais ont voulu couvrir leur campagne nationaliste – pour ne pas dire raciste – d’un vernis religieux, décuplant ainsi la force de leur message vis-à-vis des Malais pieux ou fanatiques. Ce second point explique pourquoi les autres « bumiputra » (‘fils du sol’) musulmans et les Indiens musulmans n’entretiennent pas, au contraire des Malais (qui, par définition constitutionnelle, sont tous musulmans), des relations conflictuelles avec les Chinois.
Une universitaire française, Juliette van Wassenhove, a démontré dans sa thèse de doctorat comment, dans le parti UMNO, le discours islamiste s’est infiltré progressivement au sein du discours nationaliste. Ce changement, explique-t-elle, s’est fait au travers d’une massification du système éducatif, qui a diversifié les profils des élites malaises : « Dans les années 1970, toute une génération est apparue, qui voyait tous les aspects de la société au travers de l’islam. Elle a contribué à mettre l’islam au cœur du débat public et certains de ses membres éminents, entrés à l’UMNO, se sont faits les vecteurs de l’islamisation progressive du parti nationaliste » (5). Cette tendance s’est accentuée sous le gouvernement d’Abdullah Badawi, depuis octobre 2003. « Mahathir (Premier ministre de 1981 à 2004) utilisait des slogans mobilisateurs dans ses campagnes (politiques) dont il définissait toujours les termes lui-même. Abdullah a utilisé l’islam dans le cadre d’une campagne populaire massive, mais il laisse les gens donner leurs propres interprétations », explique l’universitaire lors d’un entretien à Kuala Lumpur. L’« islam Hadhari » (islam civilisé/de civilisation), dont Abdullah Badawi s’est fait le chantre et qui aurait pu être une forme modérée et ouverte d’islam comme certains courants de l’islam indonésien, paraît des plus flous. « Quand Mahathir parlait des valeurs islamiques, les gens pouvaient voir très concrètement ce dont il s’agissait. Mahathir était pragmatique, il utilisait des mots simples. Mais quand Abdullah parle d’islam Hadhari, les gens sont dans la confusion. Même les fonctionnaires ne savent pas ce dont il s’agit », affirme Hanafiah Man, un membre de l’UMNO.
Il ne s’agit pas toutefois d’un simple problème de personnalité. Une stratégie consciente a été mise en œuvre par les leaders de l’UMNO pour aviver les tensions religieuses, en brandissant, notamment depuis 2001, l’étendard de l’islam en péril. Le fait qu’après les attentats terroristes du 11 septembre 2001, la campagne antimusulmane de George W. Bush et de l’administration américaine ont légitimement pu faire ressentir aux communautés musulmanes qu’elles étaient ostracisées, voire en état de siège, a renforcé l’efficacité de la manipulation. Cette instrumentalisation des tensions religieuses a fait monter les passions de part et d’autre et explique comment des incidents, qui peuvent paraître infimes à un observateur non initié, prennent, en Malaisie, des proportions nationales. C’est notamment le cas des Malais ou Malaises qui se convertissent à une religion non musulmane et deviennent, aux yeux des tribunaux islamiques, coupables d’apostasie (et donc en théorie, passible de la peine de mort, selon la charia). C’est aussi le cas des « délits de proximité » (ou khalwat), selon lequel un homme et une femme se trouvant ensemble dans un espace privé, n’étant pas mariés et n’ayant pas de liens de parenté, sont coupables d’avoir enfreint la loi islamique. L’application excessive de ces lois par la « police islamique » aboutit parfois à des situations grotesques, comme celle où, en novembre 2006, un ressortissant américain et son épouse (tous deux chrétiens), en vacances sur l’île de Langkawi, ont reçu la visite surprise au milieu de la nuit de miliciens islamiques trop zélés, parce que ceux-ci les soupçonnaient de former un couple fortuit où l’un des partenaires, au moins, était de confession musulmane.
Il faut, bien sûr, se garder de tomber dans l’accumulation d’anecdotes qui n’aiderait pas à sérier les problèmes. L’arrestation de touristes en vacances ressort de l’incompétence d’un fonctionnaire local. En revanche, d’autres opérations sont délibérément planifiées par le gouvernement pour envenimer les relations entre communautés religieuses, selon le principe qu’en agitant très fort l’épouvantail d’une guerre des religions, on fait peur à tout le monde et on garde le pouvoir. L’arrestation sous l’égide de la Loi sur la sécurité intérieure de la parlementaire Teresa Kok (DAP) et sa détention en cellule isolée pendant deux semaines en septembre 2008 entre dans cette catégorie. Cette militante dévouée (elle est surnommée « Sainte Teresa » par ses collègues) a été accusée d’avoir demandé à l’imam d’une mosquée de sa circonscription (Etat de Selangor) de baisser le volume sonore de son appel à la prière. Elle a été arrêtée sur la base de cette accusation. Peu importe que l’imam lui-même ait répété que la parlementaire ne lui a jamais demandé une telle chose. Il a fallu une vague d’indignation au sein de l’ensemble de la population, y compris des Malais, pour que Teresa Kok soit libérée. Son arrestation avait été précédée d’une campagne de presse de plusieurs semaines, notamment dans le quotidien Utusan Malaysia, feuille ultranationaliste malaise contrôlée par l’UMNO, présentant la politicienne comme une « extrémiste chinoise » encline à humilier les musulmans.
Le risque d’une dérive autocratique et le défi d’Anwar Ibrahim
Les vives critiques, depuis juillet 2006, de l’ancien Premier ministre Mahathir Mohamad contre son successeur Abdullah Badawi ont affaibli celui-ci. Peu charismatique, hésitant, il est perçu comme un facteur de blocage tant par les caciques de l’UMNO que par les jeunes loups du parti. Il n’est pas assez audacieux dans ses réformes pour les libéraux du parti, ni assez autocratique pour l’aile dure, laquelle lui préfère le vice-président du parti (et Vice-Premier ministre) Najib Razak. Mis au pied du mur par la crise économique de la fin 2008, Abdullah Badawi a annoncé en novembre qu’il remettait le portefeuille des Finances à son Vice-Premier ministre Najib Razak et qu’il ne se représenterait pas pour la présidence de l’UMNO lors des élections internes du 23 mars 2008. Même si d’autres candidats se présentent, Najib Razak, fils de Tun Abdul Razak, le second Premier ministre de la Malaisie indépendante et l’un des fondateurs de l’UMNO, devrait remporter la direction du parti et le poste de Premier ministre, confié selon la Constitution au chef de la majorité parlementaire.
Selon la plupart des observateurs interrogés, l’arrivée de Najib Razak à la tête du pays devrait amorcer un tour de vis autocratique dans le but, d’une part, de remettre de l’ordre dans les rangs dispersés de l’UMNO (un ministre et plusieurs députés ont fait défection) et, d’autre part, de contrer par tous les moyens possibles le défi lancé par Anwar Ibrahim. Après avoir purgé six ans de prison, ce politicien brillant et coriace a ressurgi officiellement en août 2008, sur la scène politique, en remportant une élection partielle, provoquée par l’abandon volontaire du siège parlementaire occupé par son épouse, Wan Azizah Wan Ismail. La bonne performance électorale de l’opposition aux législatives de mars 2008 – non seulement le Barisan Nasional a été privé, pour la première fois depuis l’indépendance, de la majorité des deux tiers, mais il a aussi cédé le contrôle de quatre Etats (en plus du Kelantan, déjà contrôlé par le PAS) – a accéléré le rythme de la vie politique. Une lutte sans merci entre Anwar et Najib Razak est engagée avec pour trophée la direction du pays.
Certains politiciens d’opposition estiment que Najib Razak est prêt à employer des méthodes expéditives pour neutraliser Anwar Ibrahim. « Najib va nous ramener à la période sombre de Mahathir. Lui et les autres leaders de l’UMNO sont dans une lutte pour leur survie. Ils veulent juste enfermer Anwar », indique Tian Chua, parlementaire pour Kuala Lumpur du parti DAP/PKR (Parti Keadilan Rakyat), le parti d’Anwar. Dans ce qui semble être un mauvais remake du complot de 1998 contre Anwar – alors dauphin du Premier ministre Mahathir, en 1998, un assistant d’Anwar l’a accusé de l’avoir sodomisé, ce qui est un crime selon la loi malaisienne –, le leader de l’opposition a été de nouveau accusé de sodomie par un stagiaire qui a travaillé quelques mois au siège de son parti. Un procès est en cours, mais les incohérences du témoignage de la victime supposée, les contradictions entre les divers rapports médicaux et le caractère généralement ubuesque de l’affaire donnent l’impression que le dossier a été moins bien ficelé qu’il y a dix ans. En 2000, Anwar Ibrahim avait été condamné à neuf ans de prison pour sodomie (après qu’un matelas tâché de sperme eut été amené, de façon répétée, dans la salle du tribunal), mais la Cour fédérale avait annulé le jugement en 2004. Anwar Ibrahim avait cependant dû purger l’intégralité de sa peine attachée à sa condamnation à six ans de prison pour abus de pouvoir en 1999. Il a été libéré en septembre 2004 et a pu reprendre officiellement des activités politiques en avril 2008.
L’affaire Altantuya
S’il bénéficie de l’appui des diverses factions de l’UMNO, qui tendent naturellement à resserrer les rangs derrière le « chef » en temps de crise, Najib Razak présente un point faible majeur : celle de sa possible implication dans une sordide affaire de meurtre d’une jeune femme mongole en octobre 2006. L’affaire « Altantuya Shaariibuu » (nom de la victime) pourrait constituer la substance d’un « SAS à Kuala Lumpur ». Pour reprendre les faits, il faut remonter à un contrat de ventes de trois sous-marins au gouvernement malaisien en 2002 par la firme franco-espagnole Amaris. Une commission d’environ 100 millions d’euros aurait été versée à une société malaisienne intermédiaire (dirigée par Abdul Razak Baginda, le conseiller en matière de Défense de Najib Razak) pour garantir le succès de la vente. La répartition du pot de vin était, affirment plusieurs sources, contrôlée par l’épouse de Najib Razak. Après la conclusion de la vente en 2005, l’épouse du Vice-Premier ministre (et ministre de la Défense) a refusé de verser sa part à Altantuya Shaariibuu, qui avait joué un rôle d’interprète ou de relations publiques, lors de la transaction. Refus par jalousie : la belle Mongole était/aurait été l’amante de son mari.
En octobre 2006, Altantuya Shaariibuu revient en Malaisie pour réclamer son dû. L’affaire tourne mal : elle est assassinée de deux balles dans la tête et son corps est détruit à l’explosif dans un bois proche de Kuala Lumpur. Trois personnes sont arrêtées dans le cadre de l’enquête : deux policiers de la Special Branch, attachés à Najib Razak, et le conseiller en matière de Défense de ce dernier, Abdul Razak Baginda. Rosmah Mansor, l’épouse de Najib, a-t-elle ordonné le meurtre, comme l’affirme Raja Petra Kamaruddin sur son blog ? Il n’y a pas de preuves solides pour l’instant, mais il n’en reste pas moins que « l’affaire Altantuya » est une épée de Damoclès qui pèse sur la carrière politique de Najib Razak.
Penang, laboratoire d’une Malaisie nouvelle ?
Vers quel avenir s’oriente la Malaisie de demain, dans l’hypothèse où la plate-forme multiraciale et multiculturelle l’emporte sur la politique étroite de l’UMNO ? L’Etat de Penang, contrôlée par l’opposition parlementaire nationale depuis les élections de mars 2008 (après plusieurs décennies sous l’égide du Front national), peut fournir quelques indications.
Du fait de la forte centralisation fiscale et financière de la Fédération, les nouvelles autorités de Penang ont une marge de manœuvre limitée pour appliquer leurs réformes. La nouvelle Assemblée de l’Etat (29 députés d’opposition, 11 de l’UMNO) s’efforce de suivre une politique baptisée CAT (pour « Competency, Accountability, Transparency »), afin de combattre la corruption et les trafics d’influence. Ainsi, les appels d’offres pour les projets de travaux publics sont désormais publiés sur Internet, où chaque candidat peut remplir son dossier. Le résultat de l’appel d’offres est ensuite disponible sur Internet, avec les détails des différents dossiers. Le gouvernement local essaie également « d’accélérer les dossiers des investisseurs industriels » et de « se montrer pro-actif en général ». Mais au-delà du discours sur une future société multiraciale harmonieuse et de l’effet de la nouveauté, relative, du leadership d’Anwar Ibrahim, il semble qu’après dix mois à la tête de l’Etat de Penang, le Parti Pakatan Rakyat n’a pas engagé beaucoup de programmes concrets pour améliorer les relations entre les différentes communautés ou réformer la NEP. C’est à mettre, dit Liew Chin Tong, un député de Penang (DAP), au compte de l’extrême centralisation de la Fédération qui prive les gouvernements locaux de tout moyen d’action. « Je plaisante toujours sur le fait que notre gouvernement local est un ‘gouvernement Walt Disney’ tant nous avons peu de pouvoir », dit-il.
Une nation qui se cherche
Au terme de ce périple, il convient de replacer la Fédération de Malaisie dans un contexte régional. Hormis la Thaïlande et le Vietnam – qui sont des Etats-nations –, les Etats de l’Asie du Sud-Est tentent, péniblement, de construire, ou plutôt d’imaginer, leur nationalisme. Singapour cherche à insuffler une cohérence à un regroupement de migrants mus par des intérêts économiques, l’Indonésie à colmater les fissures d’un Etat pluriethnique sur lequel plane le fanatisme religieux, la Birmanie tente de « birmaniser » les minorités ethniques (40 % de la population) à coups de crosse de fusils. La Malaisie s’inscrit de manière positive dans cette tendance dominante du sous-continent : un pays qui se cherche encore, des communautés qui cohabitent plus ou moins pacifiquement, qui ont parfois du mal à partager entre elles, mais qui se reconnaissent de plus en plus dans cette quête d’une identité nationale. « Une nation est une âme, un principe spirituel (…). Deux choses (…) constituent cette âme, ce principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenirs ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis », déclamait Ernest Renan dans son discours « Qu’est ce qu’une nation ? » (6). L’avenir proche dira si Anwar Ibrahim possède les rares qualités nécessaires pour provoquer cette délicate transmutation, si, toutefois, il parvient à se hisser au pouvoir malgré les chausse-trappes.